« La tradition veut que les anthropologues écrivent sur les autres peuples des monographies académiques. (...) Le récit qui suit n’a rien à voir avec de telles monographies. Il raconte les fausses pistes, les incompétences linguistiques, les préjugés battus en brèche et les chausse-trappes où sont tombés l’auteur et bien d’autres. »(Nigel Barley 1988 : 9).
“Louper” son terrain : une histoire aussi ancienne que la pratique ethnographique
La littérature anthropologique présente souvent l’expérience ethnographique sous les apparats de la cohérence et du contrôle. On doit certainement à Nigel Barley d’avoir profondément désacralisé et dé-romantisé l’expérience du terrain. Suite à ses tribulations chez les Dowayo du Cameroun, puis à ses enquêtes successives en Afrique et en Asie, il publia plusieurs volumes pleins d’humour et de dérision, tels que L’anthropologue en déroute (1983) et L’anthropologie n’est pas un sport dangereux [1] (1988), relatant les multiples situations où il se retrouva disqualifié ou ridiculisé, et faisant ainsi connaître les aléas du terrain ethnographique à un plus large public.
Mais les récits de loupés sur le terrain sont en réalité presque aussi anciens que le sont les écrits sur l’observation participante. Ainsi Bronislaw Malinowki faisait-il déjà état de déconvenues sur ses terrains mélanésiens dans le Journal d’un ethnographe, paru en 1967. Dans son introduction au dossier sur les « terrains minés » paru en 2001 dans la revue Ethnologie française, Dionigi Albera rappelle à juste titre les expériences difficiles que vécurent de grands anthropologues sur leurs terrains, citant Bronislaw Malinowski dans le Pacifique, Claude Lévi-Strauss au Brésil, Clifford Geertz à Bali ou Jeanne Favret-Saada en Mayenne et dans le bocage normand. On pourrait évoquer bien d’autres exemples, comme celui de Gregory Bateson qui essuya de sérieuses difficultés pour nouer des liens avec les Baining de Nouvelle-Bretagne en 1927, ou celui Denise Paulme, qui échoua à travailler avec les Baga de Guinée (Naepels 1998 : 188). Ou bien avant, encore, le cas de Franz Boas qui, lors de son tout premier séjour en Terre de Baffin en 1885, ne parviendra jamais à convaincre les Inuit de lui vendre leurs chiens, rendant du même coup caduque son projet de voyage plus au nord, à Igloolik, et l’obligeant au contraire à demeurer dans un village en proie aux transformations induites par la présence de nombreux baleiniers écossais (Laugrand, Oosten, Trudel 2006 : 290-291). Ces mésaventures n’empêcheront cependant pas l’anthropologue de produire un rapport remarquablement riche et d’être ensuite reconnu comme l’un des fondateurs de l’anthropologie de terrain américaine.
La gestion de ces obstacles par l’enquêteur permet de poser la question générale des « ratés de terrain », pour reprendre le titre d’un récent numéro de la revue SociologieS. Dans ce dossier préparé par Joan Stavo-Debauge, Marta Roca i Escoda et Cornelia Hummel (2017), les auteurs montrent bien, à partir de cas choisis en Occident, que ces ratés relèvent de toute démarche scientifique, « qui ne progresse qu’à coups de révisions créatives », et de toute démarche empirique, à la base de l’anthropologie comme aujourd’hui de la sociologie. Tout terrain implique par définition des ratages, des erreurs, des bourdes qui souvent avec le temps s’avèrent riches d’enseignement pour l’enquêteur. Relisant les travaux de Jeanne Favret-Saada (1976, 1981) et ses propres enquêtes dans un hôpital, Clara Barrelet (2017) montre ainsi comment les « ratés » de terrain constituent d’importants moments à partir desquels il est possible de dégager des pistes analytiques.
