De la valeur heuristique des impairs ethnographiques
Il m’arrive fréquemment de conseiller à mes étudiants de ne pas craindre de commettre des gaffes [1] - en tant que maladresses en situation inconnue - auprès des personnes avec lesquelles ils travaillent, pour permettre la production de données initialement pensées comme décalées mais qui s’avèrent bien souvent idoines pour appréhender un groupe social. Il ne s’agit évidemment pas de positionner la gaffe au fondement de la méthode ethnographique mais de lui concéder la place et surtout le rôle qu’elle mérite, à savoir, d’activer la relation ethnographique à seule fin d’apprendre.
En tant que néophyte, l’ethnographe - même très bien intentionné et conduit par une éthique dite de terrain - commet régulièrement de grossières erreurs de comportement, de compréhension ou de production de sens, tant la manière d’être-au-monde qu’il découvre lui est étrange et étrangère. Ce constat justifie pleinement qu’une monographie demande des années de recherche, où l’ethnographe tente d’adapter ses gestes, sa parole et son comportement pour être accepté par le groupe qu’il étudie mais surtout pour se rendre intelligible aux yeux de ceux qui deviennent peu à peu « des compagnons de terrain » (Charlier 2019). Cependant, il est rare de rendre explicites les ratages ethnographiques. En de nombreuses années de terrain, j’avoue en avoir accumulé un certain nombre. À commencer par ma première enquête à Alma-Ata (Kazakhstan) en 1992, où je terminais mes conversations avec les collègues de l’Académie des Sciences que je croisais dans la rue par un geste, que je pensais transparent, en approchant ma main de mon oreille, le pouce et le petit doigt écartés et les autres doigts fléchis : « je vous téléphone ». Geste qui était immanquablement interprété par : « je vous invite à boire cent grammes » ; c’est-à-dire cent grammes de vodka, de la taille standard des petites bouteilles vendues partout. De l’expression et de la communication bancales… J’étais alors surprise par la réaction de mon interlocuteur surtout quand il me connaissait à peine. Ce quiproquo m’a valu, a posteriori, quelques petits moments de honte. Jeune chercheure, je m’adressais de manière beaucoup trop familière à ces académiciens respectés. Ajoutez à cela mes erreurs grammaticales en russe qui faisaient que je les tutoyais parfois sans m’en rendre compte et le tableau devenait désastreux.
Comment contourner les tourments et les conséquences de l’ignorance pour apprendre et produire des données de recherche qui ouvrent à la compréhension du monde de l’autre ? Ces quelques pages tentent de répondre à cette question à partir de trois exemples, l’un dans les steppes kazakhes (1994), l’autre dans la vallée du Ferghana en Ouzbékistan (2004), et le dernier au Ladakh (2012).
Un anniversaire dans les steppes kazakhes, Karoj (avril 1994)
L’un des anniversaires les plus surprenants qu’il m’ait été donné de vivre s’est déroulé dans les steppes du sud-est du Kazakhstan en 1994. Nous étions alors dans la yourte, dans les pâturages de printemps, avec les bergers semi-nomades auprès desquels j’enquêtais à l’époque.
« Bon anniversaire ! Nous n’avons rien mais demande nous ce que tu veux et nous te l’offrirons » s’exclament-ils au réveil. Après réflexion, je formule ma demande : « Je n’ai plus vu les amis et voisins depuis l’été dernier, pourrions-nous leur rendre visite ? » Dans les pâturages de printemps, les voisins de yourte se situent à au moins une heure à cheval de manière à éviter le surpâturage. À cette période, l’herbe est encore assez rase. Je pense ainsi émettre un souhait qui ne les contraint pas trop. Erreur. Je n’ai pas anticipé que nous sommes en pleine période des naissances d’agneaux, de poulains et de cabris, que les hommes doivent rester pour surveiller le troupeau et qu’ils ne me laisseront pas partir seule dans la steppe. Par cette requête, j’impose à deux hommes de céder leur monture toute la journée, donc à marcher de nombreuses heures, et à mon amie bergère de m’accompagner. En principe, une femme ne quitte pas la yourte pour s’aventurer seule dans un monde réserver aux hommes. La yourte est un univers féminin à l’inverse des lieux masculins qui se situent hors de l’habitation, entre ciel et terre [1979) ; et (…)" id="nh3-2">2] (Vuillemenot 2009).
