Les animaux utilitaires peuvent-ils se transformer en victimes innocentes ? Ethnographie combinatoire de pratiques confinées en abattoir et en laboratoire 

Résumé

Cet article se penche sur la question de la violence faite aux animaux utilitaires dans des univers confinés que sont l’abattoir et le laboratoire d’expérimentation à travers la mise en œuvre d’une ethnographie combinatoire. L’ethnographie combinatoire est une méthode comparative qui consiste à multiplier les terrains afin de repérer un ensemble de formes d’action se rapportant à une activité générale. Ce mode d’enquête vise à rendre compte des détails propres à chaque cas, mais aussi à généraliser en distinguant, par la comparaison, des points communs et donc des traits généraux. La question des différences entre les « terrains » est également fondamentale car elle ouvre à la compréhension de l’impact des dispositifs qui, s’ils possèdent souvent des caractéristiques communes, demeurent spécifiques à chaque situation. Les résultats d’une telle ethnographie combinatoire concernant la mise à mort des animaux utilitaires révèlent les difficultés qu’ont les acteurs à mettre en œuvre les injonctions à la compassion et à transformer les non-humains en victimes innocentes d’un « sacrifice » nécessaire.

mots-clés : animaux, violence, comparaison, abattoir, mise à mort

Abstract

Can utility animals be transformed into innocent victims ? Combinatorial ethnographies of a slaughterhouse and an experimental laboratory

This paper raises the issue of violence against utility animals in the confined situations of the slaughterhouse and the experimental laboratory through the implementation of “combinatorial” ethnography. Combinatorial ethnography is a comparative method that aims at multiplying field sites in order to identify a set of forms of action relating to a general activity. This mode of investigation aims to account for the details specific to each case, but also to generalize by distinguishing, through comparison, common points and therefore general features. The question of the differences between “situations” is also fundamental because it opens up an understanding of the impact of devices that, although they often have common characteristics, remain specific to each situation. The results of such a combinatorial ethnography concerning the killing of utility animals reveal the difficulties actors have in implementing compassionate injunctions and in transforming non-humans into innocent victims of a necessary “sacrifice”.

keywords  : animals, violence, comparison, slaughterhouse, killing

Sommaire

Les animaux utilitaires et la question de la violence

La question du rapport des hommes aux animaux utilitaires a fait il y a quelques années irruption dans l’espace public. Des vidéos tournées clandestinement dans des abattoirs français et montrant des scènes de violence ont, par exemple, été largement diffusées par une association de défense des animaux, suscitant la controverse [1]. D’autres militants de la cause animale, manifestant devant des laboratoires de recherche sur des primates pour dénoncer le traitement réservé aux cobayes, ont vu leur action amplement relayée par différents médias de grande audience [2]. Dans un certain nombre d’arènes militantes et médiatiques, une représentation de ces lieux comme des univers de violence où les animaux sont livrés au bon vouloir de l’homme s’est imposée. Pourtant, depuis le XIXe siècle, des dispositifs de régulation encadrent ces pratiques et la question du traitement des animaux domestiques fait l’objet d’une réglementation institutionnelle. L’approche ethnographique, qui permet de rendre compte à la fois de l’existence de dispositifs qui encadrent les activités, et des pratiques effectives directement observables, apparaît indispensable afin de comprendre ce qui se joue aujourd’hui autour de la mise à mort des animaux utilitaires. J’ai ainsi mené plusieurs enquêtes ethnographiques dans des lieux où se pose la question du travail sur des animaux utilitaires et celle de leur mise à mort – abattoirs, cliniques vétérinaires, laboratoires d’expérimentation. La perspective défendue est celle de « l’ethnographie combinatoire » (Dodier et Baszanger 1997). Cette démarche comparative consiste à multiplier les terrains afin de repérer un ensemble de formes d’action se rapportant à une activité générale. Le choix d’un type d’activité – faire de la science, soigner, mettre à mort, etc. – constitue le ciment de l’analyse et autorise la variation dans la cohérence.

L’accumulation et le traitement des cas s’apparentent à une jurisprudence ethnographique qui s’enrichit progressivement d’exemples nouveaux pour faire apparaître des formes d’activité et des figures d’articulation nouvelles. (Dodier et Baszanger 1997 : 51).

Dans la perspective comparative propre à l’ethnographie combinatoire, les situations investiguées possèdent entre elles un trait commun : il s’y déroule un même type d’activité, quoique dans des conditions différentes, qui se traduit par l’emploi pour les décrire d’un même verbe d’action. L’ethnographie combinatoire rend compte des détails propres à chaque cas, mais tend à généraliser en distinguant, par la comparaison, des points communs, et donc des traits généraux. La question des différences entre les « terrains » est également fondamentale car elle ouvre à la compréhension de l’impact des dispositifs qui, s’ils possèdent souvent des caractéristiques communes, demeurent propres à chaque cas. Pour le dire autrement, il s’agit de repérer les formats sous lesquels une activité se décline dans divers « mondes ».

Dans les lignes suivantes, et cela pour des raisons de clarté d’exposition, seuls deux des terrains étudiés [3] constitueront le socle de l’analyse : un abattoir de gros animaux, et un laboratoire de recherche où des scientifiques essaient de mettre au point des xénogreffes, c’est-à-dire des greffes d’organes de l’animal à l’homme. Ces deux situations apparaissent particulièrement intéressantes pour enquêter sur la question de la violence des hommes sur les animaux car elles sont aujourd’hui les plus critiquées : dans la première, on abat de manière industrielle des animaux de boucherie, dans la seconde, on mène des expérimentations « dures » sur des primates qui jouent le rôle du patient humain.

