Comparer et compartimenter des traditions syncrétistes
J’ai croisé l’église St Hyppolite, dans le XIIIe arrondissement de Paris, pour la première fois dans le cadre de mon intérêt pour le “progressisme chrétien” des années 1950 dans lequel s’inscrivait la biographie de Henri Desroches (Mary 2020). La paroisse St Hyppolite (1905), et le 48 avenue d’Italie, sont devenus après-guerre des lieux emblématiques d’implantation et d’engagement des “Chrétiens du XIIIe”, avec le mouvement « Économie et Humanisme », les communistes du Mouvement de la Paix, et la Mission de France (Cavalin et Viet-Depaule 2007). Retrouver sans y penser cette paroisse militante et missionnaire, dans le parcours festif du défilé du Nouvel An chinois, en longeant le parvis de cette église désormais accolée à Notre Dame de Chine et aux locaux de l’association « Rencontre et Culture franco-asiatique » (avenue de Choisy), est une occasion ethnographique quelque peu incongrue. Quel peut être le sens de l’accueil (ou de la tolérance) sur le parvis d’une église catholique, de groupes d’animation comme Lion Dance, lors de la « procession » des divinités des temples bouddhistes ou taoïstes du quartier ? A quel passé colonial « indochinois » se rattachent ces associations qui alimentent par leurs instruments de percussion, leurs costumes et leurs performances, le flux de ce spectacle de rue carnavalesque ? Que dire surtout de l’ancrage et de l’affichage d’une Notre Dame de Chine au sein de l’enclos paroissial d’une Église catholique ?
Les analogies spontanées et les défis comparatifs suggérés par l’entrevue d’une telle réalité ne manquent pas pour un anthropologue africaniste impliqué de longue date dans l’étude des Églises africaines en Europe (Fancello et Mary 2011). J’imaginais à première vue derrière ce décor les problèmes posés par l’accueil au sein des “Églises mères” de tradition missionnaire, des migrants, chinois, vietnamiens, laotiens, arrivés nombreux dans le XIIIe arrondissement dans les années 1970-1980. Plus difficile à comprendre, « l’ouverture au monde » d’un christianisme progressiste, s’accommodant de la procession “en palanquin” des divinités “encensées” du Ciel, sur le mode de la réhabilitation des sorties de statues de saints dans l’espace public (à la manière de St Roch à Montpellier, ou de Saint Cornély dans ma Bretagne natale). Autre paradoxe : comment une paroisse préoccupée d’“inculturation”, selon la nouvelle théologie catholique, peut accueillir des manifestations qui, sous couvert de danses des Lions et des Dragons, de performances de Kung Fu, et de sketches d’opéra chinois, laissent entrevoir un certain patriotisme culturel, avec d’ailleurs, à l’invitation des associations, la présence de représentants de l’État chinois.
L’enquête sur cette réalité incongrue d’une communauté catholique chinoise « consacrée » au cœur d’une paroisse parisienne impose un sérieux recadrage. Les chrétiens que la paroisse St Hyppolite accueille dans cette église Notre Dame de Chine construite récemment en 2005 ne sont pas des convertis en situation migratoire découvrant le christianisme à leur arrivée en France [1]. Pour la plupart ce sont des transfuges de familles chinoises catholiques de longue date. La situation d’errance des fidèles chinois et asiatiques, chrétiens réfugiés, y compris dans les paroisses parisiennes (St Elizabeth de Hongrie, St Etienne du Mont), a conduit un groupe de séminaristes chinois arrivés en France pour leurs études de théologie en 1992-1994 à obtenir la création et la consécration de Notre Dame de Chine (dans un ancien gymnase paroissial) avec la bénédiction de la hiérarchie catholique (Mgr. Lustiger) et surtout l’implication de la Mission catholique chinoise à l’œuvre depuis 1954, suite à la décision de l’archevêque de Paris de confier au Père Li Guanghua la charge d’organiser une paroisse chinoise dans son diocèse en vue de répondre aux attentes de ses compatriotes chinois. Le père Li assumera cette fonction pendant 25 ans jusqu’à sa mort en 1977, avec le soutien de Jean Charbonnier [2]. La configuration présente est donc issue de l’emboîtement d’une communauté catholique chinoise (avec une messe en mandarin) dans une paroisse St Hyppolite qui se veut aujourd’hui interculturelle, accueillant les chrétiens de « toutes les nations », asiatiques et africains du XIIIe.
Cette église-paroisse est donc très éloignée d’une situation d’isolat culturel. Elle constitue un carrefour de rencontre des communautés chrétiennes asiatiques, et un sas d’accueil dans l’archipel catholique des diasporas asiatiques. En contrepartie, le monde festif qui se donne à voir en miroir lors du Nouvel An du XIIIe arrondissement ne relève pas du « folklore » mais participe de la même contemporanéité que celle des renouveaux culturels et religieux, catholiques, bouddhistes et taoïstes, qui ont explosé en Chine à partir des années 1970-1980, dans la période post-maoïste. Le comparatisme spontané qui pourrait céder au stéréotype d’un « vieux fond syncrétique » de la religiosité chinoise, ou à l’inverse, à l’évocation de quelque mimétisme des dévotions populaires aux “saints patrons”, doit faire place ici comme ailleurs à la comparaison de situations historiques contemporaines d’emboîtement où opèrent des processus syncrétiques cumulés. Dans la dynamique transfrontalière des religiosités chinoises contemporaines et de ses formes de dévotion, le syncrétisme populaire, spontané ou analogique, pratiquant l’osmose rituelle, et le synthétisme savant des lettrés, cultivant l’éclectisme, n’ignorent pas les différences et les écarts, mais s’efforcent de garder tout en composant tout comme l’illustre par excellence « la religion du Trois en Un » : confucianisme, taoïsme, bouddhisme (Dean 1998). Mais pour l’analyse anthropologique, si comparer c’est faire la différence et repérer surtout les ressemblances entre les différences (selon la leçon structurale de Lévi-Strauss), c’est la logique des processus à l’œuvre dans les configurations religieuses dites syncrétiques [3], beaucoup plus que les relations imaginaires entre les figures votives, qui doit être privilégiée.
Les deux Vierges en une : Notre Dame de toutes les Nations versus Notre Dame de Chine
Rappelons que le catholicisme chinois en diaspora est historiquement travaillé par les tensions fortes et les déchirements de l’Église catholique de Chine depuis l’avènement du régime communiste en 1949. L’histoire de Notre Dame de Chine à Paris participe également à sa façon des entreprises de médiation et de compromis dans les relations entre les deux Églises catholiques chinoises, l’Église dite « souterraine » plus ou moins clandestine, fidèle à Rome et à ses évêques, et l’Église officielle, dite « patriotique », sous contrôle de l’État chinois et du Bureau des affaires religieuses (Ducornet 2003). Il est significatif que cette situation de segmentation, d’emboîtement non sans imbrication et tension entre les territoires et les hiérarchies, se retrouve dans le Triangle de Choisy, y compris dans l’espace bouddhiste et taoïste, notamment avec les deux temples de la rue du Disque : le temple « souterrain » (dans le parking) et le « temple Luxe » au-dessus, au pied des Olympiades (Wang 2013*).
