Résumé

Patrick Williams, décédé le 15 janvier 2021, fut le grand ethnologue des Tsiganes. Mais il fut également un anthropologue du jazz, un auteur dramatique, un homme de lettres, un homme de scène… En s’appuyant sur deux ouvrages qui ouvrent et clôturent son œuvre , cet article tend à montrer comment, à travers ces multiples activités, Williams fut surtout l’anthropologue d’une certaine forme de temporalité inhérente à l’oralité qui est le kaïros, cet art du temps dans lequel pour reprendre une formule de Michel de Certeau, « l’éclair de la mémoire brille dans l’occasion ».

mots-clés  : Patrick Williams, oralité, temporalité, kairos, jazz, Tsiganes, Manouches, Django Reinhardt, musique

Abstract

The Palace of Memory : A tribute to Patrick Williams

Patrick Williams, who died on January 15, 2021, was a foremost student of Gypsy (Roma) communities. But he was also a jazz anthropologist, a playwright, a man of letters, a man of the stage ... By relying on the two books that open and close his career, this article shows how, through these multiple activities, Williams was above all the anthropologist of a certain form of temporality inherent in orality which is kairos, that art of time in which, to use a phrase by Michel de Certeau, "the flash that is of memory shines through."

Key Words  : Patrick Williams, orality, temporality, kairos, jazz, Gypsies, Manouches, Django Reinhardt, music

Sommaire

Patrick Williams, anthropologue du Kaïros

Patrick Williams est mort le 15 janvier 2021. À sa mort, la presse et les réseaux sociaux l’ont présenté comme le grand ethnologue des Tsiganes. Ce qui est vrai. Avec quelques autres anthropologues tels que Judith Okely, Michael Stewart, Alain Reyniers ou encore Leonardo Piasere [1] avec lequel il ne cessa d’échanger, il a participé dès les années 1980, non pas au renouveau de l’ethnologie des Tsiganes, mais plutôt à son invention. Patrick Williams avait auparavant partagé bien des moments de sa jeunesse avec les Manouches de la Creuse, des familles avec lesquelles il est toujours resté en contact, puis il s’était marié avec Juliette, rom kalderash de Paris, et était devenu ainsi un chef de famille amené à agir dans les affaires des Roms. Sa recherche a donc toujours reposé sur une constante et intense observation participante, aussi bien auprès des Manouches que des Roms [2], double compétence qui est exceptionnelle. Respecté par tous les chercheurs qui travaillent sur ce champ, il en est incontestablement, au niveau mondial, une des figures majeures.

Pourtant, Patrick Williams consacra sa vie de chercheur et d’intellectuel à bien d’autres domaines qui n’ont été que peu évoqués dans les nécrologies et hommages divers qui ont suivi sa disparition.

Il fut en effet un anthropologue du jazz et, avec son compère Jean Jamin, ils furent même les inventeurs de ce nouveau domaine puisque, après avoir dirigé le numéro « Jazz et anthropologie » [3] de la revue L’Homme (Jamin et Williams 2001), ils animèrent pendant huit ans un séminaire portant sur cette problématique et qui déboucha sur la publication de Une anthropologie du jazz aux éditions du CNRS, fruit de la réflexion des deux chercheurs (Jamin et Williams 2010) [4].

Mais Patrick Williams fut également un homme de lettres et un homme de scène, se produisant dès 1996 dans Les 36 tangos, spectacle dans lequel il lisait un texte dont il était l’auteur, tout en étant accompagné par son ami le guitariste Raymond Boni, deux danseurs, et la chorégraphe Geneviève Sorin [5]. Il a ensuite écrit la pièce de théâtre Mangimos [6] tirée de sa thèse sur le mariage des Roms kalderash de Paris, mise en scène à Marseille par Xavier Marchand et interprétée par des acteurs roms. À partir de 2010, il fit des lectures du très étonnant ouvrage Les quatre vies posthumes de Django, accompagné là encore par Raymond Boni et son fils Sébastien à la contrebasse [7].

Une telle variété d’expressions pourrait être comprise comme une somme d’intérêts divers de la part d’un homme aussi curieux que talentueux.

Cela aussi est vrai, si ce n’est que toutes ces activités peuvent être aussi considérées comme le résultat d’une même et constante recherche et ce sera la thèse de cet article.

En effet, de mon point de vue, au-delà de l’ethnologie des Tsiganes, au-delà de l’anthropologie du jazz, au-delà de son activité d’homme de lettres et d’homme de scène, Patrick Williams, dont la vie et l’œuvre ne cessèrent de se confondre, fut aussi de manière plus enveloppante l’analyste d’une certaine forme de temporalité. Il fut plus précisément l’anthropologue – je n’en connais pas d’autres - de cet aspect particulier du temps qu’est le « Kaïros » et que l’historien François Hartog définit ainsi :

Avec Kairos entre en scène un temps qualitativement différent de Chronos (le temps qui passe et qu’on mesure) : il ouvre sur l’instant et l’inattendu, mais aussi sur l’occasion à saisir, le moment favorable, l’instant décisif. (Hartog 2020  : 22).

Afin de développer cette idée, je vais m’appuyer principalement sur les écrits de Patrick Williams qui portent à la fois sur la personne et sur le personnage de Django Reinhardt. En effet, Patrick Williams a dirigé de nombreux travaux collectifs, écrit de très nombreux articles mais, si l’on excepte Mariage tsigane qui était la publication de sa thèse (Williams 1986), il n’écrivit que de quatre livres, Django paru en 1991, suivi de près en 1993 par Nous, on n’en parle pas. Les vivants et les morts chez les Manouches, puis en 1996 par Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques, œuvre de commande, et enfin, bien plus tard, en 2010, le très étonnant Les quatre vies posthumes de Django Reinhardt, Trois fictions et une chronique.

Ces deux ouvrages consacrés à Django qui ouvrent et closent l’activité de Patrick Williams en tant qu’auteur de livres - de son vivant du moins [8] - réunissent, sous des formes et des statuts très différents, les grands traits de la recherche effectuée par l’anthropologue. Ils rassemblent, croisent et entrecroisent tout au long des pages une réflexion générale qui aborde : la question des Tsiganes comme faisant totalité ou bien comme étant dispersés à l’infini, le couple Tsiganes-Gadjé comme ne faisant qu’un seul corps au sein de la société et surtout, l’invention de mondes nouveaux qui peut jaillir de cette rencontre, capacité créatrice qui se manifeste entre autres à travers le phénomène de l’improvisation.

