Introduction : l’appréhension locale d’un enjeu global
« Les saisons changent… c’est comme tout ici » nous lance nonchalamment un villageois sherpa de Pangboche durant un entretien sur les perceptions des changements environnementaux en cours dans la région de l’Everest. Cette remarque conduit à considérer d’emblée le climat en interaction avec d’autres facteurs de changements, dans un espace aux prises avec des bouleversements profonds d’ordre environnemental, économique, social et culturel.
Dans cet article nous allons voir s’il y a des manifestations locales d’un changement climatique plus global, et si oui, comment elles sont perçues par la population. Il s’agit de collecter les savoirs sur la météorologie [1] et le climat [2]. Pour les chercheurs en sciences sociales, le rapport à la météorologie, la « sensibilité au temps qu’il fait » (Corbin 2013) est une composante primordiale de la vie de tous les jours (de La Soudière et Tabeaud 2009). Certains auteurs parlent même de « météoroculture populaire » (Peyrusaubes 2010) pour désigner l’attention portée au découpage saisonnier paysan, ou encore de « météosensibilité » (de La Soudière 1999) pour évoquer les sensations provoquées par l’évocation des phénomènes météorologiques. Ainsi « les hommes ne peuvent vivre sans la perception des “marqueurs du temps”, sans les saisons, à la fois physiquement et psychiquement ressenties, idéalisées, subies et espérées » (de La Soudière et Tabeaud 2009 : 582). C’est donc cet instantané, ce ressenti ancré dans le quotidien, vécu par les Sherpa [3] de l’Everest, que nous souhaitons étudier.
Les sciences sociales se sont emparées tardivement de l’étude des relations entre climat, culture et société. Ce n’est qu’à partir des années 2000 que de nombreux travaux s’intéressent aux impacts socioculturels, éthiques, humains et écologiques du changement climatique. Ce sont, tout d’abord, des anthropologues, et notamment le courant de l’anthropologie du changement climatique nord-américaine (Strauss et Orlove 2003, Orlove et al. 2008, Crate et Nuttall 2009, Dove 2014, Baer et Singer 2018), qui analysent les effets de la variabilité du climat sur les sociétés humaines, les perceptions culturelles, et les connexions entre les processus mondiaux et locaux. Selon Jessica Barnes et al. (2013), la recherche anthropologique peut enrichir et approfondir la compréhension contemporaine du changement climatique par son approche méthodologique, le travail de terrain, son intérêt pour les questions relatives aux interactions société-environnement, et sa vision globale et holistique de la société.
En géographie, c’est la confrontation entre le risque planétaire que représente le changement climatique, les enjeux nationaux et internationaux, et les effets différenciés jusqu’aux échelles régionales qui interrogent les chercheurs (Kergomard 2009). Mais rares sont encore les recherches en géographie qui portent de façon directe sur le changement climatique (Gauquelin et al. 2017). La thématique est souvent abordée en lien avec l’analyse des risques naturels ou celle de la vulnérabilité des territoires (Hellequin et al. 2013). C’est pourquoi il nous semble indispensable de combiner l’approche anthropologique et géographique. La géographie apporte un éclairage multiscalaire des dynamiques territoriales, et permet de faire le lien entre phénomènes physiques et sociaux. Dans ce contexte, nous entendons, non pas entrer dans un débat disciplinaire, mais nous servir des différentes approches développées en géographie et en anthropologie, pour étudier la façon dont les populations locales perçoivent les transformations de leur environnement et notamment les variations de la météorologie et du climat.
Nous considérons l’enregistrement des perceptions comme un moyen de collecter des savoirs. L’apprentissage des langues locales (népali et sherpa dans notre cas) est donc indispensable pour saisir les sensibilités au temps qu’il fait. Une grande diversité de recherches a été menée sur la perception des changements météorologiques et climatiques dans différentes régions du monde. Ce sont celles conduites en milieu rural, où le mode de vie repose sur une forte dépendance avec l’environnement atmosphérique, qui constituent pour nous une base de réflexion directe. Selon Edmond Dounias (2008), par exemple, les populations locales structurent leurs activités autour d’un calendrier précis qui passe par l’observation d’indicateurs de variations de la nature. La perception de ces signaux temporels et environnementaux est déterminante dans la prise de décision des activités. L’état de l’art fait également apparaitre que les facteurs environnementaux ne sont pas les seuls éléments qui influent sur la perception du changement climatique. Des études montrent que les observations diffèrent selon l’âge des personnes interrogées (Aubriot 2014, Herman-Mercer et al. 2016), le genre (Quinn et al. 2003, Mishra et Pede 2017), la dépendance à la ressource ou encore selon les technologies d’information et de communication disponibles (Quinn et al. 2003). Pour la région de l’Everest, cet article entend compléter les recherches déjà réalisées sur la perception du climat en lien avec la vulnérabilité des populations (Mc Dowell et al. 2013), et leur hétérogénéité sociale (Sherpa P. Y2014), et le tourisme (Nyaupane et al. 2014). Nous cherchons à savoir : dans quelle mesure les populations de la région de l’Everest relèvent des modifications dans les phénomènes atmosphériques et météorologiques au sein de leur environnement, quels sont les marqueurs de ces changements, et enfin quelles sont les causes évoquées par les Sherpa pour justifier leur perception. Notre hypothèse de départ est que l’évolution du climat est un facteur qui se surimpose aux transformations en cours dans la région. Cela implique de prendre en compte le contexte dans lequel ont été observées les évolutions et d’analyser les autres vecteurs de changements qui entrent en jeu.
