Quand l’anthropologie rencontre l’art. Entretien avec Arnd Schneider

Résumé

Dans cet entretien, Arnd Schneider revient sur ses travaux consacrés aux croisements entre art et anthropologie. Y sont ainsi successivement évoqués son parcours (à partir de ses premiers terrains en Argentine), ses réflexions sur les modalités alternatives de recherche et d’écriture ethnographique, les enjeux académiques, institutionnels et éthiques de ce type d’explorations créatives, ses rencontres avec des artistes, et les questionnements que le dialogue créatif en situation postcoloniale peut ouvrir. Partant de ses expériences, il évoque également l’importance de la sérendipité dans le processus de recherche. L’entretien appelle, enfin, à repenser la portée épistémologique et politique des dialogues interdisciplinaires qui peuvent se nouer entre artistes et anthropologues.

mots-clés : collaboration, écriture ethnographique, interdisciplinarité, art et science, expérimentations

Abstract

When anthropology meets art. An interview with Arnd Schneider
original version in English

In this interview, Arnd Schneider reflects on his work at the crossroads of art and anthropology. Among the topics mentioned are his trajectory (starting from his first fieldwork experiences in Argentina), his reflections on alternatives modes of representation, his encounters with artists and the questions opened up by artistic dialogue in postcolonial situations. Based on these experiences, he also discusses the importance of serendipity in the research process. Finally, the interview calls for a rethinking of the epistemological and political scope of interdisciplinary dialogue between artists and anthropologists.

keywords  : collaboration, ethnographic writing, interdisciplinarity, art and science, experimentation

Sommaire

Écriture ethnographique et images

Leïla Baracchini [1] : Nous voudrions commencer l’entretien par un aspect qui nous intéresse particulièrement dans la revue Ethnographiques.org et que nous souhaitons mettre en lumière dans ce numéro spécial : l’écriture ethnographique et l’utilisation de modes alternatifs de représentation au-delà du texte. Quelles sont votre conception et vos pratiques de l’« écriture » ethnographique ? Comment, et en quels termes, la question de la forme se pose-t-elle sur le terrain ?

Arnd Schneider  : Merci Leïla et Cécile de m’avoir invité à partager avec vous mes réflexions sur l’art et l’anthropologie. Pour répondre à votre question, il faut d’abord préciser ce qu’« écrire » veut dire et revenir sur l’étymologie du terme « ethnographie ». On sait que le mot « ethnographie » dérive des termes grecs ethnos (« peuple ») et graphos (« écrire ») et qu’il renvoie à la description de groupes humains. Mais il faut préciser que le terme graphos ne renvoie pas uniquement à l’action d’ « écrire » telle qu’on l’entend habituellement. Selon une acceptation plus ancienne, ce terme grec pouvait également signifier « dessiner », « tracer des lignes » ou encore « érafler », « gratter » et « inscrire dans », avec un stylet sur une tablette d’argile par exemple. Dans le terme « ethnographie » il y a donc déjà une sorte de métaphore visuelle, que l’on oublie souvent et qui a été occultée dans de nombreux écrits anthropologiques. David MacDougall, le cinéaste anthropologue et théoricien du cinéma, qui est l’une des figures les plus éminentes de l’anthropologie visuelle, a écrit un jour : « L’anthropologie n’a pas manqué d’intérêt pour le visuel ; son problème a toujours été de savoir quoi en faire » (MacDougall 1997). C’est là, je pense, un point crucial. On peut rapprocher cette remarque des propos tenus par un autre anthropologue visuel, Lucien Castaing-Taylor (1996), dans un article où il aborde la question de l’« iconophobie », cette peur des images qui est prégnante dans le travail de nombreux anthropologues. Les images sont généralement considérées comme incontrôlables, difficiles à manier, peu à même de se plier au même type d’analyse que les mots. Je ne dis pas qu’il faut revenir à une approche sémiotique des images, mais qu’il faut dialoguer avec les images – et je parle d’« images » au pluriel – et apprendre leur langage afin de les mêler à l’écriture et de les utiliser comme écriture. Et l’écriture, on l’a vu, n’est pas seulement « écriture », elle inclut déjà une composante visuelle. C’est pourquoi j’ai commencé par évoquer l’étymologie du terme « ethnographie ». Il y a eu de grands écrivains dans l’histoire de l’anthropologie qui ont fait bon usage du langage visuel. On peut penser, par exemple, à la fameuse ouverture des Argonautes du Pacifique occidental de Malinowski (1963). Ce qui est intéressant dans ce passage, c’est qu’il a une qualité quasi cinématographique, comme l’ont noté notamment George Marcus et Anand Pandian. Anna Grimshaw, dans son ouvrage intitulé The Eye of the Ethnographer (2001), a souligné que dans les premières décennies du XXe siècle, l’anthropologie était beaucoup plus tournée vers les images, le visuel, et même le film. La scission entre l’anthropologie, l’art et le visuel est venue plus tard. L’écriture doit redevenir plus visuelle et le visuel, lorsqu’il est utilisé au sens littéral d’« images », doit infuser davantage l’écriture. Il doit y avoir une symbiose dialectique entre les deux. C’est là mon idée de l’écriture et de la pratique ethnographique.

Entre art et anthropologie

Cécile Guillaume-Pey : Comment est né votre intérêt pour les relations entre l’art et l’anthropologie ?

Arnd Schneider : Je viens moi-même d’une famille d’artistes. Mon père est artiste et ma mère a suivi une formation de créatrice de mode. Je baignais donc dans une atmosphère artistique à la maison. Cela dit, lorsque j’ai commencé mes études d’anthropologie, je ne me suis pas immédiatement intéressé à l’art. Mes premières recherches ont porté sur les faits migratoires : sur le retour d’immigrés italiens dans un petit village sicilien d’abord, puis, pour mon doctorat, sur des groupes d’immigrés italiens en Argentine. Je m’intéressais aux notions d’histoire, de crise économique et d’histoire économique. En Argentine, les gens de ma génération, ou même de la génération suivante, se demandaient : « Pourquoi nos grands-parents sont-ils venus dans ce pays qui est à présent dans un tel chaos ? ». J’ai trouvé cette question intéressante, parce que dans les pays colonisateurs, comme l’Australie, le Canada, ou les États-Unis par exemple, on pouvait, d’une certaine manière, réaliser le ‘‘rêve américain’’, alors qu’en Argentine, ce rêve avait échoué.