Nous chevauchons Nurzhamal [3] et moi jusqu’à la yourte des premiers voisins bergers, puis des suivants et ainsi de suite. De yourte en yourte, les autres femmes émettent le souhait de nous accompagner. Puisque Otynche a laissé partir Nyrzhamal, les autres bergers n’osent pas s’opposer et nous nous retrouvons sept femmes à chevaucher de concert dans la steppe. Moments inoubliables et extraordinaires ! À ma surprise, je constate que, peu à peu le comportement de mes compagnes change. Elles, que je connais si besogneuses et discrètes dans la yourte, se mettent à jurer, à se provoquer, à se pousser, à engager des joutes verbales et des courses de chevaux [4]. Elles se montrent habiles, sûres d’elles et passablement délurées. Au moment même, je ne saisis pas du tout l’enjeu de tels comportements. Nous partageons une journée de douze heures de chevauchée épique. Les vols des oiseaux migrateurs se succèdent, un groupe de centaines d’étourneaux dessinent de multiples formes géométriques dans le ciel et leur chant couvre toutes les rumeurs de la steppe. De ces scènes filmographiques, je note le soir dans mon cahier d’ethnographe : « jamais plus je ne vivrai un tel anniversaire. Quel cadeau ! »
C’est en rentrant en Belgique et en relisant mes notes que je découvre et commence à comprendre ce qui s’est véritablement tramé durant ces moments d’exception. Se trouvant dans un espace réservé aux hommes et afin de ne pas rompre l’ordre des différents mondes qu’elles prennent en compte dans leur mode d’habiter, ces femmes se comportent comme des hommes. Leur fine connaissance du milieu et des logiques sociales kazakhes les amène à assumer une position et un rôle masculins. En formulant ma demande, je romps l’organisation genrée du monde humain situé entre les mondes d’en haut - ceux des dieux-cieux des turco-mongols des tengris (Roux 1984) [5] - et les mondes d’en bas, résidence des divinités de la terre et de l’eau et de nombreuses autres figures d’invisibles. Or, il s’agit pour les Kazakhs de veiller, par leur comportement et la circulation de belles paroles, à ne pas offenser les multiples existants qui interviennent dans la vie quotidienne et l’ensemble des mondes superposés. Aussi, ces femmes, en se faisant passer pour des hommes, adoptent immédiatement un comportement adéquat en mesure de tromper les djinns maléfiques susceptibles de nous agresser.
L’été suivant, une autre occasion m’est donnée de voir mes compagnes de yourte agir ainsi. Avec deux d’entre elles, nous nous rendons à Taldykorgan pour rencontrer un baqsi (chaman soufi) et sa famille. Un ami belge nous conduit. Durant le voyage dans la jeep, les deux jeunes femmes kazakhes se comportent à nouveau comme des hommes, instaurent une relation de plaisanterie avec notre chauffeur, ne laissant ainsi aucune place à l’équivoque de séduction. Je réalise qu’elles vivent cette situation comme inconvenante. En effet, suivant la coutume, des femmes ne se tiennent pas seules en présence d’étrangers. Par leur comportement, elles démontrent une fois encore, une adaptation totale à une situation incongrue qui met en péril l’ordre des mondes qu’elles connaissent et auquel elles souscrivent.
Dans le cas du cadeau d’anniversaire, mon souhait, loin d’être une demande banale, rompt littéralement l’ordre social et cosmogonique de cette société. Même si, à l’époque, j’initie à peine ma recherche, cette bourde s’avère lourde de conséquences : je contrains les bergers à suivre le troupeau à pied sur un large territoire et mes compagnes de chevauchée à quitter la yourte pour se comporter comme des hommes. En ajustant immédiatement leurs agissements, les cavalières rétablissent l’ordre et les équilibres des différents mondes, nous protègent et préservent leurs familles. Les hommes ne sont pas en reste ; puisqu’ils autorisent leurs femmes à partir, ils savent ces dernières aptes à de telles accommodations. Déployant des trésors d’hospitalité, de tolérance, de modulation et de réparation, l’ensemble des protagonistes m’offre une grande leçon de vie nomade kazakhe et me fait découvrir la complexité de telles attitudes. Dans le second exemple, c’est en puisant des ressources dans leur répertoire relationnel que ces femmes dissolvent le malaise qu’elles ressentent et qu’elles anticipent chez le chauffeur. Le but reste le même : ne pas déstabiliser l’ordre social et l’ordre des mondes qui le contraint.
