Depuis leur institutionnalisation, les musées d’ethnographie ont été périodiquement remis en question, réorganisés et redéfinis. L’objectif de Fabien Van Geert est précisément d’explorer l’un de ces derniers mouvements de redéfinition car son livre – fruit d’une thèse de doctorat, soutenue en 2014 – vise à montrer les effets du multiculturalisme comme « nouveau filtre de perception de la diversité » (p. 54) dans les musées d’ethnographie.
Dessinant la figure d’un triangle inversé, l’ouvrage, divisé en six chapitres, va du général au particulier. Le titre même, Du musée ethnographique au musée multiculturel, décrit bien la logique de progression linéaire que nous suivrons car cette Chronique d’une transformation globale commence par introduire l’histoire de la constitution des collections ethnographiques et de leur présentation dans les musées, pour aboutir à la « crise existentielle » (p. 23) de ces institutions qui donnera lieu aux reformulations de la fin du XXe siècle.
Le premier chapitre (« Se représenter « l’Autre » : de l’ethnologie au multiculturalisme ») articule une vaste littérature consacrée à la genèse et au développement de l’ethnologie et de ses musées. Cependant, le caractère « global » annoncé dans le titre de l’ouvrage reste limité à l’Europe occidentale et à quelques « pays neufs » (selon le terme que l’auteur reprend de Ramón Grosfoguel, p. 15) comme les États-Unis, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
Ensuite, dans le chapitre deux (« Effets et conséquences globales du discours multiculturel sur les musées »), l’ouvrage propose une analyse des enjeux du multiculturalisme sur les continents américain et européen, dessinant ses contours politiques, sa portée mercantile et libérale, en examinant ses limites, en pointant qui l’exploite, qui en profite et comment les différents acteurs le construisent. De cette façon, l’auteur démêle les différentes approches d’un « discours multiculturel », qui, selon les prémisses du livre, peut être compris comme le déclencheur du changement de modèle que connaissent les musées d’ethnographie depuis les années 1960.
Dans le panorama international qui est dressé, ce « discours multiculturel sur les musées » (p. 79) inspire différents modèles, tels que la « muséologie communautaire », la « muséologie postcoloniale » ou la « muséologie multiculturelle » — dans le cas des « pays neufs » —, et le « tournant identitaire », la représentation de l’immigration, l’intérêt pour le tiers monde et la réflexion sur le « patrimoine difficile du multiculturalisme » — notamment celui de l’esclavage — dans les musées européens. Bien que les modèles vers lesquels les musées évoluent soient clairement décrits, il manque une définition plus précise de ce qu’il faut entendre par « musée ethnographique ». Cela nous aiderait à mieux comprendre la logique qui sous-tend l’analyse d’institutions ou de réalisations très différentes. L’auteur mobilise en effet un ensemble très large et hétérogène d’exemples – le Pavillon des Sessions et la salle de l’Islam au Louvre, une exposition temporaire au British Museum , ou l’exposition de référence du Musée d’ethnographie de Neuchâtel « L’impermanence des choses » – faute d’explications, ce qui fait que l’objet traité (le « musée ethnographique ») paraît comprendre tout à la fois des institutions muséales, des expositions, des dispositifs, des discours, des collections, de la (sous-) altérité.
Partant du constat que les musées d’ethnographie ont traversé une crise de sens [1], liée au processus de décolonisation politique et aux changements de la discipline elle-même, le chapitre trois se concentre plus particulièrement sur « La rénovation des musées ethnographiques européens », en mettant en regard ce processus avec les modèles muséologiques développés auparavant aux États-Unis et au Canada. Ce chapitre est probablement le plus riche en raison de sa dimension hybride entre la théorie exposée dans la première partie et les études de cas qui suivent. Il en résulte un panorama hétérogène, vaste et polymorphe de ce que l’auteur englobe sous l’expression « musée multiculturel ». Les objectifs généraux de rénovations des musées d’ethnographie en Europe au cours des dernières décennies, ont, selon Van Geert, pris trois formes : la déconstruction du musée colonial, la mise en valeur des contacts interculturels et la valorisation de la diversité culturelle. C’est également dans cette partie que la réflexion muséologique est la plus dense, abordant les principales caractéristiques des nouveaux récits muséaux et les différentes stratégies développées dans les musées pour matérialiser ces discours, en soulignant les caractéristiques les plus communes dans les expositions et dans le traitement des collections ethnographiques. Ainsi, il est question d’une muséologie inclusive, qui génère des discours plurivocaux, d’une conception du musée comme zone de contact et comme lieu de dialogue interculturel, et, bien sûr, d’une ouverture du débat sur la restitution des collections aux communautés d’origine. De plus, la « réinterprétation multiculturelle » implique, pour l’auteur, une prolifération de nouveaux éléments qui relèvent de sources orales (témoignages), de l’art ethnique contemporain et du patrimoine culturel immatériel. Enfin, il nous montre aussi des exemples où la re-qualification de collections du passé permet d’établir un nouveau rapport avec le patrimoine sensible ou douloureux des musées d’ethnographie.