En parallèle à ces recherches, j’ai commencé à m’intéresser à l’art. En 1981, alors que j’étais en deuxième année de fac, j’ai publié un court article intitulé « Kunst und Ethnologie » (Schneider 1981) dans le journal étudiant de l’Institut d’ethnologie de Münster (Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Allemagne) où j’étudiais. Il portait sur le travail d’artistes comme Charles Simmonds, Nikolaus Lang, Anne et Patrick Poirier, et Rainer Wittenborn, qui s’étaient inspirés des méthodes anthropologiques et de l’enquête ethnographique. En 1990, alors que je finissais ma thèse à la London School of Economics, j’ai travaillé pendant trois ans comme responsable cinématographique au Royal Anthropological Institute (RAI) à Londres. Un jour, j’ai parlé de mon article au directeur de l’Institut, Jonathan Benthall, qui était extrêmement ouvert d’esprit et favorable à la recherche interdisciplinaire. Au début des années 1970, il avait mis sur pied une programmation innovante axée sur les nouvelles technologies, l’environnement et le corps à l’Institute of Contemporary Arts (ICA). Il m’a encouragé à poursuivre mes recherches sur les relations entre l’art contemporain et l’anthropologie et à publier mes travaux dans Anthropology Today, la revue du RAI. J’ai alors fait des recherches complémentaires et rédigé un nouvel article intitulé « The art deviners » (Schneider 1993). Puis, en 1996, j’ai publié dans le Journal of Material Culture un autre article sur la même thématique qui s’appuyait sur des recherches que j’avais menées en 1994 à New York et à Austin, où j’avais séjourné en tant que chercheur invité à l’Archer Huntington Art Gallery (Schneider 1996). Avec ces deux articles, le sujet était en quelque sorte lancé. C’est à la même période que l’historien de l’art Hal Foster a écrit le fameux chapitre « The Artist as Ethnographer » (Foster 1995). Ainsi, au milieu des années 1990, le tournant ethnographique, comme on l’a appelé plus tard dans le milieu de l’art contemporain, a commencé à faire l’objet d’une réflexion critique dans le monde universitaire, aussi bien en histoire de l’art qu’en anthropologie.

Cécile Guillaume-Pey : Les deux ouvrages Contemporary art and anthropology et Between art and anthropology, que vous avez co-édités en 2006 et 2010 avec Christopher Wright (Schneider et Wright 2006, 2010) ont marqué un tournant dans les réflexions menées sur la manière dont les anthropologues s’engagent dans les pratiques artistiques et sur la valeur d’un dialogue collaboratif entre anthropologues et artistes. Pouvez-vous nous en dire plus sur le contexte dans lequel vous avez publié ces volumes collectifs ?

Arnd Schneider : Au RAI, je me suis lié d’amitié avec Chris Wright, le responsable de l’immense collection photographique de l’Institut. Chris avait lui-même publié des articles sur la relation entre l’art, la photographie en particulier, et l’anthropologie. Il m’a proposé d’écrire avec lui un livre sur le sujet. En 2003, nous avons organisé ensemble une conférence intitulée « Fieldworks : Dialogues between Art and Anthropology » à la Tate Modern. C’est aussi grâce à des rencontres artistiques que j’avais faites précédemment que nous avons pu organiser cet évènement. J’avais, en effet, été présenté à Andrew Brighton, le conservateur responsable des programmes éducatifs et publics de la Tate Modern, par Richard Appignanesi, un écrivain italo-canadien résidant à Londres. Cet écrivain est aussi l’éditeur d’une célèbre collection d’ouvrages destinés à un large public, dans laquelle des concepts ou des personnes importantes sont mis en images sous la forme de bandes dessinées. Comme j’avais mené des recherches en Italie et en Sicile, il m’a suggéré d’écrire Mafia for beginners (1994), un roman graphique qui a été illustré par Oscar Zárate, un auteur de bande dessinée et illustrateur argentin. Travailler avec un dessinateur de bande dessinée fut pour moi une expérience fascinante de rencontre entre l’art et l’anthropologie, et une manière de diffuser le savoir anthropologique hors de la sphère universitaire.

À la Tate Modern, Dominic Willsdon, le successeur d’Andrew Brighton, Chris Wright et moi-même formions l’équipe curatoriale responsable de l’organisation de la conférence. Nous avions lancé un appel à communications et reçu 165 propositions ! Nous avions sélectionné 25 conférenciers et avions en outre invité 11 keynotes speakers, parmi lesquels Susan Hiller, Lucy Lippard, George Marcus, et Michael Taussig. La Tate Modern constituait bien sûr un environnement idéal pour organiser ce type d’évènement. De nombreux conférenciers ont ensuite contribué aux ouvrages Contemporary Art and Anthropology et Between art and anthropology.

Cécile Guillaume-Pey : Comment ces ouvrages ont-ils été reçus dans le milieu universitaire ? Et quel intérêt ont-ils suscité au-delà du monde académique ?

Arnd Schneider  : Je pense que leur réception a été très positive et qu’ils ont eu un impact important, en particulier dans le milieu artistique britannique. Une des raisons à cela est que dans les années 2000, il existait déjà, dans les Écoles d’art du Royaume-Uni, des formations doctorales où les liens entre pratiques artistiques et pratiques de recherche étaient encouragés. Les institutions artistiques étaient particulièrement ouvertes à ces rapprochements, bien plus que les départements d’anthropologie, où dominait l’iconophobie. S’il existait bien sûr déjà des équipes ouvertes à ce type d’expérience, comme celle des départements de « visual cultures » et « visual sociology » à Goldsmiths, ou du centre d’études en « material culture » à University College London notamment, l’anthropologie sociale plus « traditionnelle », disons dominante, y restait globalement hermétique. Et c’est encore le cas aujourd’hui.

Leïla Baracchini : Et plus généralement que pensez-vous de la place, du statut et de la reconnaissance que l’on accorde aujourd’hui à ce type d’explorations créatives dans les cursus universitaires et dans les revues scientifiques ?

