L’abandon d’un hameau alpin
En été 2008, avec un ami cinéaste amateur, nous avons voulu tourner un film documentaire consacré à un voisin, natif d’un hameau des Alpes valaisannes, La Crettaz (val du Trient), que ses habitants permanents ont abandonné en 1957 pour s’installer dans la plaine du Rhône, au climat moins rigoureux. Ce film, Simon Mathey, enfant de La Crettaz, auto-produit et diffusé dans le cercle des proches, n’est pas une étude d’anthropologie visuelle ni le résultat d’une longue enquête ethnographique. Au contraire, il émane de la curiosité amicale et de l’improvisation joyeuse. Même s’il témoigne d’une réelle maîtrise technique de la part du réalisateur, ce documentaire reste à l’écart du circuit commercial ou scientifique.
Simon Mathey, enfant de la Crettaz, val du Trient, de Bruno Dumont. Montage de Vincent Guignard. Musique d’Émilie Vuissoz. Entretien de Jérôme Meizoz, avec la collaboration de Maïté Dumont. Lausanne, La Linotte productions, 2008.
Il s’agissait de filmer puis de monter un long entretien avec Simon Mathey (1929-2016), le dernier résident natif de ce hameau, qui passait plusieurs mois par année dans le chalet hérité de ses parents. Il incarnait une mémoire orale du lieu et jouissait d’un statut particulier auprès de ceux qui y avaient acquis un chalet pour n’y passer que de brèves vacances. Simon Mathey faisait partie des gens qui sont partis en 1957. Comme d’autres hameaux, celui-ci a été abandonné sous pression des autorités cantonales du Valais. Le cas analogue de Randonnaz (commune de Fully), dans les années 1930, a été documenté par Christophe Bolli (1995) et romancé par Maurice Zermatten (1983). En cause, à La Crettaz, la difficulté à garantir l’école primaire ainsi que la route en terre battue inadaptée, dans la logique de modernisation, à maintenir toute l’année le lien avec la plaine. À cela s’ajoutait, pour les habitants, des conditions de vie trop difficiles, surtout en hiver et le déclin économique de la paysannerie de montagne. Simon a quitté le village avec sa mère pour la plaine à l’âge de 28 ans.
Le hameau relève de la commune de Martigny-Combe, mais, sur le plan religieux, de la paroisse de Salvan. Situé à l’écart des routes carrossables toute l’année, hors des axes principaux du canton, il occupe une petite crête (d’où son nom) qui surplombe les gorges du Trient. Géographiquement, sa situation dans une vallée très étroite relève de l’impasse : aucune route ne continue au-delà du hameau, seul un sentier le relie, plus loin, au village de Trient puis à la route internationale de Chamonix. Situé sur le flanc nord (ubac) du mont de l’Arpille, peu ensoleillé, le hameau constituait le séjour hivernal d’agro-pasteurs semi-nomadisants, qui occupaient avec leurs bêtes, selon les saisons, deux autres pâturages (un « mayen » en mai-juin - le Revé, « à revers » - puis les alpages sommitaux de l’Arpille, de juillet à septembre). Le climat, à 1100 mètres d’altitude sur ce flanc nord, est rude pour le potager comme pour les arbres fruitiers (y poussent vaille que vaille de petites prunes, pommes et cerises). Il fallait s’y adapter, par exemple au courant de mars, les gens répandaient en quantité la cendre de leurs cheminées sur les prés enneigés pour hâter la fonte et gagner ainsi quelques jours pour leurs jardins. La population agro-pastorale exploitait les alpages voisins. Les produits (tommes, viandes) étaient ensuite vendus en plaine, dans un village situé à deux heures de marche.
La Crettaz semble avoir été habitée toute l’année dès le 16e ou 17e siècle, si l’on se fie à divers articles journalistiques et documents qui mentionnent l’installation de familles venues du nord vaudois pour fuir la Réforme protestante. Le patronyme « Mathey » est en effet bien représenté dans le canton de Vaud. Sur place, les poutres des plus anciens chalets portent des dates échelonnées entre 1740 et 1780. Mais un grand incendie en 1913 a rendu difficile toute datation antérieure. On distingue les restes des murets de pierres sèches servant aux cultures en terrasses (de l’orge principalement), construits tout autour du village sur huit ou neuf étages dans une zone conquise sur la forêt (et reprise, aujourd’hui, par elle). Quelques murs de soutènement sont datés de 1788 et 1789.
