Introduction
« La mesure précise du processus social nécessite d’abord l’étude du problème du sens dans la vie quotidienne. La recherche sociale débute en se référant au monde de sens commun de la vie quotidienne ». C’est ce qu’écrit Aaron Cicourel (1964 : 14) dans « Mesure et mathématiques », le premier chapitre de son ouvrage magistral, Method and measurement in sociology [1]. Le sociologue, rompu aux statistiques [2001) (…)" id="nh2-2">2], avance qu’avant de pouvoir quantifier le monde social, le chercheur doit comprendre ce qui compte pour les acteurs sociaux, c’est-à-dire les procédures au travers desquelles ils constituent le sens du monde dans lequel ils habitent et lui attribuent de la valeur. Ainsi, avant de pouvoir réfléchir en statisticien, le chercheur en sciences sociales doit se faire ethnographe. Compter et comprendre sont deux opérations distinctes, la compréhension (des acteurs) rendant possible un décompte significatif [3].
Mais qu’arrive-t-il dès lors que des ethnographes prennent Cicourel au sérieux et tentent de dénombrer des opérations signifiantes au travers desquelles les acteurs sociaux mettent le monde social « en forme, en scène [et] en sens » (Lefort 1986 : 270) ? Notre article se veut le récit réflexif d’une telle tentative. Il revient sur les incidents qui émaillent la constitution d’une base de données dans le cadre d’une enquête combinant un volet quantitatif et deux volets qualitatifs [4]. La recherche porte sur les embarras que rencontre la parole religieuse alors qu’elle s’énonce dans l’espace public, en prêtant attention aux « affaires » (Boltanski, Claverie, Offenstadt et Van Damme 2007) et « problèmes publics » (Cefai et Terzi 2012) qui mêlent enjeux de genre et de religion, en Suisse et en France, deux pays fortement sécularisés. Pour accéder à ces embarras, nous transitons en premier lieu par deux émissions radiophoniques, Forum (Radio Télévision Suisse) et Le téléphone sonne (France Inter), qui empruntent au format du « débat de société ».
Peut-on, et à quel prix, coder en ethnographes ? C’est l’interrogation qui traverse ce texte. Nous y répondrons par l’affirmative. Mais notre expérience nous conduit à ressaisir des situations qui mettent en lumière les écarts entre le raisonnement ethnographique, les savoirs pratiques des acteurs sociaux et la logique formelle qui préside à la conception d’une base de données. Nous commencerons par exposer l’objet, le lieu de déploiement et l’organisation de notre recherche sur les embarras de la parole religieuse. Nous aborderons ensuite trois moments : (1) la contingence historique du matériau empirique et à sa valeur relative, notamment à l’horizon d’un archivage par les journalistes ; (2) les ambiguïtés inhérentes au codage, entre sémantique des énoncés et savoirs d’arrière-plan que mobilisent les acteurs sociaux ; (3) la tension entre une description fine des qualifications produites par ces mêmes acteurs et les injonctions de formalisation inhérentes au codage, ce qui implique d’arbitrer constamment entre le « flou » et la « rigueur » (Thévenot 1979). L’analyse de ces moments nous conduira à interroger la notion même de « donnée », et à poser les différences irréductibles entre une opération visant à renseigner une « base de données » générique et le fait de se saisir d’un matériau empirique dans le cadre d’un processus ciblé et temporalisé d’« enquête » (Dewey 1993).
Enquêter autour d’un embarras
Notre recherche tente de décrire les embarras que rencontre la parole religieuse lorsqu’elle s’énonce dans l’espace public, en Suisse et en France. Bien que ces deux pays soient sécularisés, les acteurs religieux sont susceptibles de se montrer actifs sur la scène publique, voire d’y être convoqués contre leur gré, que ce soit pour y rendre des comptes ou pour y être « stigmatisés ». Leur parole médiatique peut alors susciter des controverses de portée variable, souvent liées à des enjeux moraux. Parmi ces controverses, nous avons choisi de nous concentrer sur celles relatives aux rapports entre les genres, à la reconnaissance de la pluralité des sexualités ou des parentalités.
Ce rôle public des religions a récemment été théorisé par des perspectives dites « post-séculières » [5]. Ces théories ont été impulsées tant par des philosophes revendiquant leur lien avec l’évangélisme (Eberle 2002 ; Wolterstorff 2012) que par des anthropologues spécialistes de l’islam (Asad 2003, 2006 ; Mahmood 2009). Critiques vis-à-vis du lien qui peut être fait entre modernité et sécularisation, les tenants de ces perspectives estiment que les religions seraient maltraitées. Ils invitent les sociétés libérales à accorder davantage de place aux croyants dans leurs espaces publics. Ce qui impliquerait, pour les citoyens de nos démocraties, de s’accommoder des orthodoxies et orthopraxies religieuses, y compris lorsqu’elles remettent en cause des valeurs fondamentales, telle l’égalité entre les genres ou les sexualités. Au fond, les théories « post-séculières » voudraient agir sur l’embarras dont nous parlons, tant sur le pôle de l’énonciation que sur celui de la réception : elles visent à ce que les doctrines et pratiques religieuses des croyants puissent se faire valoir intégralement, en bénéficiant d’un accueil bienveillant, c’est-à-dire sans être considérées comme « irrationnelles », « rétrogrades » ou « insensées », voire sans jamais éveiller la moindre critique.
Indépendamment de la critique formulée par les partisans du « post-sécularisme », la parole religieuse (chrétienne, musulmane ou autre) paraît affectée d’un embarras lié au caractère démesuré de ses prétentions [6] et au contexte sécularisé dans lequel elle s’exprime. Ce qui se traduit par un « embarras médiatique à l’égard de la question religieuse » (Douyère & Frédéric 2018 : 59). La parole religieuse affronte nombre d’obstacles au moment où elle tente de se faire entendre : prétendant parler au nom d’une transcendance qui régirait l’humanité dans son ensemble, elle n’est plus en mesure d’engager l’entier de la communauté politique, qui est caractérisée par une pluralité des opinions et des modes de vie. Dès la fin des années 1960, Michel de Certeau soulignait combien l’autorité de la proposition catholique s’était dissoute, au point d’apparaître incroyable (de Certeau 1969 : 132). Plus récemment, en 2002, Bruno Latour thématisait dans Jubiler les « tourments de la parole religieuse », évoquant « un embarras de parole », une impossibilité à « articuler » et à « partager ce qui, depuis si longtemps, lui tient à cœur ». Parlant de lui-même à la troisième personne, l’auteur avançait : « Oui, il va à la messe, souvent, le dimanche, mais ça ne veut rien dire. Hélas non, cela ne veut vraiment rien dire ; cela ne peut plus rien dire à personne. Il n’y a plus de diction pour ces choses-là, plus de ton, de tonalité, de régime de parole, d’énonciation » (Latour 2013 : 7). Douze ans plus tard, Hans Joas (2014) dresse un constat analogue : le discours religieux constitue désormais une simple « option » parmi d’autres. Se trouve alors mise à mal la prétention à énoncer une « vérité » valant pour tous et outrepassant le régime de véridiction de « l’opinion », qui sied à un espace public libéral et démocratique (Stavo-Debauge 2012).
