La demande de réédition de cet ouvrage, initialement paru chez Berger-Levrault en 1982, a plongé l’auteure dans « une aventure intellectuelle inédite », mettant en perspective 40 années de sa carrière de chercheure. L’avant-propos précise en quoi il ne s’agit pas d’une simple réimpression, mais d’un livre réévalué et « augmenté ». Les dernières pages livrent ainsi les résultats d’une enquête réalisée pour comprendre le changement intervenu durant les quatre dernières décennies. Bernadette Lizet a ainsi opéré une mise en perspective, effectué un retour sur différents terrains, exploré à l’aune des nouvelles sensibilités qui s’expriment aujourd’hui, avec vigueur souvent, dans la relation à l’animal et la prise de conscience de la question environnementale.
Dès sa parution, cet ouvrage a été qualifié de « pionnier », comme le souligne la préface d’André Leroi-Gourhan, et il appartient, aujourd’hui encore, au cercle très fermé de ceux qui le sont restés. Rares en effet sont les travaux de recherche qui ont su tisser, à propos de l’animal, une approche à la fois ethno-historique et anthropologique en s’adossant de façon très maîtrisée à la culture technique et matérielle, que le cheval comme force de travail, sujet de représentations et enjeu de rapports sociaux, a généré depuis sa domestication.
L’auteure consacre plusieurs chapitres à l’histoire des rapports entre les chevaux et les hommes en Occident. Mais c’est surtout au XIXe siècle et à la période contemporaine qu’elle s’attache, décrivant de façon précise et minutieuse « la vie quotidienne » de ce compagnon de toutes les classes sociales, du village à la ville, en France dans diverses régions et en Europe, où l’Angleterre occupe une place particulièrement importante. Le corps de l’animal, son exploitation, son entretien, son façonnement en types et en races, la manière dont il est dressé pour servir les hommes, sont au centre de cette approche originale. Les pratiques et les représentations qui l’entourent, les techniques et les nombreux métiers qui gravitent autour de lui sont saisis ici, pour paraphraser Marcel Mauss, comme un « fait social total », analysant l’aspect synchronique et diachronique ainsi que la dimension physio-psychologique du phénomène étudié.
Cinq parties se succèdent, composant une sorte de monographie qui n’a rien d’un inventaire, chacune s’articulant de façon synchronique et diachronique aux autres. Ainsi en est-il du « travail » que l’on suit, de l’araire paysan au fiacre des villes, des voitures attelées de la compagnie des omnibus de Paris, jusqu’au fond de la mine de charbon, engendrant soins, dressage et métiers particuliers dont certains vont peu à peu disparaître dès la fin du XIXe siècle. La seconde partie, « vivre et travailler avec les chevaux », est celle qui traduit le plus clairement le parti-pris méthodologique de l’approche du « quotidien » et de l’intime choisi par l’auteure. Un quotidien souvent d’une grande rudesse, qui nous fait vivement ressentir le changement radical intervenu dans les sensibilités contemporaines à l’égard de l’animal. La lecture du chapitre nommé « La prise de possession » est particulièrement impressionnante à cet égard, à commencer par le titre choisi. Il y est question en effet pour le nouveau propriétaire de se rendre maître du cheval « neuf » en le faisant passer « de l’état brut à un état de domesticité extrême ». Cette appropriation, souvent violente, va déclencher une série d’interventions sur le corps de l’animal. Il en est ainsi du courtaudage, le sectionnement de la queue réalisé à l’aide de grands ciseaux au nom évocateur (la guillotine), une pratique répandue dans les milieux aristocratiques au XVIIIe siècle, anglais en particulier, qui va se répandre dans les milieux populaires à travers l’Europe, et y demeurer… jusqu’à leur interdiction officielle dans les années 1980. Est décrite aussi la taille des oreilles pour les rendre plus petites, conformément à un standard esthétique relevant des mêmes codes que le courtaudage. Cette pratique-là va s’effacer. Autre « signe discriminateur entre animaux nobles, racés et plébéiens » : le poil exubérant. Il faut épiler les oreilles, brûler l’auge (sous les mâchoires), couper sur les membres. Quant à la castration effectuée par le bistourneur (évocation sans détour du geste technique, la torsion du cordon testiculaire), elle est le symbole de cette « coercition radicale d’une force dangereuse », présente dans chaque représentant de l’espèce chevaline, chez l’étalon tout particulièrement.
Il faut saluer l’effort de Bernadette Lizet pour faire vivre et revivre, dans un style alerte et d’une précision ethnographique remarquable, les métiers, leurs mots, qui créent une culture technique et matérielle singulière, dont la terminologie nous est aujourd’hui souvent inconnue. Établie à partir d’archives et de photos prises par par l’auteure elle-même sur ses différents terrains, l’iconographie est abondante et précieuse, car elle participe de l’analyse et du récit. Le nouvel éditeur a pris le parti de la conserver et même de l’enrichir pour illustrer la fin du livre. Les dernières pages, inédites, présentent les résultats de l’enquête réalisée par l’auteure pour actualiser la recherche, cerner l’évolution qui s’est produite durant ces quarante dernières années.