Etre affecté et le dire : le trouble comme source de questionnement
Ainsi que le suggère Pierre Verdrager (2017), les ratés de terrain ne doivent pas conduire à renoncer à ce dernier ni aux expériences marquantes auxquelles il donne accès. Le terrain et la démarche empirique qu’il exige restent une étape indispensable à la construction du savoir anthropologique, et l’ignorance « informée » un préalable à toute enquête. On l’aura compris, les incidents et les problèmes vécus sur le terrain sont indissociables de l’entreprise ethnographique. Anthropologues et sociologues ont depuis longtemps multiplié les termes pour évoquer ces incidents de terrain, parlant de sa « violence » (Rabinow 1988 : 117), de l’« inconfort » qu’il induit (de la Soudière 1988), d’« histoires du terrain » (Blanckaert 1996), de « crise et de tâtonnements » (Bromberger 1997), d’« étrange étrangeté » (Naepels 1998), de « non-dits » (Caratini 2004), d’« obstacles » (Hervé 2010) ou encore de « terrains sensibles » (Bouillon, Fresia, Tallio 2006), pour se limiter à quelques exemples. Tous les manuels d’ethnographie et d’ethnologie générale consacrent quelques passages aux dangers du terrain, aux problèmes éthiques qu’il soulève, à la nécessaire réflexivité [2]. Ces questionnements et ces réflexions font également écho à un malaise plus large de la discipline ethnologique sur son identité, sa pertinence et sa spécificité à l’ère de la globalisation, qui dépasse largement l’horizon du présent numéro (voir, par exemple, Copans 1974 ; Geertz 1983 ; Clifford 1996). Pour en rendre compte, plusieurs chercheurs proposent aujourd’hui de suivre de nouveau les pas de Jeanne Favret-Saada en acceptant d’introduire un peu plus « d’affect » dans les monographies et de révéler ce que Georges Devereux (1980) nommait « les perturbations dans l’enquête ». Comme Jean Peneff (2009), Dominique Memmi (1999) a ainsi proposé le schéma de « l’enquêteur enquêté », invitant l’enquêteur confronté au malaise à assumer pleinement ses ressentis. Vinciane Despret (2001) a montré ailleurs combien les émotions jouent un rôle crucial dans la constitution de la personne humaine. Dans ces propositions, Rémy Caveng et Fanny Darbus (2017) voient une ouverture pour que les chercheurs cessent d’occulter leurs difficultés et rendent plus visibles leurs inconforts et les déstabilisations qu’ils vivent sur le terrain. Pierre-Joseph Laurent décrit lui aussi la démarche ethnographique comme étant à la fois « une attirance » et « une expérience qui affecte le corps et l’esprit » (Laurent 2019 : 115). Et Caveng et Darbus 2017) de conclure, « Le trouble, l’insécurité, le choc recouvrent des aspects problématiques de l’expérience d’enquête, qui ont tout intérêt à être interrogés, car ils peuvent jeter une lumière nouvelle sur certaines positions ou introduire à des questionnements inédits ».
Nouveaux contextes, nouvelles tensions, nouveaux obstacles
Si donc la question des aléas de l’enquête et de leurs conséquences n’est pas nouvelle, et si le terrain a toujours comporté une part d’imprévisibilité pour l’ethnographe, elle demeure pourtant relativement marginale dans la littérature scientifique. Les mésaventures ou les ratages (Jamin 1986) précités en cachent bien d’autres, sur lesquels les chercheurs font généralement l’impasse, comme si le terrain et ses méthodes allaient de soi, relevant d’une sorte d’« évidence », pour reprendre une expression de Bruno Latour (1988). La fierté de l’ethnographe est assurément l’une des attitudes les mieux partagées dans le cénacle socio-anthropologique et rares sont les ethnographes qui, du coup, « ratent » leurs terrains. Parions que la difficulté des temps présents, la crise de la discipline, l’évolution aussi des outils méthodologiques n’ont fait que conforter les socio-anthropologues dans le fait de demeurer peu loquaces sur les échecs et les déboires auxquels ils sont confrontés sur le terrain. Or précisément, ce nouveau contexte justifie de nouvelles formes de dévoilement ou d’objectivation : l’hypothèse structurante de ce numéro est celle de la nécessité toujours renouvelée de remettre l’ouvrage sur le métier, au vu du caractère profondément labile et mouvant des terrains de l’enquête ethnographique.
