Cet ouvrage inaugure la collection Ethnographies plurielles, que patronnent conjointement une maison d’édition universitaire et la Société d’ethnologie française, et que co-dirigent Anne Monjaret et Philippe Combessie, deux des coordonnateurs d’un ouvrage éponyme publié en 2014.
Son auteur, le sociologue Christophe Apprill, peut être qualifié d’ethnographe multi-récidiviste de la danse sociale ou, pour reprendre l’expression qu’il emprunte lui-même à l’anthropologue américaine Adrienne Kaeppler, de la « danse de participation » (par opposition au ballet et à toutes les formes de spectacle vivant dansé, qui ressortissent des danses « de représentation »). En effet, sa bibliographie compte déjà une demi-douzaine d’articles [1] et plusieurs ouvrages [2] qui tirent parti de son observation participante au long cours du bal comme de celle qu’il a parallèlement menée sur l’apprentissage de la danse [3] par des amateurs se situant en dehors de toute perspective de professionnalisation [4]. Le nouvel ouvrage s’apparente à une tentative de dépassement de cette abondante production par une réinscription du motif du bal à la fois dans le champ historique et dans des problématiques sociologiques plus vastes. Aussi le propos se situe-t-il dans un registre éloigné de celui des retours de terrain, nonobstant l’intitulé de la collection, comme en témoigne le recours parcimonieux aux verbatims.
L’auteur le reconnaît dès les premières pages, consacrées à sa définition : le mot même de bal fait problème par son excès de polysémie. Lui-même ne retient qu’une acception, non pas celle d’une catégorie de lieu public, pas davantage celle d’un type de décor : pour lui, il y a « bal » très simplement à chaque fois que des personnes s’assemblent pour danser. Par voie de conséquence, seules celles-ci lui importent ; demeurent de ce fait hors champ les figurants qui « font banquette » ou qui restent arrimées à la buvette, tels les célibataires béarnais sur lesquels Pierre Bourdieu avait autrefois enquêté [5]. Résolument, le propos est circonscrit aux collectifs de corps en mouvement dont des rythmes et des timbres régissent les gestes et les postures.
Pour permettre à ses lecteurs d’aller au tréfonds de ce qui est à la fois une pratique et un dispositif, l’une et l’autre persistant sur la longue durée, Apprill leur fait faire cinq tours de la piste de danse, en variant les angles d’attaque pour aller du plancher, territoire des danseurs, au podium où jouent les musiciens. Ainsi la première figure, « le bal mode d’emploi », quadrille-t-elle, dans une approche d’inspiration goffmanienne, l’arène où se déploient les participants, pour cerner ce que leurs comportements dévoilent de leurs aspirations. Il est question de « revanche sociale » par la reconquête de « l’estime de soi » que peut procurer la danse à qui sait allier technique et style, mais aussi des « gains sensuels et symboliques » non moins partagés qu’engrange le danseur dans cette « hétérotopie » où, percevant la « présence enveloppante de l’autre », il s’abandonne à une « transe de basse intensité ».
Succédant à cette brillante ouverture, à la fois mise en situation et immersion, viennent deux chapitres qui s’emploient à la contextualiser historiquement et qui soulignent pour ce faire la plasticité peu commune du bal. Rappelant d’abord qu’il fut par excellence le « moment » – mais aussi bien le lieu – « de formation des couples » pour tant de générations des 19e et 20e siècles cimentées par l’institution matrimoniale, Apprill relate comment le bal, dans une société où l’union libre tend à l’emporter sur le mariage, a renégocié cette fonction, principalement en « fabriquant du genre » : il reste en effet structurellement mixte, alors que « les mondes de la danse » sont « majoritairement féminins », et il permet à l’homme guidant sa partenaire de manifester une « puissance qui ne confine jamais à la toute puissance ». Et même si le « déficit de technique » de beaucoup de danseurs contraste avec « l’aisance des femmes » au point de rendre moins assurée « la condition masculine au bal », celui-ci resterait régi par une « dictature de la norme hétérosexuelle ». Traitant ensuite des « mutations du bal », l’auteur rappelle que la période difficile des décennies 60 et 70, marquée par l’essor des discothèques et l’irruption de danses qui ont frappé d’obsolescence « les sociabilités des danses de couple », a préludé à une relance dont le ressort tient toujours bon et qui s’expliquerait en partie, selon lui, par une accessibilité financière devenue sans équivalent. Elle se serait toutefois opérée au prix d’ajustements multiples, non moins qu’hétérogènes : le bal n’est plus l’apanage de la jeunesse mais un divertissement intergénérationnel, son organisation, délaissée par les entrepreneurs de spectacle, a été reprise par des associations souvent issues des réseaux de l’éducation populaire, qui assurent aussi la transmission, un stage ou un atelier précédant souvent le bal ; enfin, sous l’effet durable du folk revival, les danses traditionnelles françaises et du monde y ont, plus que d’autres, droit de cité, sans nécessairement coexister, tant la distance est grande entre l’enracinement régionaliste, voire identitaire, des unes et l’exotisme le plus « déterritorialisé » des autres.
