Ethnographie du centre-ville d’Alger : islam, genre et patriarcat
Alger-centre n’est, semble-t-il, pas tout-à-fait l’Algérie.
Cet immense pays offre, effectivement, une mosaïque de modes de vie issus de populations variées dont les clivages géographiques, linguistiques et historiques sont incontestables. Depuis l’Indépendance, le ciment de la Nation repose sur un imaginaire islamo-conservateur arabophone, fondé sur des valeurs patriarcales fortes (Carlier, 1995). Un « puritanisme religieux » [1], porté par un discours normatif sur des assignations de genres (Seddik, 2017), homogénéise plus ou moins le pays, tout en étant nuancé par diverses minorités : francophiles, progressistes, laïques, ou liées à d’autres références nationales telles les Kabyles (Chachoua, 2008). Dans ce contexte, l’islam sature les espaces publics, entendus selon une conception spatiale – « endroits communs, accessibles et gratuits, arpentés par divers types de publics » (Paquot, 2009) – et politique puisque le religieux est un élément central aux débats sociaux. L’influence de l’islam est ainsi visible dans les modes vestimentaires des femmes et des hommes, le langage quotidien (usage du « Salam Aleikum » à la place des salutations traditionnelles par exemple). Mais l’islam est surtout instrumentalisé par des acteurs politiques et/ou religieux, la question de la « réislamisation » [2] sociale étant portée, depuis l’Indépendance, par l’État confessionnel et par des groupes fondamentalistes alliés ou concurrentiels [3] (Rouadjia, 1990). Cette « re-moralisation » des mœurs s’appuie sur un système patriarcal réactivé à partir des années 1980, renforçant ainsi une société marquée par de fortes inégalités de genres (Abrous, 1989). Dans ce contexte, les femmes se retrouvent, dans de nombreuses localités, confinées à l’intérieur des espaces privés, ou sont très peu visibles dans les espaces publics (Naceur, 2004).
Les études importantes menées sur la place des femmes dans les espaces publics, dans le monde arabe d’hier et d’aujourd’hui (Taraud, 2011 ; Semmoud, 2012 ; Naceur, 2017) ou plus largement dans des sociétés musulmanes (Diaw, 2009), montrent combien l’exclusion contemporaine des femmes des débats publics et des processus démocratiques est liée à la réactivation de valeurs patriarcales associées à une conception religieuse rigoriste [4]. Sur le modèle de l’Égypte (Fortier, 2012), la question du contrôle social des femmes par le biais de l’islam devint une priorité en Algérie à partir des années 1990, période de l’arrivée au pouvoir du Front Islamique du Salut (FIS). Le voilement islamique, parfois considéré comme le signe d’un engagement dans une « politique de piété » (Mahmood, 2009), fut alors vécu comme une sommation par les algériennes, avant de devenir une norme avec laquelle elles doivent aujourd’hui composer.
Dans ce paysage social et politique, la capitale se distingue. Alger ne vit pas, et ne se vit pas, comme d’autres villes du pays. Certes, elle est loin d’être uniforme avec son centre-ville et son front de mer aux immeubles haussmanniens (Photos 1 et 2), son antique Casbah maghrébine (Photos 3 et 4), ses collines aux maisons bourgeoises turques et françaises, ses parcs et jardins (Photos 5 et 6) et ses quartiers populaires périphériques aux multiples paraboles et complexes commerciaux (Photos 7 et 8). Mais Alger, dans son centre et ses quartiers chics, se particularise surtout par une foule mixte (d’un point de vue genré) et bigarrée qui investit ses rues tout au long de la journée et de l’année. Une telle mixité ne se rencontre habituellement que dans certaines villes côtières, en période estivale.
Mon intention n’est pas de présenter une sociologie des Algérois, habitants historiques ou immigrés dont la séparation (ségrégation [5]) spatiale entre quartiers résidentiels, populaires ou d’affaires, répond principalement à des inégalités économiques (Djerroud, 2009 : 140). Sans vouloir, non plus, plonger dans le passé historique du centre-ville et de la rue Didouche Mourad [6] – dénommée Michelet sous l’occupation coloniale française et théâtre d’événements tragiques lors de la décennie noire (Sidi Boumedine, 2001 : 51), avant de devenir un haut lieu des manifestations actuelles contre le régime –, l’objectif est de proposer une description (Geertz, 1998) du centre-ville d’Alger, espace par excellence de relations, pour montrer sa singularité dans le paysage urbain du pays. Ainsi cette description contraste-t-elle avec celle d’autres villes algériennes et d’autres quartiers périphériques de la capitale, régis par des codes plus conservateurs. En conséquence, l’intérêt de l’étude réside dans l’appréhension, à partir du cas d’Alger-centre, de la combinaison réislamisation/assignation des genres. Des enquêtes menées dans ces différents lieux mettront en évidence l’originalité de ce centre-ville algérois, révélant ainsi les forces sociales et politiques opposées dans le pays.
Cette approche me fut inspirée par un terrain ethnographique de deux mois en 2018 dans le centre-ville d’Alger, alors que mes enquêtes précédentes (depuis 2015) m’avaient principalement menées dans des régions conservatrices où j’avais pu faire l’expérience de la claustration imposée aux femmes. La possibilité de me promener seule dans les rues d’Alger, liberté inaccessible pour de nombreuses femmes d’autres localités, me poussa à transformer cette opportunité en terrain ethnographique. Je décidai alors de rendre-compte, par des ambiances captées au fil de mes pérégrinations, de la façon dont la rue Didouche Mourad et ses alentours jouent la modernité d’une grande capitale tout en restant profondément ancrés dans un environnement masculinisé. Là est l’enjeu anthropologique : montrer, par le biais des particularités algéroises, la complexe normativité de la vie sociale algérienne ; éclairer, grâce à des situations de la vie ordinaire, les divers registres de représentation des rôles féminins/masculins ; et produire un regard critique sur la question de la construction et de l’appropriation de l’espace public en Algérie.