Aussi, à la croisée de ses travaux sur les Tsiganes et sur le jazz, c’est à travers la personne de Django, puis de ses doubles fictionnels, que Patrick Williams s’affirme comme l’anthropologue de cet art du temps qu’est le « Kaïros ».

Patrick Williams et la musique

La vie et l’œuvre de Patrick Williams sont totalement liées à la musique. S’il n’a jamais pratiqué lui-même d’instrument, il était doté d’une capacité d’analyse très fine qui pouvait porter aussi bien sur la construction d’un morceau, d’un solo, voire même, comme souvent dans Django, sur des données techniques telles que le coup de poignet du guitariste. De plus, comme tous ceux qui l’ont connu peuvent en témoigner, Patrick Williams était doté d’une mémoire remarquable.

Ses goûts musicaux étaient étendus même s’ils couvraient bien sûr avant tout l’ensemble de l’histoire du jazz, genre qu’il avait découvert, tout jeune adolescent, lors d’un concert de Ray Charles à Paris en 1961 et dont il était ressorti enthousiaste [9]. Il avait acquis depuis lors une connaissance encyclopédique du jazz et en écoutait toujours en travaillant dans son bureau. Il s’avérait aussi érudit sur les prémisses du genre dans les années vingt que sur des musiciens très audacieux tels que Cecil Taylor, dont il était un grand amateur, ou encore le saxophoniste ténor David Murray [10], tout en maîtrisant parfaitement l’œuvre de Duke Ellington, etc.

Il s’est bien entendu intéressé également aux musiques produites par des Tsiganes. Il avait dirigé en 1995, la thèse de Caterina Pasqualino sur le chant gitan à Jerez de la Frontera et s’était alors penché de plus près sur le cante jondo. À la fin des années 1990 et à la suite de la publication d’un disque que j’avais produit, Latcho Dives, Musiciens manouches en Béarn, il m’avait demandé, outre le disque lui-même, une copie des morceaux qui n’avaient pas été retenus par la maison de disques, matériau qu’il analysa dans un article paru en 2011 et dans lequel, là encore, il s’interrogeait sur les Tsiganes en tant que totalité et diversité (Williams 2011 : 7-24).

Par ailleurs, à la suite d’un projet initié par la Cité de la Musique, il séjourna en Hongrie avec sa femme pour y étudier les musiques des Tsiganes, ce qui donna lieu à un passionnant petit livre, malheureusement épuisé, Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques, accompagné d’un CD qui témoigne de la très grande diversité des musiques des Tsiganes de Hongrie et donc de leurs cultures. On retrouve ici à l’étude ce même paradoxe de la totalité et de la dispersion. Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à la description d’un repas pris, avec l’ami hongrois qui les avait accueillis en Hongrie [11], dans un petit restaurant de Budapest où se produisait un musicien rom jouant du cymbalum. Celui-ci, comprenant qu’ils étaient français, interpréta tout d’abord des standards français tels que « Les moulins de mon cœur », « Sous le ciel de Paris », « Les feuilles mortes », etc., puis, apprenant que Juliette, la femme de Patrick Williams, était une Rom kalderash d’origine russe, le musicien se mit à jouer des airs russes qu’il fit suivre par « Djelem Djelem », thème désigné comme « l’hymne tsigane » lors du premier congrès mondial tsigane qui s’est tenu à Londres en 1971 et qui avait donné naissance à des mouvements pan-romani. La totalité là encore mais associée à la diversité lorsque le musicien conclut la soirée sur un ultime morceau qui avait de quoi ravir Patrick Williams : « Nuages » de Django Reinhardt.

Django

Django paraît en 1991 [12]. Auparavant, en plus de quelques articles, Patrick Williams avait publié sa thèse sur le mariage tsigane et dirigé l’édition Tsiganes : identité, évolution (Williams 1989), actes d’un gros colloque qu’il avait organisé avec Évelyne Pommerat pour la revue Études Tsiganes.

Il n’y a donc pas de prémices visibles à Django, ouvrage qui surgit, titré d’un seul prénom, ou plutôt d’un seul « lap », le nom intime des Manouches [13] et qui signifie en manouche, nous dit l’auteur dans la dernière phrase de l’ouvrage : « Je réveille ».

Lorsque le livre parut, outre les très nombreux articles d’Alain Antonietto, publiés pour la plupart dans la revue Études Tsiganes, et la mention du guitariste dans des ouvrages généraux ou dictionnaires portant sur le jazz, il n’existait alors sur ce sujet guère que la monographie de Charles Delaunay, Django mon frère (Delaunay 1968), qui constitue une biographie très renseignée de Django suivie par celle de Roger Spautz (1983). Par contre, à partir des années 1990, comme le signale Patrick Williams dans la « Chronique » des Quatre vies posthumes de Django, les ouvrages vont se succéder tant en France qu’à l’étranger, donnant même lieu en 2012 - mais il l’ignorait au moment de la rédaction de l’ouvrage - à une exposition sur l’artiste au Musée de la musique [14], puis en 2016 au film d’Étienne Comar, Django, avec comme acteurs principaux Reda Kateb et Cécile de France.

Le premier chapitre de Django qui s’intitule « Manouche » est suivi, après quelques lignes d’introduction du sous-titre « Les Tsiganes et le jazz ». À l’ouverture du livre, le lecteur passe donc du nom « unique » d’un personnage célèbre tel qu’il est inscrit sur la couverture, à son appartenance au sous-groupe ethnique qui est celui des Manouches puis, quelques lignes plus bas, à une entité plus vaste, celle des Tsiganes. Cette articulation entre un individu, sa communauté familiale et un ensemble plus large inscrit tout de suite l’ouvrage dans le domaine de l’anthropologie plutôt que dans celui du genre biographique.

Ainsi, Django propose dès la première page de réfléchir à une problématique de type anthropologique dans laquelle interagissent non seulement les Tsiganes avec ceux qui ne le sont pas, les Gadjé donc, mais qui se complexifie du fait que lesdits Tsiganes n’existent qu’à travers la dispersion de multiples groupes composés eux-mêmes d’individus singuliers dont certains, tel Django, peuvent même parvenir à une notoriété mondiale.