St Hyppolite a eu ses Vierges à l’enfant, depuis sa fondation en 1910, et la dernière en date est une sculpture très moderne réalisée par Kaeppelin en 1990, intitulée de manière significative dans le contexte actuel « Notre Dame de toutes les Nations ». La consécration de Notre Dame de Chine passait en revanche, selon la tradition chinoise, par un transfert d’images ou la commande par une délégation paroissiale d’une statue de la Vierge fabriquée en Chine dans les lieux natifs des membres originaires de la communauté (une pratique de commande, de fondation et de consécration que l’on retrouve dans les temples bouddhistes du quartier, inaugurés par une autorité spirituelle éminente).
La “consécration” [4] de l’image mariale de Notre Dame de Chine illustre cependant le dialogue de sourd entre les préoccupations d’une théologie de l’inculturation et la réaction “anti syncrétiste” des fidèles chinois de base. Il faut rappeler que le concept catholique d’inculturation inventé dans sa « Lettre aux Jésuites » (14 mai 1978) par le Père Aruppe (non sans écho à l’héritage de la « querelle des rites »), est un concept consacré par l’autorité papale. C’est néanmoins, non sans ironie, le type même du bricolage « syntagmatique » (au sens de Lévi-Strauss) jouant sur la substitution (ou la permutation) d’un syntagme importé (in-carnation) au cœur d’une chaîne signifiante de référence (ac-culturation). Comme le rappelle le théologien Nicolas Standaert : « Le but de l’inculturation est l’incarnation de la vie évangélique dans un contexte culturel particulier » (Standaert 2003 : 62). L’opération de substitution est censée induire en l’occurrence une réinterprétation de la chaîne signifiante au service du message évangélique. On est aux antipodes d’un relativisme culturel qui prendrait le risque d’une mise en péril de l’universel catholique, ou d’une simple « accommodation » ou adaptation du message évangélique à une « autre » culture.
Il se trouve que le choix initial de l’image « cultique » de Notre Dame de Chine a d’emblée révélé et réveillé tous les malentendus de l’inculturation. Les trajectoires de migration et les contextes de persécution engendrent, il est vrai, chez les chrétiens convertis, des attitudes souvent contradictoires. Les chrétiens chinois immigrés, de l’Église officielle ou souterraine, en Chine comme en Europe, ont pu être les premiers à refuser toute concession aux entreprises de “sinisation” de la Vierge alors même qu’elles étaient à l’initiative des préoccupations missionnaires de l’inculturation catholique. Comme l’observe le père Étienne Ducornet :
Un Christ ou une Vierge aux vêtements et aux traits chinois, peinture ou statuette, sera souvent regardé avec intérêt par un catholique occidental ; il y verra comme une incarnation artistique de l’universalité de la foi chrétienne (…) Les fidèles chinois restent dans leur ensemble très réticents à de telles représentations. Ils préfèrent tapisser leurs murs de Jésus et de Vierges aux yeux bleus et aux cheveux blonds comme si cette étrangeté manifestait davantage la catholicité. (Ducornet 2003 : 121).
Comme le reconnaît Jeremy Clarke, spécialiste des dévotions mariales en Chine :
Many contemporary Chinese Catholics prefer European-style painting to an indigenized version (…) for many believers, an ancient Marian painting like Salus Populi is preferred to one that seems to have incorporated Guanyin imagery ; statues of Mary are more likely to be replicas of the image of Our Lady of Lourdes in a stone grotto rather than a Chinese Madonna in a bamboo grove [5]. (Clarke 2013 : 7).
Standaert reprend d’ailleurs à propos des relations entre bouddhistes et chrétiens chinois, et des situations d’identité en péril ou de vulnérabilité, le concept de « différence enflée » :
Celle-ci est un processus par lequel un groupe, souvent minoritaire, quand il ressent l’obligation de consolider sa propre identité, est porté à se « désidentifier » de l’autre et à « enfler » des différences plutôt négligeables entre ceux qui sont à l’intérieur du groupe et ceux qui sont à l’extérieur. (Standaert 2003 : 50-51).
On retrouve justement chez les chrétiens chinois de Notre Dame de Chine cette attitude de différenciation marquée des minorités qui se traduit par un extrême fidéisme par rapport à la religion “étrangère” d’adoption, et même un mimétisme très présent également chez les Catholiques africains en diaspora.
Les réserves suscitées par le choix d’une image votive très colorée de Notre Dame de Chine, aux vêtements et aux traits asiatiques (fig. 2) (comme celles qui circulent couramment en Asie depuis le XVème [6]), font écho à ces réactions.
Le remplacement de cette image exotique transitoire, et néanmoins sacrée, par une statue commandée en Chine à Chaozhou, toute en blancheur lumineuse (fig. 3), confirme le rejet des figures trop sinisées.
La pureté de la blancheur peut néanmoins aller de pair avec une hybridité partielle ou dissimulée. L’auréole étoilée relève bien de certaines images de la Vierge de Lourdes tant appréciée des Catholiques de Chine, mais les yeux et les coiffures de la sculpture ne sont pas sans équivoque, sans parler des chinoiseries en clins d’œil qui ne manquent pas. Ainsi le chapelet du Rosaire (dont les boules peuvent évoquer pour les priants les âmes des défunts) se mêle aux symboles chinois de la lanterne et du panier de poisson. Et ce petit Chinois à la houppette et au crâne rasé (une coiffure courante pour les enfants chinois qui pour un Occidental pourrait suggérer une sorte de tonsure inversée [7]), portant la croix contre son cœur, a des allures de St François Xavier, missionnaire et martyr.
Vierges catholiques italiennes et déesses bouddhistes chinoises
Dans son enquête sur les fidèles de Notre Dame de Chine à Paris, Eva Salerno observe à sa grande surprise que les familles chinoises catholiques d’aujourd’hui cultivent une mémoire familiale des ancêtres convertis qui est censée remonter à plusieurs générations jusqu’aux « enfants de Ricci » (Salerno 2016). Ducornet confirme : « On trouve encore aujourd’hui en Chine des Catholiques qui sont particulièrement fiers de compter parmi leurs ancêtres des chrétiens de l’époque de Ricci » (Ducornet 2003 : 34). Dès les premières rencontres de Zahoqing (près de Canton) en 1583, entre les Jésuites et leurs visiteurs lettrés Chinois, Ricci et Ruggieri observent que les images ou peintures de la Vierge exposées dans la chapelle sont l’objet d’une « vénération spontanée ». Cette dévotion « spontanée » de la part des visiteurs se prosternant en présence des idoles de ces étrangers qui se font passer, au départ, pour des moines bouddhistes ne surprend personne, mais elle n’est pas sans risque. La Vierge Marie est une figure essentielle de la spiritualité ignatienne, et le modèle de référence pour l’ordre est celui de Ste Marie Majeure de Rome, où Saint Ignace est censé avoir dit sa première messe. Le choc l’emporte finalement sur l’enchantement, car la Sainte Vierge est ici clairement accueillie et assimilée par les visiteurs dans le cadre d’une religiosité bouddhiste, avec ses pré-représentations, ses chants, ses cloches et les bâtonnets d’encens.