Arnd Schneider : La situation a beaucoup évolué ces dernières années avec la création de revues comme Collaborative Anthropologies, par exemple. Et j’aime à penser que mes travaux et ceux de mes collaborateurs de terrain y ont un peu contribué. Il y a eu deux changements importants : d’une part, un éclatement des disciplines auquel les arts ont contribué ; et, d’autre part, un décentrement de l’anthropologie, lié à la décolonisation. Cela signifie que l’anthropologie en tant que discipline a perdu, ou est en train de perdre, sa position hégémonique et n’est plus l’unique lieu de la production des savoirs. En ce sens, le champ s’ouvre.

Mais il y a encore beaucoup de résistances, notamment de la part des revues. Bien entendu, il existe aujourd’hui des revues spécialisées qui traitent de ces problématiques : AnthroVision, par exemple, une revue d’anthropologie visuelle reconnue par l’EASA, qui est éditée par Nadine Wanono, une anthropologue française, et par Beate Engelbrecht, affiliée au Max-Planck-Institute en Allemagne. Il y a également des revues de premier plan comme Visual Anthropology et Visual Anthropology Review, qui promeuvent, je pense, parfaitement la discussion.

Toutefois, l’existence d’une revue spécialisée, en ligne, qui permet de télécharger des films et des essais photographiques est une chose, mais que ces mêmes travaux soient intégrés et reconnus par des revues d’anthropologie bien établies en est une autre. L’enjeu, pour en revenir à notre remarque préalable sur l’iconophobie et le statut du visuel en anthropologie, est de trouver les moyens d’amener cette discussion dans le courant dominant de l’anthropologie. De temps en temps, des revues telles que Journal of the Royal Anthropological Institute, American Anthropologist, Current Anthropology ou encore American Ethnologist publient des articles d’anthropologie visuelle. Le problème, ou le danger, est que l’existence de revues explicitement dédiées au visuel relègue finalement ces travaux à une place subalterne, et ce, quels que soient les efforts déployés pour élargir le champ. Je pense qu’il faut s’en affranchir pour que la discussion puisse prendre toute sa place au sein de l’anthropologie et ne soit pas réduite à des débats entre spécialistes. Mais, il est vrai que depuis une vingtaine d’années, avec les médias numériques notamment, de nouvelles possibilités se profilent.

La deuxième question, qui répond peut-être à vos préoccupations et à celles des jeunes praticiens-chercheurs, concerne la légitimation et la légitimité accordées à ce type de réalisation. Il reste en effet toujours difficile de persuader les institutions académiques, au regard notamment des cursus et des conditions d’évaluation des carrières, qu’une œuvre visuelle puisse en dire autant sur le plan théorique et formel qu’une œuvre écrite. Et c’est ce que nous voulons changer.

Leïla Baracchini : Cela m’amène à la question de l’anthropologie sensorielle, comment situez-vous votre démarche par rapport à ce courant ?

Arnd Schneider : D’une certaine façon, les sens ont toujours été présents dans l’histoire de l’anthropologie. Mais en tant que champ d’études à part entière, l’anthropologie sensorielle a émergé grâce aux travaux de David Howes, Constance Classen, Paul Stoller et Steven Feld notamment. Leurs recherches ont permis d’ouvrir la pratique anthropologique aux sens. C’était une étape essentielle et un pendant logique à la mise en débat de l’écriture ethnographique, car que fait-on sur le terrain si on enregistre uniquement des perceptions visuelles et des paroles ? Avec ce tournant sensoriel en anthropologie, il est devenu essentiel de porter une attention accrue à tout ce que nous percevons lorsque nous collectons nos données de terrain, autrement dit de prendre en compte non seulement ce que l’on voit et ce que l’on dit, ce qui est peut-être le plus évident, mais également tout ce qui relève du goût, de l’odorat, du toucher et même de l’ouïe, au-delà de la dimension verbale. Ce courant est évidemment central en anthropologie visuelle. L’anthropologie sensorielle et l’anthropologie visuelle partagent d’ailleurs un intérêt commun pour l’interdisciplinarité, ou la transdisciplinarité, et pour la recherche en relation avec des artistes visuels et multimédias contemporains. Cet intérêt pour les sens se retrouve en outre de manière exacerbée chez des chercheurs qui mènent également des expériences créatives tels que Lucien Castaing-Taylor (pensez par exemple à son film Sweetgrass (Barbash et Castaing-Taylor 2009), que j’évoquais tout à l’heure en parlant de sa notion d’« iconophobie » et qui dirige le Laboratoire d’ethnographie sensorielle de l’Université de Harvard [2]

Un des aspects qui m’interpelle, ou me questionne, est la forme narrative employée. S’il y a des formes qui fonctionnent très bien dans certains contextes, comme dans des productions cinématographiques du Laboratoire d’ethnographie sensorielle par exemple, je pense que l’anthropologie sensorielle gagnerait à expérimenter davantage les formes qui brisent la narration linéaire. Si le sensoriel est important, il est nécessaire, en outre, d’expérimenter avec la forme cinématographique ou narrative elle-même. C’est ce que nous avons essayé de mettre en œuvre avec l’anthropologue Caterina Pasqualino en organisant deux colloques au Musée du Quai Branly, l’un sur l’art de la performance et l’autre sur le cinéma expérimental et l’anthropologie (Müller, Pasqualino et Schneider 2017 ; Schneider et Pasqualino 2014). C’est également le point de vue que je défends dans mon nouveau livre Expanded Visions : A New Anthropology of the Moving Image (Schneider 2021a).

Dialogue interdisciplinaire

Leïla Baracchini : Aujourd’hui, certains auteurs plaident pour une hybridation des deux disciplines et la création d’une nouvelle discipline pivot, qu’en pensez-vous ?