Or, les Manouches ne prononcent pas publiquement ou à voix haute le nom de leurs morts, thème central de Nous, on n’en parle pas. Les vivants et les morts chez les Manouches (Williams 1993). Chaque « lap » doit donc se différencier de celui d’un défunt et apparaître comme étant toujours unique pour éviter d’appeler le mort en nommant le vivant, du moins au sein de la société de connaissances. Dès lors, et de par l’unicité de son nom, loin de se fondre dans la communauté, chaque Manouche est doté d’une identité particulièrement « forte », ce qui signifie que le groupe doit être sans cesse considéré comme étant avant tout un réseau actif d’individus. Dans le cas de « Django », l’effet est d’autant plus étendu que, du fait de sa notoriété imposée par les Gadjé, « Django » est un lap particulièrement unique. Le titre suggère donc que toute anthropologie des Tsiganes doit prendre en compte la puissance et l’unicité de l’individu et peut-être même partir de lui avant de se prononcer sur les particularités des communautés dont il est issu. C’est ce qu’a fait Patrick Williams en publiant tout d’abord Django, puis deux ans après, Nous, on n’en parle pas. Les vivants et les morts chez les Manouches.

La complexité décrite par Patrick Williams dans ce premier livre révèle donc un jeu d’échanges très intenses, indispensables à la création de chefs-d’œuvre, dans lesquels interagissent : un homme (Django), sa communauté familiale (les Manouches), d’autres hommes issus de communautés familiales possédant un certain nombre de points communs mais aussi tout autant de différences, comme les frères Ferret (« Gitanes »), et enfin un certain nombre de personnes qui ne sont pas Tsiganes mais qui se reconnaissent les uns les autres en tant que musiciens de jazz ou simplement en tant qu’amis (comme Charles Delaunay, par exemple), etc.

Dès 1991, le sous-titre « Les Tsiganes et le jazz » annonce une autre préoccupation qui ne va cesser d’animer son auteur puisque le dernier colloque qu’il organisa, en mai 2012 à Angers, s’intitulait « Les musiques tsiganes et le jazz » [15]. Celui-ci était une fois de plus placé sous l’ombre de Django, étant donné que Patrick Williams avait proposé en préalable à chacun des participants de choisir un morceau tiré de l’œuvre du guitariste et de le commenter ensuite [16].

Tsiganes, jazz, création, transmission

Dès les premières pages de Django, Patrick Williams souligne l’importance dans le jazz de l’usage de l’emprunt, donnant pour exemple Billie Holiday qui, au-delà de quelques morceaux écrits pour elle ou composés par elle [17], a surtout chanté des bluettes de « Tin Pan Alley » [18], qu’elle savait transformer en blues alors que rien dans leur structure ou dans leurs textes ne pouvait évoquer ce genre.

Le phénomène de l’interprétation d’un objet culturel qui prend le pas sur sa reproduction à l’identique est bien l’apanage des cultures orales. Ceci ne signifie pas pour autant que les musiciens de jazz évoqués ne savent pas lire une partition ; certains d’entre eux sont très savants en la matière, mais ils doivent faire appel à chaque fois qu’ils jouent un morceau, aux ressources que leur offre la culture orale [19] afin d’échapper à toute copie conforme de ce thème [20]. Patrick Williams fait alors le lien avec les Tsiganes car, comme dans le cas de la culture noire américaine mais ici pour des raisons différentes, la culture des Tsiganes relève d’une double opération : celle de l’emprunt d’un objet culturel suivie de celle de son interprétation, laquelle, à chaque fois, provoque un écart par rapport à l’original, marquant de ce fait à la fois une appartenance aux sociétés européennes et un pas de côté.

L’emprunt, alors même qu’il semble conduire à la ressemblance, devient ce qui permet de mesurer le décalage et nourrit la résistance. La manière dont s’édifie cette résistance et ce qui l’exprime (la musique participe des deux dimensions) montre bien où se joue la vie de ces groupes : non pas en dehors ou en face des cultures qui les dominent mais en leur sein même. (Williams 1991 : 9)

Patrick Williams va conceptualiser cette observation et l’étendre à tout acte culturel tsigane à travers son concept de « jeu romanes », et ceci en partant de la conception de la langue chez les Tsiganes qui est loin d’être considérée chez eux comme relevant de la « Romani Çib », c’est-à-dire « la langue des Roms ». Il observe que les Tsiganes disent parler « romanes », ce qui signifie « à la manière des Roms ». Ainsi, le « jeu romanes » renvoie toujours à la manière dont les Tsiganes, entre eux, font usage de… tout.

Dès lors, qu’est-ce qui fait « tradition » [21] ? Le « jeu romanes » ? Certainement. Mais aussi, comme nous allons le voir, un certain usage de la mémoire.

Manouches

Patrick Williams est donc, comme évoqué plus haut, l’auteur de quatre livres et, si l’on met de côté l’ouvrage consacré aux musiques des Tsiganes de Hongrie qui est une œuvre de commande, on remarque que les trois autres portent sur les Manouches. C’est le cas des deux ouvrages qui parlent de Django Reinhardt et bien sûr de Nous, on n’en parle pas. Les vivants et les morts chez les Manouches. De même, le spectacle les 36 Tangos, dont nous n’avons pour l’instant aucune trace, rendait hommage à un Manouche de la Creuse, un ami de Patrick Williams, plus âgé que lui, et qui avait été fait prisonnier par les Allemands durant la guerre. À son retour, cet homme s’était mis à improviser des chansons à tout bout de champ (de chant ?), faisant penser pour la plupart à des textes surréalistes, et dont l’une s’intitulait « Les 36 tangos » [22].

On pourrait alors s’étonner que Patrick Williams ait consacré ses livres et productions scéniques aux Manouches [23] alors qu’il vivait, au quotidien, au sein d’une famille de Roms kalderash de Paris.

La lecture de Souvenirs, premier volume de son ouvrage posthume décrit bien les multiples différences qui existent entre ces communautés. Le premier chapitre évoque un vieux Manouche, le père Lafleur, habitué très discret du café de la grand-mère de Patrick Williams à Gouzon dans la Creuse, qui fume, boit un petit coup, récupère les mégots dans les cendriers, se tait, et c’est tout.