Il est significatif que Ricci reste perplexe face aux identifications “spontanées” de cette madone adorée par ces visiteurs qui ouvre la voie à l’imagination religieuse populaire d’inspiration bouddhiste, et notamment à la déesse Mère Guanyin. Il ajoute :
Il est vrai que peu de temps après, les Pères mirent à la place de la Madone une peinture du Sauveur, car, comme ils voyaient l’image de la Madone sur l’autel, sans qu’on puisse leur expliquer aussi vite le mystère de l’Incarnation, les Chinois répandaient ailleurs le bruit que le Dieu que nous adorions était une femme. (Ricci, cité par Gernet 1991 : 118).
La priorité théologique, pour Ricci, c’est le Seigneur du Ciel, et la Vierge catholique n’est censée exister pour les Chinois que comme la « Mère du Seigneur du Ciel ». L’immaculée conception est un mystère particulièrement difficile à faire passer et l’apologétique de Ricci visait à mettre sous le boisseau dans un premier temps les mystères chrétiens. Dans le Tianzhu shilu (1584), le « Véritable Traité du Seigneur du Ciel », premier exposé en chinois des dogmes du catholicisme, il est rappelé cependant : « Il faut croire que le Seigneur du Ciel a choisi une jeune fille vertueuse nommé Marie et qu’elle a conçu sans relations charnelles. Il faut croire que cette parfaite jeune fille… mit au monde Jésus. » (Ricci, cité par Ducornet 1992 : 44)
Les peintures ou image saintes, avant de se muer en objets de foi, sont appréciées dans les premiers contacts avec l’empereur ou ses représentants comme cadeaux et biens précieux, au même titre que les horloges mécaniques, les cartes, les planisphères ou les prismes. La production et la diffusion des images et gravures mariales va donner lieu à un véritable échange circulaire entre producteurs, voyageurs et marchands entre l’Europe méditerranéenne et l’Asie. Le rôle des intermédiaires - les frères Cheng, commanditaires de Ricci (Clarke 2013 : 38-39) ou Luke Li, un des premiers convertis fondateurs de la première congrégation mariale en Chine (Spence 1986 : 231) -, se révèle décisif dans le choix des marques iconiques qui témoignent de la conversion chinoise : la sinisation des visages, les vêtements à la chinoise, les reliquaires miniatures autour du cou, le livre des Écritures dans les bras de l’enfant, tout cela sur fond de lutte d’influence ou d’osmose entre la Madone à l’enfant et la Guanyin à la fleur de lotus.
Le culte marial partagé par les Franciscains et les Jésuites s’appuie, en Europe comme dans les terres de mission, sur les congrégations mariales destinées au départ aux élèves de leurs collèges. Après les premières créations à Rome, contemporaines des départs missionnaires, aux environs de 1560, elles s’ouvrent aux membres laïcs afin d’affirmer et d’exercer quotidiennement leur dévotion. Leurs membres défilent comme en Espagne avec la statue lors de processions dans les cités pour proclamer la souveraineté de la Vierge et « avouer leurs péchés ». Ils effectuent ponctuellement des visites pastorales dans leur ville ou dans les campagnes proches. En chine ces congrégations mariales vont se mouler sur la structure des communautés corporatives ou des “sociétés temples” (taoïstes ou bouddhistes) qui se réunissaient autour d’une divinité locale et d’un temple, exorcisant lors des processions leurs territoires isolés. C’est ainsi que sont nés des « villages catholiques », en Chine comme ailleurs, auxquels se rattachent les ancêtres des familles des fidèles de Notre Dame de Chine.
Cette mondialisation de la figure catholique de la Vierge va de pair avec l’osmose des syncrétismes populaires et le marché des productions artisanales d’images et de médailles, mais les missions Jésuites ou franciscaines mènent dans le même temps une « guerre des images » et des purges systématiques des images ou statues bouddhiques (Spence 1986 : 241). Sur ce plan, les moines missionnaires chrétiens reprendront les pratiques que les Chrétiens « cachés » ont subi en vrais martyrs de la foi sur le terrain japonais : le fameux « piétinement » des images sacrées (ebumi), en l’occurrence des médailles de la Vierge et du Christ, comme attestation de l’apostasie [8]. Comme partout dans le monde, les conversions s’accompagnent de l’injonction à renoncer à la religion des idoles, et du détournement de ces “prises de guerre” que sont les statues ou médailles, au profit d’autres marchés des biens précieux.
Les métamorphoses de Guanyin : un syncrétisme en double
La rencontre de la déesse Guanyin, la plus populaire des figures féminines de la religion chinoise, et de la Vierge Marie, le recouvrement ou la concurrence de leur vocation dévotionnelle, s’est joué sur tous les plans : dans la matérialité et la vie de leurs images votives, dans les traits distinctifs de leur apparence, dans les formes de leurs apparitions, et bien sûr dans leurs fonctions maternelles et protectrices. Sur le plan anthropologique et comparatif, ce qui fait la force de la figure de Guanyin (ou Kua nyin) c’est d’abord l’ambiguïté structurelle de ses traits liés entre autres à son origine première de divinité étrangère, de bodhisattva bouddhique - Avalokitesvara en sanskrit -, figure à la fois masculine et féminine, mais progressivement assimilée dans le monde chinois comme une femme à l’écoute des souffrances du monde, attachée à secourir les faibles et à répondre à leurs attentes. Avec son destin de Vierge Mère et sa vocation de « porteuse d’enfant », la déesse de la compassion Guanyin avait toutes les prédispositions pour devenir Marie, la Mère de Dieu, et la Vierge à l’enfant, selon l’imagerie catholique.
Yü Chün-fang, le grand spécialiste de Kuan-Yin (Chün-fang 2001), fait clairement de cette ambiguïté structurelle le ressort des transformations de cette figure divine appréhendées principalement à travers les sutras : de la Water Moon de l’Inde à la White Robe chinoise jusqu’à la déesse de la Grande Compassion (Mercy). Comme l’a soutenu Rolf Alfred Stein (1986), il n’y a pas de symbolisme naturel de la Vierge ou de la Mère à l’enfant fonctionnant comme archétype culturel transasiatique. Difficile de fixer des dates et des ruptures dans ce processus de sinisation de la figure divine, contemporaines de l’implantation du bouddhisme entre le VIe et le Xe au sein des dynasties chinoises, mais le repère est celui des productions iconographiques (stèles et statues), et surtout les textes canoniques (les sutras) et récits populaires des miracles qui ont forgé et réinventé la tradition de la Guanyin sinisée.
