« Les objets ne sont jamais là par hasard » (p. 83). Tel pourrait être le point de départ de la réflexion de l’anthropologue et historien Thierry Bonnot. Une réflexion qui l’engage à poser dans L’Attachement aux choses un état des lieux très complet des réflexions en sciences sociales sur les interrelations entre humains et objets dans les sociétés contemporaines. En effet, poursuit-il : « c’est ce qui ne relève pas du hasard dans la présence d’un objet dans une situation donnée qui constitue l’objet des sciences sociales » (p. 83). Pour décortiquer la présence des objets dans nos vies, l’auteur s’appuie sur un important bagage théorique interdisciplinaire dont il s’attache à retracer les grandes lignes. Une des forces de l’ouvrage consiste à avoir choisi de ne pas présenter les auteurs, les approches théoriques ou les écoles de pensée d’une manière chronologique, mais d’organiser la présentation du propos en trois parties, chacune consacrée à une série de "problèmes" (la question de la « culture matérielle » en sciences sociales, la présence des objets dans les musées et finalement une proposition de méthode basée sur la biographie des choses). Cette manière de présenter les débats, par "problèmes" et non dans un ordre chronologique permet de mesurer les apports et les limites conceptuels pour chacun des auteurs présentés qu’ils soient éloignés ou non dans le temps.
La première partie intitulée Un tour d’horizon permet à Thierry Bonnot de présenter de manière « impressionniste » (p. 15), mais néanmoins complète des auteurs (Durkheim, Mauss, Latour, Miller, Thévenot, Kaufmann) et des écoles de pensées (le groupe Matière à Penser [1], sociologie de l’action) qui, du début du XXe siècle à nos jours, ont théorisé les relations entre humains et objets. L’auteur débute cette première partie par le chapitre Un problème de vocabulaire : la « culture matérielle » , dans lequel il s’attèle à déconstruire une série de dichotomies classiques : sujet / objet, fait social / fait technique, culture / matérialité. Ces dichotomies, rappelle l’auteur, se retrouvent jusque dans l’expression « culture matérielle », expression qui contribue à maintenir un dualisme entre matérialité des choses et immatérialité des faits sociaux « qu’il s’agit précisément de dépasser » (p. 24). C’est dans cette première partie également que Thierry Bonnot laisse entendre, sans directement la mentionner, une raison qui l’a vraisemblablement poussé à choisir le terme de « choses » et non celui d’« objets » pour figurer dans le titre de son livre. En effet, rappelle-t-il, l’enjeu de son livre n’est pas de proposer « un travail ontologique sur la réalité même d’une catégorie nommée "objet" » (p. 12), mais de s’intéresser aux « objets qui ont vécus », qui ont « subi une mutation de statut social », qui « sont devenus autre chose » (p. 12). Il choisit donc de ne pas s’attarder sur les objets immatériels qualifiés de « cas problématiques » (p. 11) comme les œuvres d’art, les objets virtuels, le patrimoine végétal ou animal. La discussion philosophique entre matériel et immatériel, si elle n’est pas le cœur de l’ouvrage, n’en demeure pas évacuée pour autant. Elle réapparait notamment dans un chapitre ultérieur intitulé « La matérialité, problème philosophique » consacré à l’émergence du patrimoine culturel immatériel (PCI). L’adoption de la Convention du PCI par l’Unesco en 2003 a contribué à faire évoluer le concept d’objet au-delà de sa matérialité. Citant les travaux de Jean-Louis Tornatore (Tornatore 2004, 2011), Thierry Bonnot rappelle que les savoir-faire immatériels sont bien souvent inscrits dans des objets matériels et que les objets matériels ne sont rien sans les récits, les images et les représentations qui les accompagnent. Ainsi, il engage à aborder la distinction entre matériel et immatériel dans les politiques de patrimonialisation d’un point de vue réflexif en concluant que « c’est la signification politique de l’opposition matériel/immatériel qui doit faire l’objet du questionnement des sciences sociales » (p. 40).
Dans Ce que nous enseignent les objets, la seconde partie de l’ouvrage, l’auteur aborde la question de la présence des objets dans un lieu donné et la manière dont leur agencement renseigne sur une situation sociale. Un détour par des travaux d’artistes (ceux du plasticien Daniel Spoerri et de l’écrivain Georges Perec qui tous deux s’essayent à leur manière, à l’exercice de l’inventaire d’objets du quotidien) permet à l’auteur d’avancer l’idée que la disposition des objets n’a rien de fortuit. À y regarder de plus près, la présence des objets dans un lieu renseigne sur la relation que les individus entretiennent avec leur environnement et sur la manière dont ils se mettent en scène. L’habitat, domaine privé, est présenté par l’auteur comme un lieu d’exhibition où les objets servent à la fois à « matérialiser la vision que ses occupants se font d’eux-mêmes, mais également l’image qu’ils souhaitent donner aux autres » (p. 93). De l’espace domestique comme musée personnel mettant en scène des « objets communs » (p. 103), Thierry Bonnot en vient à traiter des musées d’ethnographie en questionnant la présence en leur sein des objets des "autres". Dans les deux derniers chapitres de cette seconde partie, il pose un rappel, à la fois nécessaire et largement connu des spécialistes, de la critique énoncée dès les années 1980 autour de l’ « objet-témoin ». En mobilisant les auteurs et muséographes qui se sont attelés à déconstruire ce concept (James Clifford, Jean Jamin ou Jacques Hainard dans le champ muséal), Thierry Bonnot rappelle que les collections d’objets ethnographiques des musées français ont été constituées dans la période coloniale et que les objets, érigés en « pièces à conviction », étaient censés y représenter les sociétés d’où ils provenaient.
