Penser les relations entre art et anthropologie à l’aune de la rencontre
Que se passe-t-il lorsqu’un clown, un jongleur ou une metteuse en scène rencontrent des anthropologues sur les planches ? Comment des artistes et des chercheurs se retrouvent-ils à mener ensemble des expérimentations sonores dans des bains-douches, à vagabonder en compagnie d’un robot ou à organiser une exposition ?
Les démarches collaboratives qui réunissent anthropologues et artistes sont devenues ces dernières années un mode d’action privilégié pour explorer des modes alternatifs de représentation, redéfinir les formes de production du savoir ou encore forger de nouveaux outils de médiation scientifique et culturelle. Or, si ce type de croisement disciplinaire est de plus en plus fréquent et a donné lieu à une abondante littérature (Hannula et al. 2005 ; Marcus 2009 ; Schneider et Wright 2010 ; Ingold 2013 ; Müller et al. 2017 ; Schneider 2017 ; Pussetti 2018 ; Rikou et Yalouri 2018 ; Bénéï 2019a), les contextes propices à l’émergence des rencontres entre artistes et anthropologues, les configurations relationnelles dans lesquelles elles s’inscrivent et les formes qu’elles prennent restent toutefois peu abordés.
Souvent idéalisées et de plus en plus souvent soutenues par les bailleurs de fonds, ces expériences collaboratives ne sont pourtant pas dénuées de frictions créatives, ce qui nécessite dès lors de s’interroger sur les rapports de pouvoir qui s’y jouent (Rakowski 2018 ; Schneider 2013), les dispositifs institutionnels qui les conditionnent et les politiques représentationnelles qu’elles impliquent nécessairement. Quelles sont les conditions de mise en œuvre de ces dialogues interdisciplinaires, les affinités et « atomes crochus » (Kreplak et al. 2011) qui les nourrissent et les enjeux socio-politiques qui les sous-tendent ? Quels dispositifs, privés ou publics, favorisent ces rencontres ? Et quels effets ces institutions exercent-elles sur les collaborations et sur les projets de co-création qu’elles initient ?
Ce numéro entend placer la question de la rencontre entre artistes et chercheurs en sciences humaines et sociales au cœur de la réflexion à travers l’analyse des processus collaboratifs eux-mêmes, des dispositifs dans lesquels ils s’ancrent mais également des dialogues qui s’y créent. À partir de récits d’expériences de co-création dans lesquelles les regards artistiques et scientifiques se croisent, s’enchevêtrent ou s’opposent, il s’agit d’interroger à la fois la manière dont ces expérimentations ont modifié le rapport à la pratique des acteurs et reconfiguré les formes et les normes du savoir qu’ils produisent. Traduire une pensée anthropologique sous la forme d’une exposition, d’une œuvre multimédia ou d’une performance scénique ne suppose pas seulement la mise en visibilité d’une réalité sociale, culturelle ou politique et la restitution d’un savoir, c’est aussi penser ce dernier différemment, réfléchir aux conditions de sa mise en forme et contribuer autrement à la fabrique d’une culture. Quels types de savoirs émergent de ces rencontres entre artistes et anthropologues et quelles réflexions sur ces connaissances et expériences sensibles un retour réflexif commun apporte-t-il sur le processus créatif à l’œuvre ? De la co-création à la co-écriture, c’est à ces réflexions qu’ouvrent les démarches présentées ici.
Des appropriations réciproques aux démarches collaboratives
Si les emprunts réciproques entre art et anthropologie sont loin d’être nouveaux et ont pu contribuer, dans le sillage de l’avant-garde parisienne des années 1920 (Clifford 1988) ou plus récemment du tournant ethnographique en art (Foster 1995), à remettre en question les définitions institutionnelles de l’art et de la science, le développement des démarches collaboratives entre artistes et anthropologues est en revanche un phénomène plus récent. Depuis l’aube des années 2000, on assiste, en effet, à une inflation exponentielle des rencontres, manifestations, projets et publications alliant arts et anthropologie. Cette accélération récente, « signe que les temps sont mûrs pour une transformation profonde, allant jusqu’à une remise en cause des séparations tranchées à l’intérieur des régimes de vérité et des régimes esthétiques d’une part, et entre ces deux familles de réalités culturelles, d’autre part » (Lévy et Sartoretti 2018), mérite d’être questionnée.
Ce phénomène coïncide non seulement avec une aspiration aux décloisonnements disciplinaires mais également avec la montée en puissance des revendications citoyennes et des dispositifs participatifs déployés au nom de la décolonisation de la recherche (Martinello et al. 2009 ; Smith 1999), de l’animation de quartier ou de la promotion du vivre ensemble (Blondiaux 2005 ; Carrel 2013). Les démarches collaboratives sont en outre largement encouragées à l’échelle internationale, autant par la façon dont les cadres institutionnels et administratifs structurent la production des projets artistiques et scientifiques, via les dispositifs d’appel à projets, qu’à travers les lignes budgétaires prévues par les politiques publiques. Les financeurs peuvent y trouver la garantie d’une onction de légitimation mutuelle (Dassié et Garnier 2011).
