- Macha Makeïeff : Pourquoi tu pars, Philippe ?
- (Philippe Geslin) : Pour chambouler mon regard et me connaître, aussi.
- M. : Pourquoi tu repars ?
- P. : Je repars pour ne pas limiter mon horizon à ma seule culture, rencontrer, prendre des risques, physiques, intellectuels. À propos de risque, Macha, tu es sûre que je dois faire ça sur scène ?
- M. : Oui, il y a quelque chose de lyrique dans le discours scientifique et il faut le faire entendre sur scène, avec ta vraie voix, celle qu’on entend, là-bas. Et puis tu as accepté de prendre le risque, non ?
(Voix enregistrée, diffusée en préambule des spectacles)
Les Âmes offensées
En 2014, Macha Makeïeff, scénographe et femme de théâtre, directrice du Théâtre National de Marseille « La Criée », me propose de mettre en scène mes photographies et mes carnets de terrains d’ethnologue. Les « Âmes offensées » étaient nées. Ce titre que j’ai choisi s’inspire de l’ontologie inuit dans laquelle chaque être hérite de l’âme d’un ancêtre (Geslin 2015). Chaque être est la somme, de celles de ceux qui l’ont précédé. En substance, les chasseurs inuits sont soumis aujourd’hui à des décisions politiques, économiques et environnementales qui font peu de cas de leur quotidien dans cet univers extrême. En les « offensant », on « offense » de fait les âmes de leurs ancêtres.
Six ans plus tard, cette forme d’écriture scientifique est allée à la rencontre de plus de dix mille spectateurs - de tous âges et conditions - dans différents théâtres, en France et à l’étranger et à deux reprises au Musée du Quai Branly à Paris. Ce sont quatre volets d’une heure qui au fil des années vont ainsi se créer, au rythme de mes terrains, de mes projets. Le premier sur les Inuit du Groenland « Peau d’ours sur ciel d’avril ». Le second sur les Soussou de Guinée « Le crayon de dieu n’a pas de gomme » [1]. Le troisième sur les Maasai de Tanzanie « Avant le départ des gazelles ». Le quatrième, en cours de création, sur les derniers chasseurs cueilleurs d’Afrique de l’Est, les Hadza « Cueilleurs d’eau ».
Quatre créations avec comme principe, celui de jouer mon propre rôle, de lire mes propres textes, de projeter mes images et de revivre sur scène, en public, les émotions qui sont les miennes au cours de mes enquêtes, de mes rencontres au fil des mois et des années. Loin des enjeux des conférences scientifiques, c’est une recherche « en éclats » sur le terrain, une recherche en train de se faire, que l’on voit, que l’on entend. La restitution d’une forme de réalité vécue au cœur de ces communautés inuit, soussou, maasai et hadza. C’est aussi mon corps qui doit intégrer un dispositif théâtral exigeant fait de lumières, d’espaces à habiter en de micro-chorégraphies, de temps à respecter, d’images, d’objets, de musique et de sons. Le sentiment étrange de « jouer ma peau » plus que ma réputation.
À mille lieues des solitudes savantes, c’est un travail d’équipe, une œuvre collective avec ses protocoles, sa dynamique, celle de la scénographe et des régies, des techniciens et plus largement de l’ensemble de l’équipe de production et du théâtre. Il y a mes écrits, mes images, les récits que j’en tire, travaillés « à la table » avec Macha Makeïeff. En complice, elle donne le tempo, l’esprit du jeu à venir, abandonne des chemins, en ouvre de nouveaux. Il y a les répétitions longues et épuisantes, les représentations, avec leurs lots de doutes et de joies puis les retours du public et ceux de la critique. Il y a ce qu’implique - pour moi qui travaille les mots et les images - ce passage par le théâtre en termes d’écriture.
Convoquer tous les dieux…
Il fallait la nuit et les voix dans ce théâtre pour que mon univers s’écroule et que par peur, il s’ouvre à tous les dieux. Convoqués, derrière cet écran rond et tendu, sur ses cintres de métal. Pièce de toile qui me cache un temps du jeu à venir, qui me protège et retient mon souffle. Ma respiration se fait curieusement plus lente à mesure que les bruits de la salle se dissipent. Grincements, pas et chuchotements. Effacement collectif et synchrone vers le silence attendu. « Noir salle »…
… Et dire la continuité des mondes
Rechercher dans les moindres détails les attitudes intactes du passé. Celles décrites par nos aînés. Celles de nos rêves de gosses. En ethnologue, je sais que cette collecte est vaine ou presque. Et pourtant chacun de mes périples est un recommencement, un quasi-entêtement. Prendre le temps, en vagabond sensible, curieux et exigeant. Déplier les territoires des êtres et des choses, en révéler les coulisses, en restituer le sensible et l’anodin. Dans ces contrées lointaines, c’est dans l’imperceptible et le ténu qu’on saisit l’univers.
Une rencontre du théâtre et de l’ethnologie
Cette histoire est celle d’une rencontre avec Macha Makeïeff et de notre volonté commune de partager l’expérience scientifique avec le public du théâtre. Ce parcours, cette complicité a une histoire. Dans le cadre du centenaire du Musée d’Ethnographie de Neuchâtel (2004), Jacques Hainard son Directeur, m’avait donné carte blanche pour organiser une série de conférences autour de l’objet. Je proposais une forme d’hommage à Francis Ponge, son œuvre en sous-texte – Le parti pris des choses (1999) – me permettant de tisser le fil entre des chercheurs, anthropologues, artistes et architectes ayant toutes et tous leur mot à dire sur la place des choses dans nos sociétés. Macha Makeïeff avait à l’époque publié un petit ouvrage intitulé L’amour des choses aux éditions Actes Sud (2001a), abordant en filigrane leur rôle dans son processus de mise en scène.