En contexte kazakh, le mal, le malheur et la maladie résultent de l’intervention de djinns maléfiques. Le premier moyen de s’en protéger est d’éviter d’introduire du désordre (Hell 1999) dans l’ordre des mondes. De plus, ce type d’action est toujours pensé et assumé collectivement. Aussi, mes interlocutrices élaborent ensemble et presque instantanément un moyen de nous protéger. Leur connaissance du savoir-faire et du savoir-être en situation inadéquate permet la mise en place et l’activation d’une soupape de sécurité. Sans appartenir en plein à des pratiques divinatoires, ce type de comportement relève bien du complexe « deviner, prévoir et faire advenir » (Laugrand et Simon 2018) en ce qu’il est une anticipation collective sur l’avenir et le devenir du groupe concerné.
À l’époque, mon ignorance de la bonne attitude à adopter pour une femme en dehors de la yourte permet à mes amies de déployer leurs compétences culturelles et de m’enseigner une part de leur rapport au(x) monde(s). Enfin, leur faculté d’adaptation et d’anticipation s’avère non seulement remarquable mais aussi très efficace. Aucune d’entre nous n’a eu à pâtir de ma gaffe. Enfin presque. Il se trouve que toutes les photographies que j’ai prises le jour de notre chevauchée n’ont pu être développées. Sans véritable raison technique, mon film argentique est apparu entièrement blanc au développement.
Suivant le principe expérientiel cumulatif, il est évident, pour mes interlocutrices et amies, qu’elles m’ont transmis, par leur agir, une part de leur savoir et de leur être-au-monde dans un milieu [6] particulier. Il ne s’agit donc pas de réitérer le même genre de gaffe. Par essence, une gaffe produit de l’inédit qui contraint chacun à se repositionner mais le contrat tacite est d’éviter sa reproduction. Mes compagnes kazakhes ont pu déployer l’étendue de leur savoir et de leur savoir-faire. En miroir, je suis censée retenir la leçon pour ne plus les contraindre à devoir se conduire ainsi.
Consultation, Ziëda, folbin, Ferghana (2004)
En lien avec mes diverses enquêtes au Kazakhstan, j’ai eu l’occasion, en avril 2004, de poursuivre mes investigations sur des pratiques de chamanisme islamisé [7] dans la vallée du Ferghana en Ouzbékistan. Un collègue ouzbek, Adkham Ashirov, a eu la gentillesse et l’amitié académique de m’ouvrir ses lieux et ses relations ethnographiques. Contrairement à une présence massive d’hommes guérisseurs ou baqsi (chaman-soufi) dans la région de Turkestan, dans la vallée du Ferghana, je rencontre exclusivement des femmes. Ceci n’est pas un choix délibéré. En effet, ce sont des femmes qui reçoivent et la majorité d’entre elles ont débuté leur pratique après l’indépendance en 1991. Partout où nous nous adressons pour demander où rencontrer des guérisseurs, des falbin ou des baqsi, se trouvent des personnes de toute condition qui connaissent au moins une adresse. Ce genre d’enquête fonctionne grâce au bouche-à-oreille ; car ici les journaux locaux ou les annuaires téléphoniques ne répertorient pas ces d’informations.
Ainsi que l’écrit Adkham Ashirov :
In the Fergana Valley, the healing shamans are called bakhshi, parikhan (Persian : pari - a spirit, khandan - to read), falbin (Persian : fal – destiny, bin- to see). The Uzbeks in Southern Kazakhstan call them taub (Arabic : tabib – a doctor, a medical man). In some regions they are also known as kushnach (the term is a distortion of kuchnach – a person who exorcises [evil] spirits from a sick man, the person) or qara kusnach. However, in the Fergana Valley the latter term is not used at all. Among the Uzbeks of the Fergana Valley, women act as shamans in most cases. Tradition of shamanism in the given region have some specific features, in particular, compared with the shamans of the Kazakhs, the Turkmen and some other Turkic peoples, the shamans of the Uzbeks of the Valley perform the ceremonies of “healing” not after sunset but in the daytime. (Ashirov n.d. : 2).