Ces rencontres s’insèrent dans des dispositifs très divers : expositions, telles que les Ethnographic Terminalia, qui depuis 2009 accompagnent le colloque annuel de l’American Anthropological Association ; invitations d’artistes en résidences universitaires comme à Lille [1] ou à l’Institut d’Études Avancées IMERA à Marseille [2] ; invitations de chercheurs en résidences artistiques, comme le proposent la fondation Camargo à Cassis et les programmes de résidences art-écologie de l’Alliance of Artists Communities aux États-Unis ; conférences et événements dédiés aux rapprochements, comme la biennale « Art & Science » proposée par le Collectif Culture en Essonne et le Salon des écritures alternatives en sciences sociales organisé par le réseau national « Images, écritures transmédias et sciences sociales » au MUCEM ; ou encore, manifestations alliant performances et anthropologie, comme celle initiée par le « spectaculaire » colloque « Tandems ou l’art de faire ensemble » [3]. En parallèle à ces diverses manifestations se développent en outre des programmes d’enseignement ou de recherche alliant arts et sciences humaines tels que le Programme d’Expérimentation en Arts Politiques (SPEAP) de Sciences Po, créé en 2010 par Bruno Latour [4], ou le projet ERC « Knowing From the Inside : Anthropology, Art, Architecture and Design » (2013-2018) mené par Tim Ingold à l’Université d’Aberdeen.
L’implication croissante d’anthropologues dans ces démarches collaboratives ne saurait être appréhendée sans prendre en compte les réflexions initiées dans le sillage de la crise des représentations sur les formes et normes en jeu dans la production et la restitution du savoir anthropologique. La critique radicale émise dans Writing Culture : The Poetics and Politics of Ethnography (Clifford et Marcus 1986) à l’encontre des politiques de la représentation et des limites épistémologiques du langage a en effet contribué à renouveler les perspectives quant au potentiel des croisements entre art et anthropologie pour forger « d’autres manières de travailler » et « d’autres manières de voir » (Schneider et Wright 2006 : 25). Bien qu’elle soit restée centrée sur des enjeux d’écriture sans ouvrir aux dimensions esthétiques et sensorielles (Calzadilla et Marcus 2006), la remise en cause profonde des modes de représentation de l’altérité qu’elle suppose a incité, à partir des années 2000, de plus en plus de chercheurs à s’affranchir des cadres de la rédaction universitaire classique en expérimentant aux côtés d’artistes des approches non-textuelles pour faire et rendre compte de leurs recherches. Rencontres entre artistes et anthropologues participent ainsi directement d’un mouvement plus général d’exploration des limites du texte, que nourrit également une attention renouvelée à l’égard du sensible et des émotions, et la recherche de moyens alternatifs pour capter ses dimensions et les restituer (Howes 2004 ; Pink 2009 ; Gélard 2016 ; Saillant et al. 2018 ; Dassié et al. 2021).
Or, bien que ce type de croisement disciplinaire soit de plus en plus fréquent et ait donné lieu à une abondante littérature, la question de la rencontre demeure relativement peu abordée en dépit des perspectives ouvertes, notamment, par Yaël Kreplak, Lucie Tangy et Barbara Turquier (2011) à propos des usages réciproques qui lient art contemporain et sciences humaines. En ce sens, la notion “souffre”, sans doute, d’une histoire disciplinaire au cours de laquelle elle a été associée à la découverte d’une altérité, la rencontre avec « l’autre » sur le terrain, indispensable pour accéder à une culture, mais qui reste cantonné au rôle d’informateur, fût-il privilégié.
Dès lors, il n’est pas étonnant que ce soit principalement dans le cadre de collaborations avec des artistes contemporains autochtones que la thématique de la rencontre ait été envisagée, l’angle de la décolonisation et des enjeux épistémologiques et ontologiques nourrissant dès lors la réflexion anthropologique (Kisin 2015 ; Jérôme et Kaine 2015 ; Schneider 2018). En revanche, hors de ce contexte particulier, les conditions de la rencontre et les relations dialogiques en jeu restent, en général, des éléments secondaires d’analyses centrées plutôt sur les innovations méthodologiques et les résultats formels, matériels ou conceptuels.
Dans le cadre des discussions qui ont accompagné l’ « ethnographic turn » en art et plus récemment, le « tournant artistique » en anthropologie (Müller et al. 2017), les analyses se sont donc pour l’essentiel attachées à explorer l’apport des pratiques artistiques pour l’anthropologie (Ingold 2013 ; Cox et al. 2016) et, inversement, d’une approche ethnographique pour l’art (Rutten et al. 2016 et 2013b) ainsi que les points de convergence, de divergence, de résistance, voire d’hybridation qui en découlent (Grimshaw et Ravetz 2015 ; Schneider et Wright 2006, 2010, 2013 ; Siegenthaler 2013). Dans ces divers travaux, les rapprochements disciplinaires sont plus volontiers opérés par des chercheurs en sciences sociales qui s’approprient des pratiques artistiques ou bien par des artistes qui se saisissent de méthodes ou concepts propres aux sciences sociales, que par des expériences collaboratives qui rassemblent chercheurs et artistes autour de projets communs.
Avec ce numéro, nous avons donc souhaité placer la question de la rencontre au centre des discussions. À partir d’expériences de recherche-création et/ou de médiation, artistes et anthropologues ont ainsi été invités à revenir sur leurs démarches et à documenter la manière dont elles ont modifié leur rapport à la pratique. Ces récits constituent autant de pistes fécondes pour une réflexion sur les apports et limites épistémologiques et méthodologiques des échanges interdisciplinaires. Que fait l’art à l’anthropologie et que fait l’anthropologie à l’art dans ces projets collaboratifs ? Comment ces regards croisés contribuent-ils à infléchir la fabrique de la culture et dans quelle mesure ces projets nourrissent-ils l’exercice de nouvelles formes de citoyenneté ?