On le sait, les terrains sont devenus plus difficiles en de nombreux points du globe. Les facteurs qui expliquent cette situation sont aussi variés que l’émancipation des peuples, la poussée des mouvements identitaires, la mondialisation, l’accélération des communications, la circulation des informations et des images, la multiplication des enjeux économiques et sociaux, le développement des protocoles d’éthique et les volontés de contrôle des uns et des autres, la présence de chercheurs d’autres disciplines, notamment [3]. Si certaines de ces évolutions vont de pair avec des progrès sociaux ou éthiques qu’il n’y a pas lieu de regretter, elles sont parfois susceptibles de compliquer les conditions de l’enquête et la tâche de l’enquêteur. Comment ces nouvelles circonstances affectent-elles l’enquête de terrain au long cours ? Quels sont les nouveaux obstacles, revers, épreuves auxquels sont confrontés les chercheurs et comment affectent-ils le recueil de données ? L’ethnographie souffre par ailleurs du raccourcissement inquiétant des terrains, tant dans la formation universitaire – on est loin de la conception britannique des deux ans de terrain comme elle prévalait dans les années 1970 - que dans l’exercice du métier de chercheur, auquel on demande d’aller à l’essentiel afin de boucler son « projet » dans les temps impartis.
Quelles sont les incidences de ce raccourcissement du temps de l’enquête et des contraintes induites par la recherche sur projet sur la qualité et la « densité » des matériaux récoltés ? La multiplication des obstacles n’est-elle pas telle qu’on peut s’interroger sur la pérennité même du métier d’ethnologue ? L’Amérique du Nord offre maints exemples de terrains classiques devenus impraticables, et de situations où les anthropologues sont considérés comme des suspects, accusés d’être des espions -comme l’a vécu Denis Gagnon chez les Innu (2011 : 153) -, des semeurs de troubles ou des voleurs, au service des musées ou des universités. Même si l’anthropologie a par ailleurs multiplié ses objets et s’infiltre partout, avec de nouveaux terrains — les camps humanitaires, la mafia, les réseaux financiers internationaux, les groupes armés, les réseaux sociaux, etc. —, ces derniers ne sont guère plus commodes d’accès et les ethnographes se trouvent souvent concurrencés par d’autres professionnels de l’investigation. La présence de journalistes sur un terrain constitue-t-elle une difficulté ou un atout pour l’ethnologue ? À quelles conditions la présence d’autres observateurs, présents ou passés, est-elle susceptible de conduire à l’échec de l’enquête, ou au contraire d’en faciliter le déroulement ?
Cette livraison d’ethnographiques.org entend revenir sur les incidents ou accidents qui peuvent se produire sur le terrain, avançant l’idée qu’ils sont signifiants et révélateurs de la transformation des sociétés. À partir d’exemples variés, relevant tout autant d’une anthropologie du proche que de terrains lointains, l’objectif du numéro est donc de poursuivre la réflexion sur les mésaventures ethnographiques sous toutes leurs formes — personnelles, éthiques, politiques, symboliques, méthodologiques, épistémologiques — et de voir dans quelle mesure elles constituent réellement des revers, l’anthropologie pouvant bien souvent en tirer quelques enseignements sur les plans de la méthodologie, du recueil de données ou de la réflexion théorique. En d’autres termes, ce numéro d’Ethnographiques.org n’appelle pas à des introspections individuelles sur la nature du travail de terrain – ce qui est en soi un champ entier de la discipline –, mais à des contributions réflexives sur différents types d’incidents heuristiques. Les auteurs ont été invités à relater ce qui s’apparente à des expériences de déboires au sein de contextes sociaux et nationaux fort différents, et à documenter la manière dont ces derniers peuvent faire avancer la réflexion anthropologique, c’est-à-dire permettre de mieux comprendre les cultures, les institutions et les sociétés contemporaines.
À ces remarques, il faudrait enfin rajouter les vertus des malentendus et des quiproquos en tout genre, véritables révélateurs culturels et d’imaginaires (Fabian 1995 ; Metcalf 2002), un procédé qu’a jadis bien exploité Marshal Sahlins (1995) au prix de longues polémiques, avec Ganatha Obeyesekere, par exemple. Les exemples sont innombrables et visiblement très productifs, ouvrant souvent des pistes fondamentales pour saisir les cultures et les institutions, comme l’illustrent encore plusieurs articles d’un numéro de Civilisations dirigé par Françoise Lauwaert et Laurent Legrain (2016). Rappelons, en effet, à la suite des travaux de Dan Sperber (1996) et d’autres, comme Guido Sprenger (2016), que les malentendus sont au fondement de l’anthropologie sociale et, plus largement parlant, de toute communication.