Arnd Schneider : Je ne suis pas certain que nous ayons immédiatement besoin d’une nouvelle discipline ou d’inventer un nouveau nom pour cela, car cela reviendrait à établir une forme de catégorisation et je suis plutôt favorable à la déconstruction des catégories. La vocation d’ouvrages tels que Contemporary Art and Anthropology (Schneider et Wright 2006), Between Art and Anthropology (Schneider et Wright 2010) et Anthropology and Art Practice (Schneider et Wright 2013) est justement de briser et de transcender ces frontières catégorielles. Donc je ne pense pas qu’il soit utile de créer une nouvelle discipline à part entière. Ce qui me semble plus intéressant, en revanche, est de favoriser l’émergence de centres ou de projets qui permettent d’établir des collaborations entre les disciplines. On a parfois donné un nom à ces initiatives, joué avec des expressions telles que « art-ethnographie » par exemple, et j’ai moi-même écrit sur l’émergence d’un « troisième » champ (Schneider 2015). Car plutôt que d’une « discipline », je préfère parler d’un champ de recherche où des personnes venant d’horizons disciplinaires variés, et ayant des pratiques différentes, peuvent se rencontrer. Je ne suis pas sûr qu’il faille absolument lui donner un nom. Ce qui me semble par contre plus pertinent, c’est d’observer ce qui se joue dans ces rencontres et ce qu’elles produisent : les nouvelles idées et les projets qu’elles permettent de faire émerger.

Une autre manière de penser ces rencontres interdisciplinaires est de les considérer comme un champ empirique. Si on observe et étudie ce champ, on peut constater qu’il est composé de personnes aux parcours biographiques et aux trajectoires académiques très divers, ce qui constitue en soi un atout favorisant ces rencontres. Mes propos ont parfois été mal interprétés et avec Chris Wright, nous avons été confrontés à des questions telles que : « Mais devons-nous tous devenir des artistes ? Les anthropologues doivent-ils se lancer dans l’art ? Doivent-ils dessiner, peindre, ou utiliser d’autres médias ? ». La réponse à ces questions est qu’il n’y a aucune obligation. C’est le dialogue, l’échange – l’expression « on speaking terms » [3], au sens où l’entend James Clifford (1988 : 126), me semble ici particulièrement féconde –, qui doit être privilégié (Schneider 2015). Je ne pense en aucun cas qu’il faille oublier ou renier sa formation disciplinaire. Nous venons tous de quelque part. Mais lorsque nous nous retrouvons dans une situation de rencontre, nous devons nous demander si l’anthropologie, avec son histoire et ses outils méthodologiques, nous fournit les moyens adéquats pour faire ce que nous voulons, pour établir un dialogue. Nous devons parfois sortir des sentiers battus, trouver de nouveaux partenaires pour mener nos expérimentations. Et dans mon travail, j’ai choisi d’entrer en dialogue avec des artistes. J’ai ici envie de citer la poétesse italienne Amelia Rosselli : « Il dialogo si fa a quattro - come una diagonale ». J’aime utiliser cette métaphore pour évoquer un troisième terme, ou une multiplicité au-delà du « deux » : pour penser les relations entre deux disciplines comme l’art et l’anthropologie par exemple, ou pour parler d’« herméneutique inégale » (uneven hermeneutics), comme dans l’introduction de mon volume collectif Alternative Art and Anthropology : Global Encounters (Schneider 2017b).

Leïla Baracchini : La référence à Writing Culture de James Clifford et George Marcus (Clifford et Marcus 1986) revient régulièrement dans vos travaux. Pouvez-vous nous dire un mot sur l’impact de cet ouvrage sur le développement de vos réflexions ?

Arnd Schneider : Je suis attaché, littéralement, à cet ouvrage depuis sa sortie. En 1986, lorsque j’étais étudiant, j’ai découvert ce livre sur la table d’Edward ’Ted’ Norris, spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, l’un de mes mentors à l’Université de Münster, qui vivait dans une maison en face de ma colocation et avait un appui-tête africain sur le rebord de sa fenêtre. Le livre venait de paraître et il me l’a prêté. Depuis, cet ouvrage est resté une source d’inspiration pour moi, comme l’est également Malaise dans la culture publié deux ans plus tard par James Clifford (Clifford 1988). La critique épistémologique de l’enquête ethnographique formulée dans Writing Culture a ouvert à une discussion sur le statut et le rôle du chercheur sur le terrain ainsi que sur les procédés d’écriture, réflexion essentielle au regard notamment de ses affinités avec la littérature.

Dans les années 1990, dans une analyse rétrospective de cette parution, George Marcus, que j’ai alors rencontré pour la première fois, a relevé un impensé de cette critique : Writing Culture laissait de côté le potentiel du visuel. À partir de ce constat, il a mené des expériences créatives avec le metteur en scène vénézuélien Fernando Calzadilla et l’artiste cubain Abdel Hernández sur le campus de l’Université Rice, où il enseignait alors (Calzadilla et Hernández 2006) . Leur travail d’installation, performatif et visuel, sortait à la fois du domaine de l’écriture factuelle et de l’écriture expérimentale, ce qui n’avait jamais été expérimenté avant. Les pistes ouvertes avec Writing Culture n’avaient pas vraiment été transposées dans le domaine du visuel, du moins pas au sein de l’anthropologie. C’est un premier point.

Ensuite, sur le plan historique, le travail de James Clifford constitue une ouverture essentielle pour revisiter ou mettre en avant le travail mené en France dans les années 1930 par les personnalités réunies autour de la revue Documents et par les fondateurs du Musée de l’Homme avant que ce dernier ne remplace le Musée d’Ethnographie du Trocadéro. J’emprunte à James Clifford le concept de « dialogue » (« speaking terms ») qu’il employait pour évoquer cette situation historique très particulière : la collaboration, dans les années 1920 et 1930, de personnes de disciplines et domaines artistiques divers au sein de la revue Documents. Il mentionne notamment les liens entre l’écrivain Georges Bataille, l’éditeur de Documents, et l’anthropologue franco-suisse Alfred Métraux. D’autres personnalités, comme l’historien de l’art juif allemand Carl Einstein, dont les travaux ont d’ailleurs été récemment republiés dans le catalogue d’une exposition tenue à la Haus der Kulturen der Welt à Berlin (Franke et Holert 2018), y avaient également participé.