Sans épuiser la diversité des pratiques en la matière, l’éventail des modalités et des dispositifs présentés ici montre que ces rencontres peuvent être le fruit d’initiatives émanant directement d’artistes et de chercheurs (voir les articles de Parizot ; Yazgi & Hertz ; Geslin ; Sorrentino & Huot, ce numéro), mais qu’elles peuvent aussi émerger de la mise en contact par un organisme tiers (cf. les articles de Vaillant et al. ; Tourny & Paga). La démarche ethno-artistique est dans certains cas amorcée en amont de la recherche, qui devient alors recherche-création, l’enquête et le recueil des données ethnographiques intégrant d’emblée une dimension co-créative (voir les articles de Chauliac & LALCA ; Bailly et al. ; Cozzolino & Solomoukha). Par contraste, des relations créatives peuvent se nouer au fil de projets au cours desquels la co-présence d’artistes et d’anthropologues n’était initialement pas pensée en termes de collaboration (cf. la contribution de Dassié et al.).
Enfin, avec ce numéro, nous souhaitions également poursuivre le dialogue initié lors des processus collaboratifs en invitant les auteurs à élaborer des écritures à quatre mains ou plus. En effet, si depuis sa création en 2002, ethnographiques.org s’est attachée à promouvoir de nouvelles formes d’écriture ethnographique associant différents médias (Schoeni et al. 2008), nous avons encouragé les auteurs à explorer des mises en forme alternatives dans le but de prendre au sérieux et de tirer parti des possibilités narratives nouvelles qu’offrent l’articulation entre divers médias (extraits sonores, films, photographies).
Intersections et dialogues interdisciplinaires
Outre les enjeux d’une approche par les formes esthétiques, ce numéro questionne l’intersection disciplinaire qu’elle peut susciter. Au moment de le préparer, l’hybridation des pratiques était au centre de nos questionnements. Nous nous demandions, en effet, dans quelle mesure ces rencontres entre anthropologues et artistes amenaient à redéfinir les contours des disciplines. Nous avions même évoqué l’idée d’une « arthropologie » naissante, une discipline qui résulterait d’une hybridation entre anthropologie et art. D’autres anthropologues et artistes ont d’ailleurs proposé avant nous les termes d’« art anthropologique » (Beuys in Larmache-Vadel 1985) ou d’« artographie » (Saillant et al. 2018 : 5).
Toutefois, s’il est question d’hybridation, d’« entrelacs/convergences » (Chauliac & LALCA) ou de « fusion » (Vaillant et al.) dans certaines contributions, l’enjeu principal soulevé dans ce dossier n’est pas directement lié à la question d’une réinvention disciplinaire, mais bien plutôt aux modalités de mise en place d’un dialogue productif, respectueux et égalitaire entre perspectives, savoir-faire et modes narratifs différents. Comme le souligne Cédric Parizot dans son article, il ne s’agit pas pour le chercheur de se transformer en artiste - ou inversement -, mais d’explorer comment un dialogue se construit au fil des interactions et comment, ce faisant, il amène à un déplacement épistémologique et méthodologique des pratiques et des savoirs. Faites de dissonances et de résonnances, les relations créatives dont il est question ici s’orientent moins vers la quête d’un hypothétique monde commun qu’elles ne visent à faire émerger des « possibilités de faire exister l’altérité au sein d’une production commune », comme le proposent Gaëtan Bailly, Jeanne Drouet, Adelin Schweitzer, Marie-Thérèse Têtu et Pina Wood dans leur contribution. Ces auteurs du collectif Les dronards, créateurs d’un robot qui part à la rencontre des habitants de Villeurbanne, empruntent à Bakhtine la notion de « dialogisme » pour explorer les transformations générées par la mise en relation de leurs singularités à partir d’une expérience de terrain partagée.
Dans un entretien au cours duquel il revient sur les réflexions et les travaux qu’il mène depuis bientôt trente ans sur les croisements entre art et anthropologie, Arnd Schneider mobilise quant à lui les notions de dialogue (« speaking terms »), de sérendipité et d’herméneutique inégale (« uneven hermeneutics ») pour évoquer ses propres expériences collaboratives avec des artistes argentins. Plutôt que de chercher à inventer une discipline hybride, il juge plus pertinent de « favoriser l’émergence de centres ou de projets » propices à la mise en dialogue des arts et des sciences sociales et « d’observer ce qui se joue dans ces rencontres et ce qu’elles produisent ».
Se distancier « de l’obsession du commun, du partage et de l’hybridation » pour penser les dialogues qui se nouent entre artistes et anthropologues revient pour Cédric Parizot à considérer des « correspondances imparfaites » entre « espèces-compagnes ». L’emprunt du concept de « correspondance » à Tim Ingold (2017) et de celui d’ « espèces compagnes » à Donna Haraway (2018) vise ici à problématiser la mise en œuvre d’une relation créative sous l’angle des différences et divergences. Le récit que Cédric Parizot donne de sa collaboration avec le jongleur et metteur en scène, Vincent Berhault, autour de la pièce Chroniques à la frontière, met ainsi en lumière les zones de confrontation et les réajustements qui en découlent pour aboutir non pas à une vision harmonisée, mais à des « agencements dynamiques » qui se créent et se recréent en fonction des événements.