L’ethnographie combinatoire défendue ici entretient un lien privilégié avec l’histoire à travers la mobilisation de la notion de « dispositif » qui renvoie à l’existence d’« un enchaînement préparé de séquences, destinés à qualifier ou à transformer des états de chose par l’intermédiaire d’agencements matériels et langagiers » (Dodier et Barbot 2016 : 431). Les pratiques en train de se faire sont ainsi mises en relation avec les dispositifs qui pèsent sur elles et tentent de les orienter. Les énoncés de régulation définissent ce qui constitue une pratique acceptable, et celle-ci passe par la mise en avant de cadrages et de modes de traitement à valoriser. Avant de présenter les résultats ethnographiques des enquêtes menées à l’abattoir et dans le laboratoire de xénogreffe, et ceux résultant de leur comparaison, il est donc important de revenir sur l’histoire de chacun des dispositifs afin d’expliciter les éléments qui les constituent. Il s’agit de retracer l’émergence progressive, dans ces deux univers, de logiques contradictoires qui tendent à la fois à l’objectivation des animaux mais aussi à une humanisation des pratiques. Les réglementations dites « humanitaires » qui touchent ces deux espaces constituent des tentatives de réponses à des débats qui se déploient au sein de l’espace public et qui reflètent des sensibilités qui prévalent ailleurs que dans ces espaces confidentiels. La réglementation des législateurs vise autant à encadrer les pratiques qu’à convaincre le plus grand nombre que ce qui se passe dans ces espaces confinés est strictement subordonné aux normes qui valent dans l’ordre social ordinaire. L’analyse diachronique, mobilisée dans l’optique d’un « présentisme méthodologique » [4] (Barthe et al. 2013 : 183), rend ainsi visibles les attendus qui pèsent sur la situation contemporaine, mais aussi les ressorts émotionnels de ces évolutions législatives ou réglementaires.

« Humaniser » la mise à mort à l’abattoir : tuer à la chaîne avec douceur

Les abattoirs, lieux clos et surveillés, sont créés au XIXe siècle. L’idée de voiler la mise à mort s’enracine dans une réflexion qui n’est pas à l’origine centrée sur l’animal et sa condition. Il s’agit plutôt d’écarter femmes, hommes et enfants d’un spectacle désormais considéré comme dangereux, car banalisant la mort et la violence (Agulhon 1981 ; Pelosse 1981) [5]. Jamais la mise à mort n’est refusée si elle est jugée utile, mais il convient désormais de l’effectuer à l’écart du public. Ainsi, la première loi de protection des animaux – la loi Grammont de 1850 – s’attaque-t-elle à la publicité de la violence, ce qui se passe en privé n’étant pas du domaine du législateur. Toutefois, la souffrance abusive et « inutile » est critiquée.

La concentration de la mise à mort et des premières étapes de transformation de la viande en un seul lieu va ouvrir la voie à l’industrialisation de l’abattage. Celle-ci prend son essor aux États-Unis, à la fin du XIXe siècle, dans les fameux abattoirs de Chicago. L’abattoir, au fil du temps, va devenir un espace rationnel de travail. Comme le note Siegfried Giedion, « à partir du moment où l’on transforme à grande échelle la bête vivante en viande de boucherie, il devient nécessaire de diviser le travail en phases nettement distinctes, comme dans le cas de toute production industrielle » (1980 : 208). L’industrialisation parcellise l’activité et détruit ainsi l’unité de la créature vivante qui devient une matière à travailler sur une chaîne de production. Le dispositif de l’abattoir industriel est ainsi porteur d’un cadrage objectivant des animaux : l’acteur humain travaille sur un animal perçu comme un être interchangeable, insensible et passif. Le mode de traitement objectal a pour corolaire un « froid détachement » [6] de l’ouvrier et implique, lorsque l’animal est encore en vie, une forme de mise à distance puisqu’il nécessite une négation de la créature singulière et sensible.

Le développement des abattoirs s’est accompagné de débats sur les conditions d’abattage. Pendant longtemps, il apparaît qu’une dimension de combat accompagnait l’acte de mise à mort des animaux de boucherie (Gascar 1973 : 124). Cette dimension de combat va être critiquée [7]. Un point important de la discussion concerne le moment de la mise à mort : l’animal doit-il être conscient lorsqu’on le saigne, ou bien étourdi, insensibilisé (Burgat 1995 : 64) ? Il est progressivement reconnu qu’« humaniser l’abattage, c’est avant tout procéder à un étourdissement instantané et indolore » (Avril 1967 : 47). Dans les textes qui accompagnent cette évolution réglementaire, les animaux sont présentés comme des êtres sensibles et innocents qui ne doivent en aucun cas souffrir lors du passage à trépas. En avril 1964 est imposé officiellement en France un étourdissement avant la saignée pour tous les animaux de boucherie. Selon la législation désormais explicitement humanitaire, l’animal doit être immobilisé et insensibilisé au sol, puis suspendu avant la saignée. Tout mauvais traitement avant l’abattage est interdit et pénalisé : la violence contre les animaux n’est plus tolérée. Cette humanisation de la mise à mort introduit un nouveau cadrage, la « subjectivation positive » : l’acteur humain interagit avec un animal perçu comme sensible et intelligent et comme un être innocent ne devant pas souffrir. Le traitement implique donc une retenue dans les gestes, une douceur qui doit transformer le tueur en « bon euthanasiste surtout animé par la volonté d’éviter la douleur » (Avril 1967 : 64).