En 1957, La Crettaz compte encore une trentaine d’habitants, semble-t-il, mais sa population diminue vite. Quelques chalets et granges ont alors été rachetés pour en faire des chalets de vacances. Sur vingt-cinq bâtiments environ, une dizaine sont aujourd’hui occupés par des descendants d’habitants ou de nouveaux arrivants (valaisans, genevois et vaudois), uniquement pendant la belle saison. Après le grand incendie de 1913 dans la partie est du hameau, plusieurs granges ont été reconstruites. L’habitat, composé de granges à foin et de chalets d’habitation, est doté d’une certaine unité architecturale, avec notamment de grands balcons à poutrelles, destinés au séchage. L’école (en pierres de taille, incluant la chapelle) se situe à l’entrée du village.
Un témoin : Simon Mathey
Simon Mathey a suivi toute sa scolarité primaire au hameau. Une institutrice venue d’un village voisin y faisait l’école en semaine, logeant sur place pour rentrer chez elle, au village d’en face, en fin de semaine seulement. Dans les récits de Simon, l’histoire de la dernière institutrice, déjà âgée, occupe une place de choix. C’est qu’elle est directement liée avec l’abandon des lieux, puisqu’une jambe cassée l’aurait définitivement empêchée de reprendre son service. Après l’école obligatoire, Simon n’a pas suivi de formation professionnelle. Vivant au hameau, il aidait ses parents aux champs et à l’alpage, allait vendre des denrées en plaine, à pied. Une fois jeune adulte, il ne trouvait pas d’épouse sur place, la population étant très réduite et vieillissante. Il a alors pris l’habitude, le samedi, de passer la montagne pour assister au bal du village de Ravoire, situé sur le flanc sud. Il y a rencontré sa future femme, Zéla, mère de leur fils unique décédé jeune dans un accident de travail. Après 1957, Simon s’est donc installé en plaine, il s’est marié et a vécu avec sa famille dans la petite ville la plus proche, Martigny, occupant toujours des emplois non qualifiés : d’abord manœuvre, puis homme à tout faire dans les hôtels, enfin et jusqu’à sa retraite, magasinier dans un supermarché. Chaque été, le couple passait ses vacances dans la maison natale et dès leur retraite, les trois mois d’été.
Quand j’ai commencé à y séjourner lors des vacances, en 1989, Simon maintenait certaines habitudes, comme l’entretien des chemins pédestres et des espaces publics du hameau (la Commune le salariait pour cette tâche). Il coupait son bois pour l’hiver, faisait les foins à la faux, cultivait un jardin potager et entretenait des pruniers. Il allait aux champignons et fréquentait les fêtes d’alpage, en tant que membre du consortage de l’Arpille (par deux fois, je l’y ai accompagné). Ces fêtes d’été, où se retrouvaient beaucoup d’anciens de la région, étaient très joyeuses et arrosées. Simon partait dès le matin avec son sac à dos et en revenait passablement éméché. C’était l’occasion de récits enjouée et de plaisanteries rituelles sur l’alcool, les parents et amis, le devenir de l’alpage, la politique locale, etc.
Comme j’avais rénové un chalet situé près du sien, nous avons été voisins puis amis, sur place, durant vingt-trois ans (1989-2012). On s’est fréquentés souvent pour des apéritifs, repas, sorties à pied, fêtes de village, anniversaires et travaux des foins. Et nous avons été nombreux à son ensevelissement en janvier 2016. J’avais pour Simon un attachement amical, un peu filial (il avait l’âge de ma mère). Du fait de son vécu de rupture entre sa jeunesse au hameau puis sa deuxième vie en ville, je le percevais plus que d’autres comme un « homme-univers » selon le mot de Pierre Bergounioux (1994). J’appréciais son caractère tout d’une pièce, sa façon de parler (incrustée de termes dialectaux), j’aimais écouter ses souvenirs d’enfance, ses histoires du village. Son accent, sa démarche, sa manière de tenir un outil (assis sur l’escalier, à l’aube, pour enchapeler sa faux au marteau - écraser et régulariser la lame avant de l’aiguiser - sur un rythme ternaire identifiable de loin), la façon dont il racontait des anecdotes (intégrant les personnes dans des lignées, utilisant des sobriquets), sa façon d’envisager le temps qu’il fait, de parler des végétaux et animaux, tout cela renvoyait à un monde qui avait peu à peu reflué. Il utilisait les outils qu’il avait reçus de ses parents mais également des machines plus récentes, comme la tronçonneuse. Il n’avait jamais appris à conduire. Son chalet était confortablement installé, avec frigo, télévision, téléphone et autres appareils ménagers, mais il gardait des habitudes plus anciennes, comme de cuisiner sur le potager à bois ou de faire les foins à la main. Dans sa vieillesse, Simon avait de fréquents moments de déprime qu’il évoquait discrètement, quand la météo était mauvaise, que la saison d’été finissait, que le village était vide et les chalets inoccupés. Tout lui rappelait le déclin de son lieu natal, le départ de 1957 pour la plaine et, sans doute aussi, le décès de son fils.