De manière remarquable, ce chapitre tisse ensemble de nombreuses informations tirées d’archives souvent peu accessibles sur des expositions temporaires et permanentes, sur des projets scientifiques et politiques, sur des activités publiques et para-expographiques. De cette façon, l’ouvrage constitue une référence fondamentale pour un panorama des transformations des musées d’ethnographie depuis les années 1980 jusqu’à nos jours.
Enfin, dans les trois derniers chapitres, Van Geert nous montre la matérialisation du « musée multiculturel » à travers l’étude approfondie de trois grands musées européens qui ont été reconfigurés au cours des dernières décennies : le Musée des Tropiques à Amsterdam, le Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren et le Musée de la culture mondiale à Göteborg. Apparaissent ainsi les points communs, les différences et les spécificités de l’adaptation du « discours multiculturel » dans des contextes sociaux, culturels et politiques hétérogènes ; on aboutit ainsi à un modèle multiculturel que l’auteur décrit comme glocal. De même, après une présentation de l’histoire de chacune des institutions, l’auteur en retrace la dynamique interne : les acteurs qui y participent, leurs trajectoires et leurs positions, l’enrichissant même de précieux extraits d’entretiens avec les professionnels rencontrés lors du terrain. Enfin, nous trouvons la description des projets de rénovation de chacun d’entre eux, et les différentes stratégies d’exposition et de collecte – abordées dans le chapitre précédent – sont exemplifiées et illustrées par une large documentation photographique.
Avec pertinence, l’ouvrage actualise les données de la thèse. Dans le cas du musée de Tervuren, par exemple, la description du projet sur papier, est suivie par l’analyse du projet effectivement mis en œuvre et achevé en 2018. Ces mises à jour génèrent une impression d’exhaustivité, or cette logique de complétude entre dans une certaine mesure en contradiction avec les évolutions mêmes de l’objet considéré. Car si les musées s’efforcent aujourd’hui de renoncer à certaines caractéristiques héritées de leurs origines modernes – notamment une organisation taxonomique, un projet totalisant, une idéologie d’absence de rhétorique, ou une dilution de la voix de l’auteur – l’ouvrage, au contraire, reste en partie dans ce registre par sa forme (étendue, générale, aux teintes encyclopédiques), par ses objectifs (l’intention de globalité, la figure même de la chronique inscrite dans une conception linéaire du temps) et surtout, enfin, dans la course vers l’exhaustivité où le besoin de tout dire cherche même à atteindre l’actualité. Présentant les mêmes vertus que les monographies de référence – comme le tracé de grands panoramas, la bonne organisation des idées qui permet de comprendre de grands morceaux de réalité dans des espaces restreints – l’ouvrage en montre les mêmes faiblesses (parler de globalité mais laisser de côté la moitié du monde ; poursuivre une chronique linéaire allant jusqu’à l’actualité la plus récente). En somme, le musée se voudrait décolonisé, démodernisé, mais l’ouvrage ne se débarrasse pas de certains fantômes de la modernité.
En conclusion, cet ouvrage qui désigne le « discours multiculturel » comme un nouveau paradigme pour les musées d’ethnographie – le musée multiculturel – constitue, comme son auteur nous le fait voir, la chronique d’un idéal, qui se termine par ce constat aigre-doux mais plein d’espoir : « le musée multiculturel est mort ? Si c’est le cas, alors vive les collections ethnographiques ! » (p. 417)