Cela n’exclut bien évidemment pas la possibilité de postures hybrides. En anthropologie, ces démarches prennent souvent la voie d’une anthropologie visuelle, comme par exemple dans les démarches d’ethno-photographie (Achutti 2004, Geslin et Baudin 2016, Irving 2010). Mais elles semblent alors échapper à la « rencontre » d’une part, et moins répondre aux injonctions des politiques publiques d’autre part, ces dernières encourageant des partenariats où la présence d’artistes et de chercheurs est l’une des conditions-cadres de l’appel à projets.
Toutefois, une absence d’hybridation entre les disciplines n’équivaut pas à une absence de transformation, au contraire. Les contributions rassemblées ici montrent comment le dialogue initié dans le cadre de ces rencontres a transformé les manières de penser, de faire et de dire les pratiques artistiques et anthropologiques. Monter sur scène – et passer de la position de l’observant à celle de l’observé - peut ainsi conduire à revisiter des questions inhérentes à la représentation de Soi et de l’Autre et à repenser les enjeux de confiance réciproques (Geslin ; Tourny & Paga). Le transfert de connaissances anthropologiques vers le théâtre peut remodeler le rapport entre acteurs et spectateurs et conduire à envisager différemment les limites entre le « en scène » et le « hors scène » (Huot & Sorrentino). La dimension sensible de l’art peut quant à elle amener à réfléchir autrement à la manière d’agir sur et dans la société (Yazgi & Hertz ; Chauliac & LALCA ; Dassié et al.). Ce rapport dialogique implique de repenser la place de chacun dans la production et la diffusion du savoir pour explorer des formes alternatives de représentation qui évitent les effets de surplomb (Bailly et al. ; Vaillant et al. ; Yazgi & Hertz).
Asymétries, frictions créatives
Si, bien souvent, les postures des uns et des autres ne sont pas tranchées et se nourrissent de trajectoires plurielles mêlant pratiques artistiques et formation en anthropologie, la rencontre pose indéniablement la question des rapports de pouvoir et des formes de violence en jeu dans la relation à l’Autre-artiste ou à l’Autre-anthropologue. Le clown ne va-t-il pas le submerger et « faire de lui sa marionnette » ?, se demande l’ethnomusicologue Olivier Tourny avant de monter sur scène avec Cédric Paga. « Doute », « tension », « inquiétude », comme le pointent ces deux auteurs dans un dialogue endiablé, les rencontres entre artistes et chercheurs sont loin d’être un long fleuve tranquille. Au contraire, elles déstabilisent les repères et poussent à s’interroger sur les risques de voir émerger une « hiérarchisation des disciplines » (Vaillant et al.), où l’une serait mise au service de l’autre. Risque d’un côté de se retrouver « mise à nue » sur scène (Vaillant et al.), risque de l’autre de se retrouver mis en mot dans une revue scientifique. Si ces expériences sont aussi pour beaucoup la voie d’une ethnologie impliquée, elles invitent à reconsidérer la position d’autorité du chercheur.
La collaboration s’apparente alors à un exercice d’équilibre, où « les apports spécifiques de chacune des formes de connaissance » (Yazgi & Hertz) doivent pouvoir s’exprimer et être reconnus. Un exercice d’autant plus délicat que les collaborations sont souvent prises à l’intérieur de logiques institutionnelles qui tendent à définir au préalable les rôles de chacun. Ainsi, comme le mettent en évidence Nicolas Yazgi et Ellen Hertz, les financements conçus pour favoriser des projets de valorisation des connaissances scientifiques vers le public tendent à attribuer un rôle périphérique à l’art, conçu non pas « comme une forme de connaissance à part entière », mais comme un moyen de diffusion du savoir scientifique hors du monde académique. À l’inverse, les projets issus de la sphère artistique peuvent, au travers de modes de financement différenciés, confiner le chercheur au rôle de pourvoyeur de données scientifiques, tenu à l’écart des questions de création entièrement déléguées aux artistes, et de « subordonner ainsi le fond à la forme » (Vaillant et al.). Dans une contribution qui revient sur leur rencontre « provoquée » dans le cadre du programme « Duologos » du Citron Jaune, Anaïs Vaillant, Pierre Pilatte et Sophie Borthwick évoquent ainsi le statut incertain de ces collaborations à la fois dans les marges de l’ethnologie et dans les marges de l’art. À partir du récit de leur spectacle Course Libre sur la tauromachie camarguaise, ils questionnent le potentiel d’artification et de légitimation réciproques de ces dispositifs expérimentaux à la fois pour les acteurs directement impliqués dans le dispositif et pour la pratique tauromachique.
Nul doute toutefois que l’appel à la réflexivité, porté par une revue d’ethnographie, ne puisse jouer également dans la production d’asymétries entre artistes et anthropologues. Le rôle des artistes y est dans une certaine mesure conditionné au jeu de l’écriture. Ceux qui ne l’utilisent pas comme média privilégié dans leurs créations risquent d’être relégués en marge de la production écrite. C’est aussi, sans doute, ce qui explique la sur-représentation parmi les auteurs d’artistes concernés par des dispositifs scéniques, plus familiers avec la démarche de scénarisation et donc d’une linéarisation du propos. Ceux-ci ont pu plus aisément prendre place dans l’écriture alors que danseurs, plasticiens et photographes y ont moins trouvé la leur. Comme nous le verrons plus loin, ce point soulève des questions quant au rôle de l’écriture dans la rencontre.
