Une crise relative à l’enquête de terrain, personnelle comme politique ou théorique, peut permettre aux ethnographes d’approfondir leur compréhension des gens auxquels ils s’associent, ainsi que de la violence qu’ils étudient. [1](Nordstrom et Robben 1995 : 14).
Les études anthropologiques sur la violence en Amérique Latine sont souvent centrées sur la façon dont la violence urbaine est vécue et perpétrée, sur ses causes, ou sur la manière dont les gens la vivent (Auyero et Berti 2015, Auyero, Burbano de Lara et Berti 2014, Arias et Goldstein 2010, Caldeira et Holston 1999, Goldstein 2003, Green 1995, Robb Larkins 2015). Il est en revanche moins commun de s’attarder sur la façon dont les expériences relatives à la violence sont susceptibles d’enrichir nos approches du travail de ’terrain’. Des études ont montré comment la violence impose des défis méthodologiques (Wheeler 2009, mais les opportunités de réflexion épistémologique qu’offre la violence vécue sur le terrain sont encore peu exploitées. Si l’on s’accorde à dire que la théorie émerge de l’empirie (Feldman 1991), alors une expérience partagée de violence sur le terrain crée des relations avec nos informateurs d’un type particulier, que cet article a pour objet de documenter.
Dans cet article je présente des expériences tirées de mon travail de terrain à Fortaleza, au Brésil, la façon dont j’ai vécu la violence, l’impact qu’elle a eu sur mes relations avec mes informateurs sur le terrain, et sur mon projet de recherche. La première partie du texte traite des limites de l’anthropologie engagée, telle qu’inspirée par ce terrain sensible (Bouillon et al. 2005). La deuxième réflexion a trait aux politiques de représentation en anthropologie. Je soutiens en effet que l’expérience de la violence conduit à des réflexions épistémologiques qui peuvent transformer le projet de recherche.
Contexte : terrain surprise, terrain sensible
J’arrivai à Fortaleza, au Nord-est du Brésil, en 2015, pour mener ma recherche de thèse en anthropologie sur l’impact social et la valeur symbolique de la monnaie locale Palma, projet implémenté par la Banque Palmas [2]. Alors que je cherchais un endroit dans le quartier Conjunto Palmeiras où m’intégrer pour pouvoir observer la vie quotidienne, les employées de la Banque Palmas me demandèrent si je ne voulais pas enseigner l’anglais aux femmes et aux jeunes de la communauté.
Travailler durant un an comme professeur d’anglais m’ouvrit les portes sur une série de problèmes locaux qui, au cours du temps, donnèrent un nouveau contour et une nouvelle raison d’être à ma recherche. Ces perspectives, ainsi que la découverte progressive de la ville à travers mes trajets en bus et mes nouvelles amitiés, me permirent de connaître Fortaleza plus en profondeur.
Mon observation participante au sein de la Banque Palmas me permit de comprendre comment les habitants de Conjunto Palmeiras se situaient par rapport aux nombreux chercheurs venus, comme moi, pour comprendre le « miracle » de la monnaie locale (Lopes Paulino 2011, Meyer 2013, Taumaturgo de Sousa 2011, Seyfang et Longhurst 2013). Le fait d’enseigner l’anglais, et donc de contribuer avec mes compétences au succès de l’ONG, mena une activiste locale à remarquer, soulagée : « Alors tu n’es pas une anthropologue classique... ». Cela voulait dire que je n’étais pas une chercheuse de plus qui allait interroger les membres de la communauté sur les impacts positifs de la Banque Palmas dans leurs vies, pour écrire une autre história de sucesso (success story) sur la ’favela’ qui avait créé sa propre banque, tout en ignorant la persistance de la pauvreté et de la violence urbaine. Cette lassitude exprimée par mes informateurs vis-à-vis du ’tourisme académique’ me convainquit de remettre en question ces discours reproduits par les employé.e.s et les bénéficiaires de la Banque Palmas pour nous, gringos ravis par ces histoires pleines d’espoir, que l’on s’empresse de présenter lors de conférences académiques occidentales, cédant ainsi à des tendances populistes et post-colonisatrices (Agier 1997).
Entre janvier et octobre 2015, je donnai des cours d’anglais au public bénéficiant des projets d’économie solidaire de la Banque Palmas : des jeunes et des femmes du quartier à faible revenu. La salle de cours devint en quelques semaines un endroit où lier des amitiés, discuter des événements ayant eu lieu pendant le week-end, en particulier des vols et des décès, échanger des avis sur le marché local de légumes et de médicaments, etc. Ces activités devinrent rapidement centrales, au point que le fait d’apprendre l’anglais, une occupation située entre divertissement et formation professionnelle, était devenu secondaire.