Mettre en balance liberté des expérimentateurs et souffrances animales

La volonté d’éviter toute souffrance inutile aux animaux est, comme à l’abattoir, aujourd’hui portée par les dispositifs qui encadrent la pratique de l’expérimentation animale. Pourtant, c’est d’abord une indifférence au sort des cobayes qui a longtemps dominé. Ce mode de pensée renvoie à l’existence d’une « forme politique » dualiste qui va façonner le monde de l’expérimentation animale. En dépit d’une ressemblance, voire d’une quasi-identité biologique et anatomique, une frontière morale est érigée pour séparer les êtres humains de l’ensemble des autres êtres sensibles, ces derniers étant définis par la négative en tant que non humains et à ce titre exclus de la réflexion éthique [8].

L’idée selon laquelle bonheur de l’humanité et progrès de la science sont indissociables a longtemps été mobilisée par les partisans de l’utilisation du « modèle animal » afin de défendre un espace de liberté, le laboratoire de recherche, qui va, jusque dans les années 1960, échapper à toute emprise du droit. Malgré l’existence, dès le début du XIXe siècle, d’un mouvement antivivisectionniste en Europe et les critiques dont fait l’objet Claude Bernard, n’importe qui peut expérimenter à sa guise (Antoine 2002 : 6). Pendant longtemps, l’expérimentation animale se caractérise ainsi par une liberté absolue laissée aux scientifiques dans la conduite de leurs recherches [9]. Selon cette conception, la liberté d’expérimenter est essentielle : cette marge de manœuvre autorise une tranquillité d’esprit et une distance émotionnelle garantes d’une science utile à l’humanité. Ce dualisme est fondé sur une autre frontière, celle qui existe entre experts et profanes : le scientifique, guidé par sa recherche d’un bien supérieur, ne se laisse pas aller à la sensibilité du profane, sensibilité qui ne peut s’épanouir que sur la base d’une méconnaissance de ce bien. Pour le dire autrement, l’expérimentateur dualiste opère un « compartimentage mental » (Diamond 2004 : 487-488), qui pourrait de l’extérieur sembler la marque d’une insensibilité voire d’une cruauté, mais qui est la condition de production d’un bien supérieur, la santé de l’humanité. Ce compartimentage introduit dans l’action un cadrage objectivant : les expérimentateurs, parce qu’ils font de la science, ne regardent plus les animaux comme ils pourraient le faire dans d’autres circonstances ; ils cessent de comprendre ce qu’ils font aux animaux (Diamond 2004). Et c’est justement cette insensibilité qui va être dénoncée dans la seconde moitié du XXe siècle [10] et conduire à l’apparition en Europe d’un dispositif fondé sur un gradualisme des espèces qui définit une nouvelle échelle des êtres en fonction de leur plus ou moins grande proximité avec l’humain.

Au début des années 1960, une première réglementation française de l’expérimentation voit le jour. En 2010, la directive européenne en matière d’expérimentation animale marque néanmoins une rupture. Cette réglementation évolue vers un mode de pensée gradualiste qui distingue clairement des qualités chez les animaux, pensées en référence à l’humain, qui induisent une hiérarchisation raisonnée. Les frontières d’humanité s’en trouvent transformées : si le barreau supérieur est toujours occupé par l’homme, les grands singes occupent le barreau suivant et se trouvent aujourd’hui définis comme des « quasi humains », dans le sens où leur disponibilité est questionnée. Puis viennent les autres primates, les chiens et les chats : la proximité « généalogique » des premiers avec l’humain et la proximité « écologique » des seconds se traduisent par une réflexion morale accrue concernant leur utilisation. Au-delà d’une vision gradualiste des espèces, apparaît donc ainsi la reconnaissance d’individus devant être traités avec respect : une subjectivation positive des cobayes est désormais portée par la réglementation.

L’analyse diachronique a mis en avant l’émergence progressive, dans le monde de l’abattage industriel et de l’expérimentation, de dispositifs qui prennent en compte la sensibilité des animaux et appellent les humains travaillant à leur contact à la mise en œuvre de comportements empathiques, empreints de douceur et d’une volonté de ne pas faire souffrir. Qu’en est-il de la pratique effective ? Jusqu’à quel point ces dispositifs peuvent-ils être « actualisés » (Quéré 2001 : 142) ? Sont-ils source de trouble pour les acteurs directement confrontés au travail de mise à mort des animaux ? Pour répondre à ces questions, l’enquête ethnographique est la méthode à privilégier : l’engagement de l’observateur/trice sur le terrain permet une description au plus près de l’action en train de se faire et agit comme un révélateur des résistances suscitées par l’injonction à la compassion.

L’ethnographie dans des enceintes confinées ou l’intrusion d’un regard qui trouble les règles du confinement

L’ethnographie combinatoire menée dans un abattoir et dans un laboratoire où l’on pratique des xénogreffes a mis en évidence un point de convergence entre les deux situations : ma présence, notamment au moment des expérimentations et des abattages effectifs, a été source de trouble pour les acteurs au point de les conduire à me « sanctionner ».