L’anthropologie urbaine repose sur divers procédés méthodologiques complémentaires comme l’étude microsociale – dans ce cas, la rue, la déambulation, le trafic – et le recueil de données empiriques directes par le biais de l’observation flottante (Pétonnet, 1982). Celle-ci consiste pour l’anthropologue à s’imprégner, sans filtre, des informations environnantes, et à laisser « flotter » son attention jusqu’à ce qu’émergent les règles opérantes (Goffman, 2013) de ce qu’il est en train d’observer. Ces méthodes permettent d’appréhender les questions inhérentes au contexte citadin : celle du contrôle social des acteurs urbains qui sont devenus des étrangers les uns pour les autres (Agier, 2013) ; celle de la cartographie imaginaire de la ville ou de la façon dont les lieux urbains sont différemment identifiés selon les habitus des individus ; celle, enfin, de l’analyse des situations interactionnelles, fluides et mouvantes (Goffman, 1974) – un endroit peut changer d’identité selon les moments de la journée – qui doivent être appréhendées comme autant d’ensembles de liens tissés entre des individus qui se trouvent eux-mêmes insérés dans de multiples réseaux professionnels, domestiques, amicaux, etc. (Hannertz, 1983). La « ville anthropologique » (Agier, 1996), en effet, est un monde relationnel.
Inspiré de la démarche selon laquelle l’ethnographie a pour tâche de dénouer la multiplicité d’interprétations que les acteurs sociaux font d’un événement (Geertz, 1998) ou, pour le dire comme J. Bazin (1996), d’établir « la logique des actions possibles » pour saisir la manière dont les individus tirent profit d’une situation, cet article expose des scènes de rue relevées au fil de mes circulations. L’ambiance étant un objet difficile à saisir (Milliot, 2013), ces scènes sont contextualisées selon mes impressions et sensations, permettant de comprendre ce que peut-être un espace public en Algérie, la manière dont cet espace est vécu par les populations notamment féminines, et les enjeux contradictoires plus profonds qui s’y jouent. Mon analyse de ces situations s’appuie sur des entretiens que j’ai menés avec des journalistes, des universitaires, des militants de la société civile et des femmes liées à mes réseaux relationnels ou rencontrées au hasard dans la rue. Mais je désire ici présenter un travail intentionnellement descriptif, cherchant à emmener le lecteur au cœur de l’atmosphère de l’hyper-centre algérois. La femme algérienne est au centre de cet article, en situation dans les rues d’Alger et d’autres villes intérieures, menant en conclusion à une réflexion plus générale sur une possible mixité sociale en termes de genres dans ce pays.
Les femmes du centre-ville d’Alger
Planter le décor
Le cadre urbain influe sur la manière de vivre et d’appréhender les espaces publics : à chaque époque et aire culturelle, son architecture. Alger, ville millénaire, fut continuellement retravaillée au fil des siècles par ses occupants successifs et nombreux (Berbères, Phéniciens, Romains, Andalous). Les Ottomans puis les Français furent toutefois ceux qui marquèrent le plus visiblement la ville de leur passage. La construction de l’actuel centre-ville débuta dans la seconde moitié du XIXe, lorsque l’administration coloniale française dut construire en toute hâte des logements pour les populations qui arrivaient en masse de la Métropole. Du front de mer avec ses arcades lui donnant un air « rue de Rivoli », en passant par les immeubles haussmanniens des grandes avenues et les nombreuses places qui rythment la circulation, l’architecture se transforma, début XXe, pour adopter un style néo-mauresque. L’édifice de la Grande-Poste en est d’ailleurs l’un des emblèmes (Photo 9).
Alger « la Blanche » devint ainsi rapidement un laboratoire pour nombre d’architectes de renom tels Ferdinand Pouillon, ou Le Corbusier dont le projet d’une ville nouvelle ne fut jamais retenu même s’il inspira l’Aéro-habitat qui surplombe de loin la fameuse rue Michelet, devenue à l’Indépendance Didouche Mourad (Photos 10, 11 et 12). Longue rue à flanc de colline, celle-ci mène, du sud au nord, du musée du Bardo et de l’ancien parc de Galland (actuellement Liberté) à la place de la Grande-Poste. Elle passe devant l’étrange cathédrale du Sacré Cœur en forme de tente ou de centrale nucléaire selon les références de chacun, le marché Meissonnier, et la place Maurice Audin, sur laquelle débouche le tunnel des facultés (Université d’Alger 1). Artère importante de trois voies, dont une de bus, la rue Didouche Mourad est bordée de trottoirs dallés relativement étroits dans sa première moitié, vers le Bardo, qui s’élargissent ensuite vers la place Audin pour accueillir les terrasses des cafés-restaurants. De chaque côté, des arbres forment une grande allée décorée par des lanternes blanches suspendues en travers de la rue, et les immeubles haussmanniens comptent cinq ou six étages aux persiennes et balcons en fer-forgé bleu ou gris clair (Photos 13 et 14). Les commerces occupent les rez-de-chaussée. Ils forment une succession de vitrines et ne débordent pas sur les trottoirs, contrairement à ce que l’on observe dans les petites rues avoisinantes qui foisonnent de marchés. Le quartier se veut « rangé » et chic, du moins pendant la journée.
Les magasins proposent en majorité des vêtements féminins à la mode occidentale : combinaisons aux tissus fleuris, blouses courtes, légères, colorées et peu couvrantes au niveau des épaules, pantalons et jupes fluides.
Aux-côtés de ces commerces relativement chers pour le niveau de vie local, nombre de bijouteries étalent dans de belles vitrines des parures en or et argent ou des montres de marque. Plusieurs magasins d’antiquité et d’artisanat local proposent des objets de décoration pour la maison ainsi que des bijoux de style berbère. Enfin, diverses librairies, dont certaines furent fréquentées par des célébrités - comme la librairie des Beaux-Arts, où Camus se rendait régulièrement -, offrent à la vente des ouvrages de sciences sociales de qualité variée sur la société et la politique algérienne, ainsi que des classiques de la littérature française. À l’inverse de la plupart des librairies des quartiers alentours, où des exemplaires du Coran sont disposés bien en évidence, les rayons consacrés aux sciences islamiques y sont discrets.