Faut-il préciser que l’ambiguïté (l’un ou l’autre) ou l’ambivalence (l’un et l’autre) sont une caractéristique structurelle des divinités indiennes ou chinoises (ou même grecques), mais le cas de figure de Guanyin illustre particulièrement ce qu’on peut appeler une ambivalence paradoxale ou contre-intuitive. Déesse à moustaches, femme à tête humaine et au corps de dragon, divinité aquatique et lunaire, à l’écoute compassionnelle des « sons du monde », elle multiplie dans ses avatars chinoises (Miao-shan, Mazu, ou The Lady of Linshui), aussi bien que dans ses figures chrétiennes sinisées, le paradoxe d’une Mère non née, d’une Vierge mère, ou d’une nonne refusant la maternité mais « porteuse d’enfant » [9] (il est significatif que les « mères à l’enfant » chinoises et catholiques ne donnent pas le sein « qu’on ne saurait voir »). Dans l’espace impérial chinois, gérant du ministère des cultes, la fréquentation des principaux lieux de cultes et sites de pèlerinage institués consacrés à Guanyin va de pair avec la production artisanale et la domestication des statuaires de la « Dame blanche » [10]. Le non spécialiste reste troublé par l’écart entre les statues monumentales de Guanyin, aux traits de bouddha androgyne, et les statues miniatures de porcelaine blanche (type Te-Hua, produites dès le XVIe siècle dans le Fujian) qui prennent place dans les autels familiaux comme dans les commerces et les lieux publics.
Politique de synthèse et hybridation organique
C’est dans un espace balisé et saturé que les politiques territoriales des vicariats apostoliques du catholicisme triomphant du XIXe siècle vont ériger leurs sites et statues monumentales de la Vierge (Sheshan près de Sanghai et Donglu dans le Heibei [11]). Les découvertes archéologiques comme la stèle nestorienne de Xi’an (781) ou la pierre tombale de Yanzhou, la fameuse Ilioni d’inspiration franciscaine (1342), vont venir accréditer non seulement l’ancienneté de la présence chrétienne en terre chinoise, mais surtout la continuité thématique de la figure votive de la Vierge à l’enfant, des premiers migrants nestoriens à l’implantation jésuite, en passant par les franciscains. Qu’importe que la Vierge Marie ne soit pas en toute orthodoxie nestorienne la Mère de Dieu ou que la Vierge latine des franciscains semble représenter Marie, Jésus et les anges, sur un siège plat à la chinoise (sans bras ni dos), et évoquer le Jugement dernier (Clarke 2013 : 23), ces pierres d’attente de la propagation de la Foi et de la nouvelle « Religion de Lumière » sont censées répondre aux revendications d’autochtonie de la religion catholique chinoise. À vrai dire, de nombreux sites de dévotions mariales catholiques d’aujourd’hui en terre de Chine sont largement inspirées du modèle de Lourdes et de sa grotte fréquentée d’ailleurs très tôt par certains pèlerins chinois (voir Clarke 2013 : 81 ; Ducornet 2003 : 111 et notes).
Malgré la présence de traditions de synthèse des deux côtés, le culte des saints catholiques et la religion Trois en Un, la madone catholique et la déesse Guanyin ne sont pas explicitement associées ou confondues dans les représentations iconographiques ou les séquences liturgiques au sein des cultes. Kennett Dean dans son étude sur la religion du Trois en Un, synthèse du philosophe Lin Zhao (1517-1598), entre confucianisme, taoïsme et bouddhisme, souligne :
Syncretism in terms of doctrinal equivalences is perhaps less significant than the fact of joint worship representatives of the Three Teaching, which actually occurred independently at a popular level in many areas of China in the Ming, if not before. (Dean 1998 : 23).
Dans le suivi de cette longue tradition syncrétiste originaire du Fujian qui va du XVIe siècle jusqu’aux renouveaux religieux contemporains, la logique de correspondance ou de « compartimentage » des divinités a finalement moins d’impact sur le long terme que l’osmose syncrétique entre les figures rituelles des cultes en présence. Dans ce que Dean appelle un « syncrétisme par le bas » (Dean 1998 : 23), la frontière entre les divinités se révèlent très poreuse, et la Guanyin bouddhique cohabite dans l’imaginaire chinois avec l’Eternal Mother du taoïsme, et les statues des avatars féminines ou des “filles” de Guanyin (Mazu et autres), l’accompagnent sur les autels des temples.
L’enjeu de l’évocation de la madone catholique dans le contexte iconographique et liturgique des cultes de la religion chinoise est néanmoins complexe. Kenneth Dean fait appel à ce titre à la distinction bakhtinienne entre l’hybridation « intentionnelle » (synthèse intellectuelle explicite, œuvre des moines comme Lin Zaho’en, le fondateur de la religion du Trois en Un) et l’hybridation « organique » qui se soude dans la dévotion rituelle (par osmose des images cultiques) (Dean 1998 : 24-25 ; Bakhtin 1981 : 358). La dialectique de l’hybridation des images cultiques passe par le jeu des substitutions de traits iconiques : de la Guanyin au dragon entre les jambes (Lady of Dragon) à la Vierge portant l’enfant Jésus dans ses bras, c’est tout le basculement d’une cosmogonie ou d’une généalogie à une autre qui opère. La Dragon Lady se superpose ou se substitue à la figure de l’Empereur Dragon. Dans cette permutation, le sens de la chaîne sémantique et de son message se métamorphose : le garant de la descendance mâle, Seigneur du Ciel, fondement de la reproduction de la famille chinoise, laisse la place à celle qui apporte « des fils à la Chine ». Et l’icône de la Vierge à l’enfant, Mère de l’Esprit Saint, peut enchaîner sur les promesses de fécondité et de résurrection du christianisme.
L’ambiguïté travaille la matérialité des images et des icônes (vierge mère / ou donneuse d’enfant), selon un processus que Praenjit Duara nomme « superscription » dans son étude des transformations d’une autre figure majeure des divinités cultuelles chinoises : Guan Yu, ou Guan di, le héros guerrier à la face rouge, vainqueur du dragon, transmué en dieu de la paix et de la justice [12] :
Superscription thus implies the presence of a lively arena where rivals versions jostle, negotiate, and compete for position. In this process some of the meanings derived from the myth understandably get lost, but by its very nature superscription does not erase other versions ; at most it seeks to reconfigurate the arena, attempting thus to establish its own dominance over the others. (Duara 1988 : 780).
Le concept de « superscription » s’est imposé dans tous les débats des anthropologues sur les réinventions des figures religieuses chinoises [13]. Il rappelle celui de « surinterprétation » de Paul Ricoeur, et surtout le rôle du « double sens » dans les logiques de réinterprétation. Mais l’on retrouve aussi un écho de la « précontrainte » signifiante des éléments qui est au cœur du paradigme du bricolage selon Lévi-Strauss, et surtout de Roger Bastide [14] :
In this process, extant versions are not totally wiped out. Rather images and sequences common to most versions of the myth are preserved, but by adding or “rediscovering” new elements or by giving existing elements a particular slant, the new interpretation is lodged in place. (Duara 1988 : 780).