Durant toute cette période, ma connaissance de la ville et du quartier fut complétée par mes trajets quotidiens en bus. En 2015, je faisais ainsi la navette entre mon lieu de résidence, dans un quartier récemment gentrifié, et Conjunto Palmeiras. Pendant les premiers mois, avant que je me fasse quelques amis parmi les chauffeurs et les collecteurs de billets, on me regardait avec une certaine surprise, comme si j’étais perdue. Une fois, une adolescente me demanda même conseil concernant sa grossesse. Elle était enceinte de quelques mois et voulait accoucher naturellement, mais son médecin lui avait recommandé une césarienne. Elle m’avait vue auparavant à la clinique locale, donc j’étais sans doute médecin. Qu’est-ce qu’une femme blanche pouvait faire d’autre dans ce quartier ? Comme les cliniques locales sont parfois en sous-effectif et toujours en manque de médicaments, l’accès à un médecin demande souvent la mise en place de passe-droits et l’activation d’un réseau entier de contacts, d’amis, de membres de la famille, de voisins et de connaissances. J’expliquai à l’adolescente que j’étais anthropologue... mais sans que cela ne fasse visiblement sens pour elle. Finalement, après notre courte mais intense conversation, nous nous liâmes d’amitié et nous virent régulièrement pendant l’année que je passai à Fortaleza. Ces rencontres quotidiennes ne représentent que quelques exemples qui illustrent comment sont vécues les divisions sociales sur mon terrain. Dans le volume Terrains sensibles : expériences actuelles de l’anthropologie, Florence Bouillon et ses collègues décrivent les terrains sensibles comme des terrains « qui portent sur des questions pratiques illégales ou informelles, des individus faisant l’objet d’une forte stigmatisation et sur des situations marquées par la violence, le danger/ou la souffrance » (2005 : 13-14). Après quelques semaines, il devint clair que mon terrain était aussi un terrain sensible, au sein duquel la pauvreté et la violence urbaine faisaient partie de la vie quotidienne.
La ’découverte’ et l’expérience de la violence sur le terrain
Comprendre la violence devrait faire l’objet d’un processus de changement et de réévaluation au cours du travail de terrain et de l’écriture, parce qu’il est non seulement irréaliste, mais aussi dangereux d’aller sur le terrain avec des explications déjà établies de la violence afin de ’trouver des vérités’ pour soutenir nos théories. [3] (Nordstrom et Robben 1995 : 4)
Aucune des études que j’avais lues sur l’économie sociale ou solidaire n’avait mentionné ce qui, au Brésil, donne forme au quotidien : la violence urbaine. Une fois sur le terrain, ce sujet semblait trop important pour être ignoré. L’expérience des formes de violence structurelles dont je fus témoin à travers les histoires de souffrance et de pauvreté de mes élèves dans la salle de cours, fut complétée par celle, plus commune, de la violence urbaine manifestée par des vols ou des conflits de territoire entre gangs, comme le montrent ces deux extraits de mes notes de terrain :
Vendredi 23 janvier 2015
Je suis rentrée à la maison fatiguée, stressée, effrayée... J’ai besoin de mon espace, je me sens oppressée par les histoires qui m’ont envahie à partir de la semaine passée. Je me sens irritable. Je me suis réveillée dans la peur, en entendant des bruits dans la maison. (...) Je deviens paranoïaque. Je me sens tellement fatiguée qu’à la fin de la journée je suis très vulnérable.Mercredi, le 11 février, 2015
Je prends le bus pour aller à Parangaba [un quartier voisin] et près du terminal de bus j’entends des coups de feu. Et quelques secondes après, un enfant pleurant. J’ai peur parce que le bruit semble venir d’un endroit près du bus. Personne ne réagit et je me demande si je suis paranoïaque.
Outre la peur qui prend peu à peu une place grandissante dans ma vie, ces notes de terrain illustrent aussi la fréquence de ces événements, ce qui peut expliquer la passivité dont les autres personnes qui voyageaient dans le bus firent preuve.
Les anthropologues, les philosophes et les chercheurs en sciences sociales ont tenté de théoriser la violence à de nombreuses reprises. Selon Caroline Nordstorm et Robben Antonius :
La violence n’est pas une action, une émotion, un processus, une réponse, un état ou une conduite. Elle peut se manifester comme réponse, conduite, actions et autres mais les tentatives de la réduire à un noyau essentiel ou à un concept sont contre-productives, parce qu’elles réduisent une dimension de l’existence humaine et amènent à présenter les manifestations culturelles de la violence comme naturelles et universelles. [4](1995 : 6).