À l’abattoir [11], je vais rapidement me rendre compte que la circulation dans la bâtisse est complexe et que l’activité est régie par un « code » implicite que l’on peut résumer ainsi : tout le monde ne tue pas, et cela entraîne un ensemble de disjonctions catégorielles et spatiales tacites. Le code est une sorte de matrice qui oriente l’ensemble des comportements et se décline sous la forme de multiples clauses (Wieder 2010). Quels sont les indices, perçus et décrits, qui ont accompagné mon processus de familiarisation avec le code implicite ? Un élément frappant, dès les premiers jours, fut les positions dans l’espace. Tout d’abord, il y a une différence d’entrée dans la bâtisse : les « tueurs » [12] rentrent par la gauche, tandis que l’autre groupe arrive par la droite, et ce circuit a toujours été respecté. Rapidement, j’ai perçu que les positions spatiales jouaient un rôle important dans la production de l’activité et qu’en fonction d’où se trouvait un acteur, je pouvais en déduire son rôle dans la situation. L’existence implicite des deux groupes, « tueurs » et « non-tueurs », s’est vue renforcée lorsque j’ai commencé à participer aux pauses durant la matinée. Les deux groupes prennent leurs pauses en même temps, mais ne se mélangent jamais. Au cours de celles-ci, je vais être soumise à une double pression : chaque groupe va tenter, plus ou moins, de me détourner de l’autre. Il faut noter que ma propre déviance par rapport au code va attiser cette pression. En effet, au commencement de l’enquête, j’ai d’abord été en contact, en tant qu’extérieure, avec le groupe des « non-tueurs », et donc invitée à prendre mes pauses en son sein, et, plus généralement, à respecter ses normes de comportement. Néanmoins, puisque ma volonté était de réaliser une enquête ethnographique de l’ensemble de la situation, durant le travail effectif, je me situais souvent au contact des tueurs et je regardais la mise à mort. Bref, j’enfreignais de nombreuses clauses du code et étais dans une position d’incongruité entre les deux groupes : ni « tueuse », ni « non-tueuse ». Cette situation a été créatrice de tensions. Il s’est vite avéré que le groupe des non-tueurs m’empêchait de participer à la pause des tueurs, tandis que ceux-ci réitéraient sans cesse leurs invitations. Des émotions négatives, en tant qu’indices normatifs, sont apparues, par exemple, lorsque des « non-tueurs » venaient me chercher avec insistance dans le grand hall de l’abattoir pour rejoindre leur local et que je n’obtempérais pas assez vite, ou lorsqu’à la suite d’une pause, je discutais avec les tueurs. Une séquence extraite de mon carnet de notes illustrera ce point.

Séquence 1 : « Nous, c’est autre chose »

Il est 9 h. Les non-tueurs viennent d’effectuer leur pause-café, à laquelle j’ai participé, tandis que les tueurs ont fait leur pause casse-croûte. Je me trouve dans le grand hall de l’abattoir, j’observe un boucher en train d’emporter les carcasses qui viennent d’être terminées. Cette séquence a lieu au début de ma présence sur le terrain. Les tueurs arrivent [...] Jacques et Roland passent tout près de moi. Jacques m’interpelle : « Alors, t’as bu le café ? » Moi : « Oui, j’en ai même bu deux ! » Roland s’exclame d’un ton agressif : « Ah nous, on boit pas le café, c’est autre chose ». Jacques renchérit immédiatement : « Ah non, c’est sûr, c’est pas la même chose ! » et soupire... Roland continue : « C’est la même maison... Mais c’est pas la même chose... » Moi : « Pourquoi ? » Jacques : « Parce que ! » Roland coupe la conversation et dit à Jacques : « Y’a plus de crochets ! » (Il s’agit des crochets pour pendre les animaux sur le rail) et fait un signe avec son doigt sur la tempe qui signifient qu’il y a, quelque part, des gens fous. Ils s’en vont.

Dans cette séquence, les tueurs expriment leur mauvaise humeur et soulignent l’existence de deux groupes. Néanmoins, dès que je tente de pousser à l’explicitation, les discours s’arrêtent. La norme est bien partiellement exprimée, explicitée – par l’émotion et quelques commentaires – mais à un degré, si l’on peut dire, minimal. Par ailleurs, il faut noter que les non-tueurs ne s’approchent quasiment jamais de l’espace des tueurs, tandis que ceux-ci effectuent de temps en temps des tentatives de pénétration, mais toujours sous le couvert de divers impératifs (besoin d’un objet quelconque, d’une information, etc.). Cette asymétrie semble signifier que les normes implicites en vigueur impliquent une distinction hiérarchico-morale.

Séquence 2 : « Merci pour le gâteau »

C’est la deuxième pause-café de cette matinée pour les non-tueurs. Les tueurs, eux, sont en plein travail. Sont présents, Robert et Régis (les deux représentants des services vétérinaires), et un vétérinaire de passage.

Roland et Patrice (des tueurs) entrent dans la pièce, ils semblent chercher quelque chose dans un registre posé sur le bureau de Robert (qui est près de la vitre qui donne sur le grand hall). Ils plaisantent puis s’approchent de la table. Régis dit à Patrice : « Tiens, prend un petit gâteau. » Patrice hésite deux secondes puis en prend un. Roland et Patrice s’en retournent aussitôt. Patrice s’exclame, sur un ton plutôt ironique : « Merci pour le gâteau… » Régis : « Oh de rien ! » Et tout le monde rit.