Nous rendons donc visite à Ziëda, falbin, qui se tient dans le jardin et marche en cercle, en criant et rotant bruyamment, lorsque nous poussons le portail en bois de l’enclos qui enserre une vaste maison entourée d’un potager, d’un verger et de quelques herbes folles. Entre deux hoquets, Ziëda nous fait entrer et nous installe sur les körpie (long coussin fourré de coton) étendus autour de la pièce où elle reçoit. Cette grande pièce se trouve hors du corps central de la maison, possède son ouverture propre sur l’extérieur, un sol couvert de tapis. Comme partout, le visiteur laisse ses chaussures à l’extérieur et prend place en tailleur ou les jambes repliées sous lui.
Ziëda n’affiche aucun objet, pas de table basse avec des instruments exposés, seul un miroir pend au mur. Elle se tient debout, face à nous, couverte d’un long voile blanc, dont elle tient une extrémité entre les dents et répond entre deux borborygmes. Nous attendons. Peu à peu, elle s’apaise, s’assied et l’entretien débute.
Ziëda se réfère à Umaj, une des divinités du tengrisme ; c’est elle qui lui a donné son pouvoir, ses capacités visionnaires. En effet, Ziëda se présente d’abord comme folbin et ajoute qu’aujourd’hui elle aide, soigne, guérit, avec l’aide de la lumière d’Allah. Ses parents morts l’accompagnent aussi. Elle a cinq enfants et a débuté la voyance après ses grossesses.
Elle déclare voir les esprits, la lumière, et s’adresse systématiquement à ses aides invisibles vers lesquels elle se tourne, vers la droite, avant de répondre. Il semble qu’ils soient deux, elle les nomme Tatazabek et Tata. S’ensuit le récit de son initiation, récit comparable presque point pour point à d’autres récits que l’on retrouve dans la sphère du chamanisme islamisé : elle tombe gravement malade, son mari pense qu’elle a une maladie psychiatrique, elle reste trente-cinq jours dans une même pièce, ses aides lui apparaissent d’abord en rêve puis, peu à peu, prennent forme dans sa vie quotidienne. Ce sont eux qui lui disent ce qu’elle doit faire et comment. À plusieurs reprises dans son discours haché, entrecoupé par ses hoquets, elle se réfère au Coran et à la Qibla. Parfois, son débit de paroles change, elle se met à crier, puis se détend. Elle chante, puis hurle les formules soufies, nous fait signe de fermer la porte et débute un zikir [8]. À la fin de sa transe, elle dit : « nous (elle et ses aides) pratiquons aussi le zikir ».
Elle nous indique également que son grand-père paternel utilisait le Coran pour soigner mais qu’elle travaille autrement, par vision. Puis Ziëda déclare que ses aides veulent nous parler, ils nous disent ceci : « Ne partez pas sans croire qu’elle peut vraiment lire l’avenir. Elle voit. » Deux jours par semaine, le mardi et le samedi, ses aides invisibles la laissent seule, elle s’occupe alors de sa maisonnée.
Au moment du départ - ou plus précisément de l’adieu, car je ne l’ai pas revu et ne pense pas pouvoir la revoir un jour - je lui demande si je peux la prendre en photo. Avant de me répondre, elle s’adresse d’abord à ses aides puis énonce : « Oui, mais ils demandent si ça n’est pas grave s’ils n’apparaissent pas sur la photo » (notes de terrain, mercredi 21 avril 2004). Je salue l’à-propos extraordinaire de ces invisibles !