Ce processus s’apparente également à la logique de la “ressemblance” globale et de “l’abstraction incertaine” qui caractérise selon Pierre Bourdieu le « démon de l’analogie » à l’état pratique dans le champ rituel (Bourdieu 1980 : 146-147).
Les territoires de la Vierge impériale : Lady of China
Les principaux sites de dévotion mariale à la Vierge catholique relèvent d’un catholicisme triomphant faisant front face aux massacres, aux persécutions, et à l’épreuve des épidémies comme la peste dans le vicariat de Tche-ly (1900). Pas question dans ce contexte de faire place à quelque accommodation anticipant sur la stratégie contemporaine de l’inculturation. L’image mariale de la Vierge de Donglu [15]
Assise sur un trône royal qui est en fait un siège sans bras (seul détail mobilier chinois), avec sa couronne de bijoux sur la tête et le sceptre à la main droite, Lady of China « porte » à sa gauche, à hauteur de genoux un Jésus couronné se tenant bien debout, le Saint Esprit à la place du cœur, les bras ouverts en signe de salutation ou de bénédiction (Clarke 2013 : 88). Que cette image mariale triomphante ait été inspirée à son auteur, Liu Bizhen, un peintre jésuite de Shanghaï, par des photos ou peintures de l’impératrice Cixi, s’identifiant à Guanyin, illustre l’osmose des images de la Reine du Ciel et la relation en miroir des symboles du pouvoir et du sacré impérial dans les traditions chinoises et catholiques.
Les témoignages de Catholiques chinois convertis parmi les plus célèbres cultivent sans complexe le tissage des liens entre la dévotion à Guanyin, Mère du Pardon, et la vénération de la Vierge Marie, (les sutras bouddhiques se mêlant dans le souvenir de leur enfance et les prières de la grand’mère bouddhiste, avec les Ave Maria). Paul Sih, dans la « pure » tradition chinoise n’hésite pas à déclarer :
Aussi le Chinois ne peut adorer le Christ sans vénérer la Vierge Marie. Comme Dieu fut bon de se servir de ma dévotion à Kuan-yin pour ouvrir mon cœur à cette vérité : la dévotion à la Vierge Marie est la pierre de touche du christianisme authentique. (Sih 1959 : 31).
Le théâtre processionnel des dieux et des déesses : Guanyin, Mazu et les autres
Pour revenir à Notre Dame de Chine, on aura compris que la paroisse Saint Hyppolite, « la Catholique », est un élément clé du « Triangle de Choisy » qui a contribué à sa configuration religieuse, en regard symétrique des magasins Paris Store et Tang Frères, et des temples souterrains de la rue du disque. Pour la petite histoire, on peut même dire que la Danse du Lion qui inaugure historiquement mais aussi rituellement chaque année le défilé du Nouvel An chinois a ses réserves, entre autres, dans les locaux de la paroisse sous contrôle de Maître Kuo, professeur de Kung Fu et taoïste, qui y garde précieusement les têtes du Lion et des Dragons, dont les yeux sont rituellement repeints et « ouverts » au démarrage de chaque fête du Nouvel An. Il y garde aussi le costume de sortie cérémonielle de Guan Di (ou Guan Yu), dieu de la guerre et de la justice, pour sa prestation sur le parvis de Notre Dame (fig.6).
La réhabilitation de la Danse du Lion, qui fait traditionnellement le tour inaugural des commerçants du quartier avec le jeu des offrandes et des promesses de prospérité, fut en fait dans les années 1980 une rencontre, non sans malentendu, entre des militants du XIIIe arrondissement en quête d’animation et d’inculturation, et des résidents chinois soucieux de leur identité culturelle et aspirant à un supplément d’âme bouddhiste ou taoïste au cœur d’une manifestation festive dont le succès a renforcé la dimension commerciale et publicitaire de l’événement [16]. Il est significatif que lors des premières sorties du Lion, celui-ci portait sur le front l’estampille : « Église catholique », un marquage qui ne manque pas d’ironie quand on sait que traditionnellement la « peinture des yeux » du lion est un geste rituel accompli par un représentant de l’État chinois (impérial ou républicain).
La sortie des divinités en palanquin, portées en procession par des hommes, hors des temples où ils sont vénérés toute l’année, est un autre élément d’attraction essentiel pour les spectateurs mais aussi pour les fidèles et leurs offrandes d’encens, dans cette liturgie de rue que Kenneth Dean appelle, dans le contexte urbain de Putian, un « théâtre des dieux » :
The Taoist or Buddhist priest performing rituals in the temple is at the center of a circle traced by the movements of the god’s procession around the boundaries of his spiritual precinct. Making up the procession is every genre of popular performing arts in the regional culture. All these offerings, together with the texts sacrificed by the Taoist priests, represent a liturgical system that has much to reveal. The ritual, the procession, the offerings, and the theatre are intimately interrelated [17]. (Dean 1993 : 100).
La comparaison de certaines séquences du défilé du Nouvel an chinois du XIIIe arrondissement et de la trame « liturgique » des fêtes (jiao) d’anniversaires des dieux dans les centres cultuels, comme ceux de Putian filmés par l’équipe de Dean, est nécessairement partielle, mais on sent bien la même matrice de référence « cantonnaise » quelque peu morcelée. Le grand rassemblement, en périphérie de la ville de Putian, des troupes d’animation et des groupes musicaux convergeant vers le centre avec leurs bannières, pourrait évoquer le cheminement des groupes associatifs en costumes, qui se sont entraînés toute l’année dans les banlieues parisiennes, sortant des garages et des quartiers périphériques pour le Nouvel An du XIIIe, sous bonne garde des organisateurs. En Chine, comme à Paris, toute la jeunesse est mobilisée, encadrée et conseillée par les anciens, et souvent payée par les associations et les mécènes natifs du pays. À Putian, une multiplicité de manifestations rituelles, de prestations théâtrales et de danses acrobatiques va s’étaler sur plusieurs jours pour l’anniversaire des divinités. Dean donne à voir in vivo la dimension hybride de ce moment festif avec ses séquences d’opéras sur la scène des temples, les théâtres de marionnettes à caractère didactique, mais aussi les moments de transe des médiums, les sacrifices de cochons, le brûlis des offrandes papiers et des batônnets d’encens dans un grand four unique, etc. La grande marque distinctive de ces manifestations à Putian, c’est l’omniprésence des prêtres taoïstes, organisateurs, initiés des textes sacrés et techniciens des arts, maîtres d’œuvre des cérémonies. La sortie des divinités en ville s’accompagne de la sortie des médiums en transe portés dans leurs palanquins que les jeunes hommes s’amusent à faire tanguer et tourner comme pour simuler l’hésitation des divinités à entrer (ou à sortir) dans la procession urbaine.