La rencontre au prisme des politiques publiques
Mais ces asymétries invitent à considérer aussi la manière dont les politiques publiques les nourrissent. Ces dernières interviennent de manière plus large dans les relations entre les arts et les sciences, dont les partenariats sont, comme le souligne Jean-Paul Fourmentraux, encouragés au nom de l’innovation sociale ou technologique (Fourmentraux 2014a, 2014b). Les processus de co-création entre artistes et anthropologues analysés dans ce numéro en sont révélatrices. Souvent marqués par des enjeux de légitimité et d’instrumentalisation (Bawin 2018), ils s’inscrivent, prennent sens et agissent au sein de dynamiques institutionnelles et financières complexes. À cet égard, il n’est pas anodin de constater que parmi les dix contributions réunies dans ce dossier spécial, six découlent d’expériences imaginées dans le cadre d’appels à projets ou de structures institutionnelles préexistantes (telles que les résidences d’artistes). Pour les collectivités territoriales qui les financent, de telles collaborations permettent d’éviter une confrontation directe autour de questions sensibles et d’en neutraliser la portée, comme dans le cas des migrations (Dassié et al.), des nouvelles technologies ou de l’environnement, ou d’infléchir les perceptions et pratiques citoyennes. Elles donnent aussi à voir l’action des pouvoirs publics qui en assurent les financements. La réponse à « l’appel à projets » encourage enfin, dans une certaine mesure, une alliance autour de compétences complémentaires : savoir rédiger un texte argumenté en réponse à une question de société qui interpelle des politiques publiques d’une part, rendre visible l’action publique d’autre part.
Ces aspects doivent être pris en considération sans quoi les collaborations entre artistes et anthropologues sont condamnées « à ne devenir rien de plus qu’un nouvel opérateur institutionnel : un mécanisme d’interaction entre les pratiques existantes et la néolibération des arts et du monde universitaire » (Manning et Massumi 2018 : 34). Si la promotion de formes d’activités hybrides peut créer des opportunités, une telle entreprise comporte un danger notoire, soulignent ainsi Manning et Massumi, qui proposent de lutter contre « l’annexion de la “recherche-création” à l’“économie néolibérale” » (Manning et Massumi 2018 : 34). L’institutionnalisation croissante des collaborations arts/sciences induit, en effet, le risque d’un formatage de ces expériences, susceptibles – malgré des ambitions subversives – de reproduire quelque chose de normé (Amilhat-Szary 2016).
Réfléchir aux rapports de force présents et aux moyens mis en œuvre pour les contourner, tout comme aux effets structurants des contextes institutionnels au sein desquels les rencontres se déploient, apparaît au fil des textes présentés ici comme un moyen, si ce n’est une condition, pour s’affranchir de rôles prédéfinis et partiellement essentialisants. Car si elles se nourrissent d’instrumentalisations réciproques, ces rencontres favorisent simultanément des démarches de co-constructions qui peuvent reconfigurer en profondeur les cadres de la production savante et de l’institution de la culture. Ainsi, l’expérience collaborative relatée par Yazgi & Hertz autour d’une recherche-création intitulée Territoire aboutit-elle à la réalisation d’un théâtre ethnographique et participatif, conçu non pas comme un lieu de communication du savoir scientifique – objectif pourtant prédéfini dans l’appel à projets -, mais plutôt comme un espace thérapeutique à partir duquel opérer des micro-déplacements à même de modifier imperceptiblement « les perceptions, les rôles et les opinions qui enkystent nécessairement le fonctionnement de toute collectivité ». Ce faisant, ces démarches ouvrent la voie vers une reconfiguration des modalités de production des savoirs, scénario que Jean-Louis Tornatore qualifie de « contre-hégémonique » dans la mesure où ce type de proposition « exclut toute rupture entre recherche scientifique et action politique » (Tornatore 2019).
Expérimentations sensibles : Vers une autre esthétique du savoir
Penser de telles transformations invite donc à scruter les dispositifs formels au sein desquelles elles agissent. Travailler aux côtés d’artistes amène à repenser les esthétiques du savoir et les liens possibles entre dimension esthétique et dimension socio-politique. S’inspirant notamment des travaux initiés par Jacques Rancière (2000) à ce sujet, de plus en plus de chercheurs en sciences humaines ont exploré ces dernières années les articulations possibles entre pratique ethnographique et pratique esthétique – appelant à aller au-delà d’une vision de l’esthétique comme simple objet d’étude (Schneider et Wright 2006) ou comme médium illustratif (Flynn et Bell 2019) – pour l’appréhender comme lieu d’expérimentation de pratiques alternatives et horizontales de la production de connaissances (Amilhat-Szary 2016) et comme moyen de chercher à « dire le politique autrement » (Bénéï 2019b : 61).
Il n’est dès lors pas étonnant que des collectifs associant chercheurs et artistes se définissent également par une forme « d’engagement citoyen ». C’est le cas de l’association LALCA, acronyme pour « Laboratoire d’Architectes-Lutteurs et de Chercheurs-Artistes » basée à Lyon et dont l’un des objectifs est de « s’autoriser à imaginer des formes de recherche qui ne soient pas distinctes d’une posture politique et artistique. » Leur recherche-création autour des bains-douches vise ainsi à attirer l’attention sur les « espaces-refuges » par le biais de dispositifs de captation audio et de portraits des usagers du lieu. Ces deux médiums sont étroitement entrelacés puisqu’il s’agit de « penser simultanément recueil de données et restitution en intégrant, dès le moment de l’enquête, une dimension de création ou de co-création ». L’approche polysensorielle adoptée par le collectif, par l’écoute d’ambiances sonores – des douches notamment ! – ouvre de nouvelles pistes de recherche en donnant accès à l’intime, en l’occurrence à des expériences sensibles et corporelles dont le chercheur pourrait difficilement rendre compte avec une méthode d’enquête plus « classique ». La matière sonore devient ainsi un élément narratif à part entière dans les « Polyphonies citadines » et autres enregistrements audio et vidéos qui accompagnent le texte.