Apprivoisement
Deux ans plus tard (2006), dans la continuité de mes travaux en anthropologie des techniques, j’ai souhaité aborder le travail des artistes au même titre que celui des artisans que j’observais sur mes terrains lointains, reprenant à mon compte les propos d’Howard Becker, qui proposait d’appréhender l’art « comme un travail peu différent des autres, et ceux que l’on appelle artistes comme des travailleurs peu différents des autres » (Becker 1998 : 21). Le théâtre de Macha Makeïeff, son rapport essentiel aux objets, de leur collecte à leur entrée dans son processus de création et de fait à leur « artification » (Heinich et Shapiro 2012) m’offrait un terrain d’ethnologie du proche exceptionnel et original. Pendant un an j’ai ainsi pu étudier son processus de création à l’œuvre dans la mise en scène de la pièce du répertoire d’Eugène Labiche, « L’affaire de la rue de Lourcine ».
Complicité amicale
J’entrais dans une forme de complicité amicale. Une complicité qui fut un ferment précieux pour entrer dans la création des « Âmes offensées ». Je veux dire ici que cette aventure des « Âmes offensées » n’aurait pas pu se faire avec quelqu’un d’autre, tant le fait de « jouer », seul au théâtre, pour qui n’est pas du « milieu », repose sur une confiance totale, indéfectible, en la façon de travailler de celui ou celle qui vous met en scène.
Quadrilogie
Nous sommes partis de nos coudoiements, de nos échanges sur nos métiers et sur nos vies, de nos lectures pour dresser les contours de ce qui deviendrait, quelques années plus tard (2014), cette création que j’ai intitulée les « Âmes offensées ». Ce titre pour dire à la fois les continuités qui se vivent au sein des sociétés avec leur passé, celui de leurs ancêtres, et les ruptures auxquelles elles sont confrontées au quotidien sous les contraintes souvent aveugles des décisions politiques, économiques, touristiques ou environnementales. Je témoigne, en ethnologue, sans jouer les moralistes, de ces « frictions » (Lowenhaupt Tsing 2020), des chamboulements vécus, des adaptations remarquables et parfois des seuils au-delà desquels se vit l’irréversible pour nombre d’entre elles.
Peau d’ours sur ciel d’avril
Ici, au cœur du Groenland, aux confluences des baies de Melville et de Baffin. « Ceux du grand pouce », c’est ainsi qu’ils se nomment, sont les derniers chasseurs Inuit. Ils vivent encore au rythme des saisons, de la banquise et de la mer, des tempêtes et du froid. Extrêmes. Ils guettent la présence des phoques, celle, plus rare, des bancs de bélougas à la peau claire. Sur la banquise, les chiens, presque des loups, attendent l’hypothétique départ pour la chasse. Attentes. Tout semble en suspens pour ces peuples du nord. Quotidiens malmenés. Dans cet univers minéral, on se résigne, aux coups de boutoir du pétrole, des quotas et des mines. Ruptures. Ils font gueuler plus fort l’esthétique du pôle [2].
Le crayon de Dieu n’a pas de gomme
J’ai débarqué en Guinée, chez les Soussou, dans les forêts de Mangrove pour comprendre leurs manières de penser et d’agir dans cet environnement exceptionnel, pour valoriser ces connaissances qui disparaissent progressivement. Travail de recherche, travail de fourmis. Je suis un observateur attentif et inquiet. Attentif, parce que j’étudiais dans les moindres détails les pratiques et les connaissances de ces gens. Inquiet, parce que je sais que ces connaissances disparaissent, là sous nos yeux. Je sais leurs richesses et les enseignements que nous pourrions en tirer pour mieux comprendre notre propre rapport à la nature, pour identifier des pistes d’actions concrètes dans l’imbroglio de nos croyances en matière d’environnement.
Avant le départ des gazelles
Là où je pars, en Tanzanie, entre le Rift et le Kilimandjaro, au cœur de la savane vivent les Massai. Peuple mille fois décrit, qualifié. Peuple de guerriers. Peuple d’éleveurs. Peuple nomade. Hommes libres. Ils parcourent la brousse au rythme de leurs troupeaux, à celui des points d’eau, au fil de la traque des derniers grands gibiers. Zèbres, buffles, lions et éléphants. On touche du doigt un mythe. L’impression de « rencontrer l’Afrique ». Le sentiment de renouer le fil avec les origines. Celles d’une humanité rêvée. Rideau. Le rêve a fait long feu, depuis longtemps déjà. Leurs longues silhouettes rouges font les délices des médias et du papier glacé. Les « Safari » ne seraient pas complets sans la visite éclair dans le village Massaï. Mise en scène. Le mythe au bout de l’objectif. Les animaux « sauvages » sont protégés, des terres confisquées et ces peuples sédentarisés. Vivre dans la théâtralité est un curieux destin.
Cueilleurs d’eau
Dans la Vallée du Rift, cachés dans les collines, des campements discrets abritent les Hadza. Ce sont les derniers chasseurs-cueilleurs de Tanzanie (…) Explorer leurs croyances, les premières migrations en quête de désirs, de nourriture et d’échanges. Imaginer enfin les premières sociétés, leurs balbutiements, leurs liens à la nature, aux animaux, aux plantes, aux esprits qui la peuplent. Rêver, mais rêver ne veut pas dire oublier la réalité. Ils se jouent du monde avec finesse, guidés par cette volonté farouche de maintenir leur mode de vie en ces lieux chargés d’histoire en dépit des pressions démographique, touristique, politique et climatique qui petit à petit chamboulent cet équilibre.
Dévoiler sa propre sensibilité…
On transporte un peu de la sueur… l’inconfort de l’ethnologue. Moi ce qui m’intéresse, c’est sa carcasse qui souffre (Extrait d’entretien avec Macha Makeïeff, Les Âmes offensées, Théâtre ethnographique, Radio Grenouille, 2018).