De plus, tout comme la peur, la violence semble être l’une des expériences que l’on reconnaît dès qu’on la voit (Green 1995). En effet, dans mes notes de terrain, la violence n’est jamais définie ; elle est seulement nommée et décrite telle qu’elle est vécue. Deux ans plus tard, en 2017, en demandant aux habitants de Conjunto Palmeiras ce qu’était la violence pour eux, ils nommèrent fréquemment une série de faits : agressions, vols, mort ; mais au fond, c’était plutôt l’atmosphère constante de peur, qui faisait partie de la vie quotidienne, que mes amis et moi appelions ’violence’ dans les conversations courantes. À cela s’ajoutait l’incapacité de la plupart des habitants à contrôler le présent ou le futur.
En discutant de son expérience de terrain dans des endroits ’dangereux’, comme le Paraguay des années 1970 ou la Colombie, Jenny Pearce décrit le côté viscéral de ce type de travail, par exemple le serrement presque douloureux de l’estomac (Pearce et Loubere 2017). De la même façon, à propos de son expérience au Guatemala dans les années 1980, Linda Green raconte que les rêves de torture ou de disparition étaient courants, faisant partie de la réalité constante sur le terrain (1995). L’expérience de la peur crée des marques physiques mémorables : un vide dans la poitrine, un serrement dans la gorge, le pouls qui accélère. Le pouvoir structurel de la violence se manifeste par sa présence dans la vie quotidienne, mais aussi par sa continuation pendant la nuit, pénétrant tout espace qui pourrait échapper à la peur, vécue continuellement jour et nuit, comme illustré dans ma première note de terrain.
Parfois sur le terrain nous sous-estimons le danger, car nous savons que notre séjour est temporaire et qu’il prendra fin quand nous aurons achevé l’enquête et que nous partirons (Pearce et Loubere 2017). Nous sommes aussi préoccupés par la conduite de la recherche et par son avancée. Sur mon terrain, je pensais souvent au plan de ma recherche et aux entretiens que j’allais faire, et moins à la violence et à la peur qui m’accompagnaient dans mon travail quotidien. Ce n’est qu’une fois le terrain terminé que j’ai réfléchi aux notes de terrain présentées ici, et que je remarquai la fréquence de ce type d’expérience et de ce ressenti. La question de la temporalité en lien avec le vécu de la violence est mise en évidence par le travail de Saskia Simon au Guatemala qui, en utilisant le concept de co-temporalité, discute de la façon dont le chercheur, dans un va-et-vient entre le terrain et son lieu d’ancrage, porte avec lui plusieurs temporalités (Simon 2016). La peur sur le terrain est redoublée par l’incapacité d’en discuter librement et par la culpabilité d’avoir toujours la possibilité de partir, de déménager, de quitter le projet, de rentrer dans nos pays. Cette option, qui manque à ceux qui doivent vivre avec la violence en permanence, renforce souvent sur le terrain la relation de pouvoir qui nous sépare de nos collaborateurs.
Un autre défi, cette fois-ci intérieur, s’impose dans nos tentatives de comprendre la peur et la violence : le pouvoir de la violence, qui nous empêche de croire à nos sens et nous force à vivre dans un déni presque schizophrène. Ai-je vraiment entendu des coups de feu ? Y a-t-il vraiment un enfant qui pleure ? Peut-être pas, si personne ne réagit. Linda Green indique que la « routinisation [de la violence] permet aux gens de vivre dans un état de peur perpétuel avec une façade de normalité, en même temps que la terreur pénètre et détruit le tissu social [5] » (1995 : 108). Par conséquent, ce n’est qu’après le terrain, en regardant les nombreuses références aux situations de violence parmi mes notes de terrain et au sein des entretiens recueillis, que je me suis rendu compte de l’importance de celle-ci, comme si les faits, une fois écrits, avaient acquis plus de légitimité ou de véracité que mon propre vécu sur le terrain ou que mes souvenirs, des mois après.