Ici, comme dans l’expérience collaborative relatée par Véronique Dassié, Hélène Bertheleu, Julie Garnier et Guillaume Étienne autour de la mise en place de l’exposition « Histoires de migrations » au musée d’Histoire d’Orléans, l’approche artistique permet une ouverture au sensible. L’intime devient alors un lieu à partir duquel sensibiliser le public à des thématiques politiquement sensibles (la migration chez Dassié et al. ; l’hospitalité et la marge urbaine chez Chauliac & LALCA). La médiation scientifique et culturelle ne revient alors pas tant à véhiculer un contenu scientifique qu’à trouver les moyens de toucher le public (Dassié et al.). Le croisement entre perspectives artistiques et anthropologiques s’avère finalement central pour accéder à d’autres formes expérientielles (telles qu’ambiances sonores ou traces mémorielles) et pour les restituer. La collaboration entre artistes et anthropologues permet au chercheur de faire « un pas de côté » où « le poétique peut s’engouffrer », comme le souligne la scénographe Macha Makeïeff dans les extraits d’entretiens radiophoniques faisant écho aux propos de Philippe Geslin sur la « double tension de l’écriture » ethnographique lorsqu’il s’agit de la mettre en scène pour le théâtre. Dimension poétique et sensorielle sont susceptibles, en retour, d’imprégner l’écriture ethnographique : plusieurs des contributions rassemblées mêlent, en effet, fragments de textes, vidéos, extraits sonores, photographies et dialogues tirés de pièces de théâtre. Il s’agit de proposer d’autres manières d’évoquer les expériences, les impressions et les sensations pour dépasser les limites descriptives du texte et les hiérarchies susceptibles d’en émerger.
En écho aux travaux d’anthropologie visuelle qui invitent à aller « au-delà du texte » (Cox et al. 2016), l’anthropologue Francesca Cozzolino et l’artiste Kristina Solomoukha explorent quant à elles d’autres modes de production et d’exposition du savoir à partir d’une recherche commune sur l’iconographie zapatiste menée au Chiapas. S’inspirant de l’« Atlas Mnémosyne » d’Aby Warburg, elles élaborent un dispositif visuel interactif pour faire émerger des liens entre différentes variantes du caracol, motif emblématique du passé maya et du mouvement zapatiste qui se le réapproprie. Leur contribution entend « configurer un espace interprétatif de l’image qui ouvre à une forme de connaissance qui se veut tout autant structurée que sensible ». En mettant en relation des images empruntées à différents registres et sources historiques (sites archéologiques maya, codex, communiqués zapatistes, etc.), cette « forme visuelle du savoir » (Didi-Huberman 2002, 2011) permet de repenser la manière dont s’opèrent la circulation de messages politiques et les opérations de re-sémantisation et de recontextualisation qu’elle induit.
Casser les murs
Préméditées ou non, initiées dans le cadre d’appels à projets ou résultant d’une lente maturation en milieu associatif, les expériences collaboratives auxquelles donnent lieu les rencontres interdisciplinaires ne se présentent jamais comme de simples face-à-face entre artiste et chercheur. C’est ce que met en évidence Arnd Schneider dans l’entretien présenté dans ce dossier lorsqu’il évoque sa collaboration avec un artiste pour une exposition muséale à Rome :
Il ne s’agissait pas seulement d’une collaboration entre un artiste et un anthropologue, d’une rencontre entre Leone Contini (…) et moi-même. Les collaborations entre artistes et anthropologues s’ancrent toujours dans un terrain particulier, duquel émerge un troisième partenaire avec lequel ils entrent en relation et avec lequel il peut y avoir également des frictions. Il peut s’agir, par exemple, d’un groupe autochtone. Ici, il s’agissait d’un musée.
Autour des rencontres ethno-artistiques émergent ainsi différentes configurations relationnelles entre artistes, anthropologues et les divers acteurs qui gravitent autour d’eux.
Outre les organismes financeurs évoqués précédemment, les lieux dans lesquels s’inscrivent les rencontres, ainsi que les usagers, résidents, visiteurs ou spectateurs présents dans ces espaces contribuent à leur tour à modeler les relations entre chercheurs et artistes et à façonner leurs productions communes. C’est un point que souligne notamment Cédric Parizot à propos de la pièce Chroniques à la frontière élaborée avec le jongleur Vincent Berhault. Du cirque à l’université, en passant par le musée, leur conférence gesticulée a ainsi été maintes fois réajustée en fonction des divers lieux et des réactions des auditoires devant lesquels elle était jouée.