Quand j’utilise l’expression « speaking terms » (dialogue) à propos des rencontres entre l’art et l’anthropologie au XXe siècle, ce n’est jamais de manière nostalgique ou romantique (Schneider 2011). Il ne s’agit pas de recréer maintenant le milieu surréaliste, je ne pense pas qu’on puisse le faire. On peut, par contre, s’inspirer de ces rencontres et mettre en œuvre un dispositif heuristique ou épistémologique pour faire émerger ce type de « dialogue ». C’est ainsi que j’ai utilisé cette expression et que je vois l’apport de ce travail, l’histoire disciplinaire étant féconde à condition de pouvoir aller au-delà, sans s’y enfermer.

Rencontres

Leïla Baracchini : Pour ce numéro spécial d’Ethnographiques.org, consacré aux rencontres ethno-artistique, pourriez-vous nous dire quelques mots sur vos premières expériences de collaboration avec des artistes ?

Arnd Schneider : Lorsque j’ai commencé à étudier des pratiques artistiques, je n’ai pas établi de véritable collaboration immédiatement : j’interviewais des artistes et je faisais des recherches à partir de leurs archives, à la manière d’un critique d’art, d’un historien de l’art ou d’un conservateur. Puis, à un certain moment de ma carrière, en 1999, j’ai monté un projet de recherche sur, et avec, des artistes en Argentine, où j’avais fait auparavant mon terrain de doctorat auprès d’immigrés italiens autour des notions de mémoire et de nostalgie (Schneider 2000). Dans les années 1999/2000, je suis retourné en Argentine pour travailler avec des artistes qui s’étaient inspirés des cultures indigènes, et s’en étaient en un sens appropriés certains aspects pour chercher des manières de créer de nouvelles identités (Schneider 2006). Ces artistes étaient d’origine européenne, comme la plupart des populations des provinces côtières de l’Argentine. Dans le cadre de ce travail, j’ai interviewé des artistes, visité des ateliers et collaboré avec de nombreux artistes spécialisés dans différents domaines : cinéma, photographie et beaux-arts. C’est ensuite avec Teresa Pereda, une artiste qui est depuis devenue une amie, que j’ai initié une véritable collaboration. Teresa est une artiste visuelle qui travaille en techniques mixtes et crée des installations. Elle s’intéresse aux questions identitaires et, d’un point de vue méthodologique, elle travaille un peu à la manière d’une ethnographe. Elle se rend dans des communautés indigènes en Argentine et s’intéresse à l’histoire et à l’archéologie des peuples autochtones. En 1999/2000, nous nous sommes rendus ensemble dans des communautés de la province andine de Jujuy, située à la frontière du Chili et de la Bolivie. Là, nous avons observé et participé au rituel de la Saint-Jean, célébré le 24 juin, jour qui coïncide à peu près avec le solstice d’hiver dans l’hémisphère sud. Je dis « nous » parce que nous avons vraiment travaillé ensemble. Teresa a mené des entretiens (Fig. 1), prélevé des échantillons de terre et collecté divers matériaux pour créer un livre d’artiste, une installation et des œuvres d’art visuelles. Et j’ai écrit l’ethnographie. Nous avons publié séparément, mais c’était ma première vraie collaboration. C’était aussi à l’initiative de l’artiste que cette collaboration avait commencé. C’est Teresa qui m’avait invité à venir voir comment se déroulait un « terrain artistique ». Et c’est elle aussi qui m’a amené à considérer les artistes comme des ethnographes, ou plus précisément, comme des praticiens qui travaillent d’une manière très similaire aux anthropologues mais qui produisent quelque chose de différent.

Fig. 1. Teresa Pereda interviewant Don Víctor, un villageois de Cochinoca, Argentine, Juin 2000
Photo : Arnd Schneider

Leïla Baracchini : Dans votre article « Contested Ground » (Schneider 2013), vous montrez également que les dialogues entre artistes et anthropologues peuvent générer des incompréhensions, des résistances et des frictions.

Arnd Schneider : Dans le cas que je viens d’évoquer, ce n’est pas arrivé. Teresa et moi étions vraiment sur la même longueur d’onde. Ce fut une rencontre très harmonieuse. Mais, au milieu des années 2000, lors d’une collaboration ultérieure avec de jeunes artistes de la province de Corrientes, dans le nord-est de l’Argentine, à la frontière du Paraguay, la rencontre a donné lieu à des frictions et à des tensions. Avec ce groupe de jeunes artistes fraîchement diplômés de l’école d’art locale, notre terrain d’étude ou de rencontre, notre « mise en scène » au sens que George Marcus donne à ce terme, était une fête locale : la fête dédiée à Sainte Anne, la patronne du village. Selon la conception chrétienne, cette sainte est la grand-mère de Jésus, la mère de Marie. Et, en tant que sainte patronne, sa statue est portée en procession dans le village. J’ai travaillé avec ce groupe de jeunes artistes à deux reprises, à une année d’intervalle pendant laquelle ils continuaient à avancer de leur côté sur le projet. L’une des artistes du groupe, Hada Irastorza, avait ainsi confectionné une robe pour la sainte à partir d’échanges avec la population locale. Cette robe a été utilisée l’année suivante lors de la procession. Dans le cadre de cette collaboration, il y a eu plus de frictions car les artistes et moi venions de milieux différents : ils avaient étudié dans des écoles d’art locales, ils n’avaient pas une idée très claire de ce qu’était l’anthropologie et ils étaient méfiants, peut-être à juste titre. Dans le cas précédent, Teresa et moi étions tous deux extérieurs au terrain que nous abordions. Ici, les artistes étaient des locaux et moi l’étranger. Cela les renvoyait à une posture d’indigène, et ils avaient peur que je les exploite pour mener à bien mes enquêtes ethnographiques. Ils craignaient d’être réduits à des rôles subalternes de traducteurs ou d’informateurs du fait de leur connaissance du dialecte et des particularités de la culture locale.