En effet, en demandant à Ziëda de pouvoir prendre une photographie à la fin du rite, j’imagine poser une question simple puisque l’espace-temps du rite se clôt. Pour la falbin, ma position reste ambigüe : je ne consulte pas directement, j’assiste mais ça ne fait pas sens dans un tel système. J’accompagne un collègue ouzbek et il reste une méfiance par rapport à ma place de chercheur. Aux yeux de Ziëda, je suis au mieux l’équivalent d’une journaliste étrangère et les images que je prends peuvent se trouver un jour ou l’autre dans un journal ou une revue. Or, ce type de papier peut atterrir… aux toilettes. Dans la logique locale, le risque de souillure n’est jamais très loin. Refuser un cliché permet de s’en préserver. Ziëda se trouve prise ici entre les normes de politesse et d’accueil qui exigent que le visiteur soit bien reçu et les interdits qui commandent, a minima, un principe de précaution. Aussi demande-t-elle directement du soutien à ses aides invisibles. Et leur réponse est parfaite : rien de l’essentiel n’apparaîtra sur cette image. C’est la femme que je photographie par la falbin. Cette situation ethnographique m’a poussée à approfondir ce que j’ai nommé des années plus tard : « l’intelligence des invisibles » (Vuillemenot 2018) ; c’est-à-dire cette capacité qu’ont les figures d’esprits centre-asiatiques à composer avec les humains et leurs limites. Ces invisibles agissent et leurs interventions instituent un mode de communication où prime la circulation de la parole. Dans ce cadre, les humains ne communiquent pas qu’entre eux, ils sont tenus de prendre en compte d’autres existants [9] avec lesquels il faut négocier la paix sociale et les lieux de vie à partager.
Ici aussi, aucune conséquence directe à ma question déplacée ne vient atteindre les personnes prises dans l’interaction, parce que l’à-propos de la falbin et de ses aides invisibles vient combler le vide de mon ignorance. Vue de l’extérieur, ma question semble vraiment bénigne. Dans le contexte local, la gêne de la falbin se trouve liée à une anticipation des conséquences.
En situation de méconnaissance totale ou partielle, la gaffe peut en fait se produire à chaque instant. En ce sens, elle est presque inévitable et participe de la collecte de données au même titre que n’importe quelle observation participante. Plus encore, la gaffe produit des données inédites et ouvre des pistes de réflexion insoupçonnées.
Chez Padma-Lhamo, Choglamsar, Ladakh (mai 2012)
Depuis 2010 [10], début de mes nouvelles recherches au Ladakh, je me suis rendue à plusieurs reprises chez une lha mo [11] de Choglamsar qui vient du village de Tutchul, dans la région du Changtang ladakhi. Padma Lhamo a trois enfants, dont deux sont mariés. Son mari l’a abandonnée. La dernière fille vit avec elle et assume régulièrement le rôle d’aide rituelle. Padma est lha mo depuis vingt-cinq ans. Avant elle, sa mère, sa grand-mère, son arrière-grand-mère l’étaient. Initiée par sa grand-mère, Padma ne mentionne aucun désarroi [12] initiatique mais une visite chez le Rinpoche [13] de Stakna dont elle garde la photo devant elle, sur son autel, et qui l’a autorisée à exercer en reconnaissant son lha (divinité). À la suite de cette acceptation et bénédiction, Padma a commencé à recevoir chez elle. Elle tient à préciser qu’un seul lha l’habite et qu’il se nomme Nien Chen Tan Lha (je transcris sous sa dictée).
Le 13 mai 2012, Namkha (mon interprète, guide et ami) et moi arrivons à neuf heures et patientons dans la cour de la maison à un étage. Padma espère beaucoup de monde car c’est dimanche et de nombreuses personnes profitent d’un jour de repos pour venir consulter. Comme les consultants tardent et suivant l’hospitalité coutumière, Padma nous offre un thé dans une pièce où, à l’instar de nombreuses maisons, les étagères croulent sous la belle vaisselle ladakhi. La lha mo se prépare et apprête la maison avant la séance qui a lieu dans une des quatre pièces. Tout est propre et rangé, l’encens brûle et embaume la pièce. Padma entoure un bâton d’encens d’un fil blanc et le plante dans une coupe en argent débordant de grains d’orge.