En France, ces embarras ont été saillants lors des mobilisations contre le « mariage pour tous » et la « théorie du genre » [7]. Deux lignes d’action, en apparence contradictoires, semblaient singulariser ce mouvement social conservateur. Ainsi, ses organisateurs tentaient de mobiliser une base caractérisée par une « nostalgie du temps théologico-politique » (Portier 2011 : 227) où l’Église parvenait encore à imposer ses normes morales à l’ensemble de la société. Dans le contexte de ces mobilisations, la catégorie « catholique » a fait l’objet d’un « verrouillage » visant à l’aligner sur la doctrine officielle et sur la position du clergé en matière d’opposition à l’homosexualité, rendant difficilement exprimable, pour des croyants, le fait de se dire « gay » (ou en accord avec cette orientation sexuelle) et « pratiquant » – alors qu’une part conséquente des fidèles ne s’embarrasse pas des prescriptions cléricales en matière de contraception. Ce raidissement théologique s’est toutefois accompagné d’une communication publique dont l’argumentaire, sécularisé, prétendait se fonder sur l’autorité des sciences sociales et des sciences humaines, en particulier l’anthropologie et la psychanalyse (Robcis 2016) [8].
De même, en 2014, le peuple helvétique est appelé à se prononcer sur une initiative populaire lancée contre le financement de l’avortement. Cette initiative est le fait d’une petite formation se définissant comme un « parti du centre et des valeurs », le Parti évangélique suisse, qui compte à l’époque deux députés (sur 200 au Parlement) et forme un groupe parlementaire avec les démocrates-chrétiens (40 sièges). L’appartenance partisane est un indicateur de leur positionnement religieux. Toutefois, leur argumentaire se veut strictement économique : en considérant l’interruption de grossesse comme une « affaire privée », les habitants de Suisse pourraient faire baisser les coûts de l’assurance maladie qu’ils sont dans l’obligation de contracter. Le vote des citoyens balaiera la proposition.
Ces mobilisations donnent à lire un certain état de la parole publique religieuse : peinant à s’énoncer directement, elle semble monopolisée par les segments les plus conservateurs (sur les plans théologique et politique) des principales communautés de foi. Simultanément, ces religions hésitent à articuler leurs convictions et à s’appuyer ouvertement sur les dogmes dont elles se prévalent lorsqu’elles s’adressent à leurs fidèles. D’où un certain paradoxe à propos de la « manif pour tous » : « le retour massif de la présence catholique dans le débat public » advient à l’occasion de « bouleversements » normatifs et légaux qui « signalent indiscutablement le déclin de l’influence de l’Église sur les institutions sociales et les mentalités » (Carnac 2014b : 409).
Mais cet embarras s’étend au-delà des courants les plus conservateurs. Les croyants plus « libéraux » éprouvent eux aussi des difficultés à énoncer une parole religieuse influente, quand bien même ils se sentent plus en phase avec l’éthique égalitaire de nos sociétés sécularisées (Hollinger 2013 ; Meddeb 2015 ; Pelletier et Schlegel 2015). Jean-Louis Schlegel pointe le raidissement à l’œuvre au sein du catholicisme, les croyants se voyant sommés d’investir une « éthique » intransigeante :
[L]’éthique est devenue l’élément dur de la doctrine catholique, dans une ligne à la fois intégraliste et intransigeante : intégraliste, car tout le domaine du bio-humain, de la naissance à la mort en passant par la vie sexuelle et conjugale est couvert par la doctrine éthique de l’Église comme un bloc de résistance aux évolutions en cours (qui résultent aussi de progrès scientifiques, de découvertes nouvelles, etc.) ; intransigeante, avec des arguments scripturaires interprétés de manière quasi fondamentaliste et bien sûr avec l’argument de la nature, ce dernier à son tour traduit dans la période en termes anthropologiques. (Schlegel 2017 : 30)
Mais, comme le relève Fethi Benslama, un phénomène analogue aurait cours au sein de l’islam : « nous parvenons aujourd’hui, écrit-il, à cette situation de ségrégation où un homme ou une femme de culture musulmane a moins de légitimité à critiquer l’islam que des Européens de le faire pour le christianisme ou le judaïsme » (Benslama 2006 : 20).
Capter l’embarras à la radio
Pour appréhender ces embarras dans des situations ordinaires de communication publique, notre recherche a pris pour objet deux émissions radiophoniques quotidiennes de grande écoute : Forum (Radio Télévision Suisse) et Le téléphone sonne (France inter). Leur format relève du « débat » de société. Le choix des sites radiophoniques a été guidé par plusieurs considérations que nous essayerons de déplier : l’économie de la production médiatique ; les modalités historiques de l’espace public ; les contraintes que le direct impose à l’énonciation ; l’expression des convictions et des opinions qu’elle rend possibles – tout en les contraignant – dans le débat de société ; la scène d’élocution – et pas seulement de visibilité – que constitue ce média en regard du type de destinataire qu’escompte la parole religieuse.
La radio nous est tout d’abord apparue comme un lieu d’observation pertinent en raison de son importance dans l’économie de la production médiatique. Moins coûteuse en personnel et en équipement que d’autres médias, elle est réactive et plus souple que la presse (Scannell 1996 ; Dubber 2013). Elle se trouve au plus près des événements qui « font l’actualité » et occupe fréquemment le premier rang dans la circulation des énoncés médiatiques, captant les fameuses « petites phrases » qui innervent la vie politique. Ce média se prête donc à l’observation des premiers pas de l’émergence et de la couverture des problèmes publics, tout en constituant un lieu intéressant pour considérer les interactions avec d’autres médias (presse, télévision, sites d’information, réseaux sociaux).
Notre choix a aussi été gouverné par une attention portée à l’origine historique de l’espace public, en son idée comme en ses réalités. En Europe occidentale, l’émergence de cette idée et sa concrétisation doivent autant à la diffusion des imprimés (Eisenstein 1991 ; Darnton 2014) qu’au salon littéraire ou aux cafés (Habermas 1993 ; Darnton 2010), des lieux où priment l’oralité et les échanges vifs et contradictoires. L’espace public s’est tout autant modelé sur le dire intempestif qui interpelle que sur le tracé contrôlé et réfléchi de l’écrit, ce que met en valeur Jacques Rancière (1995) qui explore depuis longtemps les vertus de « débordement » (Berger 2018) de la parole publique.
L’attention que nous portions à l’énonciation de la parole religieuse nous a conduits à nous concentrer sur des émissions qui visent une large audience et dont le format est celui du « débat » public quotidien, centré sur divers enjeux de société. Dans un tel cadre, la latitude expressive des énonciateurs est moins maîtrisée qu’à l’écrit (Deleu 2006 ; Salavastru 2011). L’embarras propre à l’énonciation religieuse s’y manifeste de façon plus évidente. La parole doit alors composer avec l’urgence de l’interpellation directe et « en direct », tout en affrontant la contradiction des autres interlocuteurs et les « recadrages » de l’animateur-journaliste (Clayman et Heritage 2005 ; Burger, Jacquin et Micheli 2011).