La troisième partie intitulée Décrire les attachements ; chantiers ouverts porte plus spécifiquement sur des propositions de méthodes pour rendre compte des interactions sociales dans lesquelles sont pris les objets. En prenant comme point de départ le chapitre publié par Igor Kopytoff dans l’ouvrage collectif The social life of things : commodities in cultural perspective (Kopytoff 1986), Thierry Bonnot préconise une méthode centrée sur la biographie des choses. Noter les étapes du parcours biographique des objets permet de mettre à jour « les évolutions de leur statut social et symbolique » (p. 147) et de se servir de leur polysémie pour rendre compte de leur enchâssement dans des situations sociales complexes. Plusieurs exemples issus des terrains de l’auteur viennent appuyer cette proposition théorique. La patrimonialisation du lavoir des Chavannes dans la commune du Creusot dans les années 2000 en est un exemple parmi d’autres. En retraçant le parcours biographique de ce bâtiment industriel, Thierry Bonnot montre que son processus de patrimonialisation n’a pas été pas linéaire, mais qu’il a impliqué des accidents et des luttes entre différents acteurs sociaux. La patrimonialisation ne suit pas un modèle idéal-typique, mais constitue un « parcours tortueux émaillé d’interruptions, de failles et de réorientations des différents acteurs » (p. 165). Reconstruire la séquence chronologique de cette patrimonialisation en identifiant les différents acteurs qui y prennent part (élus politiques, architectes, ancien propriétaire) permet de rendre compte des différentes intentionnalités que ceux-ci placent dans l’ancien bâtiment industriel. Étudier la biographie ou l’idiographie des objets (terme proposé par l’auteur pour résoudre la question épistémologique de la personnification des objets) permet de rendre compte des liaisons dans lesquelles ils s’insèrent. L’objet n’a pas de valeur en soi. Mais il est un acteur incontournable parce que systématiquement mobilisé dans les interactions sociales. Étudier les objets c’est mettre le doigt sur les liaisons dans lesquelles ils sont pris dans une perspective à la fois synchronique et diachronique. De la notion de « valeur », Thierry Bonnot glisse ainsi vers le concept de « valence », emprunté à la chimie et à la psychologie, qui permet de rendre compte de « l’ensemble des liaisons [d’un objet] avec des individus, la combinaison de son histoire singulière et collective, l’attraction ou la répulsion qu’il a suscité et suscite encore, tout ce qui dans sa biographie a compté pour que cet objet soit conservé et devienne patrimonial » (p. 188). Ainsi en est-il de l’attachement aux choses : ces liaisons que nous établissons avec les objets qui nous entourent, qui débordent le rapport affectif que l’on entretient avec eux et qui constituent notre rapport aux choses.
Par son caractère érudit, les nombreux exemples tirés de terrains de recherche (principalement francophones, voire français), L’Attachement aux choses est un ouvrage théorique qui intéressera les étudiant-e-s et chercheurs-euses en sciences humaines et sociales. Son caractère résolument interdisciplinaire le rend particulièrement stimulant pour penser les ponts entre les disciplines mobilisées que sont l’ethnologie, l’histoire, l’archéologie et la muséologie. Le seul regret à émettre alors que s’achève la lecture du livre, est de ne pas y avoir lu de propositions méthodologiques pour penser la collecte d’objets contemporains en ethnologie. En effet, même si les objets sont dits « bons à étudier » dans leurs interactions avec les humains, il semble que leur collecte par l’ethnologue sur le terrain demeure un tabou ce qui la contraint à rester un impensé. À la lecture de l’ouvrage, notamment les deuxième et troisième partie, le lecteur pourrait avoir l’impression – peut-être pas si erronée d’ailleurs – que la collecte d’objets par les ethnologues s’est subitement arrêtée avec les critiques postcoloniales des années 1980. Or Thierry Bonnot, à la fois par sa grande connaissance de ces critiques et par ses expériences personnelles de recherches dans le cadre de l’Écomusée du Creusot, pourrait certainement contribuer à repenser la collecte d’objets contemporains par les ethnologues sur leurs terrains en proposant des pistes méthodologiques. Ce serait là une occasion de repenser le rapport aux choses de manière stimulante dans les mondes conjoints de la recherche et des musées d’ethnographie. Mais peut-être est-ce là l’objet de futures parutions ? En tout cas les multiples pistes soulevées par L’Attachement aux choses laissent présager à l’avenir de féconds développements.