Dans le chapitre suivant, le climat est tout autre, il s’agit de la rencontre de Patrick Williams, au début des années 1970, avec les Roms kalderash de Paris à l’occasion d’une « paciv », une fête organisée pour faire honneur à des Roms kalderash d’Argentine de passage. La description est éblouissante, les personnages y sont nombreux. Y figurent des tables dressées et couvertes de plats et de bouteilles, les robes multicolores des femmes, les bijoux des uns et des autres, des colliers de pièces d’or, les discours successifs des hommes qui trinquent au bonheur d’être ensemble, l’abondance d’alcools, les enfants qui courent dans tous les sens, les chants, les danses…

Puis, au troisième chapitre, nous sommes de retour dans la Creuse, avec ses amis Manouches. Patrick adolescent, puis jeune adulte, erre avec son copain Nini, un jeune Manouche, dans la vieille camionnette Peugeot de ce dernier pour essayer de repérer le toit de caravanes qui émergeraient au-dessus d’une haie. On va chez les uns, chez les autres, on parle un peu, on se tait puis on s’en va à la rencontre d’autres Manouches eux aussi dispersés dans la campagne. Pas de robes multicolores, pas d’étalage de richesse, pas de grandes démonstrations d’amitiés, mais tout au contraire une discrète réserve, quelques mots à peine, beaucoup de silence.

Et c’est pourtant aux Manouches, si peu visibles, si taiseux auxquels Patrick Williams consacre ses livres, et il se peut que ce soit précisément parce que les Manouches, contrairement aux Roms et aux Gitans, sont dépourvus de « tradition » [24]. En effet, chez eux, c’est plutôt l’exercice d’une mémoire, agissant comme réservoir pour une constante réinvention du monde qui fait office de tradition. Et Nous, on n’en parle pas. Les vivants et les morts chez les Manouches ne nous parle que de ça : de la fécondité de la mémoire.

Paul Ricœur, dont Patrick Williams était un grand lecteur, note à propos de celle-ci :

Les Grecs avaient deux mots, mnémé et anamnésis, pour désigner d’une part le souvenir comme apparaissant, passivement à la limite, au point de caractériser comme affection - pathos - sa venue à l’esprit, d’autre part le souvenir comme objet d’une quête ordinairement dénommée rappel, recollection. (Ricœur 2000 : 4).

À lire l’œuvre de Patrick Williams, la distinction proposée par Ricœur est opérante : chez les Manouches, il n’est nullement question d’anamnésis, ce pénible et laborieux « travail de mémoire » cher à certains de nos historiens et qui prend même la forme de « devoir de mémoire » lorsque les responsables politiques veulent s’en mêler (Gensburger et Lefranc 2017). Ce qui compte, c’est bien la mnémé, ce souvenir qui flotte, passivement, et qui ne demande qu’à surgir pour peu qu’on l’appelle. Et c’est à travers le personnage de Django Reinhard dans Les quatre vies posthumes, trois fictions et une chronique que Patrick Williams va développer longuement et de manière sensible ce rapport au temps qui permet à l’invention d’apparaître tout d’un coup comme émergeant des limbes, lointain séjour de la mémoire.

Trois fictions et une chronique

À partir de 2010, Patrick Williams met fin à son activité de « tsiganologue » savant, lui dont on attendait avec inquiétude le verdict dans les colloques portant sur ces questions, il ne publie plus d’articles au sein de revues scientifiques, il refuse toute invitation de type académique et, mise à part une tournée de conférences au Japon sur le jazz manouche en compagnie de Tchavolo Schmitt et de son groupe, il n’accepte désormais d’intervenir que pour des lectures musicales d’extraits de Les quatre vies posthumes de Django Reinhardt, trois fictions et une chronique.

Paru en 2010, l’ouvrage a de quoi troubler. Il est composé de trois fictions signées d’hétéronymes dans lesquelles Django Reinhardt aurait survécu à son coma de 1953. Une « Chronique » conclut le livre, signée Patrick Williams, qui n’est peut-être qu’un hétéronyme de plus. En effet, le lyrisme et la fantaisie dominent dans les fictions et l’enthousiasme du lecteur vient brusquement buter contre l’austérité de cette dernière partie qui se présente comme le travail érudit d’un ethnologue pointilleux et soucieux de précision. Il est difficile de ne pas croire que Patrick Williams ait voulu forcer le trait et sur-jouer le rôle austère du chercheur de type académique qu’il était aussi. On songe bien sûr à Pessoa, comme chaque fois qu’il est question d’hétéronymes, si ce n’est que l’ouvrage global est bien signé Patrick Williams.

Le statut de ce document est bien difficile à définir. Il ne s’agit pas d’une biographie car le personnage principal est déjà mort aux époques où se déroulent les récits de sa vie. Il pourrait passer pour un ensemble de nouvelles fantaisistes à la manière des Vies imaginaires de Marcel Schwob si la « Chronique » ne venait nous signifier clairement qu’il s’agit là d’un ouvrage d’anthropologie. Où est la fiction et où est l’analyse scientifique ? [25]

En l’occurrence, dans les Quatre vies posthumes de Django Reinhardt, Patrick Williams passe tout d’abord par l’usage du sensible dans les trois nouvelles, pour articuler ensuite son propos avec l’analyse. Plutôt que de s’appuyer sur des textes littéraires évoquant des Tsiganes, déjà publiés et qui tombent toujours dans de regrettables travers « exotisants », Patrick Williams, très conscient de la puissance cognitive des fictions, a préféré en être lui-même l’auteur afin de rester parfaitement maître de leur dimension anthropologique.

Ayant peut-être mesuré pour sa part les limites du discours savant appliqué à son travail d’ethnologue, Patrick Williams recourt à la fiction qui permet à l’auteur comme au lecteur d’« expérimenter les possibles » de l’ethnologie [26]. Et le champ s’ouvre à nouveau.

Un an après la parution de Les Quatre vies posthumes de Django Reinhardt, dans Journal d’un SDF, Ethnofiction, Marc Augé propose de définir l’ethnofiction, comme « un récit qui évoque un fait social à travers la subjectivité d’un individu particulier » (Augé 2011 : 8). Cette définition pourrait éclairer la démarche du livre de Patrick Williams si ce n’est que le fait social en question est difficile à identifier. Quel est-il au juste ? Peut-être ce que nous dit le personnage de Django d’une altérité possible au sein de notre quotidien ; ceci parce qu’il est Django, parce qu’il est un musicien hors du commun mais aussi et surtout ici parce qu’il est manouche. Et c’est bien ce qui fascine Patrick Williams depuis sa rencontre avec les Tsiganes, à savoir que : « les Tsiganes montrent que dans le monde, il est possible de construire d’autres mondes » (Williams 1994 : 7). En ce cas, Django constituerait à lui seul une allégorie de ces autres mondes possibles et leur exploration ne pourrait vraiment se faire que par la fiction.