La question des publics auxquels les rencontres ethno-artistiques s’adressent constitue un paramètre important dans les articles présentés dans ce dossier, dont la plupart portent sur des expérimentations théâtrales et des performances scéniques. Au sein des collaborations engagées entre anthropologues et metteurs en scène (Geslin ; Huot & Sorrentino ; Yazgi & Hertz), clowns (Tourny & Paga ; Vaillant et al.) ou jongleur (Parizot), l’auditoire prend une part plus ou moins active. Dans le cadre d’un spectacle clôturant une résidence à l’Institut Français du Maroc, Paul Sorrentino et Mathieu Huot, invitent le public à « passer à l’acte ». Puisant dans les recherches du premier sur les pratiques de possession au Vietnam, l’anthropologue et le metteur en scène cherchent ainsi à briser le quatrième mur : à « créer un terrain de jeu partagé », un cadre ludique dans lequel les frontières entre metteur en scène, comédiens et spectateurs s’émoussent et où personne n’a le monopole du sens. La redistribution des rôles entre les uns et les autres, et l’appropriation du spectacle par le public parvient à son acmé lors d’une scène de possession jouée, au cours de laquelle émerge, grâce aux questions posées par les spectateurs, la figure d’Édith Piaf. Pour caractériser l’ensemble des relations nouées entre les participants au cours du spectacle, Huot et Sorrentino évoquent la communauté émancipée de Rancière (2000) : une communauté de conteurs et de traducteurs dans laquelle la transmission du savoir s’opère sans que personne n’en devienne l’ultime propriétaire.
Afin d’« embarquer » leur public, Philippe Geslin, anthropologue, et Macha Makeïeff, directrice du Théâtre National de Marseille La Criée, mettent en scène les carnets de terrain du premier. Loin du format des conférences scientifiques, Les Âmes offensées, spectacle né de leur rencontre, montre au public une recherche « en éclats », un savoir « en train de se faire », en mettant en exergue les sens et les émotions, composantes essentielles de l’expérience ethnographique habituellement gommées par la mise à l’écrit. Enregistrements sonores, photographies de terrain, et objets concourent à faire pénétrer le spectateur dans les communautés inuit, soussou, maasai ou hazda étudiées par l’ethnologue. Mais c’est également le corps de celui-ci qui est mis à l’épreuve sur scène pour restituer une réalité vécue. « L’ethnologue paye de sa personne comme un acteur se consume sur scène… et c’est cette trace-là qui m’intéresse pour toucher le public », souligne ainsi Macha Makeïeff.
La scénographe insiste en outre sur la part de fantaisie et d’humour indispensable à tout discours pour tout à la fois éviter de figer le récit et « mieux faire entendre la vérité ». « Quelque chose se passe sur cette drôle de scène », remarque Olivier Tourny face aux rires des spectateurs assistant à son duo avec Cédric Paga qui l’invite à « chanter Dieu » avec lui. Dans l’extrait vidéo du spectacle présenté dans l’article, le clown interroge ainsi l’ethnomusicologue : « Vous êtes docteur de la musique ? Elle est malade ? ». S’ensuit une mise en scène parodique du terrain où un jeu s’établit entre l’ethnologue, le clown et le public vers lequel le second fait mine de s’élancer : « Attends, je vois une ethnie de gens assis. Je vais te ramener quelque chose ». Monter sur scène avec un clown qui prône « la révolution par la joie » génère ainsi un véritable pouvoir de décalage, qui se manifeste autant par des jeux de mots (« vous êtes poly-game ; poly-son »), que par des jeux de scène. La représentation/transmission du savoir devient alors une source de plaisir qui suscite, par extension, une forme de communion, fût-elle éphémère. Dans le sillage de Bertold Brecht, Huot et Sorrentino accordent également une place cruciale au plaisir – le leur comme celui des spectateurs - dans leur expérimentation théâtrale : « sans possibilité de prendre plaisir à une scène, celle-ci se trouve invalidée ». Pour le metteur en scène Mathieu Huot, le ludique constitue ainsi un ressort essentiel à l’activation du public. « Le jeu est une forme d’hospitalité », exprime de même un comédien lors de leurs séances de travail.
Si l’on a vu précédemment que les rencontres ethno-artistiques ne sont pas exemptes de tensions voire d’incompréhensions, elles peuvent aussi ouvrir à des relations de connivence propices à l’émergence d’un plaisir partagé avec un public qui se prend au jeu.
Écritures plurielles
Un dernier point mis en lumière dans ce numéro a trait à la place ambiguë de l’écrit dans ces expériences. Alors qu’elles visent à s’affranchir du registre académique habituel pour proposer de nouveaux formats de restitution, leur mise en récit dans une revue scientifique soulève des enjeux particuliers. Bien souvent, le dialogue instauré au moment de la co-création (que ce soit sous forme d’expositions, de spectacles, d’installations ou de films) tend à disparaître au moment de la mise à l’écrit de l’expérience, comme si, une fois le temps de la collaboration passé, chacun reprenait le chemin habituel de la restitution de ses propres travaux, ce qui dans le cas des anthropologues revient à produire une publication évaluée par des pairs [5]. Le cadre de l’appel à publication d’une revue scientifique induit ce type de posture mais il est également révélateur des effets systémiques des procédures de la reconnaissance académique : pour faire valoir leur production, les scientifiques se doivent de passer par la forme écrite de l’article scientifique. Or, comme le souligne Arnd Schneider (ce numéro), malgré des rencontres ethno-artistiques de plus en plus fréquentes, leur reconnaissance peine justement à trouver sa place dans des cadres académiques conventionnels – tels que ceux définis dans les revues à comité de lecture.