Cette séquence illustre des scènes typiques relevées au cours de mon observation. Les tueurs, de temps en temps, effectuent des incursions dans le local des non-tueurs, mais toujours sous couvert d’une « excuse », qui s’accompagne souvent de l’expression d’émotions ou de jugements négatifs. L’espace des non-tueurs n’est donc pas réellement interdit mais le déroulement de l’interaction est en accord avec le code : Patrice et Roland s’approchent, mais ne s’assoient pas, et c’est Régis, un non-tueur, qui fait une proposition « transgressive » (prendre un gâteau). La fin de l’interaction est, comme souvent à l’abattoir, modalisée par l’humour : Patrice souligne la transgression en employant un ton ironique, et Régis répond sur le mode de la plaisanterie.

Au cours de l’enquête, il m’est également vite apparu que le groupe des tueurs était hétérogène, et notamment que tous les tueurs, en réalité, n’abattaient pas les animaux. Ce point n’était jamais explicité lorsque je demandais directement aux uns et aux autres « qui faisait quoi ». J’avais repéré que certains abatteurs ne tuaient jamais, d’autres seulement occasionnellement, et enfin que l’un d’entre eux, Roland, était fréquemment aux postes d’abattage. Parallèlement, ce tueur avait une position incongrue dans l’espace des non-tueurs : il était le seul à pénétrer facilement dans leur local durant les pauses et se permettait un comportement vindicatif et critique vis-à-vis des non-tueurs. En outre, il semblait posséder un ascendant sur l’ensemble des acteurs, non-tueurs inclus. Sa déviance a vite constitué pour moi un événement déconnecté du « milieu de comportement ». Il s’agissait de chercher à en savoir plus : pourquoi ce tueur se permettait-il un comportement déviant par rapport à ce que j’avais repéré comme le code implicite de l’abattoir ? Le jeu avec la subversion était virulent, sans pour autant provoquer de réaction de la part des autres acteurs.

Petit à petit, j’ai fait le lien entre ce premier aspect incongru du comportement de Roland et un autre aspect observable : ce tueur accomplissait souvent (et il était le seul) les deux gestes d’abattage. Pour le dire autrement, ce tueur était le seul à véritablement tuer des animaux. L’abattage étant divisé en deux gestes, et une incertitude planant sur le moment réel de passage à trépas des bêtes, une forme de « déresponsabilisation » semble émerger du dispositif. La mise à mort n’en est alors plus vraiment une, puisque plus personne ne tue (Vialles 1987). Si le dispositif induit une telle dilution des responsabilités, il n’en demeure pas moins que, parfois, un seul homme peut se charger des deux gestes. Cette activité de « vrai tueur » m’est apparue en lien direct avec la position dominante de cet acteur dans la situation : celui qui tue le plus souvent et le plus franchement est aussi celui qui semble dominer l’ensemble des acteurs. L’homme au-dessus du dispositif est aussi l’homme au-dessus du groupe.

Séquence 3 : « Roland »

Il est 11h, je prends le café avec Gisèle (l’assistante administrative) et Régis (employé des services vétérinaires). Roland est entré cinq minutes auparavant dans le local, énervé, en affirmant qu’il ne viendrait pas travailler demain. Dix minutes plus tard, de manière spontanée et en aparté, Gisèle me parle de Roland.

Gisèle : « Roland, c’est un sacré caractère ! Mais bon, il est gentil… Moi quand il crie je rigole, ou alors je crie plus fort que lui et après je rigole… Mais lui, heureusement, il est là… Ça nous a bien aidé, parce qu’avant, les autres, ils nous bouffaient… Faut demander à Robert… Ils nous appelaient pas, ils nous disaient « Vous ! », « Vous, vous avez fait ça ! », « Vous, c’est à cause de vous ! » … On disait, on va marquer « Vous » sur la chemise. Et puis les gens ils rentraient sans tenue, n’importe comment… Alors Roro, il est arrivé et il t’a mis ça en ordre, je vais te dire, il a gueulé, il a dit « Vous ne rentrez pas comme ça ! » (…) Mais bon maintenant ils rouspètent par derrière, alors ce n’est pas vraiment mieux, mais bon, Roro, il écoute ce qu’ils disent et il nous le dit. Nous, ça nous a vraiment soulagés parce que bon, ça ne pouvait pas aller comme ça ».

Gisèle explicite la position dominante de Roland dans le groupe. Toutefois, un point reste tu : à quel moment s’est-il vu proposer de devenir chef ? Était-ce alors qu’il avait fait ses preuves dans l’espace de la mise à mort ? Lors de l’enquête, Gisèle m’a révélé que cette position dominante a été également proposée à Cracotte, qui l’a déclinée : celui-ci est, après Roland, le tueur qui est le plus présent aux postes d’abattage. Il y a donc dans les deux cas, une corrélation entre une attitude face à la mise à mort et une fonction dominante dans le groupe. Cette disjonction « morale », qui fait de Roland, dans mes termes, un « vrai tueur », est non dite. Tout le monde reconnaîtra explicitement que « Roro, c’est le chef des tueurs », mais personne ne dira : « Roro, c’est celui qui tue ! », même si on ne s’y trompe pas. Un indice ethnographique : dès que je demandais à un membre de l’abattoir où se trouvait Roland, la réponse était souvent immédiate : « Il est au fond ». Or, se trouver « au fond » signifie que l’on tue.