Ainsi relancé, le bal est-il encore un « art de masse » ? Sans l’exclure de prime abord, la réponse d’Apprill se range finalement à un avis doublement négatif, dès lors que le public des bals actuels n’appartient pas aux classes populaires et que les arbitres du bon goût dénient tout caractère artistique aux danses qu’il pratique. Et, en dépit de son audience, c’est sur la marginalisation du bal que les deux derniers chapitres insistent. Il est d’abord rappelé que son regain de faveur est contemporain du moment où le ministère de la Culture a décidé que sa politique en matière de danse consisterait exclusivement à soutenir la création chorégraphique. On ne pouvait imaginer coïncidence plus contreproductive ! Ce choix induit en effet la dévalorisation de « danses démocratiques sans aura » et « sans idéologie », incapables de composer un « répertoire », donc d’entrer dans un processus d’artification ; il entraîne aussi la disqualification des danseurs de bals, ces amateurs si manifestement dépourvus « d’ambition scénique » et qu’entrave un triple « déficit : de professionnalisme, de structuration de la transmission et d’implication politique ». L’accessibilité même des danses de bal devient paradoxalement un handicap puisqu’elle contribue à les retrancher du champ de l’esthétique, quand bien même les danseurs sont convaincus de faire preuve de créativité. Aggrave enfin leur cas, la modestie du recours aux tiers financeurs, qu’il s’agisse de subventions publiques ou de mécénat, ce qui ne pardonne pas dans un régime économique de la culture où la visibilité et la crédibilité des acteurs sont indexées sur leur degré d’exigence financière…
Pour obtenir la révision de ces jugements de valeur et gagner en considération, les danseurs de bal ont peu à espérer des musiciens et pas davantage des mélomanes : c’est ce qu’entreprend de démontrer le dernier chapitre, « Danse et musique : des "faux frères" », en insistant sur le lien de subordination hiérarchique de la danse à la musique que l’histoire a tissé au détriment des amateurs de bal, et en développant l’idée qu’ils ne peuvent espérer faire cause commune avec les amateurs de musique, tant leurs postures – et leurs attentes – diffèrent. Les premiers s’inscrivent dans le registre du plaisir qu’on partage, les seconds dans celui du goût qui distingue : le mélomane est un connaisseur, à la fois passif et souvent solitaire, alors que le danseur de bal s’engage dans une « confrontation corporelle, gestuelle, rythmée avec l’autre » et adosse la satisfaction sensuelle qu’il en retire au « principe relationnel ». Si intéressant que soit cet essai de physiologie comparée, il force le trait au risque de minimiser le prix – et l’attention – que les danseurs accordent au discours musical et qui ne se réduit pas à sa fonctionnalité rythmico-motrice. Sans doute entend-on souvent les récriminations, parfois véhémentes, que suscite de la part des danseurs un tempo inadéquat, c’est-à-dire inconfortable. Mais ne faut-il pas les cantonner dans le registre de l’anecdote, dès lors qu’on peut leur opposer le respect voire l’adulation, non moins observables, que suscite l’instrumentiste ou la chanteuse pour les vibrations qu’il ou elle provoque sur les parquets ? En tout cas, ce sont d’abord des noms de musiciens que la mémoire collective a retenus pour alimenter la chronique des bals de naguère, ou d’autrefois.
Il est par ailleurs difficile de suivre l’auteur quand il estime qu’en se tenant trop « à l’écart des débats militants », les réseaux des amateurs de bals ont, malgré leur « dynamisme », découragé les élus locaux tentés d’investir dans la danse sociale pour promouvoir leur territoire. Il existe en effet au moins un contrexemple fourni par l’inscription du fest noz sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Obtenue en 2012, elle résulte de l’alliance nouée, avec le soutien du ministère de la Culture, entre le mouvement culturel breton, le conseil régional de Bretagne et de nombreuses collectivités de la péninsule armoricaine.
On peut encore regretter une construction inégalement maîtrisée, qui se manifeste par des redondances. Elles sont particulièrement sensibles dans le quatrième chapitre, d’abord avec des considérations sur les liens entre le bal et l’érotisme, qui apportent peu par rapport à ce qui a été analysé dans le premier, puis avec une chronique des bals du Front populaire à ceux des années 1980, où le lecteur refait, sans profit supplémentaire, le parcours effectué dans le troisième chapitre. On aurait enfin aimé qu’Apprill analyse plus en détail les ressorts des attitudes disparates, voire franchement contradictoires, des « professionnels de l’art chorégraphique », qu’il dépeint récusant tantôt la qualité de danseur aux pratiquants des bals et tantôt « fascinés par les danses populaires », au point de concevoir des spectacles participatifs, tels Michel Reilhac avec son « bal moderne » ou Philippe Chevalier avec le « bal dingue ». Ces réserves, cependant, ou plutôt ces regrets, ne diminuent en rien la portée d’un ouvrage à la fois original et nécessaire, tant le sujet relève de la friche scientifique.
Apprill clôt d’ailleurs son propos en pointant le paradoxe d’un loisir increvable qui ne parvient pourtant pas à soutenir durablement l’intérêt de la recherche en sciences humaines et sociales, alors même qu’il se prêterait particulièrement bien aux approches croisées de l’histoire, de la sociologie et de l’anthropologie. Caractérisant très justement le bal comme un « enjeu de société sans débat », il plaide pour une nouvelle « approche en termes d’usages » de ce qui est devenu « une addition d’individus hédonistes ». On ne peut que lui souhaiter d’être entendu. Mais on est également tenté de généraliser le constat, non moins pertinent, qu’il fait du positionnement du bal « hors de la culture légitime » car les deux observations méritent d’être corrélées. Les pratiques culturelles massives des sociétés occidentales ont une histoire et une actualité dont la bibliographie disponible ne permet guère d’évaluer l’importance ou la singularité, à la différence de celles des classes supérieures ou des peuples vivant dans d’autres aires culturelles, qui sont beaucoup mieux documentées. S’il n’est pas illégitime de penser que l’essentiel se pare du voile de la banalité, il y aurait donc une certaine urgence à mieux cartographier une zone encore très grise, sinon blanche, dans le sillage de cet ouvrage stimulant.