La radio constitue par ailleurs une scène privilégiée où des acteurs religieux sont amenés à s’exprimer sur des changements de société qu’ils tiennent pour problématiques. Les questions relatives à la « morale sexuelle » y revêtent une place de choix, en raison des transformations récentes en matière de mœurs (Pharo 2013 ; Théry 2013). Ces sujets, qui émeuvent et meuvent bien des fidèles, engagent une gamme d’émotions qui tend à surdéterminer leurs embarras énonciatifs, en les amenant à devoir aborder des questions intimes à forte charge affective, où la peur peut se mêler au dégoût ou à la colère (Nussbaum 2004, 2013).
Sur le fond de tels sujets, un autre embarras tient au spectre des accusations croisées (« homophobie », « christophobie », « islamophobie ») que les intervenants sont toujours en mesure de brandir [9]. Malgré les succès inégaux que rencontrent les catégories « christophobie » ou « islamophobie » au sein des sciences sociales et du discours public, les accusations dont elles sont porteuses sont potentiellement présentes à l’arrière-plan des paroles échangées, ne serait-ce que sous forme de « hantises » (Stavo-Debauge 2010) qui contraignent l’énonciation publique de chacun des locuteurs. Le spectre de ces qualifications péjoratives est susceptible d’embarrasser aussi bien ceux qui parlent au nom d’une religion que leurs contradicteurs, jouant tant du côté de l’énonciation que de la réception. Ainsi, la critique de la religion s’expose aux accusations de « blasphème » ou de « discrimination » (Avon 2010 ; Favret-Saada 2015 ; Gonzalez et Kaufmann 2016), tandis que les voix religieuses les plus réactionnaires peuvent faire l’objet d’accusations d’« homophobie » (Gonzalez 2014, 2016 ; Roca i Escoda 2013), de « sexisme », voire de « mécréanophobie », une catégorie qui fait son chemin chez les musulmans progressistes (Stavo-Debauge 2018).
Le choix du média radiophonique permet aussi de revenir sur la prévalence du lexique de la « visibilité » dans l’abord des mobilisations et activités religieuses. Cet usage est souvent couplé à la thématique des « luttes pour la reconnaissance », qui se trouvent alors ramenées à des « luttes pour la visibilité ». Il est d’usage, dans nos disciplines, d’affirmer que les religions sont en quête de « visibilité ». Les représentants de diverses communautés de foi se trouveraient engagés dans des « luttes pour la visibilité », qui seraient le gage et la condition d’une « reconnaissance » escomptée (Göle 2011 ; Monnot 2015, 2016). Bien que nous ayons nous-mêmes contribué à cette thématique (Roca i Escoda 2010 ; Stavo-Debauge 2007), il reste que la « visibilité » peut être un fardeau plutôt qu’un facteur d’émancipation, une injonction externe plutôt qu’une attente interne. Une enquête sur l’initiative anti-minarets, qui s’est traduite en 2009 par un changement dans la Constitution helvétique, nous a conduits à questionner le « lien étroit et positif entre visibilité et reconnaissance » qu’établissent les sciences sociales (Gonzalez 2015 : 251) : la « visibilité » n’est pas « toujours un bien » (2015 : 256), les « entrepreneurs de visibilité » (2015 : 258) pouvant se montrer malveillants et chercher à jeter l’opprobre sur les populations sur lesquelles ils braquent le projecteur pour focaliser l’attention publique.
À cela s’ajoute une autre insatisfaction relative au lexique de la « visibilité », spécialement vive pour ce qui concerne les religions (Stavo-Debauge 2018). Ce lexique, trop centré sur le domaine du visible, oublie que les religions visent d’abord à se faire entendre : la parole constitue l’un de leurs principaux médiums (que ce soit par le biais de la « récitation » des textes sacrés ou par celui de la « prédication »). Cette résonance de la parole, qui quête l’assentiment, se revendique d’une autorité transcendante, notamment de textes que les fidèles tiennent pour « inspirés », voire « révélés » par une divinité, et donc d’autant plus « exceptionnels » (Hamid 2016). Cette conviction d’avoir accès à une « révélation » peut conduire les croyants à nourrir la prétention de détenir une « Vérité » qu’il serait nécessaire d’imposer à autrui. En effet, l’un des genres majeurs des textes sacrés – pour se limiter au cas des monothéismes – relève du « commandement » ou des « prescriptions », autant de normes auxquelles est tenue de se conformer la communauté des fidèles. Cependant, ces règles relatives à la vie bonne et « pieuse » peuvent être appréhendées comme universelles dans leur validité, et donc comme potentiellement applicables à la communauté politique dans son ensemble. On comprend dès lors l’embarras qui peut saisir le fidèle, qu’il soit clerc ou représentant religieux, au moment d’énoncer une parole qu’il tient pour normative dans le contexte d’une société séculière, sur la scène que constitue un média généraliste s’adressant au « grand public », c’est-à-dire à des « profanes ». Cette parole, au départ normative, doit se faire simple « opinion » : n’ayant rien d’évident, cette opération de traduction peut être ressentie comme une « dégradation » de la foi (Stavo-Debauge 2012), mais elle condense en un geste l’histoire de nos démocraties libérales, dont le pluralisme et la paix civile sont à ce prix.
Constituer une base de données
Notre enquête sur l’embarras de la parole religieuse est articulée autour de trois volets, le premier étant quantitatif et les autres qualitatifs. Elle prend pour point d’entrée dans l’espace public les deux émissions de radio mentionnées : Forum et Le téléphone sonne. Ces productions se trouvent au centre du paysage médiatique du service public dans leurs pays respectifs et sont diffusées quotidiennement à une heure de grande écoute. Même si leurs formats diffèrent quelque peu, elles reviennent sur les sujets et les controverses qui « font l’actualité », en compagnie d’invités, mobilisant le format du débat. Au départ, notre corpus devait s’étendre sur dix ans, sur une période allant de 2006 à 2016, et rassembler 7 300 émissions.
Le volet « quantitatif » consiste à recenser tous les thèmes présents dans ce corpus, ainsi que tous les invités. À cet effet, nous avons constitué une base de données qui, une fois notre enquête achevée, a vertu à être accessible par d’autres chercheurs-euses pour des recherches ultérieures, portant sur d’autres thématiques. Un dépouillement analogue, effectué sur l’émission de débat télévisé hebdomadaire Infrarouge (RTS), pour la période allant de 2004 à 2015, laissait escompter que 7% des émissions seraient consacrées à des thématiques religieuses ou donneraient la parole à des acteurs religieux. Ce qui nous avait conduits à anticiper que 7 à 10% du corpus (entre 510 et 730 éditions) porteraient sur la religion ou encore comprendraient un acteur identifié comme religieux.