Le temps qui passe, le temps qui surgit : « Sensationnel ! Un concert de Django Reinhardt et Thelonious Monk en duo »

La première histoire de l’ouvrage est signée Guy Leclère, journaliste [27]. Elle se déroule en 1964 alors que ce journaliste qui travaille dans un journal spécialisé dans le jazz [28] est délégué pour interviewer Django Reinhardt avant qu’il ne partage un concert avec Thelonious Monk. Les deux hommes dérivent dans Paris, de Clichy à Saint-Ouen, ils remontent la rue Lefort, débouchent place de La Chapelle, remontent vers Barbès, dans des rues populeuses très soigneusement décrites ; de faux souvenirs musicaux de ce faux Django sont évoqués tandis qu’ils observent une dame qui sort du Monoprix. On boit une bière au Jaurès, on mange au Bœuf couronné, plus tard on assiste à un concert au Caveau de la Huchette, avant de se retrouver au petit matin à Samois, puis de repartir. C’est à une mémoire du jazz mais également à celle du Paris du milieu des années 1960 que Patrick Williams se réfère à travers des souvenirs personnels de sa vie d’étudiant.

On pense à Jacques Réda, autre poète, « allumé du jazz » et plus particulièrement à son livre Le citadin (Réda 1998), mais on sait également que, Patrick Williams, ce grand amoureux des villes fut longtemps directeur du Laboratoire d’Anthropologie Urbaine (CNRS) basé à Ivry.

Dans cette première fiction, en fait d’interview, « ce fut justement une conversation, un échange », et le tout sans prise de notes, nous dit le journaliste Guy Leclère qui commence à ressembler furieusement à un anthropologue. Les heures et les jours passent, les phrases s’enchaînent toutes chargées d’innombrables noms propres de lieux et de musiciens, de commentaires sur telle interprétation d’un standard, ou sur la manière de jouer de Lucky Thomson ou de Bud Powell, que Django, infatigable marcheur, extrait de sa mémoire. Puis, enfin, arrive la rencontre tant attendue au Royal Albert Hall des deux génies, Django et Monk qui, ayant à peine répété et sans se consulter, font de ce concert un triomphe. Tout se passe dans cette nouvelle comme si cette très longue accumulation de mémoire allait soudain se transformer en un acte créateur fait d’une improvisation totalement partagée par deux hommes qui « savent ».

Cette première histoire s’inscrit, dans l’esprit du Django de 1991 (on y parle musique et musiciens), mais surtout dans celui de la dernière période de Django, celle où il a pris ses distances avec le Quintette du Hot Club de France pour rejoindre les jeunes musiciens bop du début des années 1950, Maurice Vander, Martial Solal, Pierre Michelot… Cette évolution de Django vers une musique aussi novatrice à l’époque que celle du Be bop de Charlie Parker et Dizzy Gillespie, sur laquelle Patrick Williams insistait à chaque fois qu’il parlait de Django, fut interrompue par sa mort soudaine en 1953. Ce dont il est beaucoup question, tant dans Django que dans cette nouvelle, c’est du génie créateur des musiciens de jazz tel qu’il s’exprime dans la capacité du soliste à avancer seul, traçant sa propre voie tandis que le reste de l’orchestre le soutient.

On pourrait alors penser que de telles descriptions nous éloignent de l’anthropologie des Tsiganes au profit de celle du jazz mais le lien existe bel et bien et va se préciser bien plus tard, lorsqu’à la fin de Définitions le deuxième volume de son ouvrage posthume, Patrick Williams, qui continue à réfléchir à la relation entre Tsiganes et Gadjé, utilise une image associant le jazz et l’anthropologie des Tsiganes. Il aurait pu faire référence à une œuvre de Django mais, peut-être pour rendre cette métaphore moins attendue, il fait plutôt appel à celle du guitariste noir américain Charlie Christian jouant « Solo Flight » avec l’orchestre de Benny Goodman. Il dit [29] :

L’arrangement de Jimmy Mundy ne prévoit pas un jeu de questions-réponses. Il ne prévoit en fait aucun espace pour la guitare. L’orchestre joue de manière continue durant les 2’47 de l’enregistrement, suit son chemin sans s’occuper de la guitare. Celle-ci trouve toute seule ses espaces, tantôt dans les interstices de ce que joue l’orchestre tantôt en survolant l’ensemble.

Et la guitare chante.

À certains moments, elle émerge et survole : à d’autres elle semble submergée et disparaît… pour mieux ressurgir un peu plus loin. Comme un bouquet de fleurs emporté par le courant qui apparaît et disparaît au gré des soubresauts de la rivière.

La guitare : les « Romanos »

L’orchestre : les « Gadjé », la société

La guitare chante.

Ce chant n’est pas une chose en supplément. Un phénomène dont on aurait à évaluer le caractère de vérité ou de fausseté. Il est là, il retentit. Avec discrétion ou avec éclat, il s’impose dans le réseau. » (Williams 2020b : 194).

L’improvisation, cet art du temps partagé aussi bien par les musiciens de jazz que par les Tsiganes qui consiste, pour reprendre les termes d’Hartog cités plus haut à propos du « Kaïros », « à ouvrir sur l’instant et l’inattendu, sur l’occasion à saisir », n’existe que par rapport à un continuum, le « Kronos » (ici l’orchestre de Benny Goodman), qu’il soit linéaire ou cyclique. La surprise n’a d’existence que sur fond d’attendu. C’est tout le sens de l’improvisation en jazz, mais également de cette capacité qu’ont les Manouches de se saisir de l’occasion. Et c’est un autre historien, Michel de Certeau qui, sans parler de Kaïros ou de Tsiganes, nous en décrit le processus. Dans Les arts de faire, De Certeau distingue deux manières d’agir qu’il nomme la stratégie et la tactique et, concernant cette dernière, en arrive à disserter sur la métis, la ruse, et il précise :

La métis mise en effet sur un temps accumulé, qui lui est favorable, contre une composition du lieu, qui lui est défavorable. Mais sa mémoire reste cachée (elle n’a pas de lieu repérable) jusqu’à l’instant où elle se révèle, au « moment opportun », d’une manière encore temporelle bien que contraire à l’enfouissement dans la durée. L’éclair de cette mémoire brille dans l’occasion. (Certeau 1990 : 126)

Django ainsi que cette première histoire des Quatre vies posthumes de Django Reinhardt sont consacrés, entre autres, à cet effet de fulgurance créatrice qu’est l’improvisation. C’est dans la nouvelle suivante, « A room with view  », que le personnage de Django nous aide à mieux appréhender ce phénomène.

