La rencontre entre une anthropologue et une artiste autour d’une recherche au Chiapas
Dans cet article, nous présentons le cadre d’émergence de ces rencontres entre art et anthropologie qui ont donné lieu à des formes d’écriture visuelle, pour ensuite rendre compte de la manière dont une anthropologue et une artiste sont venues à collaborer pour réaliser un dispositif de narration par l’image issu d’une enquête au Chiapas (sud-est du Mexique).
Cette rencontre s’est faite à partir d’affinités entre nos précédentes recherches. L’anthropologue s’interrogeait depuis plusieurs années sur la manière dont des individus ou des collectifs peuvent se politiser par l’art, l’artiste sur la représentation du politique en art [1]. Ainsi, la question de la construction de cultures politiques par l’art nous a rassemblé, et un terrain, le Chiapas, nous a amenées à collaborer.
Nous avons alors entrepris une recherche sur la production iconographique zapatiste et les univers visuels qui y sont convoqués. Cette recherche prend la forme d’un assemblage raisonné de ces croisements visuels et culturels, qui façonnent le projet politique zapatiste, et s’est construite à partir des données empiriques issues de missions de terrain menées entre 2017 et 2019 autour d’un festival artistique intitulé CompArte. Les situations dans lesquelles nous nous sommes retrouvées, les activités auxquelles nous avons participé, les personnes que nous avons côtoyées nous ont permis de recueillir différents types de données (images, récits, sons), d’étudier la façon dont se tissent les fils de la circulation d’éléments visuels et culturels qui viennent nourrir cette production iconographique.
Après avoir présenté le contexte épistémologique et scientifique dans lequel se situe notre collaboration, nous expliquerons notre méthode de recherche et la manière dont nous avons procédé à partir de la création d’un corpus de données multimédia pour ensuite faire une sélection d’images. Puis, en nous inspirant de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg (2007) et de sa méthode d’analyse des images, nous avons élaboré un dispositif visuel nous permettant une mise en relation des images par des effets de voisinage et de ressemblance formelle ou symbolique.
Après avoir présenté notre méthode, nous introduirons le dispositif visuel que nous sommes en train de réaliser et qui prend la forme d’une surface « zoomable » interactive qui propose d’explorer un ensemble d’images sur lesquelles sont reproduites différentes variantes de caracol [2]– motif qui, se déclinant de la représentation de l’escargot à la spirale, incarne tout autant le passé maya que les idéaux zapatistes du présent. Les images du caracol que nous avons recueillies proviennent aussi bien d’artefacts produits par des Mayas anciens, que par des communautés zapatistes et leurs sympathisants et sont issues de différentes sources, temporalités et régimes d’historicité (Hartog 2015).
En jouant sur les échelles et les unités de comparaison, les associations d’images que nous voulons mettre en œuvre devraient rendre visibles les circulations entre différentes cultures visuelles et permettre l’émergence de voix heuristiques par l’image. Notre ambition est de configurer un espace interprétatif de l’image qui ouvre à une forme de connaissance qui se veut tout autant structurée que sensible.
Pour une écriture alternative de l’anthropologie
L’écriture en sciences sociales a toujours été un enjeu épistémologique important au cœur de la description ethnographique (Blundo et Olivier de Sardan 2003 ; Clifford et Marcus 1986 ; Piette 1996) et des formes de récit visuel qu’elle peut prendre à partir du recueil photographique pionnier de Gregory Bateson et Margaret Mead (1962), jusqu’aux nombreuses réflexions sur l’usage de l’image fixe (Conord 2007 ; Piette 1992) et en mouvement (Piault 2000) qui ont entraîné l’émergence de l’anthropologie visuelle (de France 1982 et 1994) [3] et du film ethnographique dans ses formes les plus classiques (Colleyn 2009) comme les plus expérimentales (Grimaud 2016 et 2020).
Depuis une quinzaine d’années, les associations entre anthropologues, artistes et designers se multiplient, ces collaborations incarnent cette manière particulière de l’art de produire des connaissances en proposant des voies heuristiques sensibles pour se saisir des dynamiques sociales (Laplantine 2005). Renouvelant ainsi un ancien lien entre art et ethnographie (Clifford 1988 ; Myers et Marcus 1995), ces alliances donnent lieu à des expérimentations fructueuses dans le domaine des formes narratives visuelles.
Des programmes et des séminaires de recherche explorant de nouvelles formes de coopération de l’art et des sciences sociales se sont multipliés [4] et depuis quelques années sont devenus d’actualité dans le contexte académique mexicain (Casanova, Miguel et Saumier 2019), où certaines chercheuses, pour les qualifier, adoptent le terme d’« arte-investigación » :
L’art-recherche qualifierait ainsi toute initiative où l’art n’est plus simplement l’objet de l’anthropologie, ou l’anthropologie le sujet de l’art, mais où la circulation entre deux ou plusieurs champs disciplinaires s’avère complexe, dialectique, dialogique, nécessitant le passage d’une forme à une autre, et où méthode et théorie, objet et processus se confondent, avec des emprunts d’une discipline à une autre. (Pescayre et Losseau 2017 : 21) [5].