La première étape de l’enquête vise donc à produire une représentation quantifiée, inscrite dans la durée, de la thématisation du religieux dans ces émissions de débat. Cette représentation quantifiée rend possibles les deux autres volets, plus qualitatifs. Ainsi, au sein de ce corpus, nous avons prévu de sélectionner entre trois et cinq controverses portant sur des questions relatives au genre et aux sexualités, à l’horizon d’un changement législatif. Le second volet produit une analyse interactionnelle et discursive du contenu de la séquence radiophonique, afin de mettre en lumière les embarras de la parole religieuse à l’antenne. Le troisième volet déploie une investigation en profondeur sur chacune des controverses, en amont et en aval, au moyen d’outils ethnographiques, historiographiques et socio-sémiotiques.
Mais revenons à la base de données. À ce jour, le codage de trois années pour Forum (2011-2014), soit 1089 émissions comprenant un peu plus de 9000 séquences (chaque édition présentant une moyenne de 8 sujets), offre un tableau plus nuancé au regard de ce qui était initialement prévu. Ce codage prend appui sur les descriptifs, de courts paragraphes, que le site Internet de la RTS affiche pour chacune des séquences : ici, le repérage est d’abord sémantique, mais il se fonde aussi sur des savoirs d’arrière-plan (avec une attention au sens commun des journalistes et du public), les codeurs n’ayant matériellement pas le temps d’écouter toutes les séquences. Nous y reviendrons.
Notons pour l’instant que 250 séquences ont été codées comme se rapportant à la thématique de la « religion » (ou faisant intervenir un acteur religieux). Le ratio des séquences « religion » est plus élevé que ce qui était initialement escompté : 22,9%, soit un peu moins d’un quart des émissions mentionneraient cette thématique. Toutefois, dans son organisation actuelle, la base de données n’est pas en mesure d’attribuer une séquence à une émission [10] : ce qui signifie que 22,9% donne à penser que chacune des séquences intervient dans une émission différente – ce qui est loin d’être le cas. Par ailleurs, lorsqu’on opère le décompte en termes de séquences globales, seules 2.7% de celles-ci ont trait à la « religion ». Ce qui est inférieur à ce que nous avions escompté. En revanche, 127 séquences portent sur les thématiques du « genre » et de la « religion », ce qui constitue la moitié des occurrences sur la religion, validant au passage notre hypothèse initiale sur la focalisation relative aux mœurs.
Voir une partie de ses données disparaître
Le premier « incident » notable survenu lors du déroulé de notre enquête a trait au volume d’émissions initialement prévu dans la composition de notre corpus. Il nous a pris de court alors que nous venions de confectionner l’architecture de notre base de données. La collaboration fructueuse avec Marion Rivoal et Loïc Jaouen, spécialistes de la Plateforme technique du Laboratoire d’humanités digitales de l’Université de Lausanne (désormais « PlaTec ») [11], nous avait conduits à choisir la plateforme Knora-Salsah, déployée par le Data and Service Center for the Humanities (DaSCH) [12]. Nous nous apprêtions à saisir les données lorsque nous nous sommes rendu compte qu’une part importante des descriptifs de Forum venait de disparaître. Des années d’émissions, encore accessibles quelques semaines auparavant, avaient été effacées à l’occasion d’une refonte du site Internet de la RTS. Outre la soudaine indisponibilité d’une bonne partie des données que nous comptions coder, nous devions faire face au changement du format de présentation des pages web. Cette transformation avait fait disparaître des informations que nous souhaitions saisir dans la base de données, comme le nom des présentateurs et journalistes intervenant dans les séquences.
Quelques jours plus tard, nous rencontrions l’archiviste de la radio à la RTS [13]. Celle-ci n’était pas informée de cette disparition des données, son service n’ayant pas de lien avec la gestion des contenus web. À notre plus grand étonnement, elle nous expliquait que les descriptifs ne sont pas véritablement archivés. Les sommaires de Forum étaient imprimés sur papier et disponibles aux archives pour les années qui nous intéressaient, mais stockés indépendamment des sons des séquences, ces derniers étant conservés dans des disques durs composés de tranches de trois heures, sans aucun séquençage. La rédaction de l’info possédait bien un fichier FileMaker sur laquelle elle gardait une trace des émissions précédentes, mais ce fichier visait avant tout à consigner des informations importantes sur les invités (comme leurs numéros de téléphone). Finalement, ce n’est que grâce à l’ingéniosité technique de l’un de nos codeurs, Sélim Ben Amor, qu’il nous sera possible de récupérer l’essentiel des émissions ayant été enregistrées depuis fin 2011, en passant par des pages encore actives, bien que n’apparaissant plus sur la face visible du site de la RTS.
Au-delà des considérations pratiques sur le caractère contingent de l’accès aux données, et sur la naïveté dont nous avons fait preuve en tablant sur la pérennité des matériaux en ligne, ce premier incident dit quelque chose de fondamental à propos de ce que sont des données. Pour les journalistes et l’archiviste de la RTS, ces pages et les informations qu’elles contenaient étaient suffisamment insignifiantes au point de pouvoir être effacées. Elles constituaient tout au plus une étape de l’activité journalistique vers la réalisation de l’émission. La faible valeur de ces contenus pour les acteurs impliqués dans leur production se mesure au fait que les descriptifs des séquences de Forum ne sont même pas soumis à une procédure de sauvegarde, ne serait-ce que sous la forme de fichiers Word. Tout au plus sont-ils momentanément recyclés sur le web, afin d’offrir à l’internaute un résumé du fichier audio qu’il pourra choisir d’écouter.
Conformément à ce qu’indique John Dewey (1993), c’est bien notre processus d’enquête qui a conféré à ce matériau une valeur que ne lui reconnaissent pas les acteurs : de jetable, il est devenu nos données. Ce qui interroge la capacité à déterminer à l’avance ce que sont des « données » dans le cadre d’une recherche, et donc la capacité même à établir des « bases de données » indépendantes d’un questionnement spécifique. Voyons à présent comment cette interrogation se retrouve au moment de procéder au codage des descriptions.
Coder en ethnographes : de la sémantique à l’histoire
Au départ, le protocole de codage des émissions se voulait simple. La consigne était de s’en tenir strictement aux catégorisations mobilisées par les acteurs sociaux, ici les journalistes renseignant les descriptifs des séquences. Les thématiques du « genre » et/ou de la « religion » devaient être disponibles dans la sémantique des énoncés. Cette prudence était motivée par le fait de ne pas projeter sur le matériau des problématiques exogènes, afin d’éviter tant des anachronismes que des enjeux qui n’étaient pas pertinents pour les acteurs.