L’Everest : une région qui concentre de nombreux changements
Le massif himalayen est considéré comme un « hot spot » du changement climatique depuis le 4ème rapport du GIEC (IPCC 2007), ce qui est confirmé par des études plus récentes (Wester et al. 2019), dans la mesure où il a été constaté qu’à l’échelle mondiale la hausse des températures est plus rapide en altitude. En effet, les montagnes sont des espaces très sensibles aux variations du climat [4] et les répercussions sur les ressources en eau seraient plus importantes que la moyenne mondiale, car les stocks de neige et de glace s’en trouvent affectés (Ericksson et al. 2009). De ce fait, la région de l’Everest (appelée localement Khumbu) est au cœur des recherches récentes en science physique portant sur l’avenir des glaciers (Shea et al. 2015).
Notre postulat est que les perceptions de l’environnement par les villageois , et notamment des phénomènes atmosphériques et météorologiques, constituent une autre source de connaissance indispensable pour décrypter la climatologie locale, dans le contexte géographique de la région de l’Everest où les études en sciences sociales sur le changement climatique sont rares.
Pangboche : un territoire en pleine mutation
La zone d’étude se trouve au nord-est du Népal, dans le district du Solu-Khumbu, et plus particulièrement dans la partie haute du Khumbu située au pied du mont Everest. L’analyse s’est portée sur le territoire de Pangboche (cf. image 01) : il est défini par l’espace utilisé par les habitants et ne se restreint pas au seul village éponyme d’habitat permanent (3940 m) où se concentrent les activités sociales et religieuses. C’est un territoire réticulé où l’espace de vie s’articule entre plusieurs hameaux satellites du village qui culminent jusqu’à 5000 m d’altitude (Dingboche, Pheriche, Chukung, Lobuche). L’organisation repose sur des pratiques de circulations des habitants et sur les échanges entre les différents étages écologiques où sont cultivés principalement la pomme de terre et le sarrasin, et où les yaks sont menés en pâture. Pangboche représente aussi un espace touristique étant un des derniers villages d’habitation permanente sur le sentier menant au camp de base permettant de gravir le sommet de l’Everest.

Le choix de ce terrain se justifie par sa situation dans la région de l’Everest en proie à de profondes mutations. Haut lieu du tourisme de montagne, la région attire de nombreux visiteurs depuis l’ascension du Mont Everest en 1953 [5], la mise en place du Parc national de Sagarmatha en 1975 [6], et la démocratisation du voyage dans les années 1980. C’est la principale artère du Népal pour les expéditions et le trekking au camp de base de l’Everest. Le nombre de voyageurs étrangers a considérablement augmenté depuis le début des années 1960, passant de 20 randonneurs en 1964 à plus de 45 000 en 2017 (Puschiasis 2015, Nepal Tourism Statistics 2018). Depuis les années 1960, le Khumbu a connu des transformations sociales, économiques et environnementales parmi les plus rapides du Népal, passant d’une région très éloignée, et en grande partie inaccessible, à une destination touristique internationale populaire. L’insertion du tourisme dans l’économie est venue bouleverser le triptyque commerce-agriculture-élevage sur lequel reposait le mode de vie local (Stevens 1993). Le tourisme a créé des emplois et apporté des revenus complémentaires pour les villages le long des principaux itinéraires de trekking. Il a également modifié profondément la vie des habitants. Les Sherpa se sont vus cohabiter avec des touristes étrangers et ont fait face à l’afflux de nouveaux résidents issus d’autres groupes ethniques provenant des vallées plus en aval (Sacareau 2018). L’introduction de l’hydroélectricité dans les années 1980, et l’usage de nouvelles technologies comme le téléphone portable ou le réseau internet depuis le milieu des années 2000 (Jacquemet 2018), ont contribué au décloisonnement à la fois économique et social. Cette région de haute montagne gravite désormais dans des réseaux qui dépassent la sphère locale et qui l’insèrent dans la sphère internationale.
Les Sherpa : principaux témoins des changements en cours
Plus de 70% des 3500 habitants du Khumbu appartiennent au groupe ethno-linguistique sherpa (CBS Nepal 2012). Ils font partie de la catégorie des bothia, c’est-à-dire des populations de langue, de culture et de religion tibétaine. Depuis l’ascension du mont Everest, les Sherpa de l’Everest sont connus et reconnus internationalement à tel point que leur ethnonyme est souvent confondu avec la profession de porteur (Sacareau 1997).
Comme ailleurs au Népal, les forces invisibles de la nature - dieux, esprits, démons - font partie intégrante du paysage pour les Sherpa et leur culte occupe une grande place dans la vie quotidienne des habitants. Les terres et les sources sont habitées par des esprits à la fois bénéfiques et maléfiques : ceux de la terre (sadak) et des eaux (lhu). Les éléments naturels structurent le monde spirituel avec des montagnes (ri) qui dominent les hommes et auxquelles sont associées des divinités. Néanmoins pour Jeremy Spoon (2011), cette vision religieuse, spirituelle et supranaturelle du monde qui les entoure est surtout vraie pour les villageois les plus éloignés des sentiers touristiques et plus particulièrement pour les personnes âgées. Pour ces dernières, la gestion des ressources de la forêt, des plantes et de l’eau, est souvent associée à une observation attentive des marqueurs de saisonnalité (migration des oiseaux, périodes de floraison, collecte de champignons). Dans son étude sur les savoirs écologiques, il remarque que les connaissances vernaculaires sur l’environnement des Sherpa de l’Everest sont de plus en plus « hétérogènes » car même si de nombreux villageois conservent une relation intime avec la nature, d’autres sont entrés dans une logique de rentabilité davantage centrée sur le tourisme.