Des personnes de tous âges circulent dans la rue Didouche Mourad. Des milliers d’Algériennes et d’Algériens s’y meuvent à pied et en voiture, l’investissent, y vivent et y échangent. Des hommes y passent des heures, appuyés contre un mur, ou déambulent, allant puis revenant, leur occupation première étant de regarder les passants, en l’occurrence ici les passantes. Celles-ci peuvent être seules. Elles semblent habiter le quartier ou bien le connaître, effectuer des courses précises ou se rendre à leur travail ou à la faculté. Elles marchent d’un pas assuré, clairement affirmées. Des groupes d’hommes âgés ou de jeunes filles se promènent également, les uns pris dans de grandes discussions, les unes occupées à discuter et à rire, s’arrêtant de temps à autres pour regarder une boutique. Parfois des familles entières, de la grand-mère aux petits-enfants, y flânent, notamment les week-ends ou les jours de vacances, tandis que d’autres hommes marchent sans se soucier de qui ils croisent.
Les passantes de la rue Didouche Mourad
Du haut de l’hôpital Moustapha Bacha à la Grande-Poste, un certain nombre de femmes, quel que soit leur âge, sont dévoilées. Certains marchés attirent, à des heures précises de la journée, une population féminine en hidjab [7] qui disparaît quelques rues plus loin laissant place à un plus grand mélange de styles. Alger-centre, de la place de l’Émir Abdelkader à celle du 1er mai, représente un microcosme insolite où toutes les femmes, en voiles colorés ou tête nue, se côtoient en journée.
Cette situation n’est pas banale en Algérie où les femmes se font rares dans l’espace public. Alors que la ville arabe traditionnelle, par son architecture, offrait à ces dernières un espace de circulation dans les alentours des habitations (Kaouche et Boussoualim, 2015 : 111) (photos 17 et 18), les villes modernes et les immeubles collectifs ne leur permettent plus aujourd’hui d’accéder au voisinage. Les lieux adjacents aux habitations deviennent des « no man’s land » inadaptés à leur présence (Naceur, 2004 : 241). Les maigres espaces publics ne sont pas pensés comme des lieux de vie, les anciennes places sont souvent en friche, et les trottoirs sont encombrés par les commerces. Les voitures et les piétons se disputent les chaussées, et rien n’est prévu pour que l’on puisse musarder ou se promener. Si des programmes urbanistiques commencent timidement à se développer, avec des projets de jardins, d’animaleries ou autres parcs d’attraction, la plupart se focalisent principalement sur les logements (sociaux) à construire en masse, sans recherche de qualité de vie (Kettaf, 2015 : 2). Ainsi les espaces publics se limitent-ils à des lieux de passage que l’on traverse sans s’y arrêter
Dans ces villes intérieures, comme celles de la région de Blida-Médéa par exemple, située à une cinquantaine de kilomètres d’Alger seulement, les hommes, quelles que soient leurs tenues – les qamis [8] et les barbes non taillées y sont nombreux sinon parfois prédominants –, discutent en groupe et exposent leurs commerces. Les femmes sont, quant-à-elles, quasi absentes, apparaissant seulement de manière furtive dans des voiles souvent sombres et très couvrants (jilbabs [9] bleu foncé, marron ou noirs). Les galeries commerciales y exposent principalement des caftans [10], des djellabas [11] et des abayas [12], et plus généralement des robes à la mode islamique avec manches longues, col ras-du-cou, ceinture à la taille et longueur jusqu’aux chevilles, dont les couleurs les plus vives sont un rose ou un bleu pastel. Les marchés de vêtements proposent aussi de multiples djilbabs, voiles, khimars [13] et autres mouchoirs à porter par les femmes devant le nez et la bouche.
Dans la rue Didouche Mourad, ce genre de tenue ne fait pas partie de la panoplie acceptée, même dans les petits marchés des rues avoisinantes où des djellabas colorées et légères sont vendues comme tenues décontractées. Mais lorsque l’on s’éloigne vers les quartiers périphériques, le contraste est flagrant : ces espaces se caractérisent par des styles homogènes marquant leur identité [14]. Au nord du centre-ville, la Casbah et Bab-el-Oued sont arpentés par des femmes dont les cheveux sont toujours couverts et dont les tuniques et les voiles sont colorés. Parfois de vieilles femmes se promènent en haïk [15] (Photo 22). À l’autre extrémité, le quartier Belouizdad (anciennement Belcourt), au sud-est de la place du 1er Mai, regorge de porteuses de jilbabs et de voiles noirs complets, laissant à peine percevoir les yeux lorsqu’ils ne sont pas eux aussi cachés. (Photo 23). Pour Nassima Dris (2004 : 252), la diversification des tenues vestimentaires dans les villes algériennes est un instrument de mesure fiable pour quantifier la tolérance sociale à un endroit donné : plus le nombre de voiles stricts (hidjab monochrome, jilbab et voile intégral) est important, plus le contrôle social, familial et patriarcal est fort. À l’inverse, les femmes sortent têtes nues ou en hidjabs colorés lorsque s’amoindrit la pression exercée sur elles.
Vignette 1 : Cafés et restaurants
Deux scènes sont révélatrices des manières opposées de concevoir l’attitude des femmes dans les espaces publics, confirmant à l’occasion la particularité de ce centre-ville d’Alger où le mode de vie diffère fortement du reste du pays.De la place Audin à celle de la Grande-Poste où un marché aux fleurs prolonge les terrasses de fast-food entre lesquelles quelques portraitistes rivalisent de talent, plusieurs restaurants, salons de thé et glaciers s’ouvrent sur le trottoir, installent tables et chaises et invitent les passants à boire et à manger. Selon les heures de la journée, ces terrasses s’emplissent d’hommes qui sirotent un café, mais également de femmes venues manger une assiette de brochettes ou une glace accompagnée d’un jus ou d’un soda. Ces scènes, d’une grande banalité apparente, sont assez improbables en Algérie où la quasi-totalité des restaurants offre une salle pour les hommes à l’entrée, visible depuis la rue, et une salle dite « familiale » pour les femmes, tout au fond ou à l’étage. Les restaurants de la rue Didouche Mourad et des alentours tendent à une mixité impensable dans la plupart des villes du pays, l’acte de manger pour une femme relevant traditionnellement de l’ordre privé : pour son bien-être et pour la bienséance, il lui est naturellement proposé, au restaurant, de manger en arrière salle, quitte à se trouver cachée derrière un mur pour ne pas être mélangée aux hommes qui pourraient l’observer dans un acte qui est pensé comme intime.