Le temps qui passe, le temps qui émerge : « A room with view », 43e étage

Cette deuxième fiction est signée James D. Cszernynk, critique littéraire. Django et Naguine, son épouse, vivent désormais à New York, tout en haut d’un gratte-ciel. Django ne joue plus de jazz mais, entouré de machines, y devient « le plus grand compositeur de musique électro-acoustique du XXe siècle » (Williams 2010 : 87). Il rencontre un premier succès avec « Chemins », une suite de onze brèves pièces construites avec des matériaux acoustiques (klaxons, moteurs, gazouillis…) et d’autres qui sont synthétiques. Une telle approche du monde urbain n’est pas sans évoquer cette constante attirance du personnage hybride que devient ici Django-Williams pour la ville et les multiples impressions, qu’elles soient sonores, visuelles, olfactives, à qui se donne la peine d’y donner de l’attention. James D. Cszernynk, commentant alors l’œuvre électro-acoustique de Django Reinhardt nous dit :

Les sons de la musique – de toute musique – font résonner deux univers : celui dans lequel nous sommes en mouvement, disons le monde extérieur, et celui qui gît en nous et qu’une circonstance comme le souvenir, le rêve ou le coma nous offre de découvrir. (Williams 2010 : 100).

Ce « monde qui gît en nous », Django l’aborde alors directement dans son œuvre majeure, qui s’intitule « Les palais de la mémoire ». Bien que ce titre fasse fortement écho au « Manoir de mes rêves » qu’il avait composé dans sa période au sein du Quintette du Hot Club de France, le narrateur précise que ce titre est tiré des Confessions de Saint Augustin. Pour rendre l’appropriation crédible, Django étant analphabète, Cszernynk nous précise que Django avait trouvé ce terme dans une critique publiée à son propos. Il s’ensuit alors une description de multiples images qui émergent de la mémoire de Django, les roulottes de son enfance, les concerts au Club Saint-Germain, son long coma en 1953, autant d’impressions qui prennent forme et deviennent un chef-d’œuvre dans « Les palais de la mémoire ». Et l’on comprend alors combien ce titre reste fidèle à la métaphore de Saint-Augustin qui nous dit :

Dans ce même secteur de ma mémoire, je conserve distinctement et sans aucune confusion toutes les espèces qui selon leurs divers genres y sont entrées, chacune par la porte qui leur est propre, comme la lumière, toutes les couleurs et toutes les figures des corps par les yeux ; tous les sons par les oreilles ; toutes les odeurs par le nez ; toutes les saveurs par la bouche ; et, par l’attouchement répandu dans tout le corps tout ce que est dur ou mol, chaud ou froid, doux ou rude, pesant ou léger, soit qu’il entre dans nous, ou bien que nous le touchions (…) Tout ceci se passe en moi-même dans ce grand palais de ma mémoire. (Saint-Augustin 1993 : 344).

Savoir laisser émerger un tel matériau de sa mémoire pour lui donner forme, tel est donc fondamentalement le processus créateur de Django. « Mon travail, dit Django, c’est de regarder par la fenêtre » (Williams 2010  : 100). Et Cszernynk nous précise : « Son travail, était d’être en éveil. D’observer et d’écouter. Écouter le moment présent et écouter les souvenirs » (Williams, 2020 : 101). Mais de quoi parle donc ce narrateur, de l’activité d’un Django fictif ou de celle de l’ethnologue qui se doit, tel que nous l’a montré Patrick Williams dans ses multiples travaux, d’observer, d’écouter le présent et ses souvenirs ? « Souvenirs » est également le titre du premier volume de son œuvre posthume, lequel repose entièrement sur sa mémoire ; on peut en effet douter qu’adolescent ou tout jeune homme, il n’ait suivi laborieusement, le carnet de moleskine à la main, les préceptes donnés par Marcel Mauss dans son Manuel d’ethnographie. On comprend alors que dans cet ouvrage de Patrick Williams, Django n’est plus ici la simple allégorie de ces autres mondes que nous proposent les Tsiganes. Il est aussi une porte, un entre-deux, une frontière considérée comme espace de rencontres, il est, non pas seulement une figure de l’ethnologue Patrick Williams mais également la position de l’ethnologie elle-même.

Le temps qui passe, le temps en suspens : « Sous une pluie de fleurs d’acacias »

La dernière fiction a pour auteur Bertrand Journens, romancier. Elle s’ouvre sur une très longue description du coma auquel Django aurait survécu. Une avalanche d’impressions, de souvenirs, de présences floues de membres de sa famille semble alimenter un état flottant qui l’amène lentement mais progressivement, une fois réveillé et dans les années qui suivent, à prendre ses distances avec le jazz, avec la célébrité, avec les Manouches, les amis. Il apprend, très contrarié, qu’une maison de disques a entrepris une anthologie de ses enregistrements. Ceux qui, en 78 tours, restaient à ses yeux une pièce éphémère destinée à disparaître se voient compilés maintenant en 33 tours. « Django pensait qu’il fallait laisser à ce que jouent les musiciens le droit de se perdre » nous dit Bertrand Journens, ajoutant :

le destin de toute musique est de s’éloigner de celui qui l’a créée et de ceux qui l’ont entendue. Puis de disparaître (…) L’évanouissement est l’horizon de toute musique. (Williams 2010 : 202)

Une question le taraude, de plus en plus, celle qui lui permet de sortir de ce temps cyclique, celui qui le fige dans un personnage légendaire, celui de la reproduction du même, y compris là où l’événement que représente chacune de ses prestations est déjà attendu. Il sait alors « qu’un jour il sortira de ce cercle, (et) le temps linéaire déposera devant tout ce qui est neuf » (Williams 2010 : 180). Le temps, toujours.

Et Django cesse de jouer. Avec Naguine, ils s’installent à Charonne évitant de plus en plus les visites d’amis ou de membres de la famille. Il s’agit de « disparaître en imposant une présence ordinaire en accomplissant tous les jours les mêmes gestes aux mêmes endroits » (Williams 2010 : 207) comme en s’installant, par exemple, de manière régulière à la même terrasse de café pour y commander la même consommation, en se rendant dans la même épicerie de quartier, etc. Et puis Django se met à marcher. Il parcourt la ville, de Nation à Clichy, d’Alexandre Dumas à Ménilmontant, Belleville, Stalingrad… Il se mêle à la foule des marchés, se rassasie de couleurs, d’odeurs et de voix aux accents divers : « Qu’ils soient arabes, juifs, africains, européens, « chinois »… les jours de marché, les corps se tutoient et trouvent là de quoi nourrir leurs appétits. » (Williams 2010 : 212).