Nous ressortons attendre dans la cour. Entre temps, plusieurs femmes sont arrivées, ainsi que des parents et leur fils, en tout nous sommes treize. Padma fait signe qu’il est temps et après s’être déchaussé, tout le monde s’installe dans la petite salle dédiée au rite, et s’assoit sur des tapis disposés au sol, de part et d’autre de la porte d’entrée. La pièce est surenfumée, suffocante d’encens, les yeux pleurent. Il fait très sombre, mais un rai de lumière traverse la petite ouverture carrée du toit. Dans le coin gauche, au fond, se trouve l’autel où, sous les portraits du Rinpoche de Stakna et du Karmapa [14], une petite table accueille les offrandes habituelles, les sept bols emplis. Deux récipients débordent de grains d’orge avec deux bâtons d’encens plantés dedans, trois contiennent de l’eau, un du thé, et un autre du sur/bsur, mélange de beurre et de farine. Une lampe à huile complète l’ensemble des offrandes. La lha mo s’installe face à l’autel, sur un long coussin, sous l’unique fenêtre de la pièce occultée par plusieurs voilages de couleur blanche et orange. Padma dépose soigneusement son téléphone portable sur le rebord de la fenêtre d’où elle extrait un long couteau protégé d’un fourreau. Elle allume la lampe à huile, déplie son baluchon de vêtements rituels, vérifie les offrandes, ajoute du beurre, sort enfiler des vêtements tibétains, jupe et corsage, puis revient, vérifie encore, déplace le couteau, prépare son tambourin, son dorje [15] et sa cloche, et sort finalement en demandant à tous de lui laisser un couloir de passage jusqu’à l’autel. Namkha lui emboîte le pas en emportant le support d’encens. Entre-temps, d’autres personnes se sont installées et nous sommes une trentaine, assis par terre, serrés. De nombreuses khata (écharpe blanche d’offrande) sont déposées en tas à côté de l’autel. Chacun se munit d’une écharpe blanche en échange de dix roupies, écharpes qui seront redéposées à la fin du rituel. Dehors, après avoir passé ses mains et son visage au-dessus de la fumée de l’encens et de l’armoise qui brûlent, Padma se gargarise avec du thé salé et pratique des ablutions rituelles sur le visage, les avant-bras et les mains. Son souffle change, elle éructe et entre en se précipitant vers l’autel. Namkha la suit de peu avec l’encens. Je réalise alors que, la fille de la lha mo étant absente, c’est lui qui endosse le rôle d’aide rituel à la demande de Padma.
Tout en accomplissant trois prosternations du bouddhisme tibétain, Padma Lhamo récite des mantras. Elle s’agenouille, poursuit sa psalmodie et enfile un à un ses vêtements rituels. Elle invite ensuite son lha à la rejoindre en le nommant et invoque aussi le Dalaï Lama, Gyalwang Drukpa (chef de file du bouddhisme tibétain au Ladakh), le Karmapa et Stakna Rinpoche. Elle saisit ses instruments, le tambour dans la main gauche, la cloche et le dorje dans la main droite. Le rythme de l’énonciation des prières s’aligne peu à peu sur celui des instruments. Son corps tressaute de plus en plus. Padma poursuit pendant une vingtaine de minutes, puis dépose les trois objets et fait face aux consultants en les incitant à adresser leur demande au lha.
Plusieurs personnes se succèdent et tendent à leur tour leur khata. Mais la lha mo s’arrête sur un homme qui boit de l’alcool et fume. Le lha est en colère, le ton monte, s’ensuit une longue invective avant que Padma ne s’empare d’une poignée de grains d’orge et les jette violemment sur lui. L’homme est assis près de la porte, il semble gêné, d’autres femmes s’en mêlent mais quand le lha crie, chacun se recroqueville, moi y compris. La fille et la femme de cet homme sont également présentes, assises à côté de lui. La fille boit et fume aussi. Les invectives reprennent de plus belle. Plusieurs fois, par la bouche de Padma, le lha demande au père et à la fille s’ils sont bouddhistes. Le père finit par avouer qu’il suit aussi, de temps en temps, l’hindouisme. Le lha hurle : « Le bouddhiste ne doit suivre qu’une seule loi, celle du bouddhisme et respecter les interdits, pas d’alcool, ne pas fumer ». La femme de cet homme essaie d’intervenir mais rien n’y fait.
À plusieurs reprises Namkha me fait signe que ce n’est rien, qu’il me traduira après. Dans cette atmosphère devenue extrêmement tendue, une jeune femme tend sa khata. Quand la lha mo s’en saisit enfin, c’est le soulagement pour tous. Mais les histoires s’enchaînent et la consternation reprend. La jeune femme pleure en racontant que les disputes sont quotidiennes dans sa famille et elle demande de l’aide. D’autres sont là pour des problèmes de santé. Une femme plus âgée se met aussi à pleurer à chaudes larmes, son mari, ses enfants et son cousin sont morts dans les terribles éboulements et coulées de boue qui ont recouvert Choglamsar deux ans plus tôt et dont les traces sont encore très visibles. Cette femme explique qu’elle ne veut plus vivre et vient demander au lha la permission de mourir. Le lha répond qu’elle ne peut décider de sa mort qui viendra un jour ou l’autre et qu’en attendant, elle doit prier tous les jours et collecter des mérites.