Une mise en scène des connaissances ethnographiques, d’un processus de terrain, travaillée certes, pour en faire un récit, une histoire plus subjective encore que nos textes d’anthropologues. « L’ethnologue paye de sa personne comme un acteur se consume sur scène… et c’est cette trace-là qui m’intéresse pour toucher le public » (extrait d’un entretien Macha Makeïeff, Les Âmes offensées, Théâtre ethnographique, Radio Grenouille, 2018 « Quand la fiction se nourrit de la sueur »). Ce dévoilement de la personne est plus fort sur scène. Il est pour moi une contrainte à surmonter. J’ai mis du temps à comprendre que cette complicité avec le public passait aussi par ma capacité à exprimer mon ressenti, mon vécu, ma sensibilité, mes joies, mes doutes et mes contradictions. C’est moins l’ethnologue que l’on écoute que « l’homme ordinaire… dont l’unique tâche est de faire résonner, en lui et pour les autres, l’ensemble des réalités et des phantasmes qui habitent le magma humain. Et pour devenir un résonateur parfait, il se doit d’être comme les autres. S’il n’était pas comme les autres, les autres n’auraient aucune envie de s’intéresser à lui… Un acteur, c’est un réservoir des rêves et des cauchemars de l’espèce humaine » (Bouquet 2010 : 34).
… Et incarner son propre rôle
« Incarner » un rôle n’a plus le même sens ici. Je n’ai pas à littéralement « incarner » mon propre rôle. Je suis l’un des acteurs de mes terrains. Incarner revêt un autre sens dès lors que mes textes, mon corps, ma façon d’être sont travaillés par le metteur en scène. J’incarne une gestuelle, un phrasé et un rapport à l’espace façonnés par l’imaginaire de la mise en scène dans cet univers clos du théâtre. Un univers, ce « globe fermé et limité du plateau » (Artaud 2004a : 540), dans lequel je m’engouffre chaque soir, fort de ce façonnage et de ceux à venir des spectateurs en échos. Dialogue des corps en parlance pour dire l’allure des influences et des dialogues silencieux, incorporés.
… En scène
La scène elle-même reproduit l’espace géographique d’une recherche, sa dynamique. Il y a ce cercle de toile, écran de projection, dont je foule le demi-cercle inférieur, dans lequel je m’immerge. Tendu sur son armature, il signifie le monde, la planète, le soleil et la lune. Le demi-cercle au sol est protégé par un ruban de chantier noir et blanc, collé sur le plancher de la scène, pour dire la recherche en cours, en travaux. Frontière autocollante et dérisoire. Chaque soir, après la « mise », lorsque tous mes objets partenaires sont en place, je ne veux pas qu’on la franchisse. Elle me protège symboliquement, empêche les importuns. Sur scène, il y a le lieu de collecte et d’enquête, fruste et dans le dénuement. Il y a le lieu de repos, de réflexion où, dans un apaisement relatif, les données se construisent.
Construire les récits…
Raconter une histoire au théâtre, c’est, par-delà son thème et sa dramaturgie, écrire un texte pour qu’il soit dit. Par « dire » je signifie que l’écriture est travaillée à la voix. Écrire et lire, affiner, sculpter la mélodie des mots. Ciseler chacune des phrases et compter sur les silences et la respiration d’une manière finalement peu différente de celle de mes écrits scientifiques, avant les conférences. Voix haute, voix basse, intérieure. Travail du phrasé. La mise en scène m’éloigne toutefois de cet artisanat bien rodé. Elle ajoute quelques portées à la partition, m’oblige à m’accorder aux souffles, aux gestes, aux déplacements, à la lumière et aux sons qu’il déclenche. Le premier texte s’écrit sur plusieurs mois. Il fait en général une cinquantaine de pages. Sur ces cinquante pages, une trentaine seront retenues pour respecter la durée du spectacle.
… Depuis mes notes et mes images
Sur le terrain, mes notes sont regroupées dans de petits carnets. Mon appareil photographique en carnet d’aquarelle. J’aime l’effort d’exploration, le temps de pause qu’elle demande à ceux qui la regardent. La photographie, écrit Pierre Mac Orlan (2001 : 18), remet l’homme à sa place dans le décor. Cette place n’est pas celle d’un dieu créateur, mais d’un dieu mélancolique victime de ses créations. À mon retour, notes et images sont reprises dans des carnets plus grands. Chacune de ces images, au format de celles des anciennes « planches contact » est retravaillée en noir et blanc. Une forme de « Haïku », une forme épurée, une synthèse spontanée de mes sensations. Révélation de l’instinct dans l’instant, sur le vif. Arrêt sur image. Perception soudaine. Je m’en inspire pour écrire, pointer le détail inaperçu auparavant, en enrichir mon texte. Ce sont ces mêmes photographies qui avec d’autres sont intégrées au spectacle, en écho à mon texte, au rythme de la mise en scène. Ce sont elles aussi qui sont envoyées à l’équipe du théâtre, pour qu’en amont des répétitions, en plus des sons enregistrés sur mes terrains, de mes films et de mes textes, elle s’en inspire, oriente ses recherches.
Protocoles
La rédaction s’organise selon un protocole bien rodé. Il faut à chaque fois, pour chacun des spectacles, de nombreuses années de terrains. Ce sont entre 5 et 8 années de missions répétées, de séjours longs sur lesquels repose chacun d’eux. Aucune collecte de données ne s’est faite en fonction du spectacle à venir et pour cause, trois de ces terrains eurent lieu avant même que nous pensions au concept des « Âmes offensées ». Le quatrième volet sur les Hadza occupe une place à part dans la mesure où il fut initié quelque temps avant la fin de mon terrain. Mes dernières missions m’incitèrent moins à recueillir une quantité accrue de données visuelles qu’à mettre l’accent sur leur qualité technique puisqu’elles étaient destinées à être montrées, exposées, entendues. Mettre en scène des faits éloignés, c’est proposer à autrui de parcourir des mondes par-delà les théories qui l’éloignent d’une réalité vécue. Restituer, au théâtre, c’est « incarner » cette réalité et permettre au spectateur de l’incorporer/l’incarner à son tour. J’entends par réalité cette « tentative de capturer l’apparence avec l’ensemble des sensations que cette apparence particulière suscite en moi » (Leiris 2004 : 113).