Nous n’avons ici nullement affaire à une description pour guide touristique ou pour nostalgiques d’un Paris fantasmé. Ces errances ont une autre fonction et c’est le personnage de Django qui s’en explique auprès de sa femme :

« J’ai marché en réfléchissant », s’excusait donc Django quand il se découvrait incapable de répondre aux questions de Naguine qui l’interrogeait sur ses promenades dans Paris : glisser sur l’eau était certainement pour lui une manière de s’enfoncer encore davantage dans la dimension onirique de la déambulation. (Williams 2010 : 209).

Une telle attitude pourrait laisser croire que Django a renoncé à ce jaillissement d’émotions enfouies et mises instantanément en forme, soit ce qu’il fit tout au long de son activité musicale et particulièrement dans ses improvisations. Mais c’est ignorer qu’une telle disposition est lacunaire : le musicien de jazz, tout comme le Manouche dans sa vie ordinaire, n’est pas constamment prêt à laisser surgir une telle inspiration et ceci explique peut-être les nombreuses défections de Django à plus d’un concert. Ce qui était attribué aux caprices d’un musicien fantasque, relevait peut-être beaucoup plus du fait que Django, tout comme Charlie Parker, Dexter Gordon, mais aussi Tchavolo Schmitt, Camaron de la Isla et tant d’autres, savait que ce soir-là, il ne pourrait pas jouer à son maximum d’intensité. Et donc…

Cette dernière fiction nous rend compte de l’installation du personnage dans un nouveau rapport au temps. Mais loin de renoncer au « Kaïros », jusque-là vécu de manière ponctuelle à travers sa pratique musicale, Django s’installe dans un événement permanent. Tout l’éveille et le ravit : les personnages croisés dans la rue, la couleur du ciel, les étals des marchands de légumes, les nœuds papillon et chemises « qui paraissaient plus irlandais qu’anglais » d’un mystérieux Wilson, la crème fraiche servie à la louche d’un commerçant, les ruades des enfants, le paysage sans cesse mouvant de Paris, de ses rues, de ses boulevards, de ses petites places, de ses platanes et de ses acacias.

Et c’est assis sur un banc près de Charonne qu’un contractuel le découvre un petit matin, mort et couvert de fleurs d’acacias.

Patrick Williams est mort le 15 janvier 2021, non pas couvert de fleurs d’acacias, mais à l’hôpital Lariboisière, là même où Django Reinhardt, il y a près d’un siècle, longuement hospitalisé pour soigner ses brûlures, avait appris à jouer de la guitare.

Patrick Williams a été mon mentor et j’ai eu le plaisir de faire partie de ses amis. Dès l’annonce de son décès, j’ai pensé à lui rendre hommage. Je lui devais bien ça. Tout de suite m’est venue l’idée de parler de son lien avec Django. Ceci était dû bien sûr à ses publications mais également aux nombreux échanges, écoutes partagées de disques de jazz, ou d’anecdotes qu’il m’avait rapportées au cours de repas. J’avais alors compris qu’il y avait là quelque chose qui dépassait la passion de l’amateur de jazz. Mais c’est en faisant le lien entre Django, Nous, on n’en parle pas. Les vivants et les morts chez les Manouches, et enfin Les quatre vies posthumes de Django Reinhardt, trois fictions et une chronique que me sont apparus le thème du temps et plus précisément celui de cette mémoire flottante qui, parfois, se révèle, tel un geyser qui projette une nuée d’eau chaude pour ensuite se rétracter en nous laissant étonnés face à une telle merveille. Ce phénomène est ce qui rend le jazz passionnant, c’est aussi ce que, pour ma part, je peux sans cesse partager avec les Manouches que je fréquente.

Ces écrits sur Django, dont le personnage dans Les Quatre vies posthumes se confond de plus en plus avec la personne de Patrick Williams (vestes en tweed, goût pour les tripes à la mode de Caen, complicité avec Naguine) ouvrent sur une anthropologie tout à fait novatrice de la mémoire dans des cultures de l’oralité, qu’il s’agisse du jazz, des Tsiganes ou de tout autre milieu humain. Initiée dans le cadre d’une approche anthropologique du cas de Django Reinhardt, l’auteur, mesurant les limites d’une approche académique pour traiter d’un tel sujet, a ensuite recours à la littérature pour mieux en faire partager l’amplitude. Pour autant, l’anthropologie est toujours là, dans chaque page, dans chaque paragraphe, car elle est portée par une constante et très fine observation participante de la part d’un homme dont le travail était

d’être en éveil. D’observer et d’écouter. Écouter le moment présent et écouter les souvenirs (Williams 2010 : 101).

add_to_photos Notes

[1Judith Okely a travaillé en Grande Bretagne sur ceux qu’elle désigne comme « Traveller-Gypsies », Michael Stewart (G.B) a fait l’essentiel de son terrain sur les Roms de Hongrie, Alain Reyniers (Belgique) a plus particulièrement dirigé ses travaux sur les Manouches de Belgique, quant à Leonardo Piasere (Italie) il est l’auteur de très nombreux ouvrages sur les Tsiganes.

[2Il s’agit ici de Manouches de la Creuse, ensemble de familles séjournant en France depuis des siècles et vivant pour la plupart en caravanes et de Roms kalderash d’origine russe, vivant à Paris depuis le début du XXe siècle. Bien que relevant « classiquement », de la catégorie « Tsiganes », ces deux groupes, tout comme les Gitans d’origine espagnole, diffèrent par de multiples points.

[3Publication qui faisait suite au colloque organisé en 1999 par l’Association pour la recherche en anthropologie sociale (APRAS).

[4Il s’agit là d’un travail collaboratif étonnant puisque ni la longue et belle introduction, ni la conclusion, ne sont signées, comme si toute référence à deux auteurs distincts devait laisser le pas à une seule entité anonyme, processus qui évoque la question de l’autorat dans le jazz. Cette problématique transparait dans bien des articles de ce volume, qu’il s’agisse de « Standards et standardisation », de « De la biographie et de ses mésusages » (à propos de Billie Holiday), ou encore de « Un héritage sans transmission ». Par ailleurs, il faut avoir les yeux bien affutés pour distinguer, en première note de bas de page, qui est l’auteur de chaque article. Incontestablement, il s’agit bien là de l’œuvre d’anthropologues familiers des traditions orales même s’ils présentent modestement leur travail, en toute fin de l’ouvrage, comme « les réflexions d’un amateur (un amateur à deux têtes) ».