À n’en pas douter, les terrains proches ou lointains, situés ou multi-situés resteront longtemps encore « des épreuves » pour les anthropologues et les sociologues qui s’y plongent, probablement du fait que ces chercheurs doivent s’exposer et accepter ce que Claude Lévi-Strauss, qui n’a pourtant jamais fait beaucoup de terrain, a jadis fort bien identifié comme l’un des ressorts fondamentaux du terrain :
La recherche sur le terrain, par quoi commence toute carrière ethnologique, est mère et nourrice du doute, attitude philosophique par excellence. Ce « doute anthropologique » (Lévi-Strauss 1973 : 37) ne consiste pas seulement à savoir qu’on ne sait rien, mais à exposer résolument ce qu’on croyait savoir, et son ignorance même, aux insultes et aux démentis qu’infligent à des idées et à des habitudes très chères, celles qui peuvent les contredire au plus haut degré.
Il est possible que cette ignorance et ce doute facilitent les incidents, il reste aux chercheurs à les rendre intelligibles et productifs. En ce sens, les ratés — et les difficultés afférentes — ont toute leur place dans les comptes rendus d’enquête et justifient des retours réflexifs. Ils ne sont pas nécessairement « heuristiques », mais exigent qu’on en prenne la mesure. Les auteurs de ce numéro ont ainsi choisi de traiter des situations où les données recueillies sont « empoisonnées » (Hummel 2017), ou accessibles seulement au terme de certaines humiliations (Odoni 2017), ou carrément inaccessibles (Delage 2017).
Neuf récits de mésaventures ethnographiques
Dans ce numéro, onze spécialistes reviennent ainsi dans le détail sur des incidents qu’ils et elles ont connus ou provoqués, et sur la manière donc ces derniers ont affecté à la fois le déroulement de leur enquête, et ses résultats.
Ce dossier s’ouvre sur deux textes qui mettent en exergue le rôle que l’inexpérience peut jouer dans le fait de « gaffer » sur son terrain, qu’il soit dit proche ou lointain. Anne-Marie Vuillemenot relate ainsi les différentes bévues relationnelles commises sur des terrains au Kazakhstan, en Ouzbékistan et en Inde. Trop peu au fait de certains codes culturels, elle commet une série d’impairs et transgresse certaines des normes comportementales en vigueur. Outre le malaise ressenti, ces maladresses relationnelles auront cependant pour effet de permettre à ses interlocuteurs de faire montre de leur supériorité en matière de compétence culturelle d’une part, de leur très grande capacité d’adaptation à l’imprévu d’autre part. Au final, ces « gaffes ethnographiques » conduiront à la production d’un savoir qui n’eut pas été dévoilé sans ces incidents.
Véronique Moulinié fait quant à elle le récit d’une expérience peut-être moins heureuse, ou qui eut pu avoir des conséquences plus fâcheuses à long terme : elle raconte ainsi comment, alors qu’elle était jeune chercheuse hors statut, elle fut mandatée par le service du patrimoine du Conseil général de Lot-et-Garonne afin de travailler à une ethnographie des gestes et savoirs nécessaires à la production des bouchons, dans le cadre d’un projet de transformation du musée de Mézin, consacré à l’industrie bouchonnière. Mais les habitants du village refusèrent de lui parler. Elle comprit progressivement qu’elle apparaissait à leurs yeux comme participant d’une nouvelle scénographie du musée très éloignée de la vision du village et du travail à laquelle ils étaient attachés. Si l’expérience ne fut pas inutile et contribua à aiguiser son regard sur les enjeux d’encliquage [4] (Olivier de Sardan 2008) auxquels est soumis le ou la chercheur, elle pointe également les risques inhérents au fait de confier des enquêtes sur commande à de jeunes chercheurs susceptibles de ne pas être en mesure — intellectuellement peut-être, statutairement certainement — de négocier leur place, et de réorienter l’objet de l’étude lorsque cela s’avère nécessaire.