Sur Didouche Mourad, non seulement des femmes mangent en terrasse, sont assises dehors et peuvent – inversion des rôles – regarder les hommes passer, mais certaines aussi y fument même si la majorité d’entre elles préfère l’intérieur des cafés et des restaurants pour s’adonner en cachette à la cigarette ou au narguilé. Dans ce pays musulman, comme dans beaucoup d’autres, la consommation de tabac par les femmes est très mal vue, la représentation sociale cataloguant de « filles de mauvaise vie » celles qui s’y livrent. Aussi, même à Alger-centre, rares sont celles qui osent s’affranchir du « qu’en dira-t-on ».
Un jour de juillet 2018, j’étais attablée dans la salle d’un café-restaurant de la rue Didouche Mourad, très fréquenté en journée, et je regardais tout en mangeant face à la porte d’entrée, le va-et-vient des clients, les hommes et les femmes assis ensemble autour des tables, celles et ceux affalés dans des fauteuils, en train de fumer. Il était environ 13h lorsque deux femmes d’une quarantaine d’années entrèrent dans le restaurant, hésitant à franchir le seuil de porte. Elles cherchaient visiblement un endroit pour manger, et étaient entrées sans connaître les lieux. Toutes deux, en hijabs serrés et abayas grises, dénotaient quant à leur style vestimentaire des autres femmes présentes, plutôt habillées à l’occidentale ou en hidjab et tuniques colorés. La patronne vint les accueillir, les invitant à s’asseoir à une table. Je fus marquée par leur regard effrayé devant le spectacle de cette mixité et de ces femmes cigarette à la main. La scène dura quelques secondes. Elles se retournèrent et quittèrent précipitamment le lieu, probablement choquées par cette atmosphère qui leur était totalement étrangère.
Pourtant, comme cela me fut souvent répété lors de mes enquêtes, l’habit ne fait pas le moine en Algérie. Aussi ne faut-il pas, systématiquement, opposer les femmes fumeuses de la rue Didouche Mourad et celles habillées selon un mode islamo-conservateur. Elles sont parfois les mêmes. Je m’en aperçus un jour d’été 2016, lorsqu’installée dans la « salle familiale » d’un café près de la place du 1er mai avec deux collègues, je remarquais quatre femmes assises à une table près de la nôtre. Cheveux lâchés, elles se recoiffaient et se maquillaient tout en discutant. Les cigarettes allaient bon train. Lorsqu’elles décidèrent de partir, toutes nouèrent un khimar autour de leur tête, ajustèrent une abaya au-dessus de leurs vêtements décontractés, et prirent les airs de respectabilité convenus pour sortir dans la rue.
Ainsi, le vêtement – objet de contrôle social – devient-il, pour celles qui le portent, un outil de contournement de ces règles islamo-patriarcales. À Alger comme à Riyad (Le Renard, 2010 : 134) chacune développe des capacités d’adaptation en fonction des contraintes sociales tacites ou explicites, et sait quand et où mettre le voile islamique selon les contextes.
L’habit de la femme : contrôle social et détournement
Un voile politique
En Algérie, la question du voile a pris une dimension éminemment politique lors des événements tragiques des années 1990. Le pays n’a pas suivi le chemin de la Tunisie voisine où les femmes, à l’Indépendance sous la présidence d’Habib Bourguiba, investirent souvent dévoilées les espaces publics. Le Code du Statut Personnel (1956) offrit à la Tunisienne une citoyenneté égale à celle des hommes, et lorsque les courants islamistes contestataires ranimèrent la question du voile à partir des années 1970, trois circulaires successives (1981, 1987 et 1991) en interdirent le port dans les établissements scolaires primaires, secondaires puis universitaires, imposant également aux femmes travaillant dans l’administration, au contact du public, de rester tête nue (Ben Salem, 2010). Rien de tel en Algérie. Certes, dans les années suivant l’Indépendance (1962), le port du voile islamique concernait principalement les femmes d’un certain âge quand elles ne portaient pas le haïk traditionnel : le hidjab était loin d’être un phénomène généralisé comme aujourd’hui. Sa popularité n’apparut qu’à partir de la fin des années 1980, surtout avec l’avènement du Front Islamique du Salut (FIS) qui, durant la guerre des années 1990, imposa le voile à toutes les femmes sous peine d’assassinat.
Cette situation fut le fruit d’un long processus plaçant volontairement la femme algérienne dans une situation de subalterne. À l’Indépendance, les responsables du Front de Libération Nationale (FLN) imposèrent leur légitimité grâce à une captation de la lutte de libération. Le parti-État produisit une idéologie nationale définissant l’identité algérienne selon un canal de pensée unique qui prit, dès le départ, le contour d’une appartenance arabe et musulmane. Le court mandat de Ben Bella (1962-1965) instaura dans la première Constitution l’islam comme religion d’État et l’arabe comme langue officielle du pays. Cependant, ce fut sous Boumediene (1965-1978) que le politique et le religieux se rapprochèrent, notamment grâce à l’accord passé avec l’Association réformiste des Oulémas qui, dès les années 1930, luttait contre l’islam confrérique ancestral jugé non orthodoxe et pour un réformisme islamique « à l’Algérienne » néanmoins inspiré par la Salafiyya. Cet accord offrit aux successeurs de Ben Badis le contrôle de l’ensemble du système éducatif, tandis que la gestion économique et administrative fut donnée aux communistes du PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste) pour la planification des nationalisations et de la révolution agraire (Djerbal, 2006 : 404). Les manuels scolaires, les programmes de télévision, le code civil (1973) furent mis en conformité avec l’islam, le vendredi fut instauré jour férié et le jeûne du ramadan prit un caractère obligatoire.