Comme le souligne Vincent Goossaert, évoquant ce que Kenneth Dean appelle « un champ rituel syncrétique » :
Le mode d’analyse dominant de Dean est celui des « cadres liturgiques multiples » (multiple liturgical frameworks). Les différentes institutions qui ont dominé la société locale à diverses époques – le bouddhisme des monastères du Xe au XIIIe siècle, puis les lignages avec leur liturgie confucéenne, du XIVe au XVIIe siècle, puis les territoires (qui absorbent en bonne partie les lignages), avec le rituel taoïste, depuis le XVIIe siècle, auxquels viennent s’ajouter la nouvelle religion syncrétique du Trois-en-Un apparue au XVIe siècle, et les cultes médiumniques qui fleurissent particulièrement au XIXe siècle – ont toutes leur cadre liturgique propre, qui met le monde en sens et en ordre à sa propre façon. Or, quand bien même de nouveaux cadres viennent s’ajouter, les anciens ne disparaissent pas et gardent leur utilité. (Goossaert 2011 : 3, notre emphase).
La notion de « champ syncrétique » ne fait donc pas seulement référence à l’hétérogénéité des séquences rituelles reprises, elle impose de multiplier et de croiser les points de vue des acteurs mobilisés, les agents religieux (prêtres taoïstes, bouddhistes ou medium) aussi bien que les familles ou générations représentées dans la fête.
Le charivari des dieux guerriers sur le parvis de St Hyppolite
La situation de renouveau religieux sur fond de tolérance et de pluralisme culturel contrôlé par l’Etat et couvert par l’Unesco, qui démarre dans les années 1970-1980, va de pair avec l’investissement des diasporas dans la restauration des temples et la reprise des pèlerinages et processions sur le terrain chinois, notamment dans le Fujian. La rencontre entre le comparatisme, inspiré par l’anthropologie historique, et l’ethnographie contemporaine de la dynamique restauratrice des cultes est particulièrement éclairante, et d’une certaine façon transposable en diaspora, entre la plaine de Putian et le triangle de Choisy, en grande partie parce que les échanges entre les “centres“ originaires du pays et les “périphéries” des outre-mer sont circulaires et réversibles.
Les riches commerçants de Singapour ou de Shanghaï sont les mécènes des restaurations culturelles et cultuelles des temples de leur pays natal, Putian ou Meizou. Les groupes d’association lignagers ou claniques qui géraient le bon équilibre cultuel entre les couples de divinités locales et impériales, la distribution des ressources de l’Etat et de la bureaucratie « céleste », et le partage symbolique des territoires Terre / Mer, sont aussi « restaurés » dans leur rôle complémentaire. C’est ce que rappellent les travaux pionniers de Brigitte Baptandier- Berthier sur les relations processionnelles entretenues entre l’Empereur Xutian shandi, dieu taoïste, seigneur de guerre et de la Terre, et Mazu déesse de la Mer, par le biais des visites réciproques et allers-retours entre temples au moment des fêtes anniversaires et du partage de l’encens. Le compagnonnage concurrentiel entre le dieu empereur Xian Shangdi du panthéon impérial, et la déesse locale Mazu, promue « Impératrice du Ciel » par le Bureau des rites, se démultiplie en se rejouant symboliquement dans les processions organisées dans le cadre des diasporas et des China Town, où la même Mazu est adoptée comme la figure transnationale des migrants et des boat-people. « Il faut comprendre ces processions, nous dit Brigitte Baptandier-Berthier, comme autant de transgressions des frontières, non plus seulement celles du « pays du dieu », mais celles du pays tout entier, la Chine, et comme une forme d’inversion des rapports de force et des itinéraires. » (Baptandier-Berthier 1996 : 124)
Jing Wang a pu observer et filmer ce qu’elle a appelé « la bataille des icônes » (Wang 2013*) lors du passage du défilé du Nouvel An devant le parvis de Notre Dame, une sorte d’escarmouche, un jeu de cache-cache, via les groupes de lions et de dragons, et les porteurs de palanquins, entre les seigneurs dieux : Guan Di, seigneur de guerre transmué en dieu de paix et de justice (qui n’est pas censé faire partie du défilé) (fig. 7), et ceux du dieu empereur Xuantian shangdi visitant ses territoires. La divinité à laquelle le temple organisateur du défilé du XIIIème est consacré, Xuantian shangdi, est le premier sorti du triangle de Choisy et le dernier à rentrer « à la maison » (fig. 7).
La guerre de position à laquelle les animateurs de Guan Di se livrent tente de retarder son retour avant la nuit, selon un scénario toujours sans succès, car « le retour du Dieu Xuantian shangdi dans son temple après 18h ne serait pas un bon signe pour la nouvelle année ». Comme l’observe Jing Wang, si une telle guerre des icônes réussit à prendre une telle place dans ce défilé c’est qu’elle manifeste et rejoue, sous forme de simulacre, par la confrontation des dieux et des groupes d’animation, les tensions internes au groupe dominant des organisateurs et des patrons de la fête (Wang 2013*).
Cet exemple paradigmatique de la “bataille des icônes” [18], avec ses jeux de préséance et d’allégeance entre divinités, à la frontière des territoires symboliques et commerciaux, intervient toujours dans un moment de conflit et de concurrence entre acteurs et leaders d’une scène locale qui impose des transactions et des compromis, et encourage les réinventions ou réactivations. Toute proportion gardée, l’enjeu actuel de la lutte de concurrence entre patrons (commerçants, restaurateurs ou leaders associatifs) dans ce microcosme de la « petite Asie » du XIIIe arrondissement de Paris [19], via le contrôle des lieux de culte et du scénario de la procession des divinités, n’est pas sans évoquer (démon de l’analogie) les conflits de leadership entre chefs de clans et de cultes du Fujian qui passent aussi par la qualité des prestations théâtrales ou d’opéra, les performances de rue, ou les concours d’arts martiaux, comme le donne à voir le film de Kenneth Dean, Bored in Heaven. Car une des surprises de la comparaison avec le « défilé du Nouvel An parisien » est que toute la dimension festive qui justifie que les organisateurs aient repris pour les mairies françaises le terme de « carnaval » et qui peut conduire le spectateur à voir dans certaines séquences de ce défilé des éléments de « folklore », fait bel et bien partie de la trame « liturgique » des fêtes contemporaines que l’on retrouve dans le sud de la Chine (de Putian à Canton). Les scènes de théâtre de rue et de marionnettes, les moments lyriques et didactiques d’opéras joués par les jeunes en costumes, les performances chorégraphiques des arts martiaux, s’entremêlent allègrement avec la sortie des palanquins des divinités, les offrandes d’encens des fidèles, les ballets de rue des dragons et les pétards des danses du lion.
Guanyin et Mazu dans la rue
Le conflit de préséance entre seigneurs dieux peut être apparemment suspendu, comme le note Jing Wang, par l’arrivée dans le cortège de la Déesse Mazu, lorsque le groupe des percussionnistes de Guandi installé sur les poteaux du parvis de St Hyppolite, observe l’arrivée imminente du palanquin de Mazu portée par les hommes sur leurs épaules (fig. 8).