Le vécu partagé de la violence et sa force transformatrice des relations sociales
La violence et, par conséquent, la peur ressentie durant les premières semaines de mon travail de terrain furent des expériences vécues individuellement, peu partagées avec mes ami.e.s sur le terrain. D’un côté, comme je l’ai déjà mentionné, je ne faisais guère confiance à mes sens ; de l’autre, m’ouvrir à mes informateurs et à mes informatrices à ce sujet aurait pu représenter, comme je le pensais à ce moment-là, un signe de vulnérabilité que j’avais honte de dévoiler aux autres. Je craignais aussi que me plaindre puisse être considéré comme déplacé par mes amis sur le terrain, puisque cette violence constituait leur quotidien, tandis que pour moi elle n’était qu’une expérience à durée limitée. Cette situation, en revanche, changea au cours du temps, au fur et à mesure de mon immersion dans la vie quotidienne de Conjunto Palmeiras, et lorsque l’expérience de la violence devint une expérience collective. Cela s’explique par les relations plus intimes que je tissai avec mes nouveaux amis brésiliens, au fil du temps passé ensemble à la Banque Palmas ou dans la salle de cours. L’extrait suivant, tiré de mes notes de terrain, huit mois après mon arrivée, illustre cette transformation :
Mercredi 5 août 2015J’ai passé toute la journée dans un quartier voisin. Une fois arrivée à la maison, j’ai vu qu’on m’avait laissé quelques messages. Mes amis me demandaient d’entrer en contact avec Gabriel, l’un de mes meilleurs amis sur le terrain ; lui-même m’avait envoyé aussi un message, m’annonçant que son frère avait été tué. Je l’ai appelé et il m’a répondu en larmes. La situation était assez tendue, il m’a raconté que le gang qui avait tué son frère était en train de fêter sa mort dans la rue où ils habitent.
Ça fait mal, je pleure. Le lendemain matin je me sens pareil à un sac plein de roches – lourde, avec un poids dedans, dans ma poitrine. Je prends le bus et j’arrive à Palmeiras. (...) Chez lui, on sent une souffrance qui fait mal partout. Dans le petit jardin devant la maison, une poupée blanche aux cheveux courts est perdue dans la boue. La mère, assise sur une chaise devant la maison, accueille les gens avec Gabriel debout à ses côtés. C’est la même mère qui m’a raconté il y a quelques semaines comme elle craignait cet événement inévitable. Je ne peux rien dire. Je les embrasse et on pleure ensemble. En fait, ce sont plutôt eux qui me consolent que le contraire. Mon corps tremble. Dans la chambre, un cercueil garde le corps d’un jeune homme de mon âge, entouré par des chaises en plastique et par la famille, les amis, les voisins. La douleur a envahi tout mon corps et mon esprit est bloqué. La porte d’entrée avec des petits trous... Une maison sans fenêtres, sans rien sur le sol, quelques pièces de mobilier... On aurait dit que la souffrance avait pénétré aussi bien les objets que les gens (...) Deux petits enfants courent sans soucis parmi les gens. Dans la rue, les gens regardent le bus et la famille en train d’accompagner le frère de mon ami sur son dernier chemin. Deux heures de route, de silence et de douleur. Un silence profond et de nouvelles larmes, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus.
Il est difficile de dire si les relations établies sur le terrain auraient pu être aussi fortes sans l’expérience commune de tels moments, ce qui mène à interpréter la violence comme une force également créatrice de liens sociaux, de par le type d’intimité et d’intensité qu’elle permet paradoxalement de développer. Toutefois, si ces événements renforcèrent mes liens avec mes nouveaux amis, il était également nécessaire de pouvoir répondre à cette question ethnographique essentielle : ’Que faire avec tout ça ?’, ou comme le dit Nancy Scheper-Hughes, « pourquoi les anthropologues et l’anthropologie sont-ils dispensés de la responsabilité humaine de prendre une position éthique [et même politique] face aux événements historiques, alors que nous avons le privilège de pouvoir en témoigner ? » [6] (1995 : 411). Dans ce cas, en quoi consiste ce type de position éthique et politique ? À ma responsabilité morale individuelle, s’ajoute une responsabilité morale envers les participants à mon projet de recherche. En effet, si dans la première partie de mon terrain la peur fut une expérience solitaire, cette situation changea dans les mois suivants.
Face à ce contexte de recherche et aux questions éthiques qui émergent de ce terrain sensible, je propose d’envisager deux types de réponses. La première consiste à mobiliser une anthropologie engagée ; l’autre, qui est celle à partir de laquelle je décidai de rendre compte de cette réalité, renvoie à l’écriture ethnographique.