Ces mesures ne suffirent pas à endiguer les revendications de courants fondamentalistes qui s’opposèrent au président Chadli, arrivé au pouvoir en 1978. Ces courants critiquaient le régime socialiste et prônaient une réislamisation plus importante de l’État et de la société, celle-ci devant être unifiée autour d’une identité arabo-musulmane. (Photo 25). D’ailleurs, l’une des premières victimes des affrontements avec des islamistes, en 1982, fut Kamel Amzal, étudiant de l’université de Ben Aknoun (Alger), qui militait pour une société laïque reconnaissant la culture berbère.
Pour contrer ces oppositions islamistes, l’État algérien s’engagea dans une course pour le contrôle de la religion, et prit de nombreuses mesures qui allaient dans le sens de leurs revendications : multiplication des mosquées et des centres islamiques, vaste programme de formation des imams, postes attribués à des prêcheurs islamistes. Le théologien égyptien Mohamed Ghazali de la confrérie des Frères Musulmans devint l’un des porte-parole de l’islam officiel (Frégosi, 1995 : 108) cherchant à contrecarrer l’influence d’autres courants fondamentalistes. Ce fut dans ce contexte que le code de la famille fut élaboré en 1984, fondé sur le droit islamique selon l’école malékite en vigueur dans le pays, donnant toute la place aux logiques patriarcales en instituant une inégalité de fait entre les sexes. La femme algérienne fut considérée juridiquement comme mineure à vie, soumise à l’autorité de son père, frère ou mari.
À cette époque, peu portaient le voile mais la société était très conservatrice, comme me l’expliquait Salima Tlençani, célèbre journaliste d’El Watan, le 29 juillet 2018 :
« Le pays a toujours été très conservateur. Je suis d’une génération de filles qui ne portaient pas le hidjab, mais dans les années 1980, on ne pouvait pas sortir le soir, on ne pouvait pas fréquenter de garçon. Nous étions très surveillées. »
L’émergence du FIS à la fin des années 1980 et la guerre qui suivit l’annulation du processus électoral menèrent dans les années 1990 à la généralisation du port du hidjab. Par la suite, le processus de « réconciliation nationale » entamé d’abord par le président Zeroual, puis par A. Bouteflika (1999 et 2005), ne s’accompagna pas d’un dévoilement des femmes. N. D. [16], la cinquantaine, vivant dans un environnement très conservateur, me l’expliquait en juin 2016 :
« C’est vrai que ces gens-là étaient des terroristes, il y a eu beaucoup de morts, on avait très peur, mais quand même à cette époque-là on a compris ce que c’était que le vrai islam. Surtout les femmes, on a appris qu’il fallait se voiler pour être une bonne musulmane. »
La banalisation du hidjab avait porté ses fruits et rares furent celles qui s’en défirent après la guerre.
Vignette 2 : voile et accommodementAujourd’hui, les Algériennes donnent des explications très diverses sur les raisons de leurs codes vestimentaires à connotation islamique. Mokrane Aït Ouarabi, également journaliste à El Watan, m’expliquait [17] que si certaines mettent un hidjab par conviction religieuse, d’autres le portent sous la pression sociale et familiale. Alors le transforment-elles en accessoire de mode.
Mes allers-retours en Algérie depuis 2015 m’ont permis d’intégrer un petit groupe de femmes de la région de Blida et d’Alger, d’origines sociales et de statuts professionnels divers. Toutes, sauf une, portent un hidjab. Lors de nos sorties au restaurant ou à la plage, la discussion tournait souvent autour de leur tenue vestimentaire. Le voile islamique était pour elles une norme, depuis l’adolescence, qu’elles ne comptaient pas changer : il leur permettait, certes, de se montrer musulmanes, mais il leur offrait aussi la liberté de travailler, de sortir sans une tutelle masculine tout en se conformant à la morale dominante. Je me promenais souvent avec l’une d’entre elles qui amenait systématiquement ses sœurs, des amies ou sa mère lors de nos rencontres. D’origine modeste, et issues d’une ville très conservatrice, ces jeunes filles cachaient leurs cheveux et leur cou dans des voiles tendances – la mode était, cet été-là, aux coloris clairs et aux motifs à fleurs printanières – qu’elles accordaient à des tuniques colorées portées sur des jeans serrés et à des ballerines de couleur identique. Dans les parcs algérois ou dans les centres commerciaux, loin de leur quartier, nous croisions d’autres filles à l’apparence vestimentaire identique, et dont le maquillage mettait savamment en valeur la bouche et les yeux.
Les tenues islamiques – comme la pratique ostentatoire de la religion, telle la fréquentation assidue des mosquées – sont souvent instrumentalisées pour afficher un certain conformisme social. Il est en effet de bon ton de se montrer religieux dans la société algérienne contemporaine. Dans ce contexte, rares sont ceux qui osent critiquer l’ultra-religiosité des modes de vie et des discours politiques sans risquer d’être aussitôt accusés d’être du « parti de la France » et ennemis de la Nation. Néanmoins, nombre de femmes, musulmanes affirmées, refusent le modèle religieux patriarcal et voient dans le voile un instrument de libération et d’affirmation qui leur permet de faire des études et de construire une vie sociale et professionnelle (Touati, 2006 :115). Sur Didouche Mourad en revanche, les femmes tête nue restent nombreuses. Là est la particularité de ce micro-espace rare dans le pays.
Femmes et espaces publics
Alger-centre, un espace mixte (en termes de genres)
Les espaces publics à Alger-centre sont des lieux de vie, et non simplement des lieux de passage. Diverses animations sont régulièrement organisées en journée, à l’instar de concerts sur la place de la Grande-Poste, de petits événements ponctuels liés à la publicité d’une marque (lessive, téléphonie, etc.), de stands de vente d’objets traditionnels près de la place Maurice Audin, ou de joueurs de musique chaabi installés sur des chaises, qui suscitent quasi quotidiennement quelques attroupements de spectateurs, hommes et femmes. Celles-ci participent à la vie de la rue, s’arrêtent pour applaudir les musiciens et sont les premières à rechercher les divers produits de consommation distribués lors des campagnes publicitaires. Il est également fréquent de rencontrer, debout sur le trottoir, un homme et une femme, voisins ou simples connaissances qui, venant de se croiser par hasard, discutent de leur quotidien. Ces scènes sont totalement impensables dans d’autres villes où la mixité est impossible dans les rues, les femmes de passage baissant la tête à la vue de groupes d’hommes et ne les saluant surtout pas, même s’il s’agit de voisins connus.