L’appropriation d’un terrain en haute montagne
Le défi de l’interdisciplinarité
Ce travail en géographie a été intégré à un projet de recherche pluridisciplinaire [7] qui rassemblait des glaciologues, des hydrologues, et des atmosphériciens du climat, réunis pour analyser les conséquences des variations climatiques sur la disponibilité de la ressource en eau dans le bassin versant de la rivière Koshi au Népal. Mon rôle était de saisir localement les effets potentiels des variations de la météorologie et du climat perçus par les populations locales par le biais d’entretiens qualitatifs. Jusqu’à présent les études conduites sur le changement climatique dans la région de l’Everest s’appuyaient essentiellement sur des données physiques à l’échelle régionale qui ne prenaient pas en compte la parole des habitants ni leurs pratiques. Pourtant les données quantitatives présentent de nombreuses incertitudes, notamment sur les précipitations (Savéan et al. 2015). En effet l’interprétation des modèles climatiques en Himalaya s’est heurtée à un manque de données fiables et très localisées [8]. De manière générale, il y a peu de données quantitatives de plus de trente années sur la région de l’Everest compte tenu des difficultés d’accès et d’entretien des stations météorologiques (Puschiasis 2015).
La coopération scientifique avec d’autres disciplines dans le cadre de ce projet a contribué à l’obtention de données physiques. L’installation d’appareils de mesure dans la région de l’Everest a permis de mieux caractériser le contexte hydroclimatique local. Pangboche est un territoire dominé par un climat de mousson asiatique subtropicale où les pluies sont concentrées en été, avec plus de 80 % des précipitations annuelles pendant la mousson (quatre mois entre juin et septembre). Les précipitations (pluviales et nivales) présentent une moyenne annuelle de 721 mm avec des cumuls mensuels de juin à septembre pouvant dépasser les 150 mm. Les températures moyennes annuelles mesurées entre 2010 et 2017 sont de 3,7 °C (minima moyen mensuel : - 4,0 °C en janvier et maxima moyen mensuel : + 9,7 °C en juillet) (Chevallier et al. 2017). Le travail au sein d’une équipe mêlant des chercheurs issus des sciences physiques et des sciences sociales a permis de comparer et de croiser des données à différentes échelles sachant que notre analyse s’est concentrée sur le territoire villageois de Pangboche.
Une immersion longue
L’immersion prolongée d’un an et demi (d’avril à juin 2010, puis d’octobre 2010 à novembre 2011) à Pangboche nous a permis de dresser un calendrier agricole et pastoral précis, et de suivre un cycle bioclimatique et hydrologique complet pour avoir une année de référence. Le partage de la vie des habitants permet de confronter les discours aux pratiques et de comprendre les ressorts des décisions familiales. Le temps long passé sur le terrain a conduit à l’observation minutieuse de la relation des Sherpa à la nature, et à l’instauration d’une relation de confiance avec la population. Les moments d’observation et de participation aux travaux dans les champs et aux rituels ont également servi à la collecte d’un matériel riche et ancré dans l’expérience du quotidien des villageois. Au total, plus de deux cents entretiens ont été réalisés : à la fois des entretiens semi-directifs et ouverts “formels” (suivant un guide d’entretien) conduits auprès des Sherpa, et des discussions “informelles” (non cadrées par un guide d’entretien) avec une trentaine d’informateurs considérés comme des personnes-ressources avec qui s’est forgée une relation privilégiée. Les deux tiers des enquêtes ont été menés auprès d’agriculteurs et d’éleveurs, sélectionnés pour leurs connaissances fines de l’environnement et des cycles culturaux. Le reste des entretiens a été conduit avec des acteurs du tourisme (guides, porteurs, gestionnaires de lodges), des membres de diverses institutions (Parc national, comité de gestion de l’eau, gardes forestiers, ONG), et des représentants religieux (moines, lamas de village, nonnes). En ce qui concerne les classes d’âge, la moitié des entretiens ont été conduits avec des personnes de 35-49 ans, un quart avec des personnes de 18 à 34 ans, et un autre quart avec des personnes de plus de 50 ans. Cette dernière tranche d’âge constitue une base importante pour recueillir des témoignages autour des changements environnementaux sur le temps long car c’est une mémoire orale qui vient combler le manque d’archives écrites. Les personnes interrogées constituent pour moitié des hommes et pour moitié des femmes.
Les assistants de recherche locaux avec qui le travail a été mené en parallèle jouent un rôle clé dans la conduite de l’étude en occupant de multiples fonctions durant le déroulement du terrain : celles d’interprète, de guide sur les sentiers, et de facilitateur pour la prise de contact. De plus, cette vie isolée en haute altitude a été l’occasion d’expérimenter personnellement le changement des saisons comme l’illustrent les photographies ci-dessous.


Interroger le changement climatique de manière détournée
Nos questions concernaient le contexte familial, l’évolution des pratiques autour des principales activités (agriculture, élevage, commerce, tourisme) et le rapport à l’environnement (changements généraux observés et changements plus spécifiques sur des éléments météorologiques). Une distinction a été faite entre les variations ressenties sur le long terme (sur la pluie, la neige et la température en fonction des saisons) et celles plus soudaines, voire extrêmes. En effet les informations collectées sur les avalanches ou la rupture de lacs glaciaires restent des phénomènes très marquants dans la mémoire des habitants.