À la table
Aux premiers temps du processus, il y a les échanges, nombreux, avec Macha en amont. Depuis mes terrains, quand la connexion internet le permet, je lui envoie mes impressions sous forme de SMS. À mon retour, nous poursuivons nos échanges. Elle s’imprègne ainsi des histoires, des atmosphères. Un premier texte est envoyé à Macha Makeïeff, à son assistante et à l’iconographe du théâtre de la Criée. Ce sont mes premiers lecteurs. Le texte est ensuite lu à la table. À ce stade, aucune remarque. Je lis mon texte. On chronomètre. Viennent ensuite, dans les jours et les semaines qui suivent, des propositions de coupes pour se caler sur le temps du théâtre, celui des représentations. Certains passages sont clarifiés, toujours dans un souci constant de compréhension du récit, de l’intrigue, pour le spectateur. Cette co-construction repose certes sur des coudoiements de près de vingt ans, mais surtout sur une éducation croisée qui convoque globalement la culture anthropologique de la scénographe et ma connaissance intime de son théâtre et des processus de création. En substance, ce « langage commun » garantit l’équilibre des échanges et des choix au moment de l’écriture et de la mise en scène.
Dans les trois volets de ce spectacle, cette « modélisation mesurée » et partagée s’est toujours axée sur les coulisses de mon processus de création scientifique - avec en toile de fond ses influences et ses orientations sur différents terrains - plus que sur la valorisation d’une réflexion savante, et les concepts qu’elle véhicule. Des concepts par trop abstraits et éloignés des attentes habituelles du public dans l’arène de ce théâtre-là. Les éclaircissements réciproques sur le choix des mots et des idées, des matériaux utilisés (sons, images, objets et lumières) se font toujours dans une perspective qui privilégie le poétique, la donnée brute, voire brutale, plus que la théorie anthropologique, ses zones d’ombre et ses codes pour les non-initiés. Ces transformations et coupes se poursuivront ensuite au fil des répétitions, suivant les contraintes imposées par le jeu, son confort à la fois physique et de lecture. Mise à l’épreuve du texte. À titre d’exemple, « Le crayon de Dieu n’a pas de gomme » a connu 24 versions contre 18 pour « Avant le départ des gazelles » et 5 seulement pour « Cueilleurs d’eau ». Pour le second, un long passage de deux pages sur le système de parenté chez les Maasai que j’avais écrit dans le texte original a été retiré. Il empêchait la fluidité du texte, sa poésie, avec au final le risque de perdre le spectateur. Sur le dernier volet qui dure 20 minutes de plus que les trois précédents, c’est la description de la danse « épémé » chez les Hadza, une danse propitiatoire, que nous avons été contraints de réduire, pour des questions de durée du spectacle. Sur le volet soussou, ce sont les choix de séquences filmées et de voix « Off », leur positionnement dans le corps du récit qui générèrent principalement un nombre important de versions au fil des années de représentation. La répétition rend modeste.
Carnets de scène
Dès mon arrivée au théâtre je récupère une première version de mon texte relié. Viendront d’autres versions, toujours datées, numérotées avant d’atteindre une forme de stabilité quelques jours avant la générale. Le carnet de scène « Moleskine© » prend ensuite le relais. J’y colle les feuilles de l’ultime version imprimée. À force de les lire, je finis par connaître certains passages par cœur. Je comprends combien l’apprentissage d’un texte, sa mémorisation couplée au jeu de l’acteur est un vrai métier, un travail acharné, répétitif, audacieux et risqué. Mes carnets m’évitent le « trou de mémoire ». Ils me rassurent tout en contraignant mon jeu. Je les apprivoise. Trop neufs, ce sont finalement les seuls objets « maquillés ». Frottés sur le sol, égratignés, éraflés, abimés, ils sont peints, renvoyant ainsi l’image de carnets usés et malmenés sur le terrain. Artifice. Avant chaque spectacle, je les retrouve au fond de mon vieux sac de voyage, jaune, défait, cachés sous les habits. Ils ne sortent jamais du théâtre. À la maison ou à l’hôtel je fais mes « italiennes » [3] sur des copies.
Couleurs, marges et didascalies
Pour chaque texte, un code couleur identique que je découvre dès les premières répétitions. Polices noires de mon texte, classiques, interrompues çà et là par du rouge, du vert ou du bleu. Le rouge des mots. C’est en les prononçant qu’apparaissent les images. Le vert des mots. C’est en les prononçant que sont lancés les sons et les bruits. Apparait un paragraphe aux lettres vertes en italiques et c’est ma voix enregistrée (Voix PG), celle de Macha (Voix MM) ou celle du comédien Aïssa Mallouk (Voix AM). Le bleu des didascalies [4]. Plus tard j’y ajouterai les miennes, d’une écriture hâtive, entre les lignes, au fil des répétitions. Elles sont mes libertés, mes béquilles rassurantes pour asseoir le texte, les enchainements, gagner en fluidité dans mon phrasé, mes gestes et ma circulation. Parler et se mouvoir en même temps, en respectant la liturgie, les protocoles. Le faire avec les choses, l’espace, la lumière et les sons. Je souligne les mots importants. Je réapprends à lire, à dire. Baisser le ton en fin de phrase. Attaquer la suivante, lire vivement là, attendre trois secondes, souffler et faire souffler le public. Prendre ces notes pendant mes « italiennes » ou à la suite des filages. Je me sens loin des déambulations du Professeur devant son auditoire, sur son estrade désuète, caché par un pupitre d’un autre temps. On en revient au territoire, à sa topographie.