Après toutes les personnes et parce que j’avais pris, en début de rite et sous l’impulsion de Namkha qui pensait m’aider, une khata sans avoir de véritable question ou problème précis, la lha mo me fait signe de tendre mon écharpe. Avec la tension rituelle dramatique du rite qui s’est progressivement imposée, je n’ai pas pris le temps de réfléchir à une question. Aussi, je demande à la hâte si mes enfants vont bien. Le lha ignore ma question, mais se lance dans un long discours selon lequel, en substance, je suis venue vérifier si Padma est effectivement lha mo, que je n’ai pas de vraie question, que ce n’est pas bien, que je dois croire et rien d’autre, et qu’enfin, il faut purifier mon cœur. Cette leçon publique me ramène à un principe de réalité élémentaire : on ne joue pas impunément avec les invisibles, et me fait admirer, une fois encore, l’instantanéité d’une réponse adéquate à un évènement incongru, de la part d’officiants qui travaillent à préserver la cohésion du groupe éphémère rassemblé dans la sphère rituelle.
Quoi qu’il en soit, cet épisode est resté en mémoire à Namkha qui, depuis, à chaque séance où nous nous rendons ensemble, me rappelle : « Ne prends une khata que si tu as une vraie question », puis il ajoute : « Tu dois apprendre à formuler correctement ta demande sinon le lha ne peut pas répondre ».
Par le biais de ce dérapage majeur, j’ai non seulement appris que les divinités sont capables de repérer l’imposture (même non intentionnelle), mais que, de surcroît, elles attendent un type particulier d’expression qui entre dans un cadre ritualisé de production de sens. Se trouve en jeu la circulation appropriée de la parole afin que les équilibres sociaux puissent être respectés et pérennisés.
Ici, mon impair provient surtout d’un manque d’attention ethnographique. Je me laisse prendre par le désarroi ambiant et par une participation compatissante, et le recul nécessaire pour l’agir ethnographique en contexte disparaît. Je me laisse affectée et donc piégée par ma logique, enculturée différemment de l’endo-logique ou de la logique allochtone à l’œuvre.
Cependant ma gaffe permet à la divinité présente dans le corps de la lha mo de m’enseigner un savoir-faire et un savoir-être en contexte rituel.
La gaffe ou l’intérêt de l’inédit
Je ne parle pas ici d’une volonté intentionnelle de tester les limites du convenable local ou de l’ordre établi pour découvrir les logiques de production de sens de mes interlocuteurs. S’il m’est arrivé parfois de recourir à ce type de stratégie, je l’ai toujours fait en me laissant la possibilité de reculer pour éviter l’offense ou l’injure. Quant à la gaffe - non désirée et souvent indésirable –, elle s’apparente à un débordement, à un pas trop loin.
Puisqu’elles s’avèrent pratiquement inévitables, autant assumer les gaffes ethnographiques lorsqu’elles adviennent. Accidentelles, elles n’en demeurent pas moins des expériences de terrain qui nourrissent la relation ethnographique, tout autant que l’analyse et la compréhension de modes d’être au monde. Loin de redouter ce type de dérapages et de les omettre, les chercheurs auraient tout intérêt à les partager plus largement. En tant que productrices de sens et de données qui n’apparaîtraient pas autrement, les gaffes ne devraient pas être tues. Engendrant l’inédit, le processus enclenché par les gaffes participe de l’imprégnation culturelle conjointe à la relation ethnographique.
L’ignorance du débutant qui conduit à l’impair place le chercheur dans une position identique à celle d’un enfant à qui il faut tout apprendre. Pour autant, cette posture intéressante ne dédouane pas l’ethnographe de montrer tôt ou tard qu’il assimile les leçons. Il s’agit donc d’éviter la répétition du même écueil. Cependant, en tant qu’inopinée, la gaffe est susceptible de se produire à n’importe quel moment, même après des années de terrain. D’une autre teneur, elle révèle alors des erreurs sans doute moins grossières, moins flagrantes. Mais, force est de constater que la gaffe reste en embuscade sinon aucune ne se produirait plus nulle part.