Les réponses données par nos informateurs nous ont permis d’approcher graduellement la définition des saisons et les variations éventuelles observées relatives à la météorologie locale en n’évoquant jamais directement le changement climatique. Ce choix méthodologique d’interroger empiriquement le changement climatique « sans en parler explicitement » (Aubriot 2014, Puschiasis 2015, Smadja et al. 2015), sans employer le terme en tant que tel, se justifie par une volonté de ne pas influencer l’interlocuteur en orientant la discussion sur des idées véhiculées à une échelle plus large (discours des médias, des réseaux sociaux, des ONG, etc.). Elizabeth Marino et Peter Schweitzer ont montré combien le discours global sur le climat peut compliquer le travail anthropologique tant il est parfois éloigné des observations locales comme c’est le cas dans cinq villages Inupiaq du nord-ouest de l’Alaska ou l’utilisation du terme « changement climatique » modifie les réponses aux questions (2009 : 209). C’est pour éviter ce biais que l’expression n’a été employée que lorsque les personnes interrogées s’y référaient directement.
Les entretiens ont été transcrits immédiatement après chaque rencontre. Une fois compilés, ils ont été analysés de façon à identifier et à rassembler les perceptions dominantes sans systématiser les réponses des enquêtés de façon à mettre en avant la diversité du vécu. L’enjeu était de repérer la façon dont les habitants observent, conçoivent et perçoivent d’éventuelles variations météorologiques et atmosphériques, et d’identifier ce à quoi ils les associent : à un changement de climat plus global, à des changements dans le milieu, dans les récoltes, dans la conduite de leurs activités, dans leurs pratiques quotidiennes, ou à d’autres facteurs explicatifs (économiques, sociaux, culturels).
La perception des variations météorologiques et climatiques
Les résultats relatent tout d’abord les changements notés par les personnes interrogées en distinguant les variations longues autour de la perception de l’évolution de la neige, de la température et de la pluie, des variations plus soudaines autour des événements dits extrêmes. Ensuite nous présenterons les indicateurs de ces changements, à savoir les marqueurs bio-temporels, avant d’évoquer les causes des variations observées telles qu’elles ont été mentionnées par nos informateurs, avec des discours qui diffèrent selon leur groupe d’âge.
Diminution de la présence de la neige et augmentation des températures en hiver
L’objectif, pour nous chercheurs, en interrogeant les gens sur la neige, était de savoir si le couvert neigeux et la durée d’enneigement avaient évolué dans le temps et dans l’espace. L’hiver, qui s’étend sur trois mois de mi-novembre à mi-février, est considéré par les habitants de Pangboche comme la saison la plus rude. Les conditions climatiques (neige, froid) compliquent les tâches quotidiennes (collecte de l’eau, déplacement des hommes et des troupeaux entre les villages, etc.), et paralysent les activités agricoles en raison des sols gelés. Les touristes à cette saison sont également très peu nombreux [9] et la plupart des lodges [10] sont fermés en raison du froid et de la présence de neige en altitude qui limite les déplacements. Lors de cette période, le village se vide car plus du tiers des villageois bénéficient d’une résidence secondaire à Katmandou. Certains habitants préfèrent fuir le froid en descendant en ville. Ceux qui restent, les personnes âgées, celles aux revenus les plus modestes, et celles qui possèdent des troupeaux, en profitent pour réparer leur maison, jouer aux cartes, et s’occuper de leurs animaux. Les villageois de Pangboche présents en hiver et interrogés pensent que la diminution de la fréquence des précipitations neigeuses représente un changement visuel important. Ils emploient unanimement cette phrase : « gumbu kha nygmé geinok » (« il n’y a plus de neige en hiver ») tout en faisant parfois référence à la différence de couleur des sommets environnants : « Khangri nakpu nok » (« les montagnes sont noires »). La noirceur des montagnes devient un indicateur tangible de la diminution de la neige, et entraîne une perturbation de l’univers symbolique des populations himalayennes. La neige sur les sommets a une valeur particulière car la montagne enneigée, l’Himalaya (him signifie neige et alaya, séjour, en sanscrit), est le domaine des dieux.
La baisse de la quantité de neige tombée est un autre constat récurrent :
Quand j’étais jeune, il y avait beaucoup de neige dans le village. Je me rappelle que certaines années on pouvait avoir de la neige jusque-là [elle montre son cou], mais normalement c’était jusque-là [elle montre ses genoux]. Maintenant nous en avons moins souvent et seulement jusque-là [elle montre ses chevilles].
Ang Doma Sherpa [11] (éleveuse de 55 ans de Pangboche).
Nous considérons que cette sherpani détient un savoir relatif au climat car elle évoque des transformations sur plus de trente ans en se référant à sa jeunesse. Il n’est jamais évident pour les villageois interrogés de dater précisément les constats d’un changement. Pourtant, dans le cas de la diminution de la quantité et de la fréquence des chutes de neige à Pangboche, un marqueur temporel important sert de point de départ : l’avalanche meurtrière de Panga de 1995 [12]. Depuis cet événement, ils indiquent ne plus avoir connu de chutes de neige aussi importantes.