Simon prolongeait ses dispositions héritées, même caduques dans son nouvel environnement (le fameux effet d’hysteresis décrit par Pierre Bourdieu, 1997), qu’il s’agisse de lexique, de valeurs, de représentations ou de techniques du corps. Et il se retrouvait assez peu outillé pour le monde moderne qu’il considérait, entre curiosité et méfiance, à travers l’écran de la télévision et du journal local. Simon appartenait à la génération des Trente Glorieuses et son mode de vie hybridait des éléments nouveaux et les anciennes pratiques. Il n’avait certes pas intériorisé le principe moderniste de la « rupture » avec le passé, mais il savait très bien tirer parti des ressources offertes par l’époque. Il serait donc erroné de faire de lui l’emblème d’un ordre vernaculaire disparu. Tout au plus pouvais-je distinguer dans ses façons de faire des linéaments, cohabitant sans difficulté apparente, issus de régimes d’existence différents.
Quel malentendu ?
C’est là qu’intervient le malentendu ethnographique dont ce film a été l’occasion. Nous voilà, le cinéaste et moi, un été à la Crettaz avec micro, caméra, trépied, etc. Pour profiter de la lumière et du paysage et montrer le hameau, on a installé une table de jardin sur le pré. Le dialogue sera filmé à l’occasion d’un apéritif (pour mettre à l’aise notre témoin-informateur !). Simon a rarement été filmé dans sa vie et je le sens un peu tendu, placé en situation officielle où il a charge de représenter quelque chose. J’essaie de parler de tout et de rien, comme lors de nos rencontres spontanées, pour qu’il se relaxe. De mon côté, j’ai pris très au sérieux la préparation de cet entretien. Bon élève et curieux de la méthode ethnographique, j’ai compulsé des manuels d’enquête comme celui que Pierre Bourdieu nous avait recommandé durant mes études à l’EHESS (Marcel Maget, 1953. Guide d’études directe des comportements culturels), pris modèle sur le Manuel d’ethnographie de Marcel Mauss (1947) et sur les travaux de Florence Weber (notamment 1997). J’avais lu certaines pages de Van Gennep, mais sans connaître son travail en détail. Ainsi ai-je préparé une liste de questions (d’entente avec Maïté Dumont, qui, en voisine et amie de Simon, a contribué à l’entretien), selon les types de coutumes concernées. Pour chaque domaine de la vie à la Crettaz, j’ai sérié des thèmes, objets, rites précis, liés à des situations concrètes. L’entretien filmé commence.
Or Simon, malgré une évidente bonne volonté à participer, reste interloqué par mes questions. « Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? », répond-il plusieurs fois en me regardant d’un air hésitant, stressé par le micro et la caméra qui tourne. Dans le langage courant, cette question signifie aussi bien Mais qu’attends-tu de moi ? que Je ne sais pas que dire. C’est dire s’il y a malentendu, alors que les questions me semblent des plus concrètes et simples et que jamais Simon n’a été si entravé lors de nos discussions à bâtons rompus. Un autre exemple : « Alors au printemps vous occupez le “mayen”, c’est bien la première étape pour alper le bétail ? ». Comme devant une demande idiote, j’entends sa réponse laconique : « Ben oui... », et puis plus rien. La question n’est pas très habile, en effet, puisqu’elle sur-programme la réponse. On aura compris que je voulais le faire parler du « mayen » comme alpage de « mai », et des circonstances de ce premier « remuage » vers les prés d’altitude. Je savais qu’il s’agissait d’un déménagement assez lourd et que les familles emportaient même leur tuyau de poêle, etc.
À la pause de midi, hors caméra, nous voilà tous à table. Simon parle à nouveau d’abondance, cite des exemples captivants, des anecdotes inconnues de nous, etc. Le réalisateur et moi restons désemparés : comment capter cette parole si « naturelle » qui se tarit immédiatement sous nos questions ? On décide alors de filmer la discussion à table, sans interrompre Simon. Et en effet, la parole se fluidifie. Simon est-il figé par la mission de témoigner, tel un survivant isolé, pour tout un village effacé ? Est-il impressionné par la caméra et l’outillage filmique ? Mes questions, raides comme un Manuel positiviste, parlent-elles pour lui un langage trop général, trop abstrait ou trop prévisible ? Autrement dit, ne sont-elles pas le pur produit d’une raison graphique très différente de la mémoire associative du témoin (par un biais scolastique fréquent) ? Enfin, me suis-je égaré dans une quête « romantique » à trop vouloir recueillir les paroles du « dernier » natif (Fabre 2011) ?