Terrain sensible et anthropologie engagée
Malgré le manque de consensus parmi les anthropologues concernant une définition précise de l’anthropologie engagée, il existe aux États-Unis une multitude de pratiques se réclamant de cette posture (Low et Engle Merry 2010). Selon Low et Engle Merry (2010), le soutien à travers des relations sincères et la critique sociale font partie des pratiques d’anthropologie engagée. Dans la tradition française, Michel Agier distingue trois étapes dans l’histoire des relations que les ethnographes ont pu entretenir avec leurs terrains de recherche : l’élitisme de l’ethnologie classique, qui considère comme seuls informateurs légitimes les détenteurs du pouvoir local ; le populisme des années 1940- 1970, lorsque les intellectuels découvrirent le « peuple » ; et le corporatisme ou « anthropologie utilitariste », marqués par une ’demande sociale’ à laquelle l’anthropologue répondrait avec ses compétences culturelles. Agier propose comme alternative un engagement raisonné, concrétisé par le fait « d’être présent et de répondre aux demandes et sollicitations, tout en évitant les trois pièges cumulés de l’élitisme, du populisme et du corporatisme » (1997 : 27). J’ajouterai à cela le devoir et la responsabilité de préserver la dignité de nos interlocuteurs en créant des espaces pour que leurs voix et leurs points de vue soient entendus. Dans le passage qui suit, je discute de la façon dont j’ai intégré cette manière de concevoir l’anthropologie engagée dans mon travail de recherche et d’enseignement. Ce parti pris consiste d’une part à créer un espace pour que nos participants puissent se représenter eux-mêmes, sans avoir à recourir à des intermédiaires. Il concerne d’autre part le processus de co-interprétation des données et de la réalité du terrain.
Un premier exemple de mise en pratique de ce parti pris peut consister à inclure les participants à nos recherches dans le processus d’enseignement. En 2019, par exemple, je donnai un cours sur les droits de l’homme au Brésil pour les étudiants du Master « Certificat en Droits Humains », de l’Université d’Arizona. Dans le cadre de ce cours, j’invitai chaque semaine les activistes et les membres de mon réseau de contacts à Fortaleza à donner une conférence en ligne sur des thématiques en relation avec les droits de l’homme et le contexte politique local et international. Dans ce contexte, un prêtre catholique discuta des interventions et des réponses données par l’ONG qu’il dirige à la question de la violence urbaine et de la santé mentale, ainsi que de la situation actuelle du quartier en lien avec les politiques publiques existantes. Dans les semaines qui suivirent, trois femmes, des activistes locales, discutèrent à partir de leurs domaines d’expertise professionnelle de la question raciale, de l’éducation et de la situation des gens qui vivaient dans la rue. Du côté des activistes, cette expérience leur permit d’éclairer le public américain sur la réalité politique du pays, ancrée dans la vie quotidienne. Comme le fit remarquer une activiste, l’expérience leur permit également de « dire les choses telles qu’elles [étaient] », sans avoir passé par les intermédiaires que sont les chercheurs locaux, européens ou américains, les médias, ou les grandes ONG, souvent représentées dans les travaux des chercheurs.
À côté de cela, les étudiants eurent l’occasion d’entrer directement en contact avec la réalité du lieu qui les intéressait. Le dialogue amena souvent à aborder des aspects des droits humains qui étaient moins connus des étudiants, mais qui faisaient depuis longtemps partie de la réalité de Fortaleza, comme le tourisme sexuel ou l’exploitation des jeunes des milieux précaires. Les conversations furent enregistrées et souvent citées par mes étudiants dans leurs travaux pour ce cours. La plupart des étudiants me demandèrent que je les mette en contact avec les personnes qui avaient été invitées à prendre la parole dans le cadre du cours. Certains d’entre eux préparèrent même des entretiens avec eux pour leur projet de fin de cours - un article de fond sur un sujet en lien avec les droits de l’homme. Un de ces articles est sur le point de paraître dans un livre collectif sur les droits de l’homme et un autre est en cours de préparation pour un journal traitant de la justice sociale.
Pour conclure, le dialogue entre les étudiants et les activistes locaux de Conjunto Palmeiras créa un pont entre les étudiants des États-Unis et les activistes brésiliens. Au regard du contexte politique qui a marqué ces pays en 2019, ce cours permit de faire émerger un échange d’idées et le partage d’expériences sur le populisme, ses causes, ses manifestations ainsi que la manière dont il était vécu et ressenti sur le campus et dans la vie quotidienne.