En outre, contrairement à la relation que j’entretenais avec Teresa qui, comme beaucoup d’artistes de Buenos Aires, est issue de la classe moyenne et à l’aise économiquement, les rapports que j’avais avec ces jeunes artistes de Corrientes étaient plus hiérarchiques. Je représentais pour eux l’Autre hégémonique. Non pas que j’aie exploité la situation ou que je me sois comporté de telle manière - j’espère du moins que je ne l’ai pas fait ! - mais c’était un peu comme si la configuration de départ – un chercheur issu d’un riche pays occidental arrivé dans un pays plus pauvre – imposait de soi ce type de rapport, ce que l’on retrouve d’ailleurs fréquemment dans des situations de terrain comparables. Dans le contexte particulier de l’art contemporain en Argentine, la question qui s’est posée était aussi de savoir ce que le projet dont j’étais porteur pouvait apporter aux artistes, qui avaient eux-mêmes des attentes spécifiques : Y aurait-il un catalogue ? Pourraient-ils organiser une exposition dans le musée local ? Comment ce projet pourrait-il leur être utile dans l’avancement de leur carrière ? Voilà des questions auxquelles j’ai été confronté et auxquelles je n’avais pas pleinement réfléchi avant de me lancer dans ce projet. J’avais initialement pensé que si je collaborais avec eux sur un pied d’égalité, que si je les traitais avec respect, nous pourrions alors réaliser ensemble un travail intéressant : ils créeraient des œuvres d’art tandis que je produirais des écrits et une documentation photographique sur leurs pratiques. Mais je n’avais pas réalisé les enjeux que pouvait avoir ce projet pour les artistes en dehors de questions pratiques, concernant la rémunération par exemple, qui est une question récurrente sur le terrain : « Payez-vous vos informateurs ? ». Je ne les ai pas rémunérés mais j’ai bien sûr pris en charge les frais de déplacement. Les termes économiques de la collaboration étaient clairement définis et n’étaient pas une source de tensions. Mais il y a eu par contre des frictions autour de mes intentions et de mes attentes supposées quant au rôle des artistes et à ce que nous produirions ensemble. Ce fut très enrichissant de prendre conscience de tout cela.

Relations inégales

Cécile Guillaume-Pey : Dans vos travaux récents (Schneider 2018, 2021b), vous introduisez le concept d’« herméneutique inégale » (uneven hermeneutics) pour parler des enjeux de traduction et d’appropriation, qui jalonnent le processus de collaboration avec les artistes, et des efforts spécifiques que nécessite la mise en place d’une pratique collaborative qui cherche à éviter l’imposition d’une logique conceptuelle, coloniale, et ce tout particulièrement lorsqu’il s’agit de collaborations Nord-Sud. Quels conseils pourriez-vous donner pour le développement d’une éthique de la collaboration art-anthropologie à partir de vos expériences ?

Arnd Schneider : Peut-être faut-il faire un petit détour et évoquer d’abord mes réflexions sur l’appropriation. Ce questionnement a émergé de mon travail avec des artistes argentins qui s’approprient ou s’inspirent de la culture autochtone. Je me demandais alors ce que produisent les rencontres et comment elles se mettent en place, qu’elles concernent une altérité contemporaine ou historique. Autrement dit, que se passe-t-il, en tant qu’artiste, lorsque l’on s’approprie un passé, des traditions qui ne sont pas les nôtres ? C’est ainsi que j’en suis venu à revisiter la notion d’appropriation qui prend souvent une connotation négative dans les débats, peut-être à juste titre. De nombreux auteurs autochtones issus des Premières Nations ont souligné que l’appropriation par les subalternes d’éléments issus de la société dominante ne peut être pensée de la même manière que lorsque la société dominante s’approprie des éléments issus de cultures subalternes, précisément à cause des relations de pouvoir (post)coloniales en jeu. La question des inégalités sur le terrain qui m’intéressait s’est posée également lors de mon travail avec l’artiste argentine Teresa Perera, sur un terrain rural avec des populations indigènes. Ces rencontres ont nourri un dialogue dans lequel se pose la question de savoir à quel point les relations sont équilibrées ou inégales.

C’est à partir de ces questionnements que j’ai commencé à revisiter la tradition herméneutique en anthropologie. Très influente de la fin des années 1960 aux années 1980, avec Clifford Geertz d’abord, et d’autres par la suite, elle est ensuite un peu passée de mode parce qu’elle impliquait justement une forme d’égalité dialogique et interprétative. Cette tradition a aujourd’hui besoin d’une révision critique afin de mieux prendre en compte les déséquilibres de pouvoir persistants. C’est ce sur quoi je travaille en ce moment. Je pense que si l’on tient compte des rapports de pouvoir, des déséquilibres et des inégalités, on peut parvenir à un nouveau concept. C’est ce que j’appelle l’ « herméneutique inégale », c’est-à-dire la possibilité d’une rencontre basée précisément sur un dialogue (« speaking terms ») qui doit être négocié, établi en accord avec l’Autre et respectueux sur le plan éthique. Dans certains projets, il arrive qu’en dépit d’une entente initiale, une communauté décide de mettre fin à la collaboration et il faut bien entendu respecter ce choix. Autrefois, dans un contexte marqué par le colonialisme, les anthropologues obligeaient souvent les gens à collaborer, ou du moins les persuadaient de le faire en usant de leur position dominante. Aujourd’hui, il est devenu important de définir les termes de la collaboration en amont, avec les représentants des groupes autochtones qui détermineront et s’accorderont avec le chercheur sur la méthodologie, sur les attentes et sur les axes de recherche.

Mais il existait déjà des collaborations respectueuses avant que le débat sur la décolonisation ne devienne si virulent. C’est pourquoi j’ai récemment accepté l’invitation de la Biennale d’art contemporain autochtone de Montréal à écrire un article sur le James Bay Project (Schneider 2020a). Mené entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, ce projet associait deux artistes allemands, un écrivain, Claus Biegert, et l’artiste en arts visuels Rainer Wittenborn, et trois communautés de la Première Nation crie du Nord du Québec. C’était, je pense, un projet exemplaire, très en avance sur son temps, un exemple de collaboration réalisée avec l’accord et sur invitation de groupes autochtones. Il s’agissait d’un travail engagé, mené avec et en faveur d’une communauté dont le territoire était menacé par la construction d’énormes barrages hydroélectriques dans le Nord du Québec. À l’époque, il y avait déjà une branche de l’anthropologie, l’« action anthropology », qui s’est développée principalement aux États-Unis et dans une moindre mesure au Canada, qui se mobilisait avec des équipes d’avocats pour la défense des territoires des peuples autochtones. Nous avons donc ici un exemple d’une démarche devenue aujourd’hui de plus en plus courante, où les modalités et conditions de recherche ne sont pas déterminées exclusivement par ceux du centre, de la métropole, mais définies par et avec les gens avec lesquels vous travaillez.