Au moment où j’écris ces lignes, me revient à l’esprit une des nombreuses anecdotes de Simon (prononcées hors collecte, lors d’un apéritif ou en ramassant les foins). Elle m’a semblé particulièrement romanesque et suggestive : un jour de l’été 1941 ou 1942, alors que les gens du hameau vaquaient à leurs travaux, un homme arriva à pied de la plaine, vêtu d’habits de ville. Il disait venir de Lausanne (donc à plus de 80 kilomètres), aimer la montagne et écrire de la poésie. Pour son inspiration, il voulait visiter les lieux. Telles auraient été du moins ses paroles au moment de demander son chemin. Les gens lui ont indiqué le sentier vers le hameau suivant, Litroz. Mais ce parcours est très escarpé et l’homme n’avait sans doute pas d’expérience de la montagne : à quelques centaines de mètres du village, il a chuté d’une falaise que le sentier longe en pleine face nord. Son corps n’a été retrouvé que le lendemain. Après coup, le malentendu de l’entretien filmé m’apparaît en quelque sorte allégorisé par ce fait divers tragique que Simon racontait avec une pointe d’ironie (quelle idée de venir, en cet équipage, faire ici de la poésie !). Il dit bien toute la distance sociale et culturelle, l’écart de sens pratique et d’implicite commun qui subsiste, par-delà les informations factuelles que l’on échange. Toute honte bue, mes déboires au cours du tournage ne sont-ils pas une version tardive et cocasse de l’accident dont fut victime le poète amateur ?
En y songeant, j’avais aussi sous-estimé mon statut professionnel et son écho pour Simon, évoquant sur un ton mi-ironique mi-admiratif le « professeur », ce voisin qui a fait des études en ville, lit des livres sur sa chaise longue et s’occupe peu du jardin. Tout le dialogue en était faussé : face à l’enseignant (ou journaliste ?) que je devais représenter pour lui, face caméra et micro, il y a mille bonnes raisons de se taire ou de ne pas parler librement. La timidité, la méfiance, la peur du banal ou du ridicule. La bonne volonté à se conformer à une attente supposée. La crainte que l’on fige son image et sa parole, d’en perdre le contrôle, etc. Et en effet, la situation d’entretien y prêtait lourdement : devant la caméra, il ne me reconnaissait pas, j’étais un bon élève qui suivait une procédure, je me comportais comme un enquêteur savant et non plus comme un voisin familier (né dans la même région, avec un accent comparable, des amis communs, etc.).
Plus généralement, j’y vois encore une explication : la configuration particulière du savoir peu réflexif de Simon, incorporé à ses actes appris par séquences et selon des traditions peu explicitées. Un « sens pratique », éloigné du savoir objectivant de l’observateur et jamais formulé dans l’ordre méthodique de l’enquête qui lui était imposé (Bourdieu 1980). Bien que l’entretien ait été préparé avec lui à l’avance (ou à cause de cela ?), Simon ne s’attendait pas à ce qu’on lui pose tant de questions détaillées sur la vie quotidienne durant sa jeunesse. Il n’accordait pas tant d’importance à ce qui nous semblait en avoir. (On pourrait décrire un ordre culturel par la liste de ce qui importe à ses membres). Il ne s’agissait pour Simon que d’expériences ordinaires, vécues avant le départ pour une vie en plaine. Il aurait préféré, je crois, raconter des faits officiels (parentés, constructions, débats communaux, etc.) ou des anecdotes saillantes (le mode du conteur lui était familier), toutes séquences nettement détachées dans sa mémoire sur la monotone série des gestes quotidiens. Comment parler de ce qui nous semble banal ? Le détour pour « voir le visible », selon le souhait de Wittgenstein, ne nécessite-t-il pas d’autres méthodes ? En bref, Simon ne voyait pas pourquoi deux citadins faisaient de son ancienne vie tout un fromage (selon l’expression familière à cet ancien berger !).
Je m’avise encore d’un élément : l’humour de Simon, bien présent dans nos échanges ordinaires (blagues sur les liens de voisinage, usage ironique du patois, anecdotes comiques plus anciennes) n’a pas trouvé sa place dans le film. Toutes ces choses dont nous parlions avec naturel dans la vie quotidienne ne pouvaient être « récitées » dans la relation faussée que des questions un peu scolaires et la caméra ont induite. Méconnaissance de l’anthropologie « symétrique » telle que la préconise Bruno Latour.
Après d’autres tentatives et de nombreuses prises (il faudrait en étudier les chutes, mais ce serait une autre affaire, un autre article...), grâce aussi à l’habile montage des « meilleures » réponses, le film a trouvé sa forme finale. Il doit contenir quelques éléments informatifs et sensibles. Simon Mathey s’en disait fier quand le réalisateur l’a montré à ses amis réunis au hameau pour fêter ses 80 ans. Mais l’artifice du cinéma a colmaté et lissé le malentendu. Aux propos du témoin, le film tresse silencieusement les représentations du réalisateur et les miennes. Le portrait de Simon n’est pas faux, mais troué, trié. Cette petite distinction ouvre tout un abîme sous les pieds de l’enquêteur.