Images
Prise sur le vif, dans l’action, la photographie est pour moi un mode d’expression littéraire. Elle rend compte de la complicité qui se tisse au fil du temps avec les femmes et les hommes dont je partage le quotidien sur mes terrains. Aucune pose, aucun éclairage artificiel. Peu de travail sur l’image, à l’exception de son passage au noir et blanc, à sa structure. Atteindre un quasi-dessin, une graphie faite de contrastes, de lignes et de niveaux de gris. Dès mon retour du terrain je les « travaille » avant de les envoyer à l’iconographe. Il en fait des planches contact qui facilitent le choix, en fonction du récit, suscitent de nouvelles recherches, de films, de sons ou d’images anciennes. Certaines intègrent le récit. Elles sont projetées sur la scène/écran au lointain ou sur la scène elle-même, à « face », à « cour » ou à « jardin » [5].
Ce rapport entre photographie et théâtre me semble naturel. Je reprends à mon compte les propos de Roland Barthes à ce sujet, des propos finalement proches de ceux de Mac Orlan (voir supra) :
Ce n’est (…) pas (me semble-t-il) par la peinture que la Photographie touche à l’art, c’est par le théâtre… si la Photo me paraît plus proche du Théâtre, c’est à travers un relais singulier (peut-être suis-je le seul à le voir) : la Mort. On connait le rapport originel du théâtre et du culte des Morts : les premiers acteurs se détachaient de la communauté en jouant le rôle des Morts : se grimer, c’était se désigner comme un corps à la fois vivant et mort (…) Or c’est ce même rapport que je trouve dans la Photo ; si vivante qu’on s’efforce de la concevoir (et cette rage à « faire vivant » ne peut être que la dénégation mythique d’un malaise de mort), comme un Tableau Vivant, la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts. (Barthes 1980 : 56).
Sons
Les sons ont aussi leur importance. Qu’il s’agisse du chant du coq, de musique, de cris, du vol des moustiques ou du coup de fusil, ils ponctuent le récit, signifient les contextes sonores des enquêtes de terrain, accompagnés des lumières qui nous suivent et que l’on suit comme les gamins les lucioles. Images, lumières et sons signent une poésie de l’espace, sont des alliés de poids, indociles. Ceux que j’enregistre sur mes terrains sont restitués. Ils donnent le ton. Palette sonore dont les couleurs dictent la mélodie des mots, le rythme de ma diction, de mes gestes, de mes postures et des « voix off ». Elle guide aussi l’équipe dans sa recherche des bruits et des musiques. La palette s’enrichit. Cocon d’imaginaires. Mixage. Mélange des sons. Je dois les respecter comme ils respectent le mot/repère qui les révèleront. La magie n’est qu’apparence.
Les choses…
Pour comprendre le processus de création de Macha Makeïeff il faut entrer par les objets. Certains d’entre eux sont déjà présents dans les réserves du théâtre ou dans son atelier. D’autres seront collectés plus tard sur internet, dans les brocantes, aux puces ou chez les antiquaires. Chaque spectacle est peuplé d’animaux empaillés en lien avec le texte et le contexte. J’ai tantôt un corbeau, une autruche, un oursin, un Porc-Epic prêtés par le Museum d’Histoire naturelle de Marseille, ou des trophées de gazelles. Bestiaire précieux. Compagnons de scène. Ils veillent, sont mes repères au même titre que le bloc de glace dont la fonte progressive en cours de spectacle dit le réchauffement climatique au bruit des gouttes qui tombent dans un petit ballon d’eau chaude orange et déglingué.
… Et leur collecte
J’y pars hallucinée et reviens salie de ces lieux humides, hors de Paris, entassements de récupération en attente sous les tôles rouillées sans autre lieu que leur état de perdition, empilements de portes, emmêlements de chaises, n’être et fouille et retire de ces tas, collines hérissées, des rescapés désormais compagnons de spectacle, et les mène jusqu’à la salle de répétition, parfois à l’atelier ou dans les réserves, avec leurs odeurs, leurs cicatrices, bosses, grincements, la rouille et la poussière. Il a fallu partir ces jours-là, céder à l’appel. Je sais que le hasard n’a rien à y faire, il y a comme une prédestination. Aller en missionnaire, en explorateur entêté à d’insolites rendez-vous... C’est le même rituel ; à chaque récolte incertaine, regards avides et furtifs sur ces assemblées hétéroclites, Emmaüs, ses inventaires sordides et doux ; quelques malentendus, et on reconnaît celui des objets qui attendait d’être saisi, extirpé de son destin d’exclusion, de malmené... On en revient fourbu, presque ivre, dans la confusion... On a les mains sales, un genre de vertige et les ongles cassés. (Makeïeff 2000 : 11).
La chambre des puissances
Il y a aussi les objets rapportés de mes terrains, ceux qui m’accompagnent comme mon vieux sac de voyage. Rendre compte de la vie sur le terrain c’est offrir l’image du dénuement et cette image passe par les choses et leur choix en amont et pendant les répétitions. Elles entrent et sortent du jeu, font comme les acteurs, des bouts d’essai, charge à elles de nous convaincre lorsqu’elles seront sur scène. Au fil des répétitions, cette scène devient métaphoriquement la « chambre des puissances » du metteur en scène, de la maîtresse des lieux, ou, selon les mots de Macha Makeïeff, une « fresque biographique [6] » (Descola 2015 : 143) au sein de laquelle, chaque objet est à sa place, témoigne du parcours de cette création en écho avec les événements vécus sur mes terrains. Et cette configuration, pour être activée, efficace, doit satisfaire le jeu de l’acteur et du public qui inconsciemment viennent l’habiter.
L’orphelin des repères
Au fil des répétitions, ces objets deviennent pour moi de véritables acteurs, des compagnons de jeu dociles et bienveillants parfois récalcitrants. Leur place, leur orientation et leur position au centimètre prêt me rassurent. Ils agissent sur mon regard, mes postures, ma diction. Ils sont agis et agissent sur moi en retour. La scène est un monde qui les abrite, les recueille, les inscrit dans le paysage du jeu en de microtopographies. Au jeu des reflets et des ombres, elles rivalisent entre elles avec les lumières et les images. Sans les objets, je deviens orphelin des repères et compagnon des criques où je m’isole et me protège du relent des tempêtes.