De ces alliances découlent des formes d’écritures alternatives de la recherche ainsi que de nouvelles formes de co-écriture émergeant de la rencontre entre chercheurs en sciences humaines, artistes et designers.
Les premiers ont considérablement élargi la perception des mondes de l’enquête et les manières de décrire empiriquement des phénomènes en explorant de nouvelles formes de narration qui passent par l’expérience visuelle, le corps, l’émotion, la perception, l’action (Buob et Demesmaeker 2019 ; Glowczewski 2005 ; Müller, Pasqualino et Schneider 2017).
Les chercheurs en art et en design n’ont cessé de produire de nouvelles formes pour rendre publiques leurs recherches et d’expérimenter des modalités hybrides d’écriture. Ces nouvelles pratiques inscrivent chaque jour un peu plus leurs recherches au sein des différentes formes de production de savoir.
Émergent alors d’autres formes d’écriture qui passent par le récit visuel (Berger et Mohr 1981), le dessin ethnographique (Causey 2016), le scénario spéculatif (Nova 2014), ou d’autres formes variées telles que l’archive web (Tsing et al. 2010) ou le web documentaire (Jarrigeon 2014), les jeux-vidéo (Parizot et Douglas 2016), et plus récemment le dispositif multimédia de data visualisation (Weizman 2017).
Des expériences menées récemment au sein d’EnsadLab [6], laboratoire de recherche en art et design de l’École des Arts Décoratifs de Paris, nous a amenées à expérimenter des formes éditoriales ayant pour finalité la production de dispositifs de recherche par l’image [7]. Le projet de collaboration dont nous allons rendre compte dans les pages suivantes est issu des conjectures entre art et sciences sociales que nous avons évoquées et d’un environnement scientifique permettant de telles alliances et rencontres disciplinaires.
Enjeux méthodologiques et épistémologiques
Pour la réalisation de cette recherche par l’image, nous nous sommes appuyées avant tout sur des séjours que nous avons effectués dans une école de langue zapatiste et qui nous a permis de nous familiariser avec le tsotsil [8] et la culture maya. L’anthropologue, en traduisant les « écritures exposées » (Fraenkel 1994) sur les peintures murales réalisées autour de l’école de langue dans laquelle elle a séjourné, cherche à comprendre comment se construit l’iconographie zapatiste, le bagage cognitif et culturel que ces images convoquent, et à saisir les dynamiques de circulation qui s’établissent entre des cultures politiques transnationales et transhistoriques. L’artiste, à partir de ses expériences de terrain et des recherches documentaires dans les collections de musées d’anthropologie et d’archéologie, cherche à repérer les « reprises » et les « survivances » dans l’iconographie zapatiste de motifs préhispaniques.
Bien que nous nous référions à la méthode d’analyse des images, nous proposons l’emploi de la notion de « reprise » aux cotés de celle de « survivance » théorisée par l’historien de l’art Georges Didi-Huberman dans ses travaux sur Aby Warburg. Car, sortie de son contexte de l’histoire de l’art, la notion de « survivance » prend une signification particulière, notamment auprès des mexicanistes puisqu’elle renvoie à toute une tradition d’études [9] sur les cultures indigènes qui prône l’analyse, dans les sociétés modernes et leurs productions visuelles, des survivances des cultures préhispaniques (Galarza 1996 ; de la Garza et Valverde Valdés 2013). Les sociétés modernes ne sont comprises, dans cette perspective, qu’à travers le prisme de civilisations passées idéalisées, dont elles ne seraient qu’un pâle reflet. Ce courant a souvent privilégié une approche sémiotique plutôt que d’essayer de comprendre les processus d’hybridation (García-Canclini 1990) et de transformation qui ont complexifié ces sociétés depuis des siècles. Conscientes de la vivacité de ces débats et afin de mettre en avant l’agentivité des acteurs-producteurs des images contemporaines qui nous intéressent ici, nous avons articulé les deux termes qui nous permettent de faire émerger les liens entre anciens Mayas, et Mayas contemporains.
Par la méthode de travail que nous avons mise au point, nous souhaitons contribuer à une réflexion plus large sur les enjeux épistémologiques de l’écriture en sciences sociales et faire écho à une tradition de l’anthropologie visuelle qui s’est donné pour objectif d’aller « au-delà du texte ». Plus particulièrement, nous nous sommes ici inspirées des travaux pionniers de Barbara Glowczewski qui, dès les années 1990, a réfléchi à la manière de restituer ses recherches sur les Warlpiri d’Australie avec l’élaboration d’un cédérom destiné à l’école de Lajamanu. Ici, l’entrée dans les données se fait à partir d’un corpus de 51 toiles peintes par des Warlpiri, reliées selon une carte cognitive aborigène, en tenant compte de la manière dont eux-mêmes établissent des liens entre ces images, les territoires qu’ils ont traversés, les chants et les récits (Glowczewski 2000 et 2009).