L’ensemble des personnes interrogées ressentent également une hausse des températures en saison hivernale. Pour les Sherpa de Pangboche, les hivers rudes synonymes de froid intense et d’une couverture neigeuse importante sont de plus en plus rares. Ils notent un réchauffement global des températures en utilisant l’expression « gumbu thumbu ghenok » (« les hivers deviennent plus doux »). Cela se matérialise par l’observation d’un dégel plus précoce des torrents de versant, ce qui facilite le remplissage manuel des bidons ou l’utilisation des tuyaux d’adduction d’eau pour alimenter les maisons.
À l’issue des entretiens, il ressort donc que l’hiver est identifié par les habitants comme la saison où les variations météorologiques sont les plus visibles. Les Sherpa ont une perception très précise de la quantité de neige tombée, basée sur les variations topographiques du territoire de Pangboche. Quand ils évoquent la diminution de ces chutes associée pour eux à une augmentation des températures, ils comparent les quantités de neige tombées à plusieurs endroits pour indiquer une tendance.
Une plus grande imprévisibilité des pluies de mousson en été
Les précipitations de mousson, très abondantes entre juin et septembre, provoquent un changement régulier et marquant dans le paysage. Pour les Sherpa, la mousson est une saison où les torrents et les rivières grossissent, sortent de leur lit, et changent de couleur. Kanchi Sherpa, gestionnaire de lodge de 40 ans, observe : « quand la première pluie de mousson arrive à la mi-juin, les parcelles de culture deviennent vertes et il y a beaucoup de fleurs. Les coteaux deviennent herbeux et parsemés de minuscules orchidées roses (Roscoea alpina), tandis que des edelweiss (Leontopodium himalayanum) se regroupent sur les terrasses alluviales. Au-dessus de 5000 mètres, on peut apercevoir le pavot bleu de l’Himalaya (Meconopsis betonicifolia). C’est une période propice à la collecte de champignons comme les fameux bolets et psalliotes des versants adrets de Pangboche ». Les précipitations de mousson sont par nature irrégulières, et il est difficile pour les habitants interrogés d’évoquer d’éventuelles variations au cours d’une même saison ou d’une saison à l’autre. Malgré cette grande variabilité, le constat le plus fréquent pour les villageois est celui d’une plus grande imprévisibilité des pluies d’une année sur l’autre : « parfois il y a trop de pluie et parfois pas assez... », toujours selon Kanchi. Cette remarque, qui revient souvent au cours des entretiens, met en avant le fait qu’il n’y a pas de saison idéale. Pour nos informateurs, une « bonne » mousson représenterait un juste dosage de pluie nécessaire au développement des cultures, sans pour autant être trop forte ni trop prolongée au risque de nuire et de noyer les jeunes pousses.
Un autre constat est celui de l’observation inhabituelle de pluies continues de la fin septembre à mi-octobre, ayant des conséquences néfastes sur les activités et les cultures. Au niveau local, ces précipitations tardives affectent le fauchage de l’herbe tout comme le séchage des foins, et limitent le développement des pommes de terre et du sarrasin. Au niveau régional, elles peuvent perturber le trafic aérien de l’aéroport de Lukla (situé à 18 km au sud de Namche Bazar) limitant l’arrivée des touristes, freinant la montée des équipements et des denrées alimentaires dans le haut de la vallée. Ces pluies tardives semblent être un phénomène récent selon les informateurs qui le remarquent « depuis quelques années » sans donner de date précise.
La multiplication des événements extrêmes
Les Sherpa sont particulièrement exposés aux aléas tels que les avalanches, les tremblements de terre, les glissements de terrain, car l’Everest est une région de haute montagne soumise à une forte activité morpho-dynamique. Cela tient à une combinaison de plusieurs facteurs : de fortes pentes, des pluies de mousson intenses, des rivières encaissées, des lacs glaciaires qui se forment dans un substrat morainique instable, un processus de gélifraction, de fortes chutes de neige, et enfin la fréquence de mouvements tectoniques. Les catastrophes naturelles ne sont pas nouvelles pour les habitants qui se sont adaptés à cet environnement « instable » selon eux. Ils vivent avec les glissements de terrain (tokpa), les tremblements de terre (sahi gyawu), les avalanches (ruh), et les ruptures de lacs glaciaires (tshosherup). Même s’ils ne parlent pas d’événements extrêmes en tant que tels, les personnes interrogées relèvent une plus forte fréquence d’événements isolés à caractère destructeur. À en croire les propos tenus par Gyalzen, ancien porteur pour des expéditions, âgé de 67 ans et originaire de Dingboche :
Pour moi, la terre bouge plus qu’avant. Il y a plus de glissements de terrain et de tremblements de terre. Ça fait peur. La preuve cette année ! [2011].
En effet, durant ma présence sur le terrain en 2011, j’ai pu vivre un enchainement d’aléas : un glissement de terrain survenu en août à Ghat (hameau situé au sud du Khumbu sur le sentier de l’aéroport de Lukla) a tué cinq personnes, et un tremblement de terre dont l’épicentre situé dans la région du Sikkim (en Inde) a causé de nombreux dégâts matériels dans la région en septembre. Cette multiplication du nombre d’événements soudains, non quantifiable, mais ressentie par les Sherpa, ne peut pas se baser sur l’observation d’une seule année. Il existe une mémoire orale des catastrophes qui repose sur deux événements similaires : la rupture des lacs glaciaires de Nare en 1977 [13] face au village de Pangboche, et de Dig Tsho en 1985 [14] en amont du village de Thame.