L’édition initiale s’achevait par un état des lieux, assez pessimiste, des changements observés entre 1950 et 1980 (« la fin d’une civilisation du cheval »). L’auteure y décrit le passage de la « force animale à la force mécanique », la première subissant la concurrence de la mécanisation, puis de la motorisation dès la seconde moitié du XIXe siècle, par le rail (cheval vapeur), mais aussi sur la route, dans les usines et dans les champs. La modernisation intense des Trente glorieuses entraîna des changements en chaîne, dont la disparition de nombreux métiers, charrons, bourreliers, selliers, charretiers cochers…dont certains se recycleront néanmoins dans les usines automobiles. À titre comparatif, la France d’après-guerre comptait encore deux millions cinq cent mille têtes, toutes races confondues. Un cheval pour cinq personnes ! Dans les années 1980 il n’en restait que 401 800, soit un cheval pour 250 à 300 Français. L’agriculture productiviste de l’après-guerre achèvera de stigmatiser la traction animale, symbole d’un mode de vie rejeté dans le passé.
Néanmoins, l’histoire n’étant jamais linéaire, cette modernisation va affecter l’antique institution de tutelle, les Haras nationaux, objet d’une réforme en profondeur. La rénovation des années 1960 passe par la recherche (agronomique et socio-économique) et l’invention d’une équitation populaire à travers un réseau de clubs hippiques et de poneys-club. Quant aux neuf races de chevaux de trait assoupies avec leurs éleveurs dans leurs « berceaux » régionaux (Perche, Bretagne, etc.), elles sont érigées en patrimoine génétique et culturel, et surtout reconverties en bêtes à viande. Les chercheurs de l’INRA qui s’emploient à réveiller le monde du cheval de trait s’intéressent aussi au mouvement néorural, et plus précisément aux nouveaux charretiers qui réinventent la traction animale, une manière de contester le modèle de développement dominant.
Quarante ans ont passé et Bernadette Lizet a donc mené de nouvelles enquêtes, pour actualiser sa recherche. Elle soulève ainsi une question importante en anthropologie, celle de la survivance et du renouveau. S’agit-il, en effet, d’une tradition réinventée ou d’une véritable nouveauté ? Et elle avance plusieurs constats. Un « renouvellement » a bien eu lieu, et il apparaît étroitement lié au mouvement de retour à la terre des années 1980 dans les campagnes françaises isolées. Les associations de « relanceurs » de la traction animale qui commençaient à se structurer à cette époque ont perduré, et le tissu associatif s’est étoffé en se diversifiant. Ancré au départ dans l’agriculture et marqué par une sociabilité communautaire informelle, il se dote dans les années 1990 de formations spécialisées reconnues par le ministère de l’Agriculture, se forge une image professionnelle et développe de nouveaux débouchés pour des « cochers », dûment diplômés, dans les transports et le tourisme. Autre trait majeur de ce renouvellement : la féminisation. Du labourage des vignes au débardage des bois ou au maraîchage bio, à la conduite des voitures hippomobiles ou au conseil d’administration des associations dédiées au cheval « utilisé », les jeunes femmes sont omniprésentes. Le fait est d’autant plus frappant que l’univers du cheval de travail décrit dans le corps du livre était exclusivement masculin. Autre caractéristique de ce milieu de charretiers, laboureurs et autres cochers réinventés : ces femmes et ces hommes se revendiquent également très souvent meneurs, un terme et une qualification réservés aux praticiens de l’attelage sportif. Longtemps demeuré à l’écart du mouvement de sportisation qui affectait l’espèce en général, le cheval de trait a été emporté à son tour. Les nouveaux praticiens de la traction animale contribuent à façonner une culture de plus en plus « hybride », combinant l’activité rémunératrice d’une part et d’autre part l’attelage de compétition et de loisir. Dernier point important à souligner : si le cheval a disparu du paysage industriel et s’il reste peu visible dans les campagnes, ce « grand vivant » est particulièrement bienvenu dans les chantiers visant l’entretien ou la restauration de l’environnement et de la biodiversité. Ce qu’illustre bien la nouvelle couverture du livre : une scène de labour léger, bénéfique à la multiplication de deux espèces de tulipes dans un territoire protégé de Maurienne, sous l’égide de nombreux organismes partenaires de l’opération conservatoire.
Cependant de nouveaux clivages et de nouveau freins apparaissent. En ville, les partisans d’un compagnonnage réinventé avec l’animal, énergie « douce » et décarbonnée pour un monde meilleur, se heurtent à la vision antispéciste, qui refuse toute exploitation de la force de travail du cheval. Un projet de ramassage scolaire en calèche (traction assistée par moteur électrique), monté à Rouen au printemps 2020 par un élu vert, a provoqué la colère de défenseurs du « bien- être animal », qui ont lancé une pétition et rapidement recueilli 33 000 signatures. Projet écarté, bien sûr, par la municipalité.
Par sa richesse ethnographique et l’ancrage sur des terrains entrpris et suivis de longue date, ce livre majeur a toutes les chances de susciter l’intérêt des jeunes chercheurs qui œuvrent dans le champ des relations entre les hommes et les animaux, une question vive de société.