Cette consigne initiale a toutefois dû être assouplie. Elle prenait à rebrousse-poil notre connaissance contemporaine de la société et rétrospective des événements marquants des dernières années. C’était là un des effets attendus. Mais, surtout, et de façon plus problématique, la consigne faisait l’impasse sur le savoir d’arrière-plan (Widmer 2010) que mobilisent les journalistes et qu’ils attendent de leurs auditeurs au moment de rendre compte de l’actualité. On notera qu’un logiciel d’analyse lexicographique s’en tiendrait à ce premier niveau relatif à la sémantique, voire à la syntactique de certains énoncés, mais il oblitérerait les dimensions historique, culturelle et sociale propres à ce qui fait événement dans le monde, ce qui est digne d’en être rapporté et ce que présuppose un tel compte-rendu.
Une séquence diffusée sur Forum le 10 avril 2013 (cf. l’ill. 1 ci-dessous) permettra de mettre en lumière ces ambiguïtés relatives à l’articulation entre sémantique de l’énoncé et savoirs d’arrière-plan. Ce sont ces ambiguïtés qu’affrontent le chercheur ou la chercheuse désireux de coder en ethnographe. Notons qu’une des opérations centrales du codage consiste à déterminer si la séquence relève de la thématique du « genre » et/ou de celle de la « religion ». Ces deux items apparaissent dans l’interface de la base de données comme des cases que le codeur a pour tâche de renseigner. À l’horizon de cette enquête pratique, l’intitulé de la séquence retenue fait apparaître (pour un codeur informé) d’importantes difficultés : « La violence homophobe favorisée par les opposants au mariage gay ? »
Au premier abord, la dimension de genre (comprise dans une acception large du terme) est manifeste sur le plan sémantique, qu’il s’agisse de « violence homophobe » ou de « mariage gay ». Il est en revanche impossible de renseigner la dimension religieuse si l’on s’en tient à la littéralité de l’énoncé. C’est par le biais de la catégorie « opposants », en s’interrogeant notamment sur leurs motivations (Trom 2018), qu’il devient possible d’ouvrir un questionnement et de se déporter vers le savoir d’arrière-plan que mobilisent les journalistes et leur public. Voyons à présent comment le descriptif déplie l’intitulé de la séquence.
La violence homophobe favorisée par les opposants au mariage gay ? [10.04.2013]
« Stop à l’homophobie ! » : c’est le message qu’on entendra dans les rues de Paris ce mercredi soir. Un rassemblement est prévu à 20 heures, à l’appel d’une cinquantaine d’associations, pour dénoncer la montée des violences verbales et physiques envers les homosexuels, dont s’est fait écho Wilfred de Bruijn. Le jeune homme a été agressé le week-end dernier à Paris avec son compagnon, et il a voulu médiatiser son agression pour dénoncer le climat homophobe qui serait en augmentation en France. Selon SOS Homophobie, les appels de victimes d’homophobie ont été multipliés par quatre depuis le début des débats sur le mariage pour tous. Y a-t-il un lien entre ces débats et cette montée de l’homophobie ? Les anti-mariages pour tous ont-ils une part de responsabilité ? Le débat entre Frigide Barjot, organisatrice de la « Manif pour tous », opposante au mariage pour les couples de même sexe et Nicolas Martin, porte-parole des OUTragés de la République, association en faveur du mariage pour tous.
Suite à l’agression d’un jeune homme et de son compagnon, une cinquantaine d’associations se mobilisent contre l’homophobie. Le descriptif ne fait état d’aucun lien direct avec la « Manif pour tous » : les « anti-mariages pour tous » ne sont pas directement en cause dans cette agression, au sens où certains de ces « opposants » s’en seraient pris physiquement à Wilfred de Bruijn. En revanche, ces militants seraient fautifs d’avoir installé le « climat homophobe » qui aurait libéré cette violence physique. C’est bien le présupposé de la mobilisation associative, mais aussi du cadrage de l’émission qui met en vis-à-vis Frigide Barjot, « organisatrice de la “Manif pour tous” », et Nicolas Martin, porte-parole d’une association favorable au « mariage pour tous ». Le descriptif laisse penser que la première sera appelée à rendre des comptes quant à ce déchaînement de violence, et que le second tentera d’établir, devant le tribunal de l’opinion, une « responsabilité » indirecte. Cette responsabilité tient aux discours que les « anti-mariages pour tous » ont contribué à mettre en circulation, cautionnant une animosité à l’égard des homosexuels. Ce qui nous conduit aux ressorts idéologiques des opposants, et donc à leurs motivations.
À ce stade, il serait possible pour le codeur de cliquer sur le lien audio, afin de vérifier la présence de thématiques religieuses dans l’échange entre le journaliste, Barjot et Martin. Toutefois, ce n’est pas ainsi que nous avons procédé. Les choix de codage que nous avons opérés se rapportent à la façon dont les descriptifs (et donc les journalistes qui les ont réalisés) ont lié certaines catégories à des activités et à des motifs d’actions, ces catégories pouvant – dans un certain contexte et en situation – être vues comme explicatives de motivations (Jayyusi 2010). Trois descriptifs de séquences intervenues précédemment à l’horizon de la « Manif pour tous » éclairent ce point.
Les prières de la discorde [15.08.2012]
La prière qui devrait être lue ce matin dans la plupart des églises de France à l’occasion de la fête de l’assomption n’est pas du goût de tous les catholiques car elle condamne implicitement le mariage homosexuel. Invités : Monseigneur Stanislas Lalanne, évêque de Coutances et Avranches ; Père Dominique Fontaine, vicaire général de la mission de France (une structure de dialogue de l’église avec les non-croyants) ; Christine Pedotti, écrivaine, co-fondatrice de la Conférence catholique des baptisé-e-s francophones (CCBF).
Nous nous trouvons à la veille des manifestations, qui débuteront à l’automne 2012. Le titre de la séquence annonce la dissension au sein de la communauté religieuse. Celle-ci est causée par une prière qui, à l’occasion d’une solennité dédiée à la Vierge, est reçue – par des croyants – comme une condamnation du mariage homosexuel. Le descriptif opère un double travail : d’une part, il traite l’opposition à cette forme de mariage comme une activité-type de l’acteur institutionnel que constitue l’Église catholique. Simultanément, le traitement journalistique se refuse à une opération qui ferait simplement équivaloir le fait d’être catholique et celui de s’insurger contre cette forme d’union entre des personnes homosexuelles. Sont invités à s’exprimer des catholiques, notamment des laïcs, en désaccord avec les injonctions du clergé. Les journalistes donnent ici la parole à une association de croyants progressistes, relativisant au passage la régulation ecclésiale et la confiscation de la catégorie « catholique » par la hiérarchie. « L’angle » choisi par le traitement journalistique vise à souligner, non pas que les catholiques sont opposés au mariage homosexuel, mais bien que certains catholiques y sont favorables, quitte à s’opposer à leurs évêques. Ainsi, la description permet d’identifier des catégories de personnes et des acteurs institutionnels doués de motifs, sans écraser les dissensions au sein de la communauté croyante.