La plus grande fréquence des événements extrêmes suscite un sentiment de tension croissante pour les villageois du territoire de Pangboche, d’autant plus qu’ils habitent en aval du lac glaciaire de l’Imja, très médiatisé pour son potentiel de rupture (Sherpa S.F. et al. 2019). Situé à plus de 5000 mètres d’altitude, l’Imja est l’un des lacs les plus étudiés de la chaîne himalayenne pour sa croissance rapide (il n’existait pas avant 1960 et couvre maintenant près d’un 1km2) [15] et serait susceptible d’inonder toute la vallée en cas de débâcle [16]. Il fait l’objet d’une surveillance rapprochée par de nombreux chercheurs en sciences physiques et polarise l’attention des médias (tels que le Nepali Times et BBC News par exemple), ce qui engendre la peur des habitants. Il y a donc une influence des discours scientifiques et médiatiques sur la perception locale. Les locaux font le lien entre le risque de ruptures de lacs glaciaires et le discours sur un changement climatique global. Dans le cas des événements extrêmes, les perceptions sont bien situées dans le temps et inscrites dans l’espace car la mémoire des habitants fait état de dates et de localisations précises.
Des différences générationnelles : les marqueurs bio-temporels et les causes associées à ces changements
Une observation fine de l’environnement grâce à des marqueurs bio-temporels
Les Sherpa de l’Everest appréhendent la météorologie locale grâce à la lecture de ‘‘signes’’ de la nature non pris en compte par les appareils de mesure et non représentés dans les modèles issus des sciences physiques. Outre la représentation spirituelle des milieux qui les entourent, les villageois ont une vision de leur environnement provenant de leur expérience vécue. La connaissance de marqueurs biologiques comme la floraison des plantes, l’arrivée d’oiseaux migrateurs, sont des indicateurs qui peuvent influer sur les décisions agricoles et définissent les saisons (cf. image 04). Ils permettent de se situer dans le temps. Par exemple, certaines familles de Pangboche se réfèrent au chant du coucou (Eurasian cuckoo, Cuculus canorus), kubi en sherpa, pour entamer la fertilisation des terres. D’autres se servent de la position du soleil sur les montagnes comme point de repère pour indiquer le début de la plantation des pommes de terre ou du semis de l’orge. Ces connaissances vernaculaires de l’environnement se fondent sur la cosmologie bouddhiste qui permet d’expliquer certains phénomènes météorologiques.
Ces marqueurs bio-temporels sont propres à la localisation de chaque village et se transmettent oralement de génération en génération. Ce sont principalement les enquêtés de plus de 50 ans qui y font référence comme preuve de l’augmentation des températures hivernales. Quant aux jeunes Sherpa de moins de 34 ans, ils expliquent ce réchauffement en évoquant l’abandon de la pratique de sports d’hiver (luge, ski) par manque de neige. L’âge influence donc la manière de repérer les perceptions.
Les villageois de Pangboche ont une organisation de leurs activités (agricoles, pastorales, religieuses, économiques) et une définition des saisons très précise. Un almanach a pu être reconstitué par un ancien gestionnaire sherpa du Parc national de Sagarmatha pour illustrer leur vision cyclique de l’année. Il représente une construction savante basée sur des savoirs vernaculaires.

Sur cet almanach s’observe un chevauchement des activités agropastorales et touristiques car l’accueil des touristes se déroule en même temps que les périodes de semis au printemps et de récolte en automne. C’est pourquoi lorsque plusieurs habitants insistent sur l’avancée de la période de plantation de pommes de terre d’un mois, de mi-mars à mi-février, le chercheur serait tenté de relier cette variation de pratique agricole à un éventuel impact du changement climatique qui implique une hausse des températures et une diminution du couvert neigeux. Or la relation de cause à effet n’est pas aussi simple. Les temps forts de la saison agricole (semis, plantation, binage, irrigation, récolte) reposent sur des critères liés aux conditions météorologiques ainsi que sur la disponibilité en main-d’œuvre pour travailler la terre, l’engagement dans d’autres activités comme le tourisme, la consultation de l’almanach sherpa, les pratiques de migration, et la localisation géographique des terres (en fonction de leur altitude). La prudence dans l’interprétation est donc de mise, car l’engagement des familles dans des activités touristiques — les gestionnaires de lodges plantent en avance pour se dégager du temps libre afin de préparer la saison touristique qui débute au mois de mars — bouleverse les modalités de gestion de l’espace et du temps, et pèse sur le temps disponible pour les travaux agricoles.
Quand les personnes âgées évoquent la colère des divinités et la perte de la culture sherpa
Pour de nombreuses personnes interrogées, les variations de la météorologie sont liées à des perturbations qui dépassent le monde physique. Les modifications du paysage peuvent être interprétées comme un signe divin en raison de comportements irrespectueux envers la nature de la part des touristes comme le remarque Doma Sherpa, agricultrice de 57 ans :
Je trouve que nos montagnes sont de plus en plus noires et c’est la faute des touristes qui ne respectent plus les interdits de notre culture. Il ne faut pas polluer une source d’eau, tuer des animaux, ou encore gravir des montagnes sacrées comme Chomolungma [Mont Everest]. Tous les étrangers qui viennent ne connaissent pas tout ça. Ils ne font pas attention à notre environnement : ils grimpent n’importe quelle montagne sans respect. À cause d’eux on brûle beaucoup de déchets dont la fumée dérange les esprits de la nature… on coupe beaucoup d’arbres pour construire des hôtels. En retour nos dieux se fâchent et font tomber moins de neige, de trop fortes pluies, ou provoquent des catastrophes !