[5Il n’existe pour l’instant, malheureusement, aucune trace ni écrite, ni filmée de cette performance.

[7Pour avoir un aperçu de ce type de performances, voir cet extrait tiré du DVD Raymond Boni, Les mains bleues, un film de Christine Baudillon, Mazeto Square : https://mediakiosque.univ-pau.fr/video/10520-patrick-williams-et-raymond-boni-les-quatre-vies-posthumes-de-django-reinhardt/ Je remercie vivement Mazeto Square de nous permettre de diffuser cet extrait.

[8A cela, il faut rajouter une œuvre posthume et inédite que Patrick Williams, sentant sa fin venir, a tiré en un nombre limité d’exemplaires distribués selon ses vœux à certains proches et chercheurs directement concernés. Ce dernier travail, comprend deux volumes, l’un intitulé Souvenirs, dans lequel il évoque sa rencontre avec les Manouches de la Creuse tout d’abord, puis avec les Roms de Paris, l’autre s’appelant Définitions, travail ethnographique d’une grande rigueur qui porte pour l’essentiel sur une réflexion autour de l’entité « Tsigane ». Bien que n’ayant pas encore été édités, il m’arrivera ici d’y faire parfois référence, tant la réflexion qui y est menée est parfois éblouissante.

[9Je remercie Jean Jamin pour cette information.

[10Lire à ce propos son article, Les trois communautés de David Murray (Jamin et Williams 2010), une belle analyse des multiples domaines musicaux du grand saxophoniste ténor et dont le titre, comme le contenu, résonnent étonnamment avec Les quatre vies posthumes de Django Reinhardt, publié à la même date.

[11Il s’agit de l’anthropologue Csaba Pronaï.

[12Tout d’abord paru aux éditions du Limon, il sera réédité chez Parenthèses la première édition étant épuisée. Les références qui renverront à cet ouvrage sont celles de l’édition des Parenthèses.

[13Pour en savoir plus sur le « lap », voir Treps (2003) mais également mes propres travaux (Poueyto 1997, 2011).

[16Pour ma part, j’avais choisi « Blues clair », si joyeux dans son contenu comme dans son titre, et de ce fait contraire aux propos habituellement tenus sur le blues. Là encore, Django marquait un écart.

[17« God bless the child, Strange fruit, Fine and mellow… » Voir à ce propos Jamin (2010).

[18Tin Pan Alley, littéralement, la « rue des casseroles de cuivres » est un terme utilisé pour désigner toute une industrie musicale des loisirs apparue à New York au début du XXe siècle et dont l’unique enjeu était de faire du profit. Le jazz s’est cependant constamment alimenté de telles bluettes, les transformant souvent en chefs-d’œuvre des chansons comme le firent Thelonius Monk avec « Tea for two », « Smoke into yours eyes », « Just a gigolo » ou John Coltrane avec « My favorite things ». Pour en savoir plus sur ce phénomène, voir Palmer (1978).

[19J’entends ici par « culture orale » un mode de rapport au monde basé sur l’oralité mais qui n’exclut pas pour autant l’écriture ; tout un chacun peut y faire appel selon les circonstances. En cela, l’opposition radicale exposée par Jack Goody (1979) entre culture orale et culture écrite dans La raison graphique doit être très sensiblement nuancée. C’est tout à l’honneur de Goody d’avoir su revenir sur une telle distinction par la suite dans ses différents ouvrages portant sur l’écriture et l’oralité.

[20Les très nombreuses interprétations de « My favorite things » par John Coltrane en sont un bel exemple.

[21Ce terme est très souvent utilisé par Patrick Williams mais il précise en même temps qu’à propos de l’enfance de Django : « Il ne semble pas qu’existe à cette époque de tradition musicale manouche » (Williams 2010 : 227). 

[22Je remercie vivement Raymond Boni pour ces informations.

[23Mise à part, il est vrai, la pièce de théâtre Mangimos évoquée plus haut.

[24On peut lire à l’article « Tradition » du Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie : « La tradition se définit — traditionnellement — comme ce qui d’un passé persiste dans le présent où elle est transmise et demeure agissante et acceptée par ceux qui la reçoivent et qui, à leur tour, au fil des générations, la transmettent » (Pouilhon 1991  : 710).

[25Le numéro 175-176, intitulé « Vérités de la fiction », de la revue L’Homme (2005) est consacré à ce lien entre fiction et connaissance anthropologique. Pour autant, s’il traite principalement de l’usage de fictions déjà existantes par des anthropologues (essentiellement à partir de textes littéraires), il n’aborde pas la question de fictions dont les auteurs sont des anthropologues.

[26Dans un bel article, intitulé « La fiction ou l’expérimentation des possibles », Nancy Murzilli défend l’idée que les fictions littéraires sont « comme des sortes de laboratoires où les possibles sont expérimentés ou plus exactement comme des expériences de pensée » (Murzilli 2002).

[27Il y a là un probable clin d’œil privé à un personnage de fiction de son enfance, Guy L’Eclair n’étant autre que la version française de Flash Gordon dans le Journal de Mickey.

[28Patrick Williams a longtemps collaboré à différentes revues de jazz, telles que Jazz Magazine, Les cahiers du Jazz ou, plus récemment, au très sympathique Les allumés du jazz.

[29Je reproduis ici la mise en page proposée par Patrick Williams dans Définitions (2020b).

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WILLIAMS Patrick, 2020a. Certains personnages inconnus qu’on appelle : Gitans, Tsiganes, Bohémiens, Roms, Rroms, Romanichels, Gypsies, Gens-du-voyage, Romanos, Manouches, Raboins… Volume I, Souvenirs (manuscrit inédit).

WILLIAMS Patrick, 2020b. Certains personnages inconnus qu’on appelle : Gitans, Tsiganes, Bohémiens, Roms, Rroms, Romanichels, Gypsies, Gens-du-voyage, Romanos, Manouches, Raboins… Volume II, Définitions (manuscrit inédit).

Pour citer cet article :

Jean-Luc Poueyto, 2021. « Les Palais de la mémoire. Hommage à Patrick Williams ». ethnographiques.org, Numéro 41 - juin 2021
Ce que la comparaison fait à l’ethnographie [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2021/Poueyto2 - consulté le 19.04.2024)
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