Le mode d’habitation des immeubles haussmanniens d’Alger-centre engendre un rapport public/privé différent de celui du reste du pays : alors que la société algérienne réitère, au nom d’un conservatisme religieux, le traditionnel clivage dedans/dehors, privé/public, traduit par une absence de fréquentation des espaces publics par les femmes qui ne peuvent souvent s’y dévoiler et s’y mouvoir librement, les nombreux balcons et les appartements rapprochés du centre-ville d’Alger protègent peu l’espace privé. Les grands draps rayés blanc et bleu qui pendent aux fenêtres ont pour usage de protéger du soleil et non pas uniquement de la vue, alors que les balcons des villes de l’intérieur sont souvent barricadés par des cartons et tissus épais. Aux alentours de Didouche Mourad, les femmes s’installent le soir à leur balcon sans le voile qu’elles portent pourtant parfois lorsqu’elles sortent. Visibles en tenues d’intérieur, elles bousculent la frontière caché/montré si primordiale pour celles qui ne sont pas habituées à vivre dans un tel contexte.
Depuis les années 2000, comme cela est également le cas dans d’autres villes du pays [18], les pouvoirs publics algérois favorisent la présence des femmes dans les espaces publics grâce à de grands projets de réhabilitation des jardins et des bords de mer. Des lieux comme les Sablettes dans le quartier d’Hussein Dey connaissent depuis peu une animation diurne et nocturne (surtout en été). Les Algérois s’y promènent dans la fraîcheur du soir et les habitants des villes avoisinantes viennent s’y dépayser et s’y baigner. Les jeunes couples s’y retrouvent le temps d’une balade le long de la baie (Photos 30 et 31). Les parcs de la ville ont également été rénovés en 2017 et 2018 pour être transformés en espaces de convivialité pour les femmes, grâce à la propreté et à l’installation d’aires de jeu pour enfants. Auparavant, la construction du Riadh-El-Feth (1985) et la réouverture du Jardin d’Essai (2009) avaient été imaginées dans le même but (Photos 32 et 33).
Dans la rue Didouche Mourad, la mairie, aidée d’associations de bienfaisance, organise chaque année durant le ramadan un grand repas de rupture du jeûne. Des tables recouvertes de nappes blanches sont installées sur toute la longueur de la rue alors fermée à la circulation, et les gens du quartier viennent dans une joyeuse ambiance manger un repas préparé par des restaurateurs recrutés pour l’occasion. Des animations musicales prolongent la soirée et l’événement regroupe plus de mille participants, hommes, femmes et enfants venus partager ce moment exceptionnel.
En journée, dans le centre d’Alger, la circulation des femmes est donc a priori libre, répondant à des codes sociaux particuliers comme l’explique Nassima Dris (2004 : 254) : afin de préserver les règles islamo-patriarcales dans un espace ouvert à l’anonymat et, par conséquent, à une potentielle anarchie, des normes d’évitement sont implicitement mises en place. Dans la rue Didouche Mourad et ses alentours, l’usage de la mixité de genres entraîne – sauf cas exceptionnel – une certaine distance physique des hommes vis-à-vis des femmes. Ainsi, jamais les corps de sexes opposés ne doivent-ils se toucher, ni même se frôler, les hommes s’écartant habituellement lorsqu’une femme arrive face à eux. Sur des trottoirs régulièrement encombrés par des échafaudages, où l’on marche en cherchant à éviter les gouttes d’eau tombant des climatiseurs accrochés aux immeubles, les déambulations ne peuvent être rectilignes. Le contournement des corps devient alors un savant jonglage mis à mal en cas de forte affluence. Les hommes sont souvent obligés de s’arrêter et de se mettre de côté pour laisser passer les groupes de femmes qui tendent à s’approprier l’espace et à bousculer quiconque se trouve sur leur passage.
Toutefois, le phénomène de drague est omniprésent. Certes, les hommes se tiennent à l’écart, mais certains adoptent une attitude de séduction qui, à force de répétition, devient particulièrement pénible pour les femmes. « Ceux qui tiennent les murs », expression locale pour qualifier les hommes qui passent leur journée dans la rue à regarder les passants, posent des regards insistants sur les femmes - qui les ignorent - et glissent furtivement quelques mots supposés être des compliments. Sans grande originalité, les mots arabes et français « cheba » et « beauté » fusent de toutes parts, parfois nuancés par « charmante » ou « jolie ». Toutes, voilées ou non, jeunes ou plus âgées ont droit sans distinction à ces lourdes flatteries à la chaîne. Au détour d’une rue avoisinante, des remarques plus farfelues peuvent néanmoins prêter à sourire, comme celles de ces quelques jeunes qui, me voyant passer - j’avais l’âge d’être leur mère - , me crièrent en chœur : « nous sommes de pauvres orphelins, adoptez-nous ! ».
Un « mélange des genres » difficile
Le soir, le centre d’Alger revient à la norme patriarcale et islamo-conservatrice : un endroit masculin où les femmes qui s’aventurent dans les rues sont aussitôt associées à des prostituées. Dès la fermeture des magasins, les lieux se vident et seuls les hommes restent sur le pas de leur porte pour prendre l’air en période de grosse chaleur. Les femmes deviennent inexistantes et celles qui s’aventurent dehors sont alors sujettes à des regards beaucoup plus appuyés et agressifs. La rue Didouche Mourad, qui se veut « distinguée » en journée, devient, le soir venu, le lieu de rendez-vous d’hommes alcoolisés ou drogués. Dans ces conditions, impossible pour une femme seule et non véhiculée de sortir pour aller au cinéma ou boire un verre avec des amis.