Notre méthode s’appuie également sur des exemples d’artistes qui s’attachent à questionner les enjeux politiques du temps présent à partir de formes visuelles, plastiques et parfois performatives.
En témoignent de nombreuses réalisations d’artistes qui, par leurs approches, engagent les formes documentaires pour mettre en œuvre des formes du savoir spéculatif. Ailanthus altissima est une vaste recherche menée par Simon Boudvin (2021) depuis 2011 en banlieue parisienne sur une plante d’origine chinoise considérée comme une espèce exotique envahissante. Les performances, films et installations des artistes Louise Hervé et Chloé Maillet [10] dont l’approche érudite mêle les références littéraires et cinématographiques avec des faits historiques réels, ainsi que les travaux de plasticiens et vidéastes comme Louidgi Beltrame [11], Alain Della Negra et Kaori Kinoshita [12], sont souvent de véritables enquêtes sur le terrain qu’ils mènent durant plusieurs années et qui s’inscrivent autant dans le champ de l’art plastique que dans celui du documentaire. [13]
En gardant à l’esprit ces exemples artistiques, nous nous sommes appuyées sur la tradition des études citées tout en essayant de dépasser le format conventionnel du recueil d’images ou du corpus raisonné. Ce que nous visons est moins la reconnaissance des images en tant que telles que le surgissement du sens à travers leur mise en relation par effets de voisinage et de coprésence. Notre objectif est ainsi de montrer comment l’agencement des images parle d’entrelacements (Tsing Lowenhaupt 2005) de mondes artistiques, culturels et politiques qui, d’une localité à une autre, se font écho.
Au cours de nos recherches, nous avons constitué un corpus de données multimédia (films, documents d’archive, photographies, reproductions d’œuvres, entretiens) nées de la combinaison d’histoires multiples et d’imaginaires multiformes dans lesquels on reconnait les influences de la culture nord-américaine [14], de l’iconographie révolutionnaire d’inspiration marxiste, ou encore du réalisme socialiste et de l’héritage maya.
L’ensemble des images que nous avons réunies repose en effet sur la répétition d’un motif, le caracol, qui convoque pour les Zapatistes l’imagerie d’un faire politique qui se veut « lent » (en opposition à l’idée de progrès capitaliste), mais qui avance tout de même, et également l’escargot marin ou concha, que l’on retrouve dans les sites archéologiques mayas, les codex et les collections muséales préhispaniques. Ces interprétations du caracol reviennent tout autant dans les témoignages des Zapatistes rencontrés que dans des analyses de certains mexicanistes spécialistes de la région maya (Benjamin 2000 ; Gossen 1996 ; Genovese 2016 ; Urban 2007). Le travail de terrain en cours vise à comprendre jusqu’à quel point celles-ci sont historicisées ou contextualisées dans les discours et dans les pratiques des acteurs eux-mêmes. Dans l’enquête visuelle qui fait l’objet de ce texte, nous nous appuyons sur les liens symboliques établis dans les images de manière spéculative.
Une enquête par l’image ancrée dans un terrain ethnographique
Cette recherche s’est construite autour de périodes de résidence dans un Caracol où nous nous rendions pour prendre des cours de langue, par la participation à des manifestations zapatistes et le suivi de réseaux de militants et d’artistes ayant participé au festival CompArte por la Humanidad (González Martínez 2018). À l’occasion de festivals et de réunions internationales organisées dans les communautés zapatistes, de nombreuses images ont été produites et diffusées. Ces événements ont canalisé et accéléré des productions artistiques (peintures murales, broderies, chansons, pièces de théâtre) puisant dans les traditions locales, se transformant et se réactualisant au gré des interprétations venues d’ailleurs.
Lors de notre dernière résidence à l’école de langue en août 2019, l’une de nous deux avait commencé à apprendre le tsotsil en traduisant, avec l’aide d’un « promoteur d’éducation [15] », les écritures qui s’affichent sur les peintures murales du Caracol. Un jour, elle travailla à la traduction d’une phrase écrite sur une peinture murale représentant un cœur en morceaux reliés entre eux par des fils tenus par des Zapatistes (Fig.1).
Elle s’intéressait à cette représentation puisqu’elle venait d’apprendre le mot « cœur » (O’on en tsotsil) et la manière dont il était utilisé dans les formulations de salutation : « comment vas-tu ? », se dit ainsi ku’xi javo’on, c’est-à-dire « comment va ton cœur ? ». On peut répondre à cette question de deux manières : Jun ko’on, qui littéralement se traduit par « j’ai le cœur entier » et signifie « je vais bien » ; ou alors ch kat ko’on, qui littéralement veut dire « je suis en train de compter mon cœur », c’est-à-dire « je suis triste », car, comme nous l’ont appris les « promoteurs d’éducation », lorsque l’on va bien, le cœur est entier et lorsque l’on ne va pas bien, on a le cœur fragmenté. Ceci renvoie à la manière dont les Mayas pensent l’âme composée de différentes entités pouvant parfois se dissocier et s’incarner dans des esprits ou des animaux (Giuteras-Holmes 1996 ; Gossen 1974 ; Figuerola 2011).