Le mariage pour tous va-t-il couper la France en deux ? [06.11.2012]
Au moment où le projet de loi permettant aux couples de même sexe de s’unir et d’adopter, arrive sur la table du conseil des ministres, le débat prend des allures de combat. La droite et l’Église appellent à manifester contre le projet… Les débats à l’assemblée s’annoncent houleux… Les invités : Christine Boutin, femme politique ; Jean-Luc Romero, président de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité, conseiller régional PS d’Ile-de-France.
L’intention de manifester des partisans de la « Manif pour tous » est déclarée en préfecture le 2 novembre 2012. La première manifestation interviendra quinze jours plus tard. La séquence se tient entre ces deux dates. Ce descriptif opère un travail de catégorisation analogue au précédent, liant des acteurs institutionnels (« la droite et l’Église ») et les opposant à d’autres acteurs de rang similaire, Jean-Luc Romero tenant lieu ici de représentant d’une association favorable au suicide assisté et de la gauche (figurée par le « PS d’Ile-de-France »). De même, la description rapproche ces acteurs institutionnels sur la base d’une même activité, la droite et l’Église étant liées par leur contestation du mariage homosexuel. En revanche, les dissensions internes au catholicisme sont gommées, au risque d’aligner les fidèles sur les positions de leur clergé ; elles sont reportées, comme l’indique le titre de la séquence, sur la communauté nationale, qui est menacée d’être « coup[ée] en deux » par cet enjeu.
Opposition au mariage gay en France, faut-il un référendum ? [13.01.2013]
Quelque 800’000 personnes ont manifesté ce dimanche après-midi à Paris contre le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels, selon le chiffre revendiqué par les organisateurs. La police fait en revanche état de 340’000 manifestants. Face au succès de la manifestation, n’aurait-il pas mieux valu que les Français soient consultés sur le mariage gay par référendum ? Par Mehmet Gultas, le correspondant de RTSinfo en direct du Champ de Mars à Paris, avec les interviews de Roland Dumas, ancien ministre français des Affaires étrangères, et Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg.
De ce dernier descriptif, nous ne pointeront qu’un unique élément : la présence d’un évêque suisse, Charles Morerod, n’a pas besoin d’être thématisée, quand bien même aucun autre élément sémantique ne fait référence à la religion. Il va de soi que l’ecclésiastique peut, sur le plateau, côtoyer un ancien ministre français, Roland Dumas, et répondre aux questions du journaliste. Seule l’association historique entre l’Église catholique et l’opposition au mariage homosexuel peut permettre de saisir ce qui apparaîtrait comme une incongruité sur le plan d’une logique qui s’en tiendrait exclusivement à la sémantique des énoncés.
Coder en ethnographes a donc impliqué, dans notre enquête, de se déporter de la sémantique des énoncés vers les présupposés et les savoirs d’arrière-plan qui permettaient aux acteurs (notamment aux journalistes, invités et auditeurs) de produire l’intelligibilité d’une situation sociale.
Perspectives en tensions : le grain des qualités et le standard de la quantité
Notre volonté de maintenir une perspective d’ethnographes dans le codage des séquences s’est aussi manifestée dans notre défiance à l’endroit des catégories préformées et dans notre ouverture aux vertus épistémologiques de la « surprise » (Genard et Roca i Escoda 2013). Cette défiance a donné lieu à d’intéressants échanges avec les spécialistes de la PlaTec, Marion Rivoal et Loïc Jaouen. Si tous deux ont accommodé avec habileté l’interface Salsah à nos besoins [14], la faisant passer sous les fourches caudines de contraintes logiques et logistiques dont nous n’étions pas familiers, nos échanges reflétaient souvent des différences de perspectives : à nos options d’ethnographes, ils opposaient leur expérience dans la constitution et la gestion de bases de données. Ils se sont malgré tout efforcés de concrétiser nos demandes (évolutives), en s’efforçant de plier l’outil dont ils disposaient aux besoins de notre enquête.
Deux cas viendront figurer les problèmes générés par la tension entre ces deux perspectives, l’une ressortant au jugement ethnographique, l’autre au raisonnement informatique et statistique. Le premier cas se rapporte au codage de ce que l’on a appelé la « Qualité de l’invité », un item anticipé au moment de concevoir la base de données, alors que le second revient sur la formation d’un nouvel item, « Personne au cœur de l’actualité », dont la nécessité nous est apparue au cours du traitement des matériaux.
La ressource « Qualité de l’invité » (cf. l’ill. 2 ci-dessous) a été abordée avec les spécialistes de la PlaTec dès nos premières réunions de travail. Ils nous incitaient à spécifier un lot de catégories standardisées et préformées : nous y résistions. Notre « résistance » avait d’ailleurs surpris nos partenaires de la PlaTec, comme ils nous l’ont expliqué lors d’un entretien dans lequel nous sommes revenus sur notre collaboration : « pour vous c’était mettre la charrue avant les bœufs que de vous demander, dès ce moment-là, d’anticiper sur des listes de valeurs, de vocabulaires contrôlés qui s’appliqueraient, ou non, à vos données. » (Marion Rivoal, 14 janvier 2019). Et si eux-mêmes résistaient à notre « résistance », c’est qu’ils répondaient à d’autres contraintes, relatives à la « pérennité de la base de données » et au confort de la saisie pour les codeurs :
On avait quand même un petit problème par rapport à l’interface, sachant que vous aviez à coder un nombre hallucinant d’émissions, et en sachant que l’interface qu’on vous proposait est une interface générique qui n’était pas du tout façonnable. Donc le travail de codeur, surtout avec autant d’articles, ça peut être multiplié par cinq ou dix si l’outil n’est pas adéquat. Du coup, en sachant que si on ne passait pas par des listes, ça ouvrait d’autres fenêtres, et il ne fallait pas se perdre dans les fenêtres. Il y avait aussi une réflexion sur le fait que ça allait être difficile pour vous. Il y avait une petite inquiétude à ce niveau-là. (Loïc Jaouen, 14 janvier 2019)
En effet, nous tenions à conserver un caractère ouvert et labile à la catégorisation de notre matériau, pour ne pas attenter trop vite aux termes utilisés dans les descriptifs des séquences de Forum. Nous préférions au contraire conserver ces formes en l’état, en recopiant dans les fenêtres de codage les expressions employées dans le bloc de texte qui introduit chaque séquence. Notre fidélité aux énoncés « émiques » se nourrissait d’un triple héritage sociologique : l’analyse ethnométhodologique de la catégorisation (Sacks 1974 ; Bovet, Gonzalez-Martinez et Malbois 2014), la sociologie de la qualification et de la « grandeur » (Boltanski et Thévenot 1991) et l’analyse énonciative (Widmer 2010).
Cet item « Qualité » visait à recueillir les qualités attribuées aux invités, la « grandeur » qui leur était reconnue : leur titre à intervenir publiquement et à occuper une position énonciative privilégiée quant aux sujets d’actualité abordés dans la séquence. Il nous importait d’enregistrer ces qualités, leur variation n’étant pas sans intérêt sociologique. Il s’agissait de documenter, non seulement qui parle, mais aussi à quels titres, et en vertu de quelles qualités reconnues au sein du monde social et par les animateurs des émissions. Par ailleurs, « Qualité » permet de renseigner d’autres choses. L’item ouvre en effet sur une nouvelle fenêtre de codage qui consigne la « Provenance » et l’« Affiliation de l’intervenant » (cf. l’ill. 2). Là encore, une analytique de la position énonciative vise à saisir d’où parlent les invités et au nom de quelle institution.