Complicité-au-Lux
Poursuivre ce que je suis dans la vie à travers le choix des vêtements et l’absence de maquillage. Le travail de mise en scène est aussi un travail sur ce passage entre deux mondes, celui du quotidien, celui de mes terrains. C’est principalement dans ma garde-robe et dans celles des membres de l’équipe - comme le bonnet emprunté in extremis au régisseur plateau avant la première de « Peau d’ours sur ciel d’avril » - que sont prélevés mes habits de scène. Image brute et quotidienne, simple. Il faut compter sur la lumière pour travailler les nuances. J’aime cette « complicité-au-Lux » pour les masques qu’elle m’offre, les cocons qu’elle construit et qui guident mon jeu, mes déplacements quand soudain un discret halo blanc me dicte le lieu de pose d’un objet, la place de ma carcasse.
La mise
Quand ils jouent, de la coulisse je trouve chaque objet dans le noir, j’imagine leurs gestes d’aveugles, leurs itinéraires, je pense à la mise, cet ordonnement de chaque accessoire à sa place préméditée comme avant un culte des objets saints. (Makeïeff 2001a : 28).
La mise [7] est un moment crucial. Avant les filages et les représentations, l’accessoiriste positionne chaque objet du décor à sa place exacte. À cet effet, de petits repères sont collés sur la scène. Invisibles pour le public, ils précisent les positions de chacun avant et pendant la représentation, position souvent valorisée par un travail précis et programmé en amont sur les lumières. La place des objets est primordiale. Leur moindre déplacement me perturbe. Je dois les savoir là où ils doivent être, sans y penser. Ces liens se tissent au fil des répétitions au cours desquelles l’architecture du spectacle se construit, faisant de chaque chose un élément indispensable à la structure de l’ensemble. Avant chaque représentation, je parcours la scène et vérifie la place exacte des choses, à cour et à jardin. En compagnes de jeu elles embarquent pour l’aventure. Je les positionne de manière à ce qu’au cours de mes déplacements, elles ne me gênent pas, soient aisément préhensibles, n’entravent pas mon jeu, à moins qu’elles aient été choisies pour cela.
Répétitions
Les répétitions durent en moyenne deux semaines. Deux semaines au cours desquelles je m’installe à Marseille à deux pas du théâtre de la Criée. Les matinées sont réservées aux différentes régies qui, peu à peu, élaborent les composantes matérielles du spectacle, assemblent la scène, positionnent les projecteurs et les objets principaux. Il y a toujours une réserve d’objets dans les coulisses et en bordure de scène, à face, à cour ou à jardin.
Échanges
À 14h, les répétions commencent. Les régisseurs sont là devant leurs écrans, avec l’équipe technique du théâtre. Macha Makeïeff et son assistante sont au pupitre. Un lieu faiblement éclairé au centre de la salle, dans les gradins. Seul en scène, je commence la lecture du texte et tout au long de celle-ci, je suis guidé [8] dans mes déplacements, dans mon phrasé, dans ma gestuelle et mon rapport aux objets. Pendant des heures, jusque tard dans la nuit, au rythme des filages, nous dessinons peu à peu les rythmes de la pièce, les choix des images, leurs projections, les sons et les lumières aussi. J’apprends, j’enregistre et j’incarne.
À l’aveugle
Ces moments sont étranges. Je suis seul en scène avec mon carnet et mon crayon. En face de moi une équipe [9] m’accompagne dans des échanges soutenus et constructifs. En parallèle elle travaille les images, leur projection, leur mouvement et leur rythme. Ce travail se fait pour moi à l’aveugle. Je veux dire que plongé dans ce décor, je découvre finalement ces montages en visionnant, parfois des mois plus tard, les captations réalisées. Pour moi, les images vivent leur vie, n’influencent pas mon jeu.
Nous procédons ainsi chaque jour, jusqu’à la veille de la « générale » qui a lieu en présence du personnel du théâtre et de quelques invités. Ces filages de la nuit sont pour moi des moments de solitude et de concentration, plus intenses encore que le jeu en public. Apnée des profondeurs. J’en ressors exténué, rincé.
Les notes
Macha Makeïeff à son pupitre prend des notes. Elle échange avec son assistante. Je sais qu’après ce filage la séance de notes sera riche en remarques pour l’ensemble de l’équipe. Je les écris sur mon carnet pour les relire dans ma loge. Au fil des répétitions, ces séances sont les marqueurs importants de nos progressions. Plus on avance dans le temps, moins les notes sont importantes et c’est généralement lorsque l’équilibre est trouvé entre toutes et tous que nous « tenons la pièce ».
Jouer
Seul, isolé, je sors de ma loge. Je descends quelques marches. Sur le mur de l’escalier un petit haut-parleur me renvoie les bruits de la salle. Cette descente me rapproche de la scène, des spectateurs et de l’équipe qui agit en coulisse, sur les sons, les lumières, les choses. « Peu de mots échangés avec le régisseur. L’ombre et le silence nous dispensent de parole » (Podalydès 2006 : 229). Le spectacle commence par cette descente-là, vêtu de mes habits de scène. Une paire de jeans, un simple T-shirt, un vieux blouson d’aviateur et des chaussures usées.
Mise à distance
Curieusement ce n’est pas le public qui m’effraie. C’est moi seul. Comment ai-je pu accepter de jouer seul en scène ? La scène est le cocon de mes propres luttes, de mes propres démons. Jouer et pour jouer, mettre la salle en suspens, tant qu’elle n’est pour moi que bruits et chuchotements, impersonnelle et acéphale. Cette mise à distance nécessaire commence lorsque le régisseur plateau me montre sur son écran les gens qui entrent dans la salle, quelques minutes avant le spectacle. J’y distingue le flot des inconnus et parfois les silhouettes familières d’amis ou de collègues. Chaque soir ces images m’impressionnent. Je les exorcise sur les dix mètres qui me séparent de la scène-écran. Une toile derrière laquelle j’attends debout, sage et apeuré dans la pénombre. Je me concentre sur les bruits des strapontins et les voix. J’abolis les corps et pense à mon entrée, mes premiers déplacements, mes premiers mots, cruciaux.