À cette fresque (Fig.1), était associée la phrase suivante :
Laj jak’ bekutik
Le preguntamos – on vous demande
Li jme’tik balumil- e
Nuestra madre tierra – notre mère terre
Ku’xi ja vo’on ?
Como estás ? Comment vas-tu ?
Xi las tak’ ch’kat ko’on
Ella contesta « estoy triste » - elle répond : « je suis triste »
Yakunkutik spasel k’op
Estamos haciendo la lucha – nous sommes en train de lutter
Sventa stsobel ja vo’on
Para juntar tu corazón – pour réunir ton cœur.
Réalisée par des étudiants américains en résidence dans le Caracol en 2018, cette fresque parlait de la lutte des Zapatistes en faveur de leur terre en reprenant donc les formules de salutation en tsotsil et l’image du cœur fragmenté qu’il faudrait réunir (par la lutte politique) pour que la terre puisse aller mieux. L’association qui est faite dans cette fresque entre l’image et l’écriture est l’un des premiers indices qui nous parle de la manière dont le bagage cognitif et culturel maya est réinvesti dans les pratiques militantes des Zapatistes et comment ceux-ci redonnent du sens aux mots par leurs pratiques actuelles. En effet, le mot k’op a un champ sémantique très large mais a toujours un lien avec la parole : il peut désigner le discours, la parole, un message, une offre, une proposition, une négociation, un ordre, voire une dispute selon le contexte. Dans le discours zapatiste, ce mot a évidemment été re-sémantisé, puisqu’il désigne tout autant la parole que la lutte (zapatiste) [16].
Une autre peinture murale (Fig. 2) ayant retenu notre attention représentait une femme de dos et un cœur au milieu, avec la phrase :
Yaj jk’opojel
Ellos que hablan – ceux qui parlent
Yu’um teklumetik
Para todos los pueblos – pour tout le monde
Le « promoteur » des cours de tsotsil expliquait qu’il s’agissait d’un portrait de Marichuy, candidate de l’EZLN (Armée Zapatiste de Libération Nationale) et du CNI (Congreso Nacional Indígena) aux élections présidentielles de 2018. Lorsque nous lui demandons comment il savait que c’était Marichuy puisque le visage n’était pas représenté, il répondit : « Pour nous il n’est pas important de savoir de quel individu il s’agit, nous savons que c’est une personne qui parle avec le cœur pour nous tous, et au moment où la peinture a été faite, la personne qui parlait pour nous tous était Marichuy. »
En analysant ces images, on observe une juxtaposition, sinon un entrelacement des différents éléments faisant référence au vocabulaire iconographique zapatiste : les figures de femmes aux visages couverts de paliacates [17], les plants de maïs de part et d’autre de la composition, le texte qui semble connecter les différentes parties de la peinture, ainsi que le motif de la spirale que l’on retrouve dans les trois parties du cœur morcelé.
Des éléments de la culture politique zapatiste, ainsi que des motifs visuels évoquant la culture maya, caractérisent également la deuxième fresque : le soleil avec le symbole du Congreso Nacional Indígena (CNI), la figure de la femme à laquelle se superpose l’image du cœur, et la banderole avec le texte. Les cheveux coiffés en nattes sont ornés à leurs extrémités de deux petits escargots qui rappellent des volutes de paroles – motif ornemental très connu que l’on retrouve devant la bouche de personnages dans les peintures de sites archéologiques mayas ainsi que dans plusieurs codex et qui indiquent qu’ils parlent, crient ou chantent [18] (Macri et Looper 2003).
Cette manière d’apprendre la langue à l’aide des peintures et inscriptions sur les murs du Caracol nous permet de comprendre le lien entre l’iconographie zapatiste, la langue tsotsil et la culture maya, comment les Zapatistes redonnent du sens à ces éléments par leurs pratiques actuelles et comment des sympathisants de réseaux internationaux se les réapproprient pour produire des images.
Composer une « forme visuelle du savoir »
Nous qualifions notre outil de recherche de « forme visuelle du savoir ». Cette expression est explicitement empruntée à Georges Didi-Huberman (2002 et 2011) car nous nous appuyons sur sa manière de définir l’atlas (catégorie éditoriale traversant des domaines divers), et plus particulièrement l’Atlas Mnémosyne de Warburg (Fig.3) :
Forme visuelle du savoir, forme savante du voir, l’atlas bouleverse tous les cadres d’intelligibilité. Il introduit une impureté fondamentale – mais aussi une exubérance, une remarquable fécondité – que ces modèles avaient été conçus pour conjurer. Contre toute pureté épistémique, l’atlas introduit dans le savoir la dimension sensible, le divers, le caractère lacunaire de chaque image. Contre toute pureté esthétique, il introduit le multiple, le divers, l’hybridité de tout montage. (Didi-Huberman 2011 : 13).