Si l’on reprend les diverses distinctions catégorielles évoquées jusqu’ici, il y aurait dans l’abattoir deux mouvements inverses contenus dans le code implicite. Un premier mouvement qui s’effectue des non-tueurs en direction des tueurs, et qui vise, comme l’a montré Everett Hughes (1996) dans ses travaux, à renforcer l’impact de la délégation aux « petits » des tâches impures par une distinction nette des espaces, notamment durant les temps morts de l’activité. Certaines tâches renvoient au « sale boulot », soit parce qu’elles sont physiquement dégoûtantes, soit parce qu’elles « symbolisent quelque chose de dégradant et d’humiliant » (Hughes 1996 : 81). Les non-tueurs ne souhaitent pas la présence des tueurs dans leur espace et signifient ainsi leur rejet de la dimension dégradante de leur activité. Les tueurs se tiennent à distance tout en contournant de temps en temps cette clause du code, et en pénétrant dans cet espace interdit, mais toujours sous couvert de divers motifs. Un second mouvement va des tueurs en direction des non-tueurs, et tend à empêcher ceux-ci de regarder la mise à mort afin de conserver leur marge de manœuvre, et de ne pas devenir les acteurs d’une « mauvaise pièce » qui a trait à leur condition au quotidien [13].

Cette non-visibilité de la mise à mort octroie aux acteurs de celle-ci une large possibilité de jeu avec les normes de production formelles. Cette intrication de disjonctions à la fois organisationnelles et morales aboutit néanmoins, au final, à un retournement hiérarchique partiel entre les deux groupes par la figure du « vrai-tueur » : celui-ci prend sur lui l’impur et donc la charge morale, ce qui lui confère l’ascendant sur l’ensemble du groupe. Comme l’a bien souligné Hughes (1996 : 82), certaines tâches impures sont à la fois source d’exclusion et de charisme pour ceux qui les accomplissent.

Pour approfondir cette question de l’occultation in situ de la mise à mort, il faut souligner que ce qui, dans mon positionnement, a provoqué le plus de tension est, semble-t-il, le fait de regarder la mise à mort, car lorsque je me suis mise à respecter cette clause du « non-regard », mes rapports avec le groupe des tueurs se sont immédiatement apaisés. Pourquoi cette importance des « jeux de regard » autour de la mise à mort ? Il apparaît nettement que cette pression exercée par les tueurs pour éloigner les regards, est essentielle au maintien de leur marge de manœuvre dans la réalisation de l’activité. Mais, en même temps, cette clause implicite, parce qu’elle va dans le sens d’une occultation-stigmatisation (elle intensifie la charge morale puisqu’elle cloisonne) renforce l’appartenance de ces acteurs à la catégorie technico-morale de tueur. Il faut noter que cette « clause » sur le regard n’empêche pas certains non-tueurs d’aller jeter quelques coups d’œil sur la mise à mort quand ils le peuvent, mais bien sûr dans une proportion qui doit demeurer acceptable. La déviance, la subversion fait donc partie intégrante du code. D’ailleurs, même si les tueurs m’ont contrainte, ils ne m’ont pas empêchée de regarder la mise à mort. Par contre, l’expression d’émotions négatives, récurrente, a permis un réajustement de mon comportement sans en passer par un énoncé à suivre.

Séquence 4 : « Il ne faut pas tout le temps être sur leur dos »

Je discute avec Olivier (l’employé des services vétérinaires venu mettre l’abattoir aux normes) dans le local des non-tueurs. Il y a un problème avec l’abattage des porcs. Olivier a décidé de venir tôt le matin pour vérifier ce qui se passe. Il m’en parle.

Olivier : « Moi, je suis obligé de vérifier l’abattage des porcs, de voir s’ils sont bien morts après l’anesthésie, je regarde si la pupille bouge. »

Moi : « Ah bon, alors tu restes pour vérifier ? »

Olivier : « Bon, en fait, je ne vérifie pas tout. Ici c’est une famille. Il ne faut pas tout le temps être sur leur dos ! » (Il sourit)

Un autre jour, au même endroit, je reprends la discussion avec Olivier sur les améliorations à apporter à l’abattoir.

Moi : « Qu’est-ce qu’il y a encore à changer ? »

Olivier : « Oh ben, les habitudes, l’hygiène, mais maintenant ça va mieux, ils ont la machine pour les bottes. Bon, il y a l’abattage des porcs, je suis obligé de venir. »

Moi : « Mais tu restes à surveiller ? »

Olivier : « Oh non, parce que je ne crois pas qu’ils apprécieraient. » (Petit rire). « Alors je passe de temps en temps pour voir comment ça se passe. »