Les échos de la salle
La première peut avoir lieu, puis les suivantes. Je me méfie de la seconde. Elle est souvent déplorable. Trop de confiance en soi sans doute, décompression, puis finalement rappel à l’ordre, à son ordre intérieur. Chaque représentation donne lieu à de petites modifications. Coupures de texte, phrasé, couleurs vocales, travail sur le rythme des images, des lumières et des sons. Les spectateurs sont nos meilleurs juges. Pour moi, ils sont d’abord ce bruit diffusé à travers les « retours » [10], celui de leur pas sur le sol de la salle, puis les grincements des fauteuils et enfin des silhouettes qui se dessinent sur l’écran noir et blanc de la régie avant d’entrer en scène. Sur scène, ces silhouettes se transforment en présences, en regards que je devine sans les voir vraiment. C’est leur silence aussi, leur respiration collective, les rires, leurs sourires, leur étonnement. Chaque public est différent. Chaque soir mon jeu est différent parce que chaque soir le public me guide. « Chaque soir je surprends mon corps à me conduire en scène », écrit Podalydès (2006 : 56).
Les temps du jeu
Sur scène le temps passe vite et mon premier réflexe lorsqu’après les saluts je me réfugie derrière le rideau, je regarde ma montre. Toujours la même durée, à la minute près. Le corps se souvient en parfait métronome, en garde-temps. Il intègre ces contraintes au point qu’elles dirigent en sous-texte, le jeu et son rythme, nous maintient dans la ligne de pulsion du jeu, et « dans ce nous, il y a la terre, la puissance des éléments, un ciel qui n’est pas le ciel, il y a un sentiment de hauteur et de calme, il y a aussi l’amertume d’une obscure contrainte. Tout cela est moi devant lui, le spectateur » (Blanchot 1957 : 9).
Saluer
Saluer s’apprend, gestes précis, les bras tendus et écartés j’intègre les régisseurs aux saluts de la salle, puis de la main droite j’invite Macha à monter sur scène pour saluer aussi et donner à voir ce travail d’équipe, cette complicité. Embarquer le public, hommes, femmes et enfants pour un bout de rêve et d’enthousiasme, qu’ils perçoivent d’autres rapports au monde, qu’ils embarquent – comme certains le disent – dans ces histoires, sur ces terrains.
La remontée
Je reprends le chemin de ma loge. Toujours les mêmes bruits dans les « retours », les chuchotements se font plus francs, comme si les spectateurs eux-mêmes vivaient l’apaisement. Le théâtre joue son rôle et j’y ai joué le mien. Que se disent-ils ? Je remonte, apaisé, seul.
Les traces
Lorsque les « Âmes offensées » ne seront plus jouées, tout ce qui matériellement fait la pièce – vêtements, carnets et objets - sera remisé, comme des milliers d’autres. Dans un entrepôt dédié, ils rejoindront ceux des créations passées, pièces de théâtres, installations et expositions. Ils y resteront intacts, propres et repassés, pliés, respectés aux côtés des compagnons de la pièce, animaux, miniatures et jouets, bidons, portière fracassée, chaises et caisses, etc. Tous ces objets resteront là, trésors de pacotille, oh combien précieux ! Traces de nos passages, à n’en plus finir. Un jour peut-être, ces témoins de nos égos infimes renaîtront de leurs caisses cabossées et choyées, s’offriront à d’autres en souvenir de nos regards et de nos rêves, de nos passions, de nos remords.
Final
Philippe se demande comment restituer la science. Moi, comment raconter l’exploration, la rencontre et cette mélancolie commune aux ethnologues et aux artistes. S’il y a un message dans nos spectacles, le voici : sous les coups de la globalisation, Inuit, Soussou, Massaï ou Hadza manifestent une grande capacité de résistance et semblent nous dire : « Ça fait des millénaires qu’on est là. N’imaginez pas pouvoir nous retirer notre identité ». Au théâtre, c’est pareil. À la fin de la représentation, tout le plateau est dévasté et les personnages sont morts… Mais tout le monde se relève et, le lendemain, tout recommence. Il y a, dans l’humanité, une capacité de résistance ; et le théâtre n’y est pas pour rien. (Macha Makeïeff, Extrait de l’entretien entre Macha Makeïeff et François Ekchajze pour Télérama, 2017).
En exote
Ma recherche se propose depuis toujours de porter un regard sur les sociétés lointaines et sur la nôtre en retour. Je suis un « exote » dans le sens ou l’entendait Victor Segalen, une manière de penser un exotisme ne se réduisant en rien à l’ailleurs, à moins que l’ailleurs soit aussi au plus proche de nos maisons et de nos territoires. Exotisme radical donc, faisant du proche l’égal du lointain (Segalen 1986). Elle s’est longtemps inscrite dans une démarche d’anthropologie appliquée, multi-sites, à visée transformatrice, soucieuse – à travers une dynamique de co-construction avec les populations - de contribuer à l’amélioration de leurs conditions de travail et de vie (Geslin 2017). Dans un tel cadre de recherche appliquée, les formes de restitutions ethnographiques sont à penser en amont de chacun des projets, avec une contrainte de poids, celle d’être en mesure de présenter les résultats de nos enquêtes auprès de partenaires à travers un langage commun, un code linguistique accessible à toutes et tous. Oralité et écriture jouent leur rôle, associées le plus souvent à l’image, qu’il s’agisse de film [11] ou de photographie. Des images plus techniques, plus illustratives, non travaillées, réservées à des publics d’ingénieurs, de techniciens, de spécialistes et aux représentants mêmes des communautés avec lesquelles je travaille.