La nature du terrain limite souvent les formes d’engagement possibles. Malgré l’importance de l’éthique mise en exergue par Nancy Scheper-Hughes (1995), notre présence sur le terrain peut parfois porter préjudice à nos participants, au statut qu’ils occupent dans leurs communautés, voire mettre leur vie en danger. Dans le cas de Conjunto Palmeiras, discuter de la question de la violence ouvertement, à travers l’écriture anthropologique, qui aujourd’hui circule plus vite que jamais, pourrait porter préjudice à l’intégrité sociale mais aussi physique des enquêtés, dans la mesure où il s’agit d’un quartier relativement petit pour une ville latino-américaine (environ 40.000 habitants). Luke Eric Lassiter souligne l’importance de l’ethnographie collaborative comme forme d’anthropologie engagée. Il décrit l’ethnographie collaborative comme une « approche ethnographique qui insiste de manière délibérée et explicite sur la collaboration à chaque moment du processus ethnographique, sans la cacher – de la création du projet, jusqu’au terrain et, particulièrement à travers le processus d’écriture » (2005 : 16). Considérant l’impossibilité de ce type d’engagement dans le contexte de mon terrain, où les enquêtés restent vulnérables - même si la plupart d’entre eux sont étudiants et bénéficient d’une certaine protection et d’un certain soutien au sein de leur communauté -, j’ai toutefois jugé important de pouvoir dialoguer autour du travail de chacun. Deux des participants à cette recherche terminent respectivement leurs études de master et de doctorat dans des universités brésiliennes. Depuis 2015, nous avons engagé un échange intellectuel et académique sur différents aspects de la vie quotidienne à Conjunto Palmeiras. À travers ce dialogue, nous lisons et révisons nos travaux respectifs, articles, thèses de master et de doctorat, coconstruisons des interprétations sur les événements locaux, échangeons des idées de lectures, ainsi que nos interprétations des évènements politiques locaux et nationaux, tout en gardant un esprit critique par rapport à l’impact que notre écriture peut avoir sur la vie du quartier et ses habitants. Par exemple, nous discutons ensemble des implications d’une critique des ONG locales, des relations qu’entretiennent les leaders avec les partis politiques, ou de la présence et des liens que peuvent entretenir certains trafiquants avec les habitants du quartier.
Les politiques de représentation du terrain sensible et de la violence
Après quelques temps passés sur le terrain, il était devenu clair que pour avoir une image plus complète et approfondie du quartier, je devais apprendre à le connaître par d’autres biais que celui de la Banque Palmas. Peu après le début de mon terrain, un ami me mit en contact avec une agente de santé qui travaillait dans l’une des cliniques locales. Je passai alors la première partie de la journée avec elle et des collègues, avant d’aller donner des cours d’anglais l’après-midi. Cette approche n’était pas très commune parmi les chercheurs venus à Conjunto Palmeiras. Les agents de santé me parlaient souvent de leur frustration concernant l’image du quartier projetée par les médias et les chercheurs locaux et internationaux, qui s’appuyait souvent sur la voix d’une seule organisation locale. Selon eux, cette construction était problématique parce qu’elle se contentait de présenter le quartier et son histoire du seul point de vue du succès de sa banque : « Voici la favela où les gens sont tellement créatifs qu’ils ont créé leur propre banque ! ». Cette histoire occulte en effet le fait que le quartier reste la région la plus pauvre de la ville, avec de fortes disparités sociales.
Certains habitants, notamment les participants aux mouvements sociaux anciens, sentaient aussi que la « luta », c’est-à-dire la lutte ancienne pour le droit d’accès à des biens publics, menée notamment par le mouvement de la théologie de libération dans les années 1970 et 1990, était aujourd’hui réappropriée par la Banque Palmas. Beaucoup d’habitants étaient mécontents de la représentation univoque qui était véhiculée sur leur quartier par l’ONG, qui se préoccupait de la micro finance ou des monnaies alternatives, mais ignorait souvent la question de la violence ou l’existence de la pauvreté extrême, pourtant si présentes dans la vie quotidienne de la plupart des habitants.