Les Sherpa les plus âgés associent souvent les changements météorologiques perçus (diminution de la quantité des précipitations neigeuses et de leur fréquence, prolongement de la saison des pluies en septembre, multiplication des événements extrêmes) au développement touristique. La mauvaise gestion des déchets et le problème de la déforestation évoqués par Doma, conduisent à des modifications environnementales. D’autres personnes relient l’avalanche meurtrière de Panga de 1995 à la forte présence d’étrangers dans la région. Ces ‘‘étrangers’’ pointés du doigt ne sont pas uniquement les touristes, ce sont également les populations non-sherpas qui se sont installées dans la région, attirées par les opportunités d’emplois liées au tourisme. La région a vu affluer des vallées voisines des populations appartenant à d’autres groupes ethniques : des Raï (11 %), des Tamang (10 %), des gens de castes (6 %), des Dalits (3 %) et des Magars (3 %) (Sacareau 2018). Les propos tenus par les villageois tous âges confondus vis-à-vis de ces nouveaux habitants les stigmatisent. Un représentant local sherpa du Parc national de Sagarmatha défendait que : « les populations des vallées d’en bas viennent souiller notre vallée d’en haut en s’y installant ». Les migrants, à la fois en raison de leur présence considérée comme invasive par les Sherpa, et par leurs pratiques religieuses différentes, seraient susceptibles de susciter la colère des divinités. Tashi Sherpa, jeune guide de 25 ans, accuse : « c’est à cause de tous ces Raï qui tuent des animaux que le glissement de terrain a eu lieu à Ghat [2011]. Les dieux se sont vengés ! ». Pourtant ces nouveaux habitants, notamment les Raï, constituent une main-d’œuvre indispensable dans la région (pour le portage, le travail dans les champs ou le gardiennage des troupeaux), ce qui montre toute l’ambiguïté de ces prises de position.
Les changements environnementaux tels que la diminution de la présence de la neige dans les villages et le décalage des saisons, seraient liés à l’érosion des traditions sherpas pour les hommes et les femmes les plus âgées. Tout est sujet à critique : « les filles ne veulent plus revêtir la robe traditionnelle angui et préfèrent porter des jeans », « les enfants sont envoyés dans des écoles privées à Katmandou pour leurs études, ne parlent plus le sherpa et ne sont plus connectés à la nature ». Ces transformations profondes de la société font l’objet de vives critiques de la part des anciens qui regrettent cette désaffection pour la culture sherpa. Le grand lama de Tengboche, maître spirituel de la vallée, attribue d’ailleurs la « détérioration du temps qu’il fait au déclin de la moralité et des valeurs sherpas, ce qui offense les esprits de la nature ». Selon lui, la jeune génération aurait perdu ses repères culturels et n’entretiendrait plus la même relation intime avec l’environnement parce qu’elle ne vit plus sur place. En effet, nombreux sont les habitants de la région de l’Everest qui migrent de manière temporaire pour passer l’hiver à Katmandou. Ils ne peuvent donc pas se rendre compte d’éventuelles modifications de la neige. Il faut également noter une émigration importante des Sherpa de l’Everest hors des frontières du pays : dans le village de Pangboche, plus d’un quart des familles comptent au moins un de leur membre à l’étranger (principalement au Japon et aux États-Unis) dans le cadre de migrations de travail. Ce phénomène de départ, accentué par les opportunités de déplacements liées au tourisme, modifie donc en profondeur le rapport à l’environnement des villageois et participe à la reconfiguration d’une ‘‘culture sherpa’’ qui dépasse les frontières régionales.
Quand les plus jeunes parlent de « climate change »
Aucune terminologie sherpa ne signifie « changement climatique ». C’est l’expression « nam limu menduk », littéralement « le temps n’est plus beau », qui s’en rapproche le plus. Le terme sanscrit jalavayu parivartan (jala : l’eau ; vayu : l’air ; parivartan : changement), traduction officielle de changement climatique, n’est jamais employé alors que les Sherpa parlent népali. Par contre, les habitants de Pangboche (une trentaine d’informateurs, issus de la jeune génération, et une dizaine de personnes de 40 à 50 ans) sont plus enclins à utiliser spontanément l’expression anglaise « climate change [17] » quand ils sont interrogés sur la cause des modifications environnementales observées, même si la définition de ce qu’est le changement climatique reste souvent floue. Ceci est révélateur de la familiarité des plus jeunes avec la langue utilisée communément dans le milieu du tourisme. Grâce à un usage généralisé des réseaux sociaux via une meilleure connexion internet, les informations circulent plus rapidement dans la région de l’Everest. La présence de nombreux touristes, d’institutions internationales, de chercheurs, et des médias qui relaient des discours sur le changement climatique global influencent les perceptions locales des habitants du Khumbu (Puschiasis 2015).
Le changement climatique : l’une des faces du processus d’interactions entre l’homme et son environnement
L’analyse des perceptions des Sherpa sur les variations météorologiques fait apparaître une diminution des chutes de neige et une augmentation des températures ressenties en hiver, une plus grande variabilité des pluies de mousson en été, un phénomène de précipitations inhabituelles en automne, et une plus grande fréquence des évènements extrêmes.