Ainsi l’ethnographe est-il souvent interrogé, à juste titre, sur sa légitimité à produire un discours et sur les intérêts qu’il peut servir, consciemment ou non. Cette question est au cœur des quatre textes suivants. Séraphin Balla l’aborde à partir de deux situations d’enquête : la première se déroule dans son pays d’origine, le Cameroun, où il travaille sur les pratiques de guérison au sein des églises pentecôtistes, et la seconde à Montréal, où il conduit une recherche sur les migrants pakistanais atteints de diabète. Alors que l’auteur pense être à Yaoundé sur un terrain du proche, l’hostilité que lui témoignent une partie des enquêtés le renvoie à sa « différence » (de prêtre catholique, d’émigré dans un pays occidental). Pris à parti à plusieurs reprises, il est enjoint de se justifier sur ses motivations, ce qui lui permettra de procéder à une véritable introspection et de mieux saisir le sens profond que revêt cette enquête. Le second terrain quant à lui met l’auteur face à des difficultés pratiques (ne pas parler la langue des enquêtés, ne pas pouvoir accéder aux femmes) qu’il ne pourra dépasser qu’en recourant à des co-enquêteurs. Il réalisera alors qu’il était inconsciemment porteur d’un ensemble de préjugés vis-à-vis de la communauté musulmane pakistanaise. Au final, Séraphin Balla plaide pour un dépassement de la dichotomie entre enquêtes du « proche » et du « lointain », les identités étant profondément situationnelles, et pour une co-construction du savoir avec les enquêtés.
Le texte de Luminita Mandache prolonge et développe cette approche horizontale de la recherche. L’auteure est à son tour confrontée à cette demande de sens par les personnes qu’elle rencontre sur son terrain de Fortaleza, au Brésil. Partie pour travailler sur l’impact de la monnaie locale sur la vie des habitants d’une favela, elle se trouve rapidement confrontée à des habitants redoutant qu’elle écrive une nouvelle historia de sucesso, oblitérant la perpétuation de la pauvreté et des inégalités pour ne décrire que les aspects positifs de cette monnaie locale et l’agentivité des habitants. L’auteure, qui choisit d’enseigner l’anglais à des femmes et à des jeunes, se trouve en outre submergée par la violence urbaine qui a cours sur son terrain, et qui se manifeste à la fois par un sentiment de peur éprouvé de manière quasi permanente, et par une grande affliction lorsque l’un de ses amis, Gabriel, perd son frère, tué par un gang ennemi. La confrontation à cette violence et la prise au sérieux du point de vue des habitants conduisent l’auteure non seulement à modifier son objet de recherche, mais aussi sa pratique même de la discipline : c’est ainsi qu’elle décide de faire participer certains activistes à des cours qu’elle donne aux États-Unis, permettant des circulations d’idées et des prises de contact entre mondes sociaux éloignés, et qu’elle invente des pratiques de co-analyse de la réalité de terrain avec les participants à ses recherches. Enfin, l’auteure propose une réflexion sur « les politiques de représentation des voix locales », et propose deux stratégies d’écriture et d’analyse mises en place dans le cadre de son travail ethnographique afin que l’anthropologue assume pleinement la responsabilité d’ordre éthique qui est la sienne.
Confrontée à des interrogations du même type, Caroline Hervé défend une position quelque peu différente. L’auteure fait d’abord le récit de la manière dont Sallie, femme Inuit avec laquelle elle avait tissé des liens d’une grande proximité, questionna avec virulence la légitimité de son entreprise de connaissance après plusieurs semaines d’échanges intensifs. Pour comprendre cette apparente volte-face, l’auteure resitue ce récit dans un contexte postcolonial. Sur de nombreux points du globe, les « Autochtones » aspirent aujourd’hui à prendre la parole et questionnent la pertinence des fondements épistémologiques de l’anthropologie. Cette critique bouleverse profondément le champ des études inuit, incitant les chercheurs à adopter une posture engagée. L’auteure adhère à ce projet de décolonisation de l’anthropologie, qui considère les savoirs comme situés et nous contraint à repenser les limites de nos pratiques et les incidences politiques de nos recherches. Mais elle mentionne aussi que la survie même de la discipline est parfois en jeu, lorsque les principes de scientificité et de rationalité eux-mêmes sont contestés par les « enquêtés ».