Durant la décennie noire et dès le succès électoral du FIS en 1990 dans une grande majorité des municipalités du pays, les premières mesures portèrent sur la restriction de la place des femmes dans les espaces publics (Dris, 2004 : 257), visant à abolir au maximum toute possibilité de rencontre entre sexes opposés. Ces règles n’étaient, finalement, que le prolongement et la concrétisation de modes de comportements déjà existants, menant les hommes et les femmes à systématiquement se séparer dans les files d’attente d’un guichet ou d’un magasin. Cet état d’esprit se retrouve également aujourd’hui, dans une moindre mesure, à Alger-centre où, même si l’espace urbain oblige à un mélange des genres, ce type de réflexes a tendance à réapparaître lorsqu’il s’agit de s’asseoir dans un bus, dans le tram ou dans le métro : sauf en cas de forte affluence obligeant à une plus grande proximité des corps, les femmes et les hommes s’installent toujours séparément. Certains/certaines préfèrent d’ailleurs rester debout plutôt que de se rapprocher d’une personne du sexe opposé, l’étroitesse des sièges obligeant parfois à s’asseoir de biais pour ne surtout pas frôler son voisin ou sa voisine.
En juillet 2018, l’une de mes amies, infirmière dans l’unité pour grands malades à Blida, me fit visiter son service. Je découvris à cette occasion que les hôpitaux en Algérie ne sont pas mixtes, sauf aux urgences, les hommes et les femmes occupant des étages différents. Les infirmières et médecins femmes soignent les hommes, mais je constatai toutefois que beaucoup d’entre elles portaient un khimar qu’elles n’enlevaient pas, me dit-on, dans la salle d’opération. Ainsi à l’hôpital Moustapha Bacha d’Alger que je traversais quasi quotidiennement pour me rendre, à l’été 2018, vers Didouche Mourad, croisai-je un jour une infirmière en blouse blanche au visage caché par un voile intégral qui lui recouvrait le nez et la bouche.
Des discussions sur la mixité à l’école resurgissent également régulièrement sur Internet, au fil des déclarations de prédicateurs salafistes, nombreux dans le pays. En mars 2017, un prétendu sexologue annonçait lors d’une conférence à la Bibliothèque Nationale d’Alger [19] que les causes de la violence scolaire venaient du mélange filles-garçons dans les classes, les premières perturbant les seconds. D’ailleurs, le ministère de l’éducation doit, de manière récurrente, intervenir dans des écoles suite à la plainte de parents dénonçant tel directeur/directrice ayant pris l’initiative d’organiser des classes « unisexe » [20]. Enfin, chaque été, à Alger comme ailleurs dans le pays, la question des tenues de plage pour les femmes se pose inexorablement, ce lieu de dévêtement devenant le symbole de la luxure pour certains, celui du contrôle patriarcal pour les autres. Si certaines affirment haut et fort se baigner en bikini pour montrer le progressisme de leur pays – je n’en ai personnellement jamais vu sur les « plages familiales » algériennes –, la très grande majorité d’entre elles reste habillée en hidjab quitte à entrer dans l’eau avec ses vêtements. Le port du « maillot hidjab », ou « burkini » tel qu’il est appelé en France, se développe depuis quelques années, offrant aux femmes la possibilité de recourir à une tenue de plage dans laquelle leur liberté de mouvement est amplifiée. Tandis que ces vêtements font polémique dans l’Hexagone où ils sont jugés rétrogrades, ils sont décriés en Algérie par les fondamentalistes qui les pensent trop libertaires et suggestifs, le tissu mouillé moulant le corps.
Ces débats ne sont pas l’apanage de quelques extrémistes religieux mais touchent tous les milieux sociaux. C’est par exemple le cas sur le campus de l’université de Bouzareah d’Alger, où des toilettes mixtes furent récemment installées, par commodité, au premier étage d’un centre de recherche à la demande des enseignantes. Après la controverse que cette mesure suscita auprès des chercheurs hommes, un étrange ballet se mit en place, les hommes se sentant obligés de quitter précipitamment les toilettes tête baissée dès qu’une femme entre. Cette situation provoque l’hilarité des utilisatrices [21] qui ont renommé le lieu « Ally Mcbeal », du nom de cette série américaine où de nombreuses scènes se déroulent dans les toilettes mixtes d’un cabinet d’avocats.
Vignette 3 : La non mixité ou la claustration des femmes
Voici deux séquences illustratives du problème de mixité en termes de genres dans l’Algérie contemporaine. Ils révèlent, par contraste, le caractère exceptionnel du centre-ville algérois.En 2016, j’ai vécu quelques mois dans une famille particulièrement traditionnaliste d’une bourgade près de Blida, où les femmes de tous âges ne pouvaient sortir sans être chaperonnées par leur père, frère, mari, fils aîné ou neveu. Cette famille était dispersée dans plusieurs maisons proches les unes des autres, les grands-parents d’un côté, les enfants mariés et leur propre descendance de l’autre. La famille nucléaire avec laquelle je vivais était composée d’un homme, de sa femme (L.) et de leurs quatre enfants. Enfermée moi-même dans cette maison avec la mère (L.) et la fille, nous ne sortions que pour visiter les parents ou beaux-parents, notamment lors de la fête de l’Aïd. Lorsque L. tomba malade et dut se faire soigner, je l’accompagnais chez le médecin, profitant de cette occasion pour sortir un peu de cette claustration. Le fils aîné de L. nous y conduisit et nous demanda de l’appeler lorsqu’il serait temps qu’il vienne nous chercher. Il était impossible de rentrer sans lui. Quelques temps plus tard, L. voulut aller chez le coiffeur et s’acheter de nouveaux habits, en prévision d’un voyage qu’elle devait effectuer avec son mari. J’en profitai encore pour aller avec elle. Cette fois-ci, un neveu fut mis à notre disposition. Il attendit dans la voiture durant la séance chez la coiffeuse, puis vint avec nous dans les magasins où travaillaient des hommes, encadrant de près cette excursion. La maison dans laquelle j’habitais avait un grand jardin fleuri, mais nous ne pouvions pas nous y prélasser puisqu’un jardinier, employé par le mari, pouvait à tout instant apparaître. Ainsi le quotidien se déroulait-il, les femmes claustrées, supportant la chaleur de l’été grâce à la climatisation intérieure. Seuls le mari et le fils aîné faisaient les courses, ramenant tous les soirs les provisions nécessaires, les femmes n’ayant pas le droit de sortir pour acheter le pain ou pour rendre visite au voisinage.