Olivier sait que la présence dans l’espace souillé lors de l’abattage est problématique, il sait aussi que le regard est soumis à certaines « règles ». Lorsque je vais moi-même assister à des abattages, le trouble créé par ma présence va clairement apparaître. Lors d’un abattage de bovins, l’un des ouvriers abatteurs ne peut tout simplement pas supporter mon regard sur lui et s’échappe de la situation en se blessant légèrement de manière apparemment intentionnelle. Le second ouvrier – qui est l’un des « vrais tueurs » de l’abattoir, c’est-à-dire l’un de ceux qui tuent le plus souvent – prend en charge la mise à mort sans trop de difficulté apparente mais ne peut, quant à lui, s’empêcher de faire une remarque sur ma passivité et me propose de participer : « Tu veux pas le faire ? ». Il faut souligner que cette invitation à « participer » est quasiment systématique lorsque je regarde la mise à mort. Si la proposition pourrait, à première vue, s’apparenter une simple remarque humoristique, il s’agit en réalité d’une sanction de mon attitude qui est celle d’une spectatrice, et témoigne du trouble suscité par le regard sur la mise à mort. Au fil du temps, mon sens du tact s’affinant, je vais me sentir de plus en plus gênée de me trouver dans le secteur souillé : l’expression d’émotions négatives (les moues et commentaires suscités par ma présence, les provocations agressives et ambiguës etc.) est récurrente et entraîne un réajustement de mon comportement. Pendant plusieurs semaines, et cela jusqu’à la fin de mon enquête, je me rendrai quotidiennement à l’abattoir mais je ne regarderai plus jamais la mise à mort ; mes relations avec les ouvriers s’en trouveront apaisées et j’aurai le sentiment d’avoir trouvé une juste place dans la situation.

L’enquête ethnographique que j’ai réalisée dans le milieu de la xénotransplantation va également mettre au jour un trouble suscité par un regard extérieur sur l’activité, et notamment sur les expérimentations proprement dites. Sur ce terrain, alors même que j’avais été officiellement acceptée, les acteurs ont restreint, durant plusieurs mois, mes possibilités d’observation. J’ai ainsi progressivement noué une relation avec les enquêtés chargée de non-dits : ils n’ont jamais explicité le fait que ma présence soit un problème, tout en me le faisant comprendre par divers biais, et je n’ai jamais évoqué avec eux ma perception de leurs résistances. Au fil du temps, face à mes demandes réitérées, certaines portes du laboratoire se sont ouvertes. J’ai alors pu observer quelques activités, et, surtout, des expérimentations. Lors de ces observations, deux éléments m’ont particulièrement frappée : les acteurs ont développé un discours sur la nécessaire froideur de l’expérimentateur dans son rapport au cobaye qui entrait en dissonance avec les injonctions réglementaires, et mon regard sur eux en salle d’opération s’est avéré problématique au point de me « sanctionner », mais d’une manière bien différente qu’à l’abattoir. Une première séquence [14] donnera à voir cette question du regard et la sanction qui l’accompagne.

Séquence 5 : « C’est extraordinaire que tu sois là »

Très tôt le matin, je retrouve Clarisse à l’entrée du laboratoire. Comme d’habitude, je sens qu’elle n’est pas très contente de me voir. Elle m’emmène à l’animalerie en sous-sol. Nous passons une première porte et arrivons dans un grand vestiaire. Je mets le « pyjama » et le masque sur mon visage, c’est-à-dire la tenue des chirurgiens. Nous passons une deuxième porte, puis une troisième, et pénétrons dans une salle d’opération. Cinq personnes sont présentes : Clarisse, l’ingénieure en charge de l’éthique animale dans le laboratoire, deux animaliers de laboratoire, et deux chirurgiens. Deux cochons sont endormis sur deux tables d’opération séparées de trois mètres environ. Les deux chirurgiens entourent l’un d’eux, ils sont en train d’extraire des organes de son corps. Un babouin est également endormi, il est étendu sur une table un peu à l’écart. Les deux animaliers désinfectent son corps. J’ai un carnet de notes à la main, mais immédiatement je me sens très mal à l’aise pour noter car Clarisse est sans arrêt en train de me regarder. Clarisse me parle beaucoup, elle commente ce qui est en train de se passer, elle me demande souvent si je vais bien. Les animaliers me parlent aussi tout de suite, me racontent qu’ils ont de la chance parce qu’ils participent dans ce laboratoire aux opérations, ce qui n’est pas le cas partout, précisent-ils. L’un d’eux me regarde et dit : « C’est extraordinaire que tu sois là ! Tu as de la chance ! ». La discussion se concentre ensuite sur les actes techniques qu’ils sont en train de réaliser.

Ce qui me frappe tout de suite, c’est la différence de statut entre babouin et cochon. Un premier cochon est euthanasié très rapidement. D’ailleurs, je ne vais pas m’en rendre compte : ce sont les animaliers qui s’en chargent mais je ne sais pas à quel moment précisément. Le babouin par contre, c’est le patient. Clarisse lui jette des coups d’œil en permanence et les acteurs parlent de lui en l’appelant « pépère ». « Bon, le pépère, comment ça va ? ». À plusieurs reprises, Clarisse dit : « Je ne veux pas qu’il souffre ». Elle remarque aussi : « C’est vrai qu’ils endurent beaucoup de choses ». Les babouins receveurs sont « nommés » (par un sobriquet), mais pas les cochons donneurs. Lorsqu’ils parlent des cochons, les acteurs ont plutôt ce type de propos : « Ça pue ! », « Ah la bidoche », « C’est un peu dégueulasse quand même ».