Nos partenaires de la PlaTec mesuraient combien notre manière de faire pouvait se révéler problématique : notre fidélité aux matériaux et notre refus de les formaliser trop tôt nous faisaient prendre le risque de sacrifier les économies cognitives et les gains en abstraction permis et requis par l’outil – ce que l’on payerait nécessairement au moment du croisement statistique de la quantité des informations recueillies. Nous avons néanmoins conservé notre choix initial. En différant « l’investissement » dans des « formes » (Thévenot 2016) susceptibles de subsumer les notions indigènes dans des catégories analytiques, nous faisions valoir une perspective d’ethnographes, là où nos collaborateurs de la PlaTec nous incitaient à accélérer le processus de formalisation et à le faire au plus vite, au nom d’une « contrainte logique ».
On ne peut pas prévoir une opération sur des données, faire une analyse sur des données dont on n’a pas prévu l’existence en amont (…) Tu ne peux pas traiter une information quand tu n’as pas vu qu’elle était là, à l’origine, et quand tu ne l’as pas ensuite structurée de manière assez fine pour pouvoir l’exploiter systématiquement. (Marion Rivoal, 14 janvier 2019)
À cela s’ajoutait leur souci de « l’utilisabilité » de l’interface, doublé d’un « réalisme » qui nous faisait défaut quant au temps qu’il faudrait pour coder une telle masse de données, dont « le défrichage » lui-même semblait « too much » (Marion Rivoal, 14 janvier 2019). Il s’agirait d’ailleurs d’une sous-estimation fréquente.
De manière générale, dans le temps qui est nécessaire à la saisie, il y a plusieurs choses qui sont sous-estimées par les chercheurs. D’une part, le temps qu’il faut pour définir un modèle de données, ce qui avec vous a été particulièrement vite (...) Et puis le deuxième élément sur lequel ils se méprennent complètement c’est le temps qu’il faut, une fois qu’on est dans l’interface, pour saisir les données, parce que c’est des petites mains qui font la saisie, enfin c’est des mains qui font la saisie (…) Mais du coup, ça s’est très fréquent (…) Et c’est sûr qu’en partant sur l’idée d’encoder ou d’indexer 15 000 notices, alors que seule une fraction est importante pour vous, ça a un côté hyper frustrant pour vous, parce que c’est clairement pas pour ce job que vous avez déposé le projet. (Marion Rivoal, 14 janvier 2019)
Têtus, nous avons néanmoins fait en sorte que le codage de la ressource « Qualité » reste à la hauteur de la variété des mots, titres et qualités mentionnés dans chaque descriptif, sans proposer par avance notre lexique d’analyste, dans une liste préformée. Le descriptif sur la « violence homophobe » permet d’exemplifier la façon dont nous renseignons la ressource « Qualité » : nous tenant au plus près de la notice de Forum, Frigide Barjot et Nicolas Martin sont respectivement qualifiés d’« organisatrice de la “Manif pour tous”, opposante aux mariages pour les couples de même sexe », pour la première, et de « porte-parole des OUTragés de la République, association en faveur du mariage pour tous », pour le second.
Pour autant, les critiques de Marion Rivoal et Loïc Jaouen ont été entendues. Afin de disposer de formes plus générales et uniformes, sans s’éloigner des cadrages propres à l’activité journalistique, nous avons introduit l’item « Expertise ». Ce dernier propose un genre de catégorisation de plus en haut rang, en spécifiant des domaines d’expertise qui sont calés sur les modes de « rubriquage » auxquels est généralement soumise l’actualité (cf. l’ill. 3). Voilà pour le premier cas.
Le second cas concerne la genèse de la ressource « Personne au cœur de l’actualité ». Rejouant la tension entre nos perspectives, il fait mieux ressortir les contraintes logiques et logistiques de l’outil de codage. Ce cas illustre notre désir de ne pas arrêter l’outil dans une forme définitive, afin de pouvoir en réviser continûment les possibilités, au gré de son utilisation et à l’épreuve de l’enquête sur les matériaux – qui se découvrent et que l’on découvre au fur et à mesure. La ressource « Personne au cœur de l’actualité » n’était pas prévue dans le design initial de la base de données. Son ajout nous est apparu nécessaire à l’occasion d’un problème survenu lors d’une première session de codage systématique.
Tandis que nous désespérions de tomber sur des séquences consacrées à des thématiques religieuses, nous nous sommes rendu compte que les journalistes de Forum dédiaient nombre de séquences (échelonnées sur plusieurs mois) à la succession d’un ecclésiastique. Monseigneur Genoud, évêque de Genève, Lausanne et Fribourg, venait en effet de décéder. Cet événement nous a permis d’observer le traitement routinier, sur le format de la chronique, qu’effectuaient les journalistes à propos de la vie des institutions religieuses. Il nous a aussi obligé à traduire analytiquement une évidence que nous connaissions en tant que membres ordinaires de la société, sans avoir anticipé son impact sur notre travail : des personnalités peuvent être présentes dans l’actualité sans être invitées dans l’émission – le cas des défunts est à ce titre paradigmatique.
L’ajout de « Personne au cœur de l’actualité » autorisait à thématiser la présence spectrale de personnages publics agissants, bien qu’absents (et parfois décédés). Ce phénomène était fréquent à l’échelle tant nationale qu’internationale, comme le signale l’échange d’e-mails ci-dessous. Pour l’appréhender, nous avions dans un premier temps proposé à Marion Rivoal d’aménager la ressource « Nom commun et mouvement », en la transformant en « Nom commun, nom propre et mouvement ». S’en est suivie cette correspondance (13.07.2017) relative à un problème « conceptuel » interne à la structure de la base de données et aux liens entre ses différents « objets ».
Nous avons un problème parce que « Nom commun et mouvements » n’est pas une liste mais pointe vers un objet qui s’appelle « Nom commun et mouvements ». Joan, si tu veux renvoyer vers « Nom propre », c’est une nouvelle propriété qu’il faut créer, car tes noms propres renvoient en fait à des personnes (et une personne n’est pas un nom commun ni un mouvement, ce ne serait donc pas juste conceptuellement de tout mettre dans le même sac). Or il existe un objet « Acteur » qui correspond aux personnes. Il faudrait donc modifier la structure actuelle pour avoir une nouvelle propriété qui renvoie vers « Acteur » tout en conservant le travail que vous avez fait jusqu’à présent.