À cette représentation du quartier comme « história de sucesso », s’ajoute le filtre individuel des chercheurs, chacun ayant ses propres objectifs et croyances. Les chercheurs locaux parlaient de cette histoire de création de banque avec fierté, la présentant parfois comme une victoire de l’anticapitalisme (Lopes Paulino 2011, Taumaturgo de Sousa 2011) ou comme une solution aux inégalités sociales et à la pauvreté urbaine existantes au Brésil (Singer et Ricardo de Souza 2000, Singer 2009, Singer 2013). Les chercheurs internationaux soulignaient la mobilisation et la capacité d’autogestion des habitants, tout en romançant leur pauvreté (Lemaitre et Helmsing 2012, Miller 2006). Dans ces travaux, l’accent est mis sur les ressources des habitants en ignorant les conflits qui existent entre les leaders locaux et la présence du clientélisme politique, et qui contribuent à la pérennisation de cette pauvreté. Cette dernière n’est pas analysée comme un problème systémique mais sous l’angle d’un capital de réseaux sociaux d’entraide que les habitants mobilisent pour s’organiser, en ignorant le contexte qui la soutient. Quant à moi, il m’arriva souvent pendant les entretiens d’être interrompue par quelqu’un qui me demandait : « Écris-ça dans ton travail ! » – comme quand on me raconta comment les habitants n’avaient plus le courage d’envoyer leurs enfants à l’école, par peur que l’école soit envahie par les membres des bandes locales ; ou que les inondations les laissèrent sans abri pendant la saison des pluies. C’était cette image du quartier que je devais transmettre, ce point de vue particulier, souligné dans l’entretien, pour rendre justice à ces expériences que l’on était en train de me livrer.
Ces épisodes me poussèrent à réfléchir sur l’image du quartier que j’allais véhiculer à travers la restitution de ma recherche ethnographique, et sur l’impact que cela pourrait avoir sur la population locale. Quel Conjunto Palmeiras
allais-je donner à voir : celui où la pauvreté et la violence perduraient, ou celui qui avait trouvé des solutions à ses propres problèmes ? Comment allais-je éviter d’écrire une énième ethnographie de la violence et de la pauvreté de la ville latino-américaine ? Enfin, comment allais-je discuter de mon propre positionnement sur ce terrain ?
La nature de ce terrain, ainsi que l’état de l’art sur les politiques de représentation en anthropologie, soulevaient trois défis de représentation : (i) la représentation des voix locales, (ii) la tentation d’essentialiser le terrain, et (iii) la représentation de l’anthropologue. Gabriela Vargas-Cetina (2013) remarque que l’écriture, la publication et la performance sont trois formes de représentation en anthropologie qui ont des implications sur les populations dont on parle, sur les anthropologues en tant qu’individus, mais aussi sur l’anthropologie comme discipline. Elle souligne également le rôle politique et les effets de ces représentations sur la construction sociale des narrativités et des stéréotypes. La ville latino-américaine est notamment connue en anthropologie à travers des ethnographies qui soulignent la croissance chaotique de la ville et son impact sur la vie des catégories historiquement défavorisées (Lomnitz 1977, Perlman 1979), l’écart entre la loi et l’accès aux droits des plus vulnérables (Caldeira 2001, Caldeira et Holston 1999), le clientélisme politique et son lien avec la pauvreté urbaine (Auyero 2001, Auyero 2012), la question de la violence et ses incidences sur le fonctionnement de la ville (Salazar 1990) ainsi que les stratégies mises en place pour y résister (Goldstein 2003, Penglase 2014). Comment dépasser ces formes d’essentialisation de la ville ?
De même, en prenant comme exemple les mouvements indigènes au Brésil, Beth Conklin (2013) suggère que la médiatisation politique de l’activisme indigène consiste en des représentations basées sur un essentialisme stratégique qui est à la fois un outil (pour le changement social de ces communautés) et un piège. Ainsi, les représentations positives ont créé de nouvelles formes de solidarité entre ces populations, mais les représentations idéalisées ont souvent travaillé contre les intérêts de ces groupes. De la même manière, la présentation des populations historiquement marginalisées en contexte urbain a oscillé entre représentations d’une résistance souvent romancée et des formes de « pornographies de la violence » (Bourgois 2001). J’ai pour ma part répondu à ces défis de représentations lancés par la nature de mon terrain sensible en recourant à deux stratégies d’écriture et d’analyse.
Premièrement, j’ai répondu au défi concernant l’évocation des acteurs locaux en élargissant le champ de ma recherche, pour inclure la multitude des voix et des acteurs existant sur le terrain. Dans ce cas, cela a signifié intégrer la Banque Palmas dans un registre plus large d’acteurs politiques locaux, en compétition politique pour des ressources de développement et parfois en situation de coopération. Si au départ l’objectif de cette recherche était de comprendre l’impact social et symbolique de la monnaie locale, il devint important de reconnaître que cette approche ne rendait pas justice aux autres narrations locales sur le développement. Il devint alors primordial d’analyser les discours locaux sur ce que constituait le ’développement’. J’ai situé la Banque Palmas dans un contexte historique plus large, et analysé les stratégies collectives mises en place pour répondre aux défis de la pauvreté urbaine des années 1970 (date de création du quartier) jusqu’en 2017, en envisageant la Banque Palmas comme un acteur parmi d’autres.