En laissant l’opportunité à mes interlocuteurs de déployer un savoir-faire et un savoir-être, mes gaffes leur permettent aussi d’asseoir leur autorité, une autorité basée sur la connaissance du milieu et les moyens d’en assurer la pérennité. Plus encore, les maladresses ethnographiques produisent un savoir cumulatif et co-construit de découvertes et d’enrichissement réciproque à la culture de l’autre. En constatant mon incurie, mes compagnons de terrain appréhendent la diversité et les incohérences qui y sont attenantes.
Au même titre que l’observation participante, les récits de vie et la production d’images photographiques ou filmiques, la gaffe est une expérience de terrain. Elle ne constitue pas, à proprement parler, un raté ethnographique puisqu’elle est porteuse de production de données et de sens. Sans être un outil en tant que tel, elle ouvre des possibles. Inopinée, elle contraint l’ethnographe et ses interlocuteurs à surmonter ensemble la gêne, l’inconfort et parfois le danger d’une épreuve commune.
Pour Katia Boissevain, « le conflit de rôles ou plus précisément le décalage entre un rôle attribué et l’image qu’on a de soi, se pose à la plupart des ethnologues sur le terrain, tandis qu’il est rarement considéré comme un élément heuristique explicite » (Boissevain 2009). Dans le processus de la gaffe, il ne s’agit pas tant d’un décalage de rôle attribué et d’image de soi, que d’un décalage de sens, une déconnexion temporaire de l’ethnographe vis-à-vis de son terrain. Une sorte de mise à distance radicale, non intentionnelle mais qui a lieu, ou comme l’écrit encore la même auteure : « quelque chose de l’ordre de la méprise sur « moi » est venu brouiller mes facultés d’ethnologue » (Boissevain 2009).
Dans les trois exemples exposés, le plus remarquable reste sans nul doute la capacité immédiate d’adaptation et de réponse dont font preuve les protagonistes. Poussés hors de la sécurité de leur quotidien, leurs réactions se révèlent particulièrement adéquates. Ils savent. Ils savent comment réagir, comment « bricoler » - suivant la métaphore de Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage (1962) -, comment s’accommoder de l’inédit. Leur sur-adaptabilité au milieu et aux circonstances permet de sortir des situations embarrassantes dans lesquelles je les place. Domestiquer l’inédit ou inscrire leur être au monde dans l’advenir, tel est bien l’enjeu de leurs réponses.
Comme l’écrit François Laplantine à propos de la relation ethnographique : « dans cette expérience, nous partageons des perceptions, des sons, des odeurs, des goûts ainsi que des sensations tactiles avec ceux qui nous accueillent » (Laplantine 2013 : 37). Et nous partageons aussi des impairs qui permettent à nos interlocuteurs de saisir qu’ils ont encore beaucoup à nous révéler pour espérer faire de nous des anthropologues au moins fréquentables si ce n’est respectables.
Beaucoup a déjà été dit et écrit à propos de la réflexivité et du rôle des affects en ethnographie [16]. Souvent il ne s’agit pas d’anthropologie mais bien d’anthropologues, c’est-à-dire de logiques biographiques qui conduisent et influencent les choix relationnels de terrain et les modes de production de données, tout autant que les analyses qui en découlent. Face au processus complexe dans lequel s’inscrit une démarche ethnographique inductive, la question épistémologique centrale, - développée entre autres par François Laplantine dans son ouvrage Quand le moi devient autre en 2012 – est double : que reste-t-il du projet de connaissance de la discipline ? Comment percevoir et comprendre le sens de l’Autre qui se trouve au cœur de nos travaux ?
Dans les méandres de la relation ethnographique, la gaffe s’inscrit aux marges de l’enquête. Parce qu’elle existe et présente une interface singulière, elle demeure néanmoins intéressante à investiguer. Pas en tant que procédé méthodologique intentionnellement appliqué mais dans la part qu’elle réserve à l’inédit ; l’inédit des entre-deux où tout peut basculer d’un côté ou de l’autre. Plus explicitement, les gaffes relatées ici n’ont pas contribué à me chasser des terrains entrepris, elles ont simplement permis à mes compagnons de terrain de m’ouvrir d’autres portes réflexives et productrices de sens.