La question de la légitimité à « parler de » est enfin centrale dans l’article de Martin Lamotte sur le gang de Las Ñetas, auprès duquel il a enquêté à New York, Guayaquil et Barcelone. L’analyse de l’échec du projet de livre co-écrit avec les membres du gang, que son leader Mikey finit par refuser, constitue pour l’auteur l’occasion d’objectiver le fonctionnement du groupe – son organisation très hiérarchisée, mais aussi son actuel déclin. La mise en récit de l’histoire du gang est compromise non seulement par l’existence d’un autre texte concurrentiel, qui circule à l’intérieur du groupe sur le mode du secret, mais aussi par le contexte de régression numérique des membres du gang à New York, et de leur mise à l’écart symbolique, y compris au sein du récit collectif relatif à la lutte contre les violences policières, au sein desquelles ils étaient pourtant particulièrement actifs dans les années 1990. Refuser le récit, c’est ainsi pour le gang « oblitérer le délitement », ainsi que l’écrit Martin Lamotte, qui propose in fine une réflexion théorique sur la place du déclin en anthropologie, et la difficile mais nécessaire articulation aux paradigmes de la résistance et de la transformation.
Si la relation d’enquête et ses méandres sont donc au cœur de ce numéro, cette question est déclinée de manière particulièrement originale par Victor Potier. L’auteur nous convie en effet à envisager les données numériques comme des « actants » qu’il serait possible de « faire parler », et propose des extraits d’entretien fictifs avec des données recueillies dans le cadre d’un travail sur les usages d’un serious game. Suite à la disparition puis à la falsification de données qu’il souhaitait recueillir, l’auteur développe une proposition méthodologique consistant à considérer les data comme des acteurs parmi d’autres, interagissant avec d’autres actants au sein de réseaux sociotechniques. Dès lors, ces artefacts sont susceptibles de nous informer sur les pratiques des humains les fabriquant, et les utilisant. L’auteur plaide ainsi pour une approche ethnographique des données numériques, c’est-à-dire la prise en compte des « contrechamps » de l’enquête et l’observation directe des contextes d’usages, afin d’éviter la fascination que peut parfois produire la data numérique lorsqu’elle est fétichisée.
L’article de Philippe Gonzalez, Joan Stavo-Debauge et Marta Roca i Escoda prolonge et fait écho à cette problématique. Les auteurs interrogent à leur tour les relations entre ethnographie et activité de codage, à propos cette fois d’un travail à la fois qualitatif et quantitatif sur les « embarras » de la parole religieuse à propos des questions de genre en France et en Suisse, construit sur la base de sources radiophoniques. Les incidents qui ont émaillé la constitution de leur base de données les conduisent à élaborer une discussion sur les écarts entre raisonnement ethnographique, savoirs pratiques des acteurs sociaux et logique formelle qui préside à la construction de celle-ci. « Raisonner en ethnographe », nous disent les auteurs, consiste alors à se situer sur une ligne de crête, à l’articulation entre ces savoirs pratiques et cette logique formelle. L’article se conclut par une stimulante réflexion sur le statut épistémologique de la « donnée » : à l’heure de l’open data, ne faudrait-il pas plutôt parler de « faits », chaque donnée ne faisant sens que dans le cadre d’une problématique de recherche spécifique ?
Le texte signé par Sergio Dalla Bernardina clôture ce dossier. A contrario des premiers textes de celui-ci, il s’agit cette fois de se retourner sur une carrière et d’essayer de saisir, grâce à un style qui n’est pas sans évoquer celui de Nigel Barley, ce qui constitue un obstacle à la recherche - non pas cette fois du point de vue des relations nouées sur le terrain, mais de l’arène que constitue le champ académique. Puisant dans sa longue expérience d’observateur et de publiant, Sergio Dalla Bernardina met en exergue ce qui dans ce champ des sciences sociales va venir fragiliser le chercheur, qui oscillera alors entre blessure narcissique et sentiment de toute-puissance, autocensure, provocation parfois. La froideur ou le silence qui entoure une publication alors que l’on espérait provoquer le débat, voire l’admiration de ses pairs, le caractère parfois inconvenant de certains objets (la zoophilie pour ce qui concerne l’auteur), les injonctions contradictoires dans lesquelles les appels à projets plongent le chercheur sont autant de menus problèmes, de petites déceptions, de désaveux qui peuvent sérieusement entamer la motivation d’un chercheur, et peut-être l’amener à renoncer à son objet. L’humour et l’autodérision sont alors de puissantes armes pour éviter la posture victimaire, et relativiser, sans la taire, la violence de ces épreuves.