Amener un être à « plus d’existence » qui lui permette de continuer à influer sur la vie des vivants demande donc tout un travail ou, plus précisément, une disponibilité, qui n’a pas grand-chose à voir avec le fameux « travail de deuil ». Les morts demandent à être aidés à nous accompagner ; il y a des actes à réaliser, des réponses à donner à cette demande. Répondre accomplit non seulement l’existence du mort, mais l’autorise à modifier la vie de ceux qui répondent. Vinciane Despret (2017 : 15)
L’annonce du décès de Patrick Williams à la mi-janvier de cette année a plongé toutes celles et tous ceux qui l’ont connu dans une très grande tristesse. Une belle personne venait de disparaître ; un grand anthropologue n’était plus là. Qui désormais se ferait l’écho de nos recherches ? Qui nous répondrait par de longues lettres manuscrites aux questions que nous lui aurions soumises ? Avec qui continuerions-nous nos échanges téléphoniques ou nos discussions autour d’une bière ? Le dialogue entamé s’arrêterait-il là, si subitement ? Impossible.
Pour le prolonger par-delà l’immense disparition et inviter à le poursuivre, les revues ethnographiques.org et Ethnologie française ont immédiatement proposé de réunir quelques textes dessinant les contours d’une œuvre qui restera un objet fort d’inspiration.
Longtemps directeur du Laboratoire d’anthropologie urbaine (CNRS), ethnologue des mondes tsiganes, anthropologue du jazz mais également auteur de fictions et homme de scène, Patrick Williams pratiqua en tous points et durant toute sa vie une constante et réelle participation observante pour produire une œuvre exceptionnelle ouvrant, pour qui souhaite s’en saisir, sur de très nombreux héritages.
Aussi, les articles ici présentés ne relèvent-ils pas du simple témoignage déférent. Ils s’inscrivent tous dans une relecture passionnée de l’œuvre et cherchent à travers une réinterprétation de ses textes à souligner leur vitalité, leur richesse et l’étendue étonnante des possibles qu’il s’en dégage.
S’appuyant sur la possibilité qu’offre la revue ethnographiques.org d’établir au sein même du texte des liens intertextuels ou permettant d’accéder directement à des vidéos, Catherine Choron-Baix (*) rend ainsi compte d’un chassé-croisé de voix dans lequel Patrick Williams, rend hommage à Colette Pétonnet qui quittait sa fonction de directrice du Laboratoire d’anthropologie urbaine. C’est ainsi que, en entremêlant le texte original de Patrick Williams, les citations qu’il y faisait du Jazz de Toni Morrison, les extraits du Duke Ellington des années vingt qui avaient accompagné la prestation (la performance ?), Catherine Choron-Baix, longtemps collègue du disparu au sein de ce laboratoire, nous rappelle combien celui qui était surtout considéré comme l’ethnologue des Tsiganes fut également un grand anthropologue de la ville. Dans une démarche semblable et en insérant des extraits de vidéos montrant, entre autres, l’ethnologue en performance, j’ai pour ma part (*) défendu l’idée qu’à travers son étude des Tsiganes, son anthropologie du jazz, ses activités d’écrivain et de performeur, Patrick Williams fut peut-être avant tout l’anthropologue du kaïros, cette dimension du temps qui ouvre sur l’instant, l’inattendu, l’art de l’occasion.
En ouverture des hommages publiés par Ethnologie française (2021, vol. 51, no 3), Martin Olivera montre combien, loin de se cantonner à une ethnologie de certaines communautés tsiganes, travail qui n’aurait finalement d’intérêt que pour une poignée de pairs, la recherche menée par Patrick Williams auprès des Manouches de la Creuse et des Roms kalderash de Paris ouvre avant tout le champ d’une réflexion beaucoup plus large touchant à la démarche anthropologique en général que ce soit dans l’attention accordée au particulier ou dans la manière d’en rendre compte. Autrement dit, en relisant l’ensemble de ses publications, l’on aurait pu ou dû observer en ethnologie un avant et un après Patrick Williams. Même constat dans le texte des anthropologues italiens Stefania Pontrandolfo et Marco Solimene qui soulignent combien la manière dont Patrick Williams a contribué, à travers une ethnographie de groupes tsiganes considérée comme « pratique des épistémologies romanès », à une réflexion contemporaine sur le savoir anthropologique. Comme chez Martin Olivera, le terme « finesse » revient chez eux pour décrire la qualité d’analyse dont Patrick Williams a su faire preuve tout au long de sa recherche.
Lise Foisneau, après avoir pensé dans un premier temps revenir sur Nous, on n’en parle pas. Les vivants et les morts chez les Manouches (1993), a plutôt choisi pour y donner suite de mettre ses pas dans ceux de l’auteur en se rendant dans la Creuse pour y rencontrer les familles de ses amis manouches Dès lors, ce sont ces familles qui nous parlent de « Patrick » et de l’impact du « Livre » dans leur vie.
C’est à un autre aspect du travail de Patrick Williams que Jean-Pierre Digard rend ici hommage : celui qu’il avait développé avec son complice Jean Jamin dans le domaine de l’anthropologie du jazz. Jean-Pierre Digard intervient en tant que passionné de jazz ayant suivi avec grand bonheur les huit années du séminaire qu’ils avaient organisé à l’EHESS. Passionné de jazz qui souligne l’apport anthropologique de publications telles que Jazz et anthropologie (2001), les textes sur Django Reinhardt (1991, 2010) ou encore Une anthropologie du jazz (2010).
Enfin, Jean Jamin, qu’on aurait attendu aussi sur le jazz, a préféré continuer à dialoguer avec son ami disparu dans le domaine de la littérature, que ce soit autour de la figure de Heathcliff, le « Bohémien » des Hauts de Hurle-Vent ou de l’œuvre de Blaise Cendrars, auteur si cher à Patrick Williams.
Ces textes de collègues et d’amis sont précédés d’extraits d’un livre encore inédit de Patrick Williams, sorte de testament intellectuel qu’il avait fait circuler peu avant sa mort dans un cercle étroit de proches. Les passages retenus retracent d’une part les chemins qui l’ont amené à l’ethnologie alors qu’il était devenu depuis quelques années chef d’une famille de Roms kalderash de Paris, et restituent d’autre part le sentiment qui l’emporte au terme de son parcours :
Connaître les Rom, les Mānuš et tous les autres pour boire la moelle de l’Univers. Quelle bonne nouvelle : cinquante ans de monographies d’ethnologie sur les “Gitans“, et le résultat : l’ivresse plus que la maîtrise.