Leïla Baracchini : Comment, d’après votre expérience, les coproductions créatives peuvent-elles devenir des outils permettant de rendre perceptibles des réalités complexes et sensibles en dehors du champ académique ? Avec quelles limites, défis et difficultés ? Et comment ces coproductions contribuent-elles au processus décolonial ?

Arnd Schneider : Après les trois livres que j’ai coordonnés avec Chris Wright, Contemporary Art and Anthropology, Between Art and Anthropology et Anthropology and Art Practice, j’ai réalisé que continuer dans la même direction reviendrait à maintenir une conversation à huis clos entre centres métropolitains d’Europe, d’Amérique du Nord, et éventuellement d’Australie et de Nouvelle-Zélande, en dépit du fait que des praticiens d’autres parties du monde étaient concernés. Il m’a donc paru intéressant d’inviter des personnes de différentes parties du globe à présenter elles-mêmes leurs rencontres avec le milieu universitaire et les arts pour repenser la relation entre art et anthropologie. Comment ces rencontres se déroulaient-elles ailleurs ? Et comment les frontières disciplinaires y étaient-elles définies ? Nous présupposons en effet que les catégories d’« art » et d’« anthropologie » que nous utilisons sont universelles. Mais c’est loin d’être le cas. L’ouvrage Alternative Art and Anthropology, Global Encounters (Schneider 2017a) est né de ce projet. Et dans l’introduction, je fais référence aux travaux sur la « décolonialité » menés en Amérique du Sud par des chercheurs comme Walter Mignolo ou le philosophe Enrique Dussel, ou encore – et surtout – par le critique d’art, commissaire d’exposition et écrivain, Gerardo Mosquera (2010), qui a forgé la notion d’« art produit d’ici » (« art being produced from here »). Car cette démarche implique un changement de posture. L’art contemporain n’est plus défini du seul point de vue de l’Occident - du point de vue du Museum of Modern Art de New York, de la Tate Modern ou du Centre Pompidou -, c’est aussi un art produit ailleurs, connecté aux discours mondiaux, certes, mais dont les acteurs ont une position assumée d’artistes travaillant depuis leur propre centre métropolitain à São Paulo ou Buenos Aires, voire d’un lieu plus périphérique. La pensée décoloniale est très importante et ceux qui transgressent les frontières entre art et anthropologie doivent absolument s’y référer.

Sérendipité

Cécile Guillaume-Pey : Lorsque vous évoquez, dans vos derniers écrits (Schneider 2020b), l’exposition que vous avez organisée à Rome avec l’artiste Leone Contini, vous parlez de « sérendipité ». Dans quelle mesure ce concept est-il central dans votre pratique ?

Arnd Schneider  : Le hasard fait partie intégrante du travail de terrain et je pense que l’on doit être ouvert à cela. C’est ce qui arrive souvent dans les collaborations entre art et anthropologie. On ne peut pas vraiment définir la « sérendipité » comme une méthode, il s’agit plutôt d’une boîte qui ouvre le champ des possibles. Mais il faut être prêt à accueillir les multiples hasards qui ponctuent l’expérience ethnographique pour que la sérendipité puisse advenir. Cette manière de concevoir le travail de terrain s’éloigne d’une approche plus classique qui consisterait à suivre méthodiquement les étapes d’un projet de recherche et à répondre à une série de questions prédéfinies.

Cécile Guillaume-Pey : Il faut donc être suffisamment réceptif et parvenir à créer un espace pour laisser sa chance au hasard en quelque sorte…

Arnd Schneider : Oui, tout à fait. Je pense que c’est indispensable. Le travail de terrain que j’ai mené avec Leone Contini sur les collections coloniales du musée Luigi Pigorini était très important et les hasards qui l’ont traversé difficiles à expliquer. En parcourant les galeries de ce musée national d’ethnographie, qui fait maintenant partie du Museo delle Civiltà, Leone est tombé sur la maquette d’un temple romain en Libye. La Libye a été occupée par les Italiens de 1911 à 1943. En voyant le temple, Leone s’est exclamé : « Oh, je le reconnais ! Ce sont les ruines de Sabrata. Mon grand-père a participé aux fouilles ! ». Soudain, par un heureux hasard, un lien s’était établi entre notre projet de recherche et l’histoire familiale de Leone, dont le grand-père avait été Surintendant de l’archéologie en Libye, pendant l’époque coloniale. Nous n’étions pas à la recherche de ce type de connexion, c’est arrivé fortuitement. Au musée, nous n’avons pas seulement découvert des artefacts provenant des colonies italiennes établies en Libye, en Somalie, en Érythrée et en Éthiopie, nous nous sommes également rendu compte que, curieusement, certains des employés du musée avec lesquels nous collaborions étaient des descendants de colons italiens établis en Libye. Plus étonnant encore, le père d’un des employés du musée était artisan, mosaïste et fabricant d’objets d’ornement, et il avait travaillé avec le grand-père de Leone Contini en Libye. Nous n’aurions jamais imaginé découvrir ce lien avec l’artiste ! En établissant des connexions personnelles, familiales, entre les acteurs impliqués dans le projet, ces étranges coïncidences ont complexifié le processus de recherche ; en particulier pour Leone, dont la situation en tant que descendant de colons était déjà compliquée sur le plan politique. Leone en parle avec recul et le problématise, mais ces connexions personnelles ont rendu le terrain plus compliqué (Contini 2019, 2020). Cela relève aussi de la sérendipité.

Frictions créatives en contexte muséal

Cécile Guillaume-Pey : En quoi la collaboration avec cet artiste a-t-elle affecté les modalités de montage de l’exposition anthropologique ?