Les percussionnistes commencent à accélérer le rythme et les porteurs installent l’autel de Mazu sur le parvis avec les salutations et offrandes qui s’imposent. Il n’est nullement prévu, on l’aura compris, que les statues ou les images de la Vierge catholique sortent de St Hyppolite ou de Notre Dame de Chine à cette occasion comme cela se fait dans d’autres sites cultuels catholiques, y compris en Chine, notamment à Donglü (quand la police ne fait pas obstacle à la procession). Les statues chrétiennes ou bouddhistes du XIIIe viennent du même lieu de production : Chaozhou, même si elles ont donné lieu à des processus de transfert et de consécration séparés. Les divinités féminines sont vénérées en temps ordinaire par les fidèles sur les autels, dans une cohabitation sereine non sans hiérarchie, avec les dieux ancestraux et les seigneurs, mais elles sortent également en procession dans la rue, et participent de la piété de rue du Nouvel An (fig. 9).
Guanyin et Mazu (ou Tian Hou) sont comme il se doit deux figures ambiguës, déesses concurrentes, complémentaires et finalement « sœurs » dans l’expansion et la réhabilitation des lieux de cultes dans le Fujian. Les centres bouddhistes et taoïstes cumulent indifféremment les protections des deux déesses, Guanyin la bouddhiste, et Mazu la taoïste. Il est significatif que Margaret Reid, lors de ses visites des temples du lieu natif de Mazu (Meizou), note la présence de statues de Guanyin parfaitement assimilée pour les fidèles à Mazu (Reid 1997 : 192). Malgré les variantes de robes (jaunes ou rouges) et d’attributs (fleurs de lotus), elles sont toutes deux des promesses d’enfants.
Les relations légendaires d’identification généalogique (Mazu fille ou sœur de la déesse Mère Guanyin) sur fond de destin paradoxal de fille ou de vierge mère, sont censées selon les spécialistes être le reflet des luttes d’influence et des négociations entre le pouvoir impérial, ses temples et ses dieux « officiels », crédités de l’ancienneté, et les cultes locaux cherchant à émarger au budget de l’Etat [20]. La « canonisation » impériale de Mazu en a fait une déesse particulièrement vénérée à Taïwan et dans tout le sud-est asiatique. Les relations de préséance et d’allégeance entre Guanyin, la Mère éternelle, symboliquement garante des terres ancestrales, et Mazu, déesse des mers ou du littoral, et protectrice des marins ou des lignages de la côte, se transposent, toujours dans la complémentarité des rôles et des vertus, dans les diasporas des « outre-mer ». L’enjeu de la « canonisation » de Mazu par l’Unesco (Mazu Unesco), soutenu par les diasporas a pris le relais de son officialisation par l’État chinois.
La figure charismatique de Guanyin n’a néanmoins rien perdu de son aura, jusque dans la sensibilité New Age de la Californie. Steven Sangren est l’un des rares anthropologues (avec Brigitte Baptandier-Berthier et ses travaux sur la Dame du bord de l’eau) à avoir « pris au sérieux » l’enjeu de la globalisation de la « croyance » dans la force subversive de la pureté virginale, et de ces destins paradoxaux de mère-enfant qui incarnent le refus des obligations de « fille du père » et de « femme de mari », marquées selon la tradition bouddhiste par la « pollution ». S’appuyant sur le développement des cultes des divinités féminines à Taïwan, Steven Sangren insiste sur la mise à l’épreuve des valeurs symboliques et des catégories en présence au regard des contradictions actuelles de l’être femme dans la société taïwanaise. La charge symbolique du couple inclusif et subversif Mère-enfant peut être porteuse de contestation de l’hégémonie du modèle patriarcal et ancestral hérité de l’idéologie de la « bureaucratie céleste » chinoise. De manière un peu prophétique, il s’interroge sur le lien d’affinité qui existe entre la dévotion aux divinités mères (de Guanyin à l’Eternal Mother en passant par Mazu) et les attentes ambivalentes des individus dans la société actuelle, coupés de l’ancrage local et ancestral de la piété filiale et des modèles de conduites féminines traditionnelles (Sangren 1983 : 24).
Dévotion mariale et vénération des ancêtres
Dans le concert des “Vierges de toutes les Nations”, St Hyppolite et Notre Dame de Chine maintiennent leur position d’accueil complémentaire des migrants asiatiques, et l’ouverture œcuménique à la « foi des ancêtres » dans l’esprit de l’inculturation, une stratégie d’évangélisation largement insufflée et animée aujourd’hui par une communauté vietnamienne très présente. Les prières de la communauté chinoise de Notre Dame ressemble à bien des messes en Chine : « une psalmodie presque continue de prières guidées par des femmes », des « Je vous salue Marie » ou des « Notre Père » que nombre de non-chrétiens peuvent suivre comme un élément « authentique » de leur propre tradition familiale (Standaert 2003 : 92). Le ressort de cette communauté est donc bien la piété filiale, à la différence des moments liturgiques de communion chrétienne.
Le grand moment festif du Nouvel An chinois suggère par contre d’autres montages liturgiques de compromis et d’emboîtement faisant toute leur place à la vénération des ancêtres (à défaut de l’anniversaire des dieux païens). [21]. Le rituel catholique chinois prévoit une cérémonie solennelle de vénération des ancêtres qui comprend bien sûr des offrandes d’encens et même, dans certaines églises, des prosternations face aux tablettes déposées au pied de l’autel, mais surtout des prières d’action de grâce et d’intercession en faveur des défunts qui en assurent la signification chrétienne. Certaines églises célèbrent ce culte le jour de la Toussaint, ce qui rend encore plus évidente son assimilation chrétienne, mais la reconduction annuelle de cette cérémonie ne fait pas consensus. Comme l’observe Etienne Ducornet :
Curieusement, des attitudes contradictoires face aux rites se manifestent encore aujourd’hui, à l’intérieur même de leur pratique catholique. Ainsi, chaque année, la communauté catholique chinoise célèbre solennellement ses ancêtres à l’issue de la messe du nouvel an chinois. Après la communion, on dispose les tablettes devant l’autel, on rend grâce à Dieu pour ce que, par lui, on a reçu des ancêtres, on prie pour leur salut, et on s’avance en procession, chacun s’inclinant profondément et à plusieurs reprises devant les tablettes, bâtonnet d’encens à la main. Cette cérémonie annuelle, à laquelle tiennent beaucoup les fidèles les plus âgés issus de milieux modestes, n’est guère prisée par les Catholiques chinois plus cultivés. Quelques-uns vont même jusqu’à qualifier d’idolâtrique l’attitude très pieuse des aînés. (Ducornet 2003 : 107).
La vénération des ancêtres à St Hyppolite lors du Nouvel An (liturgie du 27 mars 2019) met aujourd’hui l’accent de façon significative sur la « communion des saints », l’hommage aux vertus des défunts et la prière pour leur salut, plus que sur les attentes des vivants (fig. 10).