À travers l’Atlas Mnémosyne, Aby Warburg renouvelle les conditions de lecture et d’interprétation des images. Selon l’interprétation que Didi-Huberman fait de l’analyse de Warburg, sa méthode reposerait sur un effet d’étrangeté, qui permet d’intensifier un geste présent en évoquant des survivances :
C’est l’étrangeté qui, dans la collision anachronique du Maintenant (la servante) et de l’Autrefois (la Victoire), ouvre au style son futur même, sa capacité à changer et à se reformer entièrement – comme Warburg l’énonce quelquefois sous le terme de « Umstilisierung » (Didi-Huberman 2001 : 144).
Survivance des images, ruptures introduites par le changement de registre de leur utilisation, l’étrangeté qui en résulte – tels sont les phénomènes qu’Aby Warburg rend visibles grâce au montage des images sur les planches de son Atlas. C’est à partir de ce modèle que nous avons conçu notre Atlas, en essayant de mettre en abîme les images venues de sources anciennes (codex, sites archéologiques mayas, collections préhispaniques) qui, faisant irruption dans l’iconographie zapatiste contemporaine, provoquent une disjonction avec le vocabulaire iconographique de tradition marxiste révolutionnaire et engagent une forme de « survivance » ou mieux de « reprise » de certains motifs formels dans le présent ou encore de déplacements sémantiques.
Pour déterminer les liens entre les images qui composent notre corpus, nous les avons organisées à partir de deux images centrales, deux broderies zapatistes où nous retrouvons le motif du caracol décliné en escargot ou en spirale. Par la suite, nous associons à ces représentations d’autres ensembles où ces motifs visuels se retrouvent, en prenant en compte également le support (image/objet) et les acteurs qui les ont produites (Mayas anciens ; Zapatistes ; sympathisants des Zapatistes). Cette dernière distinction des acteurs se fait par un code couleurs et à partir des explications de nos interlocuteurs, ou bien sur la base des recherches que nous avons effectuées.
Le rapprochement par le biais de notre dispositif de ces images appartenant à des temporalités différentes permet de faire ressortir les ressemblances et les différences entre les formes et de faire une première vérification de l’hypothèse de reprise de motifs iconographiques anciens (préhispaniques) dans l’imagerie zapatiste contemporaine.
Sur notre table de travail, que l’on pourrait qualifier de « table de montage » pour reprendre des termes cinématographiques, entrent en relation des entités multiples : iconographie réalisée par les Zapatistes, éléments de la culture maya ancienne, publications et communiqués zapatistes, peintures murales réalisées par les étudiants internationaux ou par les sympathisants et militants de passage dans un Caracol à l’occasion des réunions et festivals tels que CompArte, ainsi qu’une production artistique extérieure à la communauté zapatiste proprement dite. Cette mise en relation révèle les continuelles re-sémantisations et re-contextualisations des images et permet de voir comment cette iconographie circule et transmet les messages politiques.
Le dispositif [19] de narration visuelle que nous avons composé trouve son support sur une surface interactive « zoomable » qui s’articule sur trois niveaux. Le premier est composé d’un gros plan de l’interface associant une sélection d’images issues de notre corpus (Fig.4).
Ensuite, le dispositif permet de zoomer dans cette couche et d’explorer un ensemble d’images spatialisées, que nous appelons « constellations ». Ici le système de navigation permet de se déplacer d’une constellation à l’autre et d’en visualiser les éléments et d’identifier les motifs stylisés qui se répètent dans chacun des groupes (Fig.5). Le code couleurs, qui apparaît plus clairement sur ce deuxième niveau, nous guide dans la composition du montage spatial propre à révéler les liens entre les images et à produire du sens.
Le troisième niveau est pensé comme un niveau méta (Fig.6) : nous avons réuni ici l’ensemble de la « constellation » avec les éléments graphiques qui représentent chaque groupe d’images ainsi que des photos documentant notre processus de travail. Nous avions pensé ce niveau comme un « paratexte » (Genette 1987), un espace nous donnant des informations supplémentaires sur la méthodologie utilisée pour construire notre Atlas.
La juxtaposition des images qui composent les trois niveaux laisse un plus grand espace aux possibles rapprochements et rend visible la réactivation de motifs préhispaniques dans l’iconographie zapatiste ainsi que les liens sémantiques et visuels entre les images.
En effet, nous visons à traduire visuellement une opération spécifique au raisonnement anthropologique : l’analogie ethnologique. L’analogie ethnographique est un comparatisme externe dans lequel l’un des termes de la comparaison est constitué par des populations autochtones contemporaines. Cette méthode, souvent utilisée en ethnohistoire (Dehouve 2020), postule l’existence d’une continuité culturelle entre le passé et le présent dans une aire donnée. Cette méthode fut critiquée par l’historien de l’art Georges Kubler (1972) qui pensait à l’inverse que l’histoire est faite de discontinuité et prône une « dissociation répétée entre la forme et le sens » (Kubler 1972 : 8), s’appuyant sur l’étude des « survivances » d’Erwin Panofsky et le concept de « disjonction ». La disjonction se produit lorsqu’une forme visuelle acquiert des significations différentes dans le temps.