Inséré dans les contraintes des exigences de la production et de l’évaluation scientifique, l’appel à publication de ce numéro sur les rencontres ethno-artistiques sonne donc comme une injonction paradoxale : le retour réflexif sur une démarche dont la finalité est avant tout de produire autre chose autrement. Il conviendrait probablement, en ce sens, de s’interroger sur les ambiguïtés fondamentales qui sous-tendent la velléité à vouloir rendre compte par écrit d’une expérience créative située volontairement hors de l’écrit tout comme sur la difficulté particulière inhérente au passage d’une situation de co-création – constituée pour l’essentiel d’échanges informels qui échappent à l’observation – à celle d’une approche réflexive, potentiellement génératrice de déséquilibres au sein de la relation entre artistes et chercheurs. Être pleinement impliqué dans l’événement créatif tout en ayant une posture analytico-réflexive sur ce qui est en train de se passer, en effet, ne va pas de soi.
À cet égard, comme l’ont mis en évidence Schneider et Wright (2010) et Castaing-Taylor (2016), l’un des enjeux et intérêts des croisements entre art et anthropologie consiste précisément dans la capacité à rompre avec une forme d’écriture ethnographique linéaire, hantée par un souci de clarté, au profit de formes ouvertes à l’inattendu, à l’ambigü, au non-planifié. Si souvent le processus d’écriture n’est pas investi comme un espace où poursuivre le dialogue créatif (Manning et Massumi 2018), la présence des artistes en tant que co-auteurs aux côtés des chercheurs amène à transformer la texture et la rythmicité de l’écriture ethnographique.
L’une des originalités de ce dossier est par conséquent d’avoir explicitement encouragé artistes et chercheurs à se rencontrer également sur la page. Cette invitation, lancée dans l’appel à proposition, a été largement entendue puisque la majorité des articles présentés ici sont le fruit d’une co-écriture. Ces écritures à quatre mains - ou plus - prennent des formes contrastées, se distinguant notamment par leurs choix énonciatifs. Certains duos ou trios ethno-artistiques écrivent à la première personne du pluriel (Huot & Sorrentino ; Yazgi & Hertz ; Cozzolino & Solomoukha ; Chauliac & LALCA). Plutôt que de privilégier un « nous » englobant, d’autres ont préféré opter pour une forme plus dialogique (Tourny & Paga ; Vaillant et al.). Les membres du collectif Les dronards, qui réunit un vidéaste, une anthropologue, une sociologue, une metteuse en scène et un artiste spécialiste des nouvelles technologies, proposent une écriture polyphonique pour montrer leur collaboration à l’œuvre. Dans ce cas, l’écriture ne constitue pas uniquement un médium permettant de restituer une expérience collaborative : elle la prolonge en devenant elle-même expérience ethno-artistique.
Prônant un « art du dialogue », Cédric Paga revendique « une écriture instantanée à défaut d’une écriture préméditée », qui laisse libre cours à l’improvisation et qui, se défiant d’une « écriture plus droite et plus factuelle », tente d’éviter le risque d’une posture surplombante du chercheur sur l’artiste. Dans leur article, présenté sous la forme d’une représentation en trois actes où l’ethnomusicologue et le clown s’interpellent, se provoquent sans entrer en conflit pour autant, la parole « rebondit et swingue ». « Vos mots semblent avoir été touchés. Ils palpitent », s’exclame à la fin du deuxième acte Cédric Paga, qui retrouve dans l’écriture le rythme et le vacillement des postures de leurs échanges devant un public. L’espace scriptural devient ainsi un espace scénique où le pas de deux amorcé in vivo se poursuit in libro. Le texte n’est alors plus clairement distinct de la performance scénique. Il est ce lieu de rencontre et de dialogue art/science qui ouvre à d’autres écritures possibles ou « hétérographies » [6].
De la même manière, l‘écriture « polyphonique » de Gaëtan Bailly, Jeanne Drouet, Adelin Schweitzer, Marie-Thérèse Têtu et Pina Wood pour Les dronards articule les voix et images des divers protagonistes impliqués dans un projet de recherche-création mené avec, par et au travers de « Jules », un rover (ou drone terrestre) transformé en machine à conversation. Ensemble, ils ont ainsi conçu un jeu d’écriture permettant d’exprimer à la fois l’imbrication et les dissonances de leurs points de vue respectifs qui, telles des routes « se “tordant” l’une et l’autre, peuvent se rejoindre à certains moments ». Ce jeu scripturaire, nommé « tarot heuristique sur roulettes », combine ainsi des photogrammes issus des vidéos tournées avec Jules, des pictogrammes et des paroles d’habitants de Villeurbanne questionnés par le robot. Autant de matériaux à partir desquels les socio-anthropologues et la metteuse en scène-poétesse élaborent chacune des récits. Si certains se répondent, d’autres entrent plus difficilement en résonnance. Mais, s’interrogent les auteurs, de tels écarts ne sont-ils pas « une bonne traduction de cet équilibre précaire sur lequel reposent les rencontres art-science, même les plus réussies » ?
Car, pour reprendre en conclusion les mots de l’artiste Guykayser à l’issue des échanges animés autour de la coordination de ce numéro, il ne fait aucun doute que : « Faire, se regarder faire et écrire ce qu’on est en train de faire : l’exercice ethno-artistique demande beaucoup de souplesse ». Mais in fine, cette « souplesse » n’est-elle pas elle-même la clé d’une transformation des pratiques scientifiques au profit d’approches ouvertes et citoyennes ?