C’est surtout la période hivernale qui est prise comme saison de référence par les villageois. Ce résultat peut être mis en perspective avec d’autres travaux comme ceux de Neeraj Vedwan et de Robert Rhodes dans la vallée de Kullu au nord ouest de l’Inde dans l’Etat d’Himachal Pradesh (2001) qui montrent que les perceptions sont plus marquées en hiver qu’en été. En Himalaya, la présence ou l’absence de neige est plus facilement observable par les habitants que les pluies de mousson qui sont imprévisibles et irrégulières. C’est pourquoi tant de chercheurs se sont intéressés aux savoirs sur la neige, que ce soit dans la toponymie chez les Samis de Laponie suédoise (Roturier et Roué 2015), chez les Inuit de l’Arctique central canadien (Collignon 1996) ou dans la Margeride française (de La Soudière 2016).
De plus, on observe une différence entre générations, liée au degré de connexion au territoire et à la dépendance à l’environnement quand il s’agit d’expliquer les changements observés. Les personnes interrogées de plus de 50 ans sont attachées à à la consultation de l’almanach, en se référant à la cosmologie bouddhiste, et à la lecture des marqueurs bio-temporels. Ils attribuent les modifications de l’environnement, tout d’abord à l’abandon du mode de vie et des valeurs traditionnelles, puis à des éléments perturbateurs venant de l’extérieur (étrangers, populations non sherpa), et enfin à des phénomènes de migrations. Sujata Manandhar et al. (2011) critiquent la richesse des réponses apportées par les personnes âgées, car ils considèrent qu’elles ont une vision altérée de l’évolution climatique. Elles ne gardent en effet souvent en mémoire que des variations qui se rapportent à un évènement marquant. Il faut donc se méfier de la représentation idéalisée du climat passé et éviter le biais du : « c’était mieux avant ».
À l’instar de Maria Sanchez Cortès et Elena Chavero (2011), on peut se demander si les Sherpa de la région de l’Everest expérimentent véritablement des modifications d’un climat qui se définit sur le temps long, alors qu’ils perçoivent principalement des variations de l’environnement qui sont très localisées et ancrées dans le quotidien. Tout comme les éleveurs de rennes en Laponie (Lépy 2017), nos informateurs témoignent plus de leur ressenti en parlant de météorologie vécue au jour le jour sur le territoire de Pangboche, que de variations perçues sur une longue durée. Il faut donc distinguer le changement dit « météorologique », qui relève de l’expérience sensible des villageois d’une saison à l’autre comme c’est le cas pour la mousson, du véritable changement de climat attesté par les ‘‘anciens’’ quand ils témoignent d’un manque de neige depuis les années 1990. Ce n’est donc pas toujours directement la variabilité du climat qui est perçue par les sociétés, mais plutôt les manifestations météorologiques et atmosphériques quotidiennes, saisonnières, des perturbations.
Les Sherpa représentent le groupe ethno-linguistique du Népal qui a subi le plus de transformations depuis son insertion dans une économie touristique (Fürer-Haimendorf 1984, Spoon et Sherpa 2008). Le climat n’est donc pas le seul facteur de changement en cours dans la région de l’Everest. Les décisions liées aux pratiques agricoles et pastorales s’appuient de plus en plus sur des stratégies individuelles, et obéissent aujourd’hui à une logique économique liée au tourisme qui a modifié le degré de dépendance aux ressources naturelles et donc de connexion à l’environnement (Sourdril et al. 2017). Certains auteurs évoquent le processus de déforestation en cours (Byers 2005), le manque d’assainissement des eaux usées et la présence de déchets le long des principaux sentiers touristiques (Manfredi et al. 2010) dans le Khumbu. Cela nous amène à repenser la perception des changements environnementaux à la lumière des modifications des pratiques et des savoirs dans un espace qui vit désormais au rythme des flux saisonniers de personnes, de biens, de marchandises et d’animaux qui y transitent (Aubriot et al. 2019). C’est pourquoi l’on ne peut pas se limiter à l’observation de variations climatiques et météorologiques locales pour comprendre ce phénomène global de changement climatique. Avec d’autres facteurs explicatifs qui entrent en jeu, le climat devient un changement parmi d’autres (Smadja et al. 2015).
En termes de méthodologie, cela signifie qu’il faut privilégier une recherche de longue durée dans une perspective holiste pour appréhender les différents processus en cours. Plus que des éléments de contextes, comme c’est le cas dans de nombreuses études (Byg et Salick 2009, Halperin 2017), les profondes mutations territoriales, sociales et économiques sur le territoire de Pangboche constituent de véritables facteurs de transformations qui viennent s’ajouter au facteur climatique. Ce « vent de changements » qui souffle sur l’Everest nous oblige ainsi à penser le changement climatique comme la face visible d’un processus plus global d’interaction entre l’homme et son environnement pourtant difficilement appréhendable à l’échelle locale. Il aide à reconsidérer la question de l’ancrage « local » d’un savoir sur la météorologie et le climat qui se nourrit à différentes échelles (locales, nationales et internationales) et qui se veut multiple : de la diversification des sources de connaissance qui modifient les perceptions, au savoir vécu, jusqu’aux informations qui circulent plus rapidement dans le cadre de la mondialisation des échanges.
Remerciements
Ce travail a été soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche française (références : ANR-09-CEP-005-05 / PAPRIKA). L’auteure souhaite remercier Narendra Khanal du Département de Géographie de l’Université de Tribhuvan à Kirtipur (Népal) qui a apporté son aide tout au long du projet, ainsi que Harka Bahadur Majhi, Dawa Nuru Sherpa et Tashi Tsering Sherpa qui ont accompagné les missions en haute montagne en tant que de traducteurs et guides sur le terrain. Cette recherche n’aurait jamais été possible sans la collaboration précieuse des villageois de Pangboche ni sans les interactions fructueuses avec les membres du projet Paprika.