L’écart de sensibilité religieuse n’est pas seulement générationnel ou social, car la communauté vietnamienne fait aujourd’hui sérieusement contrepoids dans l’espace interculturel de St Hyppolite face à une hégémonie catholique chinoise clivée. Les Instructions de l’Église du Vietnam [22] encouragent les familles catholiques à entretenir des autels aux ancêtres, à « se prosterner et offrir de l’encens devant les images de leurs ancêtres, en signe de respect envers les défunts et de foi en la résurrection ». Mais la mise en garde contre la coutume de placer sur les autels des tablettes de bois gravées avec le nom et l’âge des ancêtres (que l’on retrouve dans les temples bouddhistes de Paris et d’ailleurs), est réitérée dans la mesure où celles-ci sont censées, selon les traditions bouddhistes contenir les âmes des défunts et accompagner leur réincarnation. Les fidèles vietnamiens sont bien encouragés à marquer les anniversaires de la mort de leurs ancêtres, mais « sans superstition ». Pas question d’installer quelques autels de divinités de la terre ou de la prospérité dans un commerce de bon chrétien.
Les familles catholiques sont enfin invitées à proposer à leurs belles-filles et à leurs gendres non-chrétiens de participer au culte des ancêtres. Les instructions vont jusqu’à autoriser les Catholiques, dans le cadre des rites funéraires bouddhistes, à offrir de l’encens devant les autels dédiés à Bouddha, un geste vu non pas comme idolâtre mais comme « un signe de respect ». De quoi réveiller le fantôme de la querelle des rites dont il faut rappeler qu’elle avait entre autres pour enjeu la place accordée par les jésuites aux coutumes confucéennes et à ce qu’on appelle aujourd’hui « la religion civile » [23]. Entre la « foi des ancêtres » et la foi chrétienne les malentendus et les suspicions néanmoins subsistent : « La route de l’inculturation est toujours pleine d’obstacles, mais l’Église locale n’abandonne jamais, parce qu’une foi qui n’entre pas dans la culture est une foi qui n’a pas été pleinement reçue, ni pleinement comprise et vécue », affirment les évêques vietnamiens. Mais pour les Catholiques chinois “non-officiels”, la sinisation de la foi ou l’entrée dans la culture chinoise, c’est tout simplement le mot d’ordre de l’alignement sur le patriotisme culturel de l’État communiste.
Conclusion : syncrétisme versus anti-syncrétisme
Judith Berling (1980), pionnière de l’étude sur le syncrétisme de la religion du « Trois en Un », soutient que si la catégorie de syncrétisme est bien une construction heuristique de l’histoire des religions, le terrain des religions chinoises lui offre un accueil privilégié. La vie interactive des figures de la piété populaire est néanmoins plus significative que les spéculations théologiques dominées par l’exclusivité des croyances. Les tentatives de syncrétisation, à la manière de Lin Chao-en vont toujours de pair avec l’exclusivisme des dogmes au sein des mêmes traditions religieuses. Kenneth Dean reconnaît également que l’opposition bipolaire du syncrétisme et de l’antisyncrétisme [24] travaille le champ syncrétique de la religiosité chinoise et des cultes qu’il a étudiés dans la plaine de Putian. Plus globalement, l’étude transnationale des métamorphoses des figures divines (de l’Afrique au Brésil, avec l’Eshu des cultes afro-brésiliens ; de la Chine à l’Europe, ou à la Réunion, avec Guanyin et Guan Di) relève, comme nous l’avons suggéré chemin faisant, du même « démon de l’analogie » qui, selon Bourdieu, pratique l’abstraction incertaine et la ressemblance globale (Bourdieu 1980 : 146-147). Les outils analytiques d’inspiration linguistique (du bricolage à l’hybridation en passant par la « superscription ») sont mis à l’épreuve de ces figures en double, ambiguës et ambivalentes qui jouent les tricksters entre les cultures. Le partage de ces outils entre Paris, Rio et Singapour, témoigne d’une vraie communauté scientifique confrontée au même défi anthropologique.
Dans ses analyses de ce qu’il appelle le « sabir culturel » kabyle, Bourdieu soutient que pour relever le défi d’une réalité objectivement ambiguë, il faut sans doute mobiliser des grilles de lecture plurielles et des matrices de sens, sans doute elles-mêmes ambiguës, et s’efforcer de les composer (la « boîte noire » de l’habitus en est l’incarnation). C’est ce que j’ai essayé de faire sur le terrain africain des christs nganga du culte syncrétique du Bwiti, dans un usage heuristique des paradigmes du bricolage (Mary 2000). Mais je n’ai jamais pensé que les syncrétismes imposaient une lecture elle-même syncrétique, épousant son objet sur fond de “sainte ignorance” des outils analytiques disponibles. Ce genre de posture aboutit en fait, sous couvert de pluralisme, à se convertir à une même matrice hégémonique : la religion du sujet et la culture narcissique de l’émotion partagée. Or le sens des écarts entre les schèmes culturels s’applique aussi aux formes de subjectivité et aux dispositifs de subjectivation que Foucault appréhende entre autres à travers la confession ou la délivrance, et reste la clé de la compréhension comparée des productions religieuses hybrides.
L’hybridité des cultes de la Plaine du Putian, comme le souligne Kenneth Dean, ne relève pas d’un pluralisme cosmopolite répondant principalement à la culture de l’épanouissement de soi (ou de l’empowerment) [25]. La circulation des images mariales (de Marie à Guanyin ; de Lourdes à la Californie, en passant par Paris) alimente un marché mondial de la « compassion » conjuguant l’immatérialité digitale et la puissance “virginale” des réseaux. Mais les « technologies spirituelles » de la matrice taoïste, psalmodies des textes sacrés, transes médiumniques, « sacrifices » ou brûlis des papiers, exorcismes des démons, etc, sont aussi des « disciplines » au sens foucaldien, des « techniques de soi », qui informent et forment des sujets moraux. Il nous semble, à l’observation, sans avoir l’accès à quelque empathie ethnographique passant par l’intimité de la langue, que les longues litanies de prières des fidèles de Notre Dame, aussi bien que le suivi en pleine rue, les mains jointes, du cortège des divinités principalement par les femmes, avec le renouvellement des batônnets d’encens, participent d’une « discipline » dévotionnelle qui permet de gérer la douleur personnelle de la perte des défunts « de l’au-delà », et d’entretenir la mémoire au cœur de Paris d’un vécu de “chrétiens cachés” marqué par les persécutions et le martyre, malheureusement toujours très actuel dans la Chine actuelle. Car la « guerre des Vierges », pour faire écho au titre de l’ouvrage fort d’Elisabeth Claverie (2003) [26], se poursuit en effet plus que jamais dans notre monde comme l’illustre en écho à la « Vierge des Victoires » du catholicisme triomphant, les interdictions récurrentes des pèlerinages catholiques de Donglu, ou la démolition en 2018 de l’église catholique de Qian Wang dans la province du Shandong, ou encore les campagnes de destruction des statues des sites bouddhiques par les agents d’un État chinois qui adopte plus que jamais les méthodes du Bureau des rites d’un État religieux impérial. Et dans le même temps, la Vierge à l’enfant de Mangshan peut survivre et être fleurie et honorée très officiellement dans un monde de forces hybrides aux pieds de la station hydro-électrique.