La recherche par l’image que nous sommes en train de réaliser permettrait de mettre à l’épreuve ce double mouvement de survivance et de disjonction qui nous semble caractériser l’iconographie issue du mouvement zapatiste.
L’ensemble d’images que nous avons sélectionné amène à constater la répétition du motif du caracol aussi bien dans des artefacts précolombiens que dans des peintures zapatistes ou encore des peintures murales réalisées par les militants internationaux. Le caracol constituerait alors le « noyau dur » de cette continuité culturelle, tel qu’elle a été définie par Alfredo Lopéz Austin :
Un complexe articulé d’éléments culturels, extrêmement résistants au changement, qui constituaient la structure d’un fond traditionnel et permettaient à de nouveaux éléments de s’y incorporer, en accord avec le contexte culturel [20] (Lopéz-Austin 2001 : 59).
En revanche, comme l’explique Danielle Dehouve (2020), le « noyau dur » ne doit pas être pensée uniquement comme un ensemble de survivances mais comme un processus créatif issu des pratiques sociales au sein desquelles les éléments culturels et visuels sont sans cesse re-singularisés.
En effet, cette même forme visuelle peut acquérir des significations différentes au cours du temps, le caracol, ou la concha marina que l’on trouvait dans des codex comme attributs de certaines divinités, viennent représenter dans les peintures zapatistes le centre administratif de leur territoire ou encore symboliquement un « faire politique » qui se veut lent et collectif.
Ainsi, par le dispositif visuel que nous allons ici présenter, notre ambition consiste à contribuer à une connaissance par l’image qui déplace le rapport du visuel à l’objectivité de l’analyse scientifique. En jouant sur les échelles et les unités de la comparaison, ces associations d’images devraient aussi permettre d’appréhender des phénomènes visuels sous l’angle de leurs relations :
Devant une planche de l’Atlas, les relations entre les images sont présentes, devant nous, il nous appartient d’en interroger la pertinence (…). La désorientation initiale que ce dispositif peut dégager se transforme à un moment en une perception plus fine du montage, une perception des affinités. (Didi-Huberman 2010 : 50).
Le motif du caracol : ancrages et reprises de la culture maya
Comme le signale Jérôme Baschet dans la postface « L’âge des escargots » de La rébellion zapatiste (2005), une relation symbolique étroite existe entre les différentes significations du mot caracol :
Les Caracoles constituent l’un de ces symboles aux lectures multiples et ouvertes, fort prisés par la parole zapatiste (le terme renvoie surtout, dans les langues latines, à l’escargot, tandis que les cultures mayas se réfèrent plutôt à un mollusque d’eau douce ou à de grands coquillages marins, utilisés dans l’antiquité indigène comme instruments de musique). (Baschet 2005 : 282).
Ces deux broderies (Fig.7 et 8) sont les premiers éléments que nous avons posés sur notre table virtuelle de montage. La première image (Fig.7) représente une femme cagoulée sortant d’une coquille d’escargot. Les textes placés dans les registres supérieurs et inférieurs de l’image énoncent : « Somos la dignidad rebelde » (« Nous sommes la dignité rebelle »). La deuxième (Fig.8) figure une plante en forme de spirale sur laquelle on distingue plusieurs personnages cagoulés, dont un escargot. Le texte brodé inscrit reprend l’un des sept principes zapatistes : « El pueblo manda y el gobierno obedece » (« Le peuple commande et le gouvernement obéit »).
Dans le cas de ces images, nous nous sommes focalisées sur la figure de l’escargot afin de susciter des évocations formelles dans des artefacts produits par les Zapatistes eux-mêmes. Puis nous les avons mises en relation avec des images issues de sources anciennes.
En réalisant notre recherche, nous avons en premier lieu essayé de saisir les usages que conques et escargots possèdent dans la culture maya ancienne et nous avons pu constater l’abondance de représentations de ces artefacts dans l’art préhispanique [21]. Des représentations d’escargots marins et des coquillages figurent dans plusieurs codex, démontrant ainsi l’importance que la conque avait dans les cultures préhispaniques mésoaméricaines (Suárez Díez 2004). Les coquillages marins étaient associés à l’eau et à l’inframonde, cette partie du cosmos qui se trouve sous la terre et qui était représenté fondamentalement comme un monde aquatique (Velázquez Castro 2020). Ces artefacts s’inscrivaient au sein d’éléments architecturaux (López Luján et al. 2012) ; servaient d’instruments de musique (Ruz 1995) ou encore comme monnaie d’échange dans le vaste réseau de commerce préhispanique (Suárez Díez 2011 ; Suárez Díez et López Díaz 2017).