Proposer esthétiquement une lecture des faits…
Ce mouvement, ce parcours et ces réflexions passées sur les formes de restitutions ethnologiques, m’ont conduit il y a quelques années, à travers la photographie, au seuil d’un travail sur le langage poétique au sein de mon métier. Il m’a amené à « proposer esthétiquement une lecture des faits » (Onfray 2007 : 11). Aucune démission de l’ethnologie. Mais au contraire le souhait d’explorer, avec d’autres, des formes de restitutions scientifiques susceptibles de toucher un plus large public. « Faire qu’il y ait un bourdonnement plus grave des choses de l’instinct » (Artaud 2004b) dans mes textes et mes images, sachant que la photographie est devenue, pour ma part aujourd’hui après d’autres, une machine à dire, un mode d’expression littéraire et le vecteur d’une poésie de l’enregistrement (Geslin 2013). Elle entre de fait en écho avec l’écriture proprement dite. Façonnage des données issues de la rencontre avec autrui.
… Via l’écriture, l’image et le théâtre
De retour du terrain, le fait de retravailler mes images me permet de prolonger l’expérience empirique, voire de la préciser en re/découvrant parfois des détails oubliés au fil de mes prises de notes, de mes prises de vue. Passées au noir et blanc, je peux dès lors donner à voir, travailler le punctum [12], ciseler le sens inhérent à l’image ou celui que je désir lui donner. Au même titre que le texte ethnographique, la photographie devient une « fiction » (Geertz 1988) dans le sens d’une « fabrique » de l’image. Elle agit à son tour comme le révélateur puissant de l’activité interprétative, de mon bagage scientifique et de mes influences artistiques. Ces écritures livrent toutefois des formes de réalités suspendues aux transformations à venir des terrains à partir desquels elles sont construites, à celles des débats scientifiques et à la personnalité du lecteur. Elles ne valent que pour un temps, celui de la rencontre avec autrui qui les fonde, avec les lecteurs qui les lisent, les regardent et les évaluent.
Accepter la « double tension » de l’écriture…
À première vue on constate des similitudes génériques entre les trois procédés littéraires dont on parle ici, ethnographique, photographique et théâtral. Similitudes finalement, tant dans la construction du récit, sa fabrique, que dans sa destination et ce qui la sous-tend : la volonté d’un partage d’expériences. En outre, un principe « d’évaluation » de leur valeur épistémologique les traverse, avec respectivement celui des scientifiques, des galeristes et photographes, du public et de la critique.
Il existe toutefois des différences fondamentales. Travailler en ethnologue pour le théâtre c’est écrire un texte pour le théâtre. C’est se confronter à cette double tension dans l’écriture qui consiste à préserver simultanément la qualité d’un travail de recherche et sa mise à distance de l’arène scientifique, son « ouverture » vers un autre public. Proposer des détails, mais pas trop « au risque de gâter la poésie de la chose » (Artaud 2004b : 595). Se reposer finalement sur l’imagerie de la mise en scène.
Le rôle du metteur en scène est ici primordial. À travers les coupes et les clarifications demandées, les propositions plastiques et esthétiques qui les enrichissent, il oriente la teneur du texte vers ce que Umberto Eco nomme le « lecteur modèle » (1985 : 11) dont on pourrait dire ici qu’il est un « spectateur modèle » en mesure de comprendre au mieux son texte [13]. Tout au long des processus d’écritures des « Âmes offensées », y compris après plusieurs représentations, c’est bien la « réception du texte » qui nous occupe. Ce sont les ajustements autour de ce « spectateur modèle » - jamais de la critique - qui orientent les textes, leurs articulations, leur cohérence et leur contenu. Ensuite viennent les adaptations aux contraintes temporelles du théâtre, puis au jeu de scène (mélodie des mots, déplacements du corps, lumières et sons)… l’image en trouble-fête…
Les images produisent leur propre texte (Geslin 2013 : 208-214). En intégrant la mise en scène complexe des Âmes offensées, elles conservent leur souveraineté. Dans le processus de création elles sont un donné sur lequel le metteur en scène n’a finalement que peu de prise. Elles résistent sereinement [14], jouent les trouble-fête, ajoutent au texte lu, un second niveau de lecture, une autre information à décrypter pour le spectateur.
… Pour prolonger, revivre l’expérience du terrain
Pensons qu’il existe un lieu où un homme peut convoquer d’autres hommes afin de leur crier sa vérité ou son malheur – ou sa joie – c’est considérable. Le théâtre est l’endroit de la cité où un homme peut s’adresser à elle. Le théâtre est une tribune cent fois plus forte que les tribunes des parlements parce qu’elle s’adresse à la bonne volonté des hommes et à ce qu’il y a de plus profond en eux. (Bouquet 2010 : 29).
Sur scène, je ne suis plus vraiment moi. Je suis cet autre passé au crible de la mise en scène. Cet autre qui, grâce à elle, revit dans la pénombre des salles, les sensations exactes du terrain. C’est là, pour moi, toute la puissance de la mise en scène. Que mes ethnographies mises à nu, offertes, à la faveur du tissu de secrets et de silences qui fondent mes échanges avec Macha Makeïeff, nous conduisent ensemble, poétiquement, esthétiquement, au plus proche d’une réalité vécue, incarnée. Le théâtre nous offre ce présent ultime et fécond d’un partage d’expériences, de les revivre, ensemble, chaque soir.
Ayant quitté le théâtre à mon tour, me revient l’existence, là-bas dans le noir, de l’endroit inventé, en attente de la représentation du lendemain, lieu enchanté retiré du réel, le décor et l’immobilité d’un conte refermé, et bien là, et pour personne à présent, les accessoires et les costumes sur les cintres, leur présence et leur attente inerte, ce secret. (Makeïeff 2001b : 29).
... Rideau