Arnd Schneider : Dans le cadre de cette exposition à Rome, il ne s’agissait pas seulement d’une collaboration entre un artiste et un anthropologue, d’une rencontre entre Leone Contini, qui avait par ailleurs suivi une formation en anthropologie, et moi-même. Les collaborations entre artistes et anthropologues s’ancrent toujours dans un terrain particulier, duquel émerge un troisième partenaire avec lequel ils entrent en relation et avec lequel il peut y avoir également des frictions (Schneider 2016). Il peut s’agir, par exemple, d’un groupe autochtone. Ici, il s’agissait d’un musée.

Cécile Guillaume-Pey : Quelles sont justement les frictions qui ont émergé de cette relation « triangulaire » entre vous, l’artiste et le musée ?

Arnd Schneider : Lors de ma collaboration avec Leone à Rome, le musée Pigorini avait accepté que nous menions un terrain et que nous réalisions un travail artistique dans leur institution. Toutefois, notre démarche suscitait beaucoup de perplexité. L’équipe muséale avait l’habitude de voir des anthropologues travailler au musée. En soi, ma venue n’avait donc rien d’inhabituel. Les employés du musée avaient également collaboré quelques fois avec des artistes pour organiser des ateliers, mais jamais encore pour travailler directement sur leurs collections. Une collaboration entre un artiste, travaillant de manière imprévisible – et avec sérendipité ! – et un anthropologue qui faisait tout autre chose que des entretiens, était quelque chose de nouveau et présentait pour eux un je-ne-sais-quoi d’inquiétant. Nous avons donc dû nous battre pour nous frayer un chemin, d’autant que le musée est aussi un endroit très bureaucratique. Nous avons toujours eu le soutien de l’équipe curatoriale et même celui du directeur, feu Filippo Maria Gambari. Mais nos relations avec le personnel technique, qui devait donner son aval pour l’exposition, étaient plus compliquées. Nous voulions, par exemple, utiliser les canons qui se trouvaient dans les réserves du musée, et qui avaient été utilisés au XIXe siècle en Éthiopie lors des batailles entre les troupes italiennes et les forces éthiopiennes. Mettre ces canons dans la salle du musée où devait se tenir notre exposition posait toutefois un problème majeur : ils risquaient d’endommager les mosaïques et le carrelage de la pièce. Le personnel technique a par conséquent dû peser les canons pour s’assurer qu’il n’y aurait pas de dommages. Et il y a eu d’autres défis pratiques de ce genre… Par ailleurs, quand nous sommes allés voir les artefacts dans les réserves du musée, notre approche n’était pas celle de quelqu’un qui passerait par des classifications. Nous nous intéressions à la forme des objets, à leurs possibles associations. Notre légitimité professionnelle et notre droit à mener ce genre de recherches étaient également remis en cause. Pour les personnes qui viennent de l’extérieur, le musée reste une institution très hermétique dans laquelle il n’est pas aisé de travailler. En fin de compte, cependant, nous avons tous appris de ce processus, nous sommes parvenus à trouver des ajustements et je continue de collaborer avec les commissaires d’exposition Rossana di Lella et Loretta Paderni qui ont, dès le départ, activement soutenu notre projet.

Un potentiel épistémologique radical

Leïla Baracchini : Pour conclure, pourriez-vous nous dire aujourd’hui, environ 20 ans après votre première publication sur le sujet, ce qui a changé ? Ce qui reste à faire ? Et quels sont selon vous les nouveaux défis ?

Arnd Schneider : Oui, cela fait presque 30 ans si vous prenez comme point de départ « The Art Diviners », publié dans Anthropology Today ! Pour revenir à une des questions posées précédemment, je pense que nous n’avons pas besoin de fonder une nouvelle discipline mais qu’il est par contre nécessaire que des personnes qui ont des formations, des professions, et des manières de penser différentes, continuent à travailler ensemble. C’est peut-être d’autant plus nécessaire que nous sommes confrontés aujourd’hui à de nouveaux défis. À l’heure actuelle, la pandémie, par exemple, a mis en évidence maintes inégalités structurelles dans le monde : au niveau des systèmes de santé, de l’accès aux soins, des vaccins, etc. Nous sommes également confrontés à la question du changement climatique et à bien d’autres problèmes.

Que l’on soit artiste ou anthropologue, nous ne sommes pas épargnés par ces phénomènes qui impactent chaque communauté locale, chaque situation sur laquelle nous travaillons. Et à cet égard, je pense qu’il ne faut pas perdre de vue le potentiel épistémologique radical que les discussions transcendant les frontières entre art et anthropologie ont eu et continuent d’avoir. Ce qui a commencé il y a 30 ans, voire 100 ans, si vous pensez aux expériences menées dans les années 1930, constitue un défi nouveau pour renouveler les modes de perception et de représentation ordinaires et ouvrir de nouvelles perspectives sur les défis actuels. Car tout choix esthétique a des implications politiques. Rancière (2010) a écrit plus que quiconque en ce sens. Ce potentiel épistémologique radical des collaborations n’importe donc pas seulement en tant que champ d’expérimentation pour lui-même mais de par sa portée politique.

add_to_photos Notes

[1Cet entretien avec Arnd Schneider a été réalisé par Leïla Baracchini et Cécile Guillaume-Pey le 25 novembre 2020, en visioconférence. La rédaction de la revue ethnographiques.org remercie Jean-Christophe Monferran pour l’enregistrement. La traduction a été assurée par Leïla Baracchini, Cécile Guillaume-Pey et Véronique Dassié.

[3L’expression employée par James Clifford, « on speaking terms », signifie littéralement « en bons termes » (elle a été traduite dans la version française de l’ouvrage par « en relation »). Dans l’usage fait par James Clifford, l’expression vise à désigner les relations étroites entre des anthropologues français et l’avant-garde. Arnd Schneider (2015) l’a reprise sous la forme nominalisée speaking terms (sans le on), que nous avons décidé ici et dans la suite du texte de traduire par « dialogue ».

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Pour citer cet article :

Leïla Baracchini, Cécile Guillaume-Pey, 2022. « Quand l’anthropologie rencontre l’art. Entretien avec Arnd Schneider ». ethnographiques.org, Numéro 42 - décembre 2021
Rencontres ethno-artistiques [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2021/Baracchini_Guillaume-Pey - consulté le 20.04.2024)
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