Ainsi, l’image qui vient s’arrimer à ces broderies zapatistes est celle d’un vase (Fig.9) du début de la période post-classique, duquel surgit une figure anthropomorphe. Il s’agit d’un objet trouvé à Tulum, partie de la collection du Museo Maya de Cancún et qui représente Itzamnaaj ou dieu D (Miller et Taube 1993 ; Boccara 1997) émergeant d’une conque marine. Certaines des principales divinités mayas telles que le grand-père créateur Itzamnaaj, sa femme Ix Chel et les divinités de foudre Chahk, ont des formes quadripartites qui se rapportent aux quatre quadrants du monde et à leurs couleurs associées (est-rouge, nord-blanc, ouest-noir, sud-jaune). De plus, les divinités mayas ont de multiples manifestations liées à leurs diverses fonctions et devoirs. Ces manifestations pouvaient prendre la forme d’éléments floraux ou animaux, de formations géologiques ou de phénomènes naturels comme des éclairs, des tourbillons et des météores. À titre d’exemple, les divinités désignées comme Dieu D et Dieu N étaient des manifestations différentes d’Itzamnaaj. Itzamnaaj apparaissait sous la forme d’une tortue, d’une conque marine, d’un opossum et d’un pécari, les deux premières formes étant associées à l’eau (Bassie-Sweet et Hopkins 2018).
Une autre céramique (Fig.10), qui vient faire écho aux représentations zapatistes par sa ressemblance formelle, est également un vase en forme de coquillage marin duquel apparait le buste d’un homme âgé. Il s’agit d’une représentation du Dieu N ou Pauahtun.
À l’époque classique, on compte parmi les attributs des Bacabs une coquille marine ou encore une carapace de tortue [22].
Hormis son association à l’eau en général, le grand escargot ou conque, le plus souvent du genre Strombus (Fig.11), était utilisé en Mésoamérique comme une trompette à l’époque préhispanique. Ce coquillage était utilisé comme un instrument pour rassembler la population à l’occasion de différentes fêtes et cérémonies (Suárez Díez 2011).
De nombreux coquillages qui faisaient partie des offrandes ont également été trouvés lors de fouilles archéologiques dans le Templo Major à México (López Lujuán et al. 2012). Souvent, ces coquilles d’escargots étaient richement sculptées. Elles étaient particulièrement fréquentes dans les villes côtières de la péninsule du Yucatán, mais en raison du commerce intense qui caractérisait la zone culturelle, la sculpture de la coquille était pratiquée dans toutes les régions (Suárez Díez 2011).
Ce petit personnage en céramique (Fig.12), présenté en 2019 au Museo de las Culturas de Oaxaca, au sein de l’exposition Heterofonías del pasado en la Colección Samuel Martí, est un joueur de conque. Parmi les objets exposés (la plupart de l’ère préhispanique), différents types d’instruments musicaux, trompettes, cornets conques et figurines de musiciens, tous ont été collectés par l’ethnomusicologue Samuel Martí lors de ses voyages dans les États d’Oaxaca, du Chiapas, du Campeche et du Yucatán. La posture de la figurine en céramique peut être rapprochée de celle de la grande fresque zapatiste réalisée lors de l’édition 2018 du CompArte (Fig.13) – représentant une femme cagoulée soufflant dans un coquillage.
Nous avons pu voir que l’univers symbolique auquel est rattachée la conque chez les Mayas était très varié. Cet objet assume parfois la fonction de médiateur, car c’est un élément d’origine aquatique qui est en relation avec les trois plans de l’univers : l’air, l’eau et la terre (Malbrán Porto 2013). Il fait également partie des attributs de plusieurs divinités, comme le dieu Itzamnaaj, Bakab ou Pauahtun, dont chacune des quatre parties représente un des points cardinaux auxquels cette divinité est associée [23]. Ce motif récurrent dans la culture maya ancienne se retrouve sous une forme réactualisée et re-sémantisée dans les représentations zapatistes.
Il est en effet fréquent de voir sur les représentations zapatistes le motif du caracol, conçu comme un être animé, humanisé par le fait que lui est associé un visage couvert par un passe-montagne et parfois portant sur son dos une maison. Ce type d’images témoigne du regard que les Zapatistes portent sur eux-mêmes et de la façon dont ils réactualisent le motif du caracol par leurs pratiques.
Les deux images ci-dessus (Fig.14 et 15) reprennent le motif du caracol dans un autre contexte. Il s’agit d’un dessin préparatoire pour une fresque réalisée par des étudiants états-uniens en résidence dans le Caracol en octobre 2018 [24]. Si ces images de terrain n’appartiennent pas à l’ensemble iconographique de production zapatiste, elles viennent éclairer la manière dont différents acteurs se réapproprient les éléments iconographiques (et souvent aussi linguistiques) issus de la culture politique zapatiste et comment s’établissent alors des « branchements » (Amselle 2001) entre une culture politique et une autre, entre une pratique de résistance et une autre (Apostoli-Cappello 2017), venant ainsi intensifier l’espace interprétatif de l’ensemble d’images qui est donné à voir dans notre dispositif visuel.