Le hammam était également interdit dans cette famille, la nudité des femmes entre elles étant jugée illicite, et la mère de famille ne sortait même pas durant les soirées du ramadan, période représentant pourtant dans de nombreuses familles citadines une parenthèse dans l’habituel « couvre-feu » des femmes (Naceur, 2017 : 113). Dans ce contexte, le monde extérieur était vécu par les femmes de mon entourage comme un danger, un espace d’hostilité et de perte des repères moraux : loin de la surveillance protectrice du clan, elles y courraient le risque de se faire agresser. Comme Ghaliya Djelloul (2018), il me fallait intégrer « le poids de la frontière de l’espace domestique sur les possibilités de mouvement des femmes ». Aussi, lorsque l’envie me prenait de sortir, les femmes me rappelaient-elles que mieux valait se cantonner à l’espace protecteur intérieur et laisser aux hommes la liberté de mouvement.
Après un mois et demi dans ces conditions, je prenais prétexte de mes enquêtes pour sortir, malgré ces avertissements et le désir de me contrôler. Une femme de ma connaissance venait me chercher en voiture devant la maison et m’amenait sur mes différents « terrains ». Un jour cependant, je me trouvais bien malgré moi seule et dévoilée en pleine rue, obligée de marcher quelques dizaines de mètres pour rentrer. Je longeais une route très fréquentée. La situation ne dura qu’une quinzaine de minutes mais fut suffisante pour qu’à de très nombreuses reprises des hommes, jeunes pour la plupart, hurlent des insanités par la fenêtre de leur voiture, sans s’arrêter, ou poussent des cris de chien à mon encontre. Je traversais un lieu de « virilité exacerbée » (Dris, 2004 : 251) et pensais à la dangerosité des espaces publics dont me parlaient les femmes de ma famille, comprenant que dans cet environnement ultra-conservateur, ma situation contrariait toute l’organisation sociale fondée sur la non mixité des genres.
Cette claustration n’est cependant pas l’apanage des villes conservatrices et peut également se retrouver à Alger, malgré l’apparence plus libérale de la capitale. Ainsi me le témoigna Assia Guedjali, sociologue au CREAD à Alger, qui me raconta [22] qu’un de ses voisins, récemment marié, avait annoncé à tout le monde l’arrivée de sa femme qui, un an après, n’était plus jamais ressortie.
Conclusion : vers une nouvelle citoyenneté féminine en Algérie ?
Un espace est par définition public lorsqu’il est ouvert à tous, quelles que soient les règles qui le régissent. Il devient ainsi un point de rencontre pour des personnes anonymes qui s’y croisent et s’y côtoient sans s’évincer. Il s’oppose ainsi à l’espace communautaire, lieu familier à un groupe qui s’y reconnaît et qui le contrôle. En Algérie, cette distinction entre espace public et communautaire – que j’emprunte à Daho Djerbal [23] - s’opère à partir d’un critère de genre et devient un enjeu fondamental du défi démocratique qui se joue actuellement. Les militants féministes et progressistes l’ont bien compris et cherchent à imposer la question de la mixité de genres dans les débats politiques qui accompagnent les grandes manifestations (hirak) en Algérie, et dans le centre algérois en particulier. Mais tous ne l’entendent pas ainsi. J’en veux pour preuve l’agression de féministes place Audin en mars 2019 [24] par des hommes qui leur reprochaient de diviser le mouvement par leurs revendications. L’ouverture potentielle du pays ne transformera pas du jour au lendemain les manières d’être et de penser conservatrices.
À Alger et au-delà, plusieurs exemples confirment cette difficile remise en cause du système patriarcal, tout en montrant également les luttes nouvelles pour une plus grande mixité des genres dans l’espaces public. Dans un pays en quête de démocratisation, de nouvelles citoyennetés féminines – revendiquées musulmanes ou non – apparaissent. Ainsi, à l’été 2017, des prédicateurs salafistes lancèrent un appel sur Internet, demandant aux hommes de photographier les femmes trop dénudées sur les plages pour les livrer à la vindicte populaire. En retour, un collectif féministe se créa et organisa des « baignades républicaines », les femmes se regroupant pour aller ensemble à la plage et s’y vêtir de maillots de bain. Au ramadan 2018, peu avant la rupture du jeûne, une jeune femme (voilée) faisait un jogging aux Sablettes (Alger) lorsqu’elle fut violemment agressée par un homme qui lui intima l’ordre de rejoindre « sa place » derrière les fourneaux. Les gendarmes qui prirent sa plainte lui reprochèrent à leur tour de courir à une heure pareille. Son témoignage sur Internet provoqua des réactions d’une ampleur telle, qu’un collectif se créa pour organiser un « footing citoyen » le 9 juin 2018 à Alger. Cet événement réunit près de 500 participants – des joggeuses en majorité – venus défendre le droit des femmes à user de l’espace public.
Si d’après un sondage réalisé par Liberté Algérie en décembre 2016, plus de 50% des femmes algériennes trouvent légitime la violence menée contre elles au nom d’une « nécessité culturelle », les nombreuses réactions suite aux affaires décrites montrent que même minoritaires, des Algériennes et des Algériens veulent aujourd’hui voir évoluer le patriarcat tel qu’il est promu par un discours islamo-conservateur. Cherifa Kheddar, ancienne porte-parole de l’Observatoire des violences faites aux femmes et présidente de l’association Djazaïrona de Blida, déclarait ainsi en 2017 dans la presse qu’elle était fière de ces militantes qui, si elles avaient été plus nombreuses dans les années 1990, auraient peut-être entraîné un « sursaut républicain » et limité la tragédie qui suivit.