Le même jour, l’un de nous répond :
Je comprends le problème conceptuel que tu poses ici. Mais je ne suis pas sûr que l’on puisse utiliser tel quel l’objet « Acteur » pour les cas que j’évoquais précédemment, car les noms propres dont je parlais renvoient à des personnes physiques dont il est question dans l’actualité, et non à des intervenants qui témoignent ou sont interviewés dans l’émission. Que faudrait-il faire, selon toi, pour avoir un endroit où déposer ces noms propres récurrents (Ban Ki-Moon, Ben Ali, Asad, Benoit XVI, et cetera) ?
C’est en résolvant ce problème technique – relatif à la structure « conceptuelle » [15] de la base de données – que Marion Rivoal en est venue à trouver le nom de cette nouvelle ressource, « Personne au cœur de l’actualité ».
Je comprends que les « Acteurs » et que les personnes mentionnées dans les émissions ne doivent pas être traitées sur un pied d’égalité. Si j’avais su cela avant, j’aurais proposé une solution plus élégante [16], mais à présent que vous avez commencé la saisie et que vous avez pas mal de personnes, je propose :
- de créer un nouvel objet « Personnes dans l’actualité » (…)
- avec les propriétés Nom, Prénom (…)
- de créer une nouvelle propriété dans Séquence du type « Personnes au cœur de l’actualité » (…) qui renverra vers l’objet « Personnes dans l’actualité ».
Mais cette solution, encore très élégante, suscitait de nouveaux problèmes, d’ailleurs anticipés par Marion Rivoal lors d’échanges antérieurs. D’où, notre réponse :
Pour les propriétés des « personnes au cœur de l’actualité », l’une des questions à résoudre, c’est l’ampleur des informations à fournir. Donner leur fonction ou statut semble nécessaire, mais il faudrait que des modalisations soient possibles : par exemple, selon les séquences, cela fait une différence que Kadhafi soit vivant ou mort ; ou encore que le responsable du diocèse de Lausanne, Genève, Fribourg soit pressenti au poste ou qu’il soit déjà en place, etc. En anticipant sur les séquences à venir, en 2011, le dessinateur Wolinski de Charlie Hebdo est nommé dans une séquence (en raison de réactions à l’une de ses déclarations après l’incendie criminel des locaux du journal) ; évidemment, on imagine que le personnage reviendra ensuite souvent dans l’actualité, mais pour son assassinat (c’est sa mort qui importera alors).
Il faut donc que l’on puisse distinguer selon que les « personnes au cœur de l’actualité » sont vivantes ou mortes, occupent tel ou tel poste ou fonction, ou n’occupent plus tel ou tel poste ou fonction. C’est d’ailleurs un truc que l’on avait mal anticipé (…) : il s’avère qu’un grand nombre de séquences tournent autour de la nomination et/ou du départ de tel ou tel personnage public (que ce soit à l’issue d’élections, d’un départ à la retraite, de changement d’affectations, etc.).
La ressource s’est finalement complexifiée. Elle intègre à présent une variété de cas autour de la « fonction/statut » (« en fonction », « ancien », « candidat/pressenti », « sortant/démissionnaire »), et renseigne l’état physique (« en vie », « oui », « non », « indéterminé ») de la « personne au cœur de l’actualité » (cf. l’ill. 4 ci-dessous).
« Base de données » ou « de faits » ?
Plusieurs incidents ont émaillé le premier volet de notre enquête : la disparition de pans entiers de matériaux initialement présents sur les pages web de la RTS ; les interrogations relatives à une opération simple, en apparence, soit la façon de déterminer (par la sémantique ou le savoir d’arrière-plan ?) si une séquence relève des thématiques « genre » ou « religion » ; les tensions entre l’attention ethnographique au grain des termes mobilisés par les acteurs et l’impératif de standardisation/formalisation inhérent à la logique et à la gestion informatique de la base de données. Raisonner en ethnographe signifie réfléchir à la variété des cas, mais aussi au fait que l’apparente contingence des situations révèle des configurations fondamentales. Et si l’ethnographe est familier de l’induction analytique, il gardera à l’esprit que, tout comme le nuage de points sur un graphique peut laisser deviner une tendance, l’articulation des descriptions est susceptible de générer un argument à visée explicative (Katz 2010).
De ces incidents, nous retiendrons deux observations. La première tient au fait que raisonner en ethnographes revient à se situer – difficilement – dans un lieu à l’articulation entre, d’une part, les savoirs pratiques des acteurs sociaux et, d’autre part, la logique formelle qui caractérise la conception d’un modèle de données et le raisonnement statistique. Les extraits issus de notre terrain documentent combien nous n’avons cessé de nous heurter à ces deux façons d’appréhender le monde social, celle des « membres de la société » (Garfinkel 2007) et celle des concepteurs d’outils formels. Pourtant, le raisonnement ethnographique ne saurait se réduire à aucune des deux, une telle réduction rendant impossible la restitution des conditions et des opérations de constitution de la réalité sociale.
La seconde observation, plus concrète que la précédente, en constitue le corollaire. Rappelons ici que le statut de ce qu’est une « donnée » n’a cessé d’être mis à mal au cours de l’enquête. Les journalistes et l’archiviste de la radio ne voyaient pas l’intérêt que nous pouvions porter à ces descriptifs d’émissions, un matériau qu’ils considéraient jetable sans que cela constitue une perte irréparable. Quant aux spécialistes de la PlaTec, ils se montraient tout aussi dubitatifs à l’égard du scrupule dont nous faisions preuve au moment de capter le lexique des acteurs, attirant notre attention sur le fait que nous risquions de ruiner les vertus de formalisation et de calcul de l’outil informatique. Sans s’être consultés, et pour des raisons différentes, acteurs sociaux et collaborateurs scientifiques étaient d’accord : en quoi ce matériau, ressaisi de la sorte, pouvait-il constituer une « donnée » ? Notre réponse tenait à une intuition pragmatiste (Dewey 1993) : c’est la forme de notre enquête, et donc notre questionnement sur l’embarras de la parole religieuse au moment de résonner dans l’espace public, qui constitue ces descriptifs en nos données – à cet égard, et pour cet usage, parfaitement significatives [17].
Cette observation suscite un questionnement stimulant à l’égard de l’open data, malgré le fait que notre « base de données » sera mise à la disposition de collègues au terme de notre investigation. Ce partage, promu par les instances nationales de recherche, prétendrait livrer à des usages à venir, mais non spécifiés, une somme de données indépendamment du questionnement qui leur a conféré ce statut. D’où notre interrogation : comment un matériau arraché aux enquêtes antérieures qui ont conduit à le récolter et à lui donner tant forme que sens pourrait-il se révéler immédiatement significatif ? Si les « données » sont ce que produit une enquête [18], peut-être vaudrait-il la peine de rebaptiser les plateformes informatiques censées les accueillir et les pérenniser au moment où s’achève la recherche qui les a collectées, mises en forme et faites entrer dans un argument, pour parler, plus modestement, de « bases de faits », « faits » qui « ne forment qu’un tas d’éléments disparates et insignifiants » à moins qu’une nouvelle enquête « ne les relie les uns aux autres en un tout intelligible » (Dewey 2018 : 366).