Un monde qui contient beaucoup de mondes
Les liens que l’agencement de ces images vient suggérer sont parfois probants (comme dans le cas du caracol des broderies), d’autres fois moins manifestes (comme dans le cas des sculptures et reproductions des conques marines ou encore dans la fresque réalisée par les étudiants états-uniens).
Les rapprochements visuels que nous établissons ne sont pas seulement d’ordre stylistique, ni technique ou rythmique. Notre propos s’écarte en effet d’une intention comparatiste dans le sens de Franz Boas (2003) lorsqu’il a mis en œuvre le repérage de traits universels dans les productions artistiques de différentes sociétés. Il ne s’agit pas non plus de classer les modes de figuration à partir du seul bagage cognitif de la société qui les a produites (Descola 2010). Notre intention, avec la méthode de travail présentée, est de rendre opératoires les compositions visuelles proposées en convoquant des formes d’interprétation, aussi bien anciennes que contemporaines et pouvant permettre d’appréhender l’émergence et le développement d’une culture politique qui, depuis les années 1990 et encore aujourd’hui, ne cesse de façonner un « système-monde ».
Cette expression est empruntée par George Marcus (2010) à Immanuel Wallerstein, qui désigne par ce concept des zones spatiotemporelles traversant plusieurs entités politiques et culturelles. Elle nous permet de penser une enquête ethnographique qui, partant d’une localité précise, vise à comprendre l’entrelacement de plusieurs mondes culturels et permet de penser la comparaison de manière diachronique, transhistorique et transculturelle comme l’étude des imbrications, des articulations et des intersections des phénomènes étudiés. Cette méthode pourrait alors nous permettre de déceler le fonctionnement de mondes culturels qui ne cessent de se réinventer. Convaincues que les sociétés se recomposent sans cesse, nous portons alors notre attention sur les éléments visuels convoqués par les Zapatistes aujourd’hui tout en les mettant en regard avec le sens qui a été donné par ces éléments dans les cultures anciennes. Ici réside peut-être la limite de l’emprunt que nous faisons de la notion de « survivances » et de l’Atlas de Warburg : la comparaison par images exige que celles-ci soient historicisées et contextualisées dans des pratiques situées.
Le mouvement zapatiste lui-même n’a cessé d’alterner des moments de construction d’un discours très local (ancré dans des références mayas) et une adresse internationale (destinée à la communauté altermondialiste). Le discours zapatiste se construit au départ sur l’image de l’indigénité et la reconnaissance politique et culturelle des peuples indigènes, pour ensuite porter l’idée d’un monde qui en contient beaucoup d’autres. Cette idée sera par ailleurs celle qui, dans la Sexta Declaración de la Selva Lacandona [25] (EZLN 2005), portera le slogan « Un mundo donde quepan muchos mundos » qui a remplacé les slogans de la toute première déclaration de 1994 (dont le slogan était « ¡Ya basta ! »). Cela se fait, d’une part, avec des actions visant à promouvoir la lutte zapatiste comme un phénomène global : la Otra Campaña (2005), l’Escuelita Zapatista [26] (2013) ou encore le Voyage pour la vie (2021) [27], sont des initiatives à lire comme un moyen de faire circuler et « internationaliser » les idées de la lutte pour l’autonomie. De même que l’ouverture des territoires zapatistes lors de manifestations et festivals comme CompArte.
Ce travail, en cours d’élaboration, nous permet de réfléchir par l’image à la construction « en train de se faire » d’une culture politique singulière par le biais d’un dispositif proposant une voie heuristique sensible. Par cette collaboration, nous défendons cette manière particulière de l’art de produire des connaissances que nous qualifions de « sensibles » ou de l’intérieur, pour reprendre l’expression de Tim Ingold (2013). Ce dernier défend l’idée de la complémentarité du travail de l’anthropologue et de l’artiste à partir des expériences activées au sein du cours 4A [28] et du programme de recherche « Knowing from Inside » (Ingold 2019) [29].
Le savoir sensible que nous cherchons à définir s’attache au tangible, au tactile et à l’empirique et ouvre la voie à une nouvelle orientation programmatique pour la recherche en art et design par la revalorisation de l’expérience, du corps, des émotions, de la perception et de l’action, comme des formes de connaissance en actes associant le social et le sensible. Celle-ci bénéficierait de cette force, propre à l’art et au design, pour créer des récits spéculatifs permettant d’« intensifier le réel » (Stengers 2016).
Il est possible que notre Atlas n’aboutisse pas à une forme visuelle autonome mais devienne un support mnémotechnique et une manière d’organiser et d’interroger nos propres données. Néanmoins, il nous semble que ce type de recherche continue à tisser des liens entre la sphère de l’art et celle de l’anthropologie en incluant des formes de connaissance et de transmission qui passent par les images ou mieux, par leur agencement raisonné.