Pour ne pas enjoliver les efforts de résistance ou construire une ethnographie voyeuriste de la violence et de la misère, je resitue pareillement le discours et la pratique de l’économie solidaire dans un contexte local et national plus large, dont cette économie participe. Ainsi, l’article intitulé « La Route de retour à la Servitude : Économies Solidaires à la Périphérie de Fortaleza, 1970-2016 » [7] illustre la tension entre une politique publique, un projet ayant pris la forme d’un mouvement social, et la réalité locale. Ce texte, qui permet d’analyser la formation des subjectivités politiques, remet en question l’idée de résistance comme une réalité coupée du contexte politique et local.
Enfin, contrairement à d’autres auteurs (voir par exemple Pearson et Bourgois 1995), je choisis de ne pas produire un compte-rendu ethnographique qui parlerait davantage de l’ethnographe que des communautés étudiées, et décidai d’évoquer les aspects méthodologiques séparément du travail ethnographique. Les défis méthodologiques de la pratique du terrain dans un contexte de précarité sont discutés dans l’article « Emotional Overlap and the Analythic Potential of Emotions in Anthropology » (Feldman et Mandache 2018). Cet article traite de la place des émotions des chercheurs et des participants à nos recherches, pendant le terrain, dans l’écriture ethnographique et après le terrain de recherche.
Réflexions épistémologiques conclusives autour des « incidents productifs »
À travers une analyse de mon travail de terrain à Fortaleza, Brésil, je documente la façon dont la découverte de la ville et le ressenti de la violence ont, progressivement, modifié le projet de recherche tout en poussant les limites de l’engagement raisonné (Agier 1997). Ainsi, j’ai montré comment les ’incidents productifs’ sur le terrain, notamment le vécu individuel et collectif de la violence urbaine, pouvaient transformer l’engagement de l’anthropologue vis-à-vis de son objet d’étude. L’expérience de la violence sur un terrain sensible (Bouillon et al. 2005), ainsi que la nature de ce terrain, m’ont inspiré deux types de réflexions épistémologiques. La première concerne la manière dont il est possible de maintenir l’ambition d’une anthropologie engagée, dans les limites du possible, tracée par le terrain. Ici je propose (1) une extension des pratiques d’anthropologie engagée par la création d’un espace où les participants à nos recherches parlent pour eux-mêmes, et (2) des pratiques de co-analyse et de co-construction de la réalité de terrain avec les participants de nos recherches. La seconde réflexion épistémologique née de ce terrain concerne les politiques de représentation des voix locales, et le risque d’essentialiser le terrain de recherche. J’ai brièvement présenté deux stratégies d’écriture et d’analyse mises en place dans le cadre de mon travail ethnographique.
Ces réflexions ont changé le projet de recherche et ont conduit à sa forme actuelle. Si, au départ, le projet consistait à analyser l’impact social des monnaies locales dans un contexte de précarité, il s’est modifié parallèlement au développement de l’enquête de terrain. Pour intégrer la question de la violence urbaine, ainsi que la pluralité des voix des acteurs locaux et leurs expériences, j’ai finalement choisi d’effectuer une analyse comparative de trois épisodes d’activisme local entre 1973 et 2016 : le mouvement de la théologie de la libération, le mouvement de l’économie solidaire, et l’engagement local autour des nouvelles fragmentations urbaines créées par la violence urbaine. Les initiatives relatives à la monnaie locale Palma et au développement de l’économie solidaire ne peuvent dès lors être saisies qu’en relation avec les changements systémiques de la ville, du quartier, des politiques nationales, les autres mouvements locaux d’entraide locale ainsi que les changements de la gouvernance locale.
Pour conclure, cet article amorce trois types de réflexions épistémologiques. D’abord, la démarche présentée ici s’inscrit dans le sillon des études féministes qui appellent à prêter attention à la voix des acteurs sociaux marginalisés. Ensuite, cette analyse souligne la possibilité d’établir un lien fluide entre le terrain et la salle de cours, s’inspirant cette fois des pédagogies critiques de Paulo Freire. Enfin, cet article pose des questions — toujours à travailler et à débattre — concernant la place de l’anthropologue dans un monde de plus en plus polarisé, ainsi que les dimensions éthiques de la discipline, questions qui nous paraissent cruciales dans le contexte politique et social global actuel.