Après une heure de présence, le chirurgien chef arrive. Il s’adresse à moi immédiatement et me dit : « Catherine, tu vas passer en stérile, tu vas participer ! ». L’invitation est plutôt une injonction et j’obtempère car j’ai l’impression de ne pas avoir le choix si je veux continuer à être présente. Je passe donc en stérile. Il s’adresse alors à moi : « J’aime que l’on fasse les choses froidement, il faut aborder les choses avec froideur. Mais il faudrait aller plus vite, on est ralenti, par la bureaucratie, par l’éthique. Avec toutes ces contraintes, on est en train de perdre la partie ». Une trentaine de minutes plus tard, les deux animaliers et Clarisse sortent dans le couloir avec le cochon euthanasié. L’un des chirurgiens dit : « Ah vous faites ça ailleurs ». J’embraye immédiatement : « Pourquoi ? ». L’un des animaliers : « Parce que le cerveau, ça met des particules ». L’un des animaliers a une scie dans la main et je comprends qu’ils vont ouvrir le crâne de l’animal. J’essaie de les suivre. Clarisse me sanctionne immédiatement : « Non, Catherine, ne regarde pas ça ! Ne reste pas là ! Rentre à l’intérieur ! ». Cette remarque autoritaire se veut aussi une protection : il ne faut pas que je regarde un spectacle potentiellement choquant. Encore une fois, j’obtempère car je sens que je n’ai pas le choix. J’entends juste ce qui se passe : le bruit strident de la scie, l’un des animaliers qui s’énerve car il y a une résistance. Je sens que le geste est difficile à accomplir. Il est intéressant que Clarisse ait décidé de me tenir à distance : elle ne veut clairement pas que je voie ce qu’ils font sur le corps mort. Mon regard pose problème.

Dans cette séquence, le trouble engendré par ma présence conduit le chirurgien chef à m’inviter, ou plutôt à m’enjoindre de participer à l’expérimentation en passant en stérile et en réalisant, durant plusieurs heures, des actes mineurs de chirurgie [15]. Cette forme de « sanction » de ma passivité a été pour moi très surprenante. Tout d’abord, parce que, jusqu’à présent, les acteurs me tenaient à distance, et que je ne m’attendais pas à un tel basculement. Par ailleurs, lors des différentes enquêtes ethnographiques que j’avais pu mener à l’abattoir ou dans un autre laboratoire de physiologie (Rémy 2009), si on m’avait bien proposé de participer - lorsque je regardais directement des acteurs tuer ou expérimenter -, jamais cette proposition ne m’avait été faite de façon sérieuse. À l’abattoir, lorsque les ouvriers me disaient, sur le mode de la plaisanterie, « tu ne veux pas le faire », il s’agissait certes d’une sanction mais ils ne souhaitaient pas réellement que je participe, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, dans cette situation, une frontière nette existe entre ceux qui tuent et ceux qui ne tuent pas, et devenir tueur relève d’une forme d’initiation progressive. En outre, traditionnellement, les femmes n’accomplissent pas le geste de mise à mort des gros animaux (Méchin 1991). Ici, l’invitation est tout à fait sérieuse : il faut que je participe, que « je me salisse les mains ». Dès mon passage de l’autre côté, mes relations avec les acteurs se sont apaisées, au point même que ces derniers m’ont livré des confidences et m’ont ouvert un peu plus les coulisses de leur activité. Ces confidences vont surtout prendre la forme de l’émergence d’un discours au sujet de leurs relations aux animaux cobayes.

Séquence 6 : « Batman »

Cela fait déjà plusieurs heures que nous sommes en salle d’opération, la fin de journée arrive. La dernière transplantation vient de se terminer, tout le monde est fatigué. Nous sortons de la salle et enlevons nos masques (car nous les avions gardés toute la journée). Tout d’un coup, les visages apparaissent alors que, jusque-là, l’interaction s’était nouée par la voix et le regard. Cela provoque un changement d’atmosphère.

Tout d’un coup, alors que l’on avait très peu échangé sur les animaux cobayes, l’un des chirurgiens me dit : « Et Catherine, t’as déjà vu la main d’un babouin, regarde, c’est presque comme nous, sauf au niveau du pouce, tu vois c’est trop écarté, ça ne permet pas la même saisie ». Je touche la main du babouin et m’exclame « Oh les coussinets ! ». Xavier continue : « C’est comme nous, il y en a des gentils et des méchants… Des intelligents et des stupides. Il y a des personnalités ! » Jérémie, l’animalier, acquiesce immédiatement et se mêle à la conversation, il semble très concerné. « Ouais, c’est clair, il y en a qui sont sympas et d’autres non… Tu le sais très vite et tu agis en conséquence ». Xavier et Jérémie ouvrent la porte d’une petite salle et me montrent la photographie encadrée d’un babouin, accrochée au mur, et me disent : « Voilà Batman ». Xavier : « C’est comme Batman, lui, il était vraiment super ». Je regarde cette photographie de babouin : il s’agit d’un vrai portrait bien encadré et accroché sur un mur en face du bloc opératoire, avec écrit au stylo noir épais : « Batman ». Xavier : « Celui-là, il était vraiment trop gentil… On l’a gardé huit mois ». Moi : « Il est encore en vie ? ». Xavier : « Non, il est mort ». Moi : « C’est triste ». Acquiescement immédiat de la part de Jérémie : « Ouais, c’est moi qui m’en occupais, pendant des mois. C’était vraiment triste… Tu vois, Batman, à la fin je n’avais même plus besoin de faire comme je t’ai montré tout à l’heure … À la fin Batman, il était tellement habitué à nous qu’il venait et qu’il tendait la fesse tout seul pour la piqûre, et puis après, il attendait sa cacahuète bien sûr ! ». Xavier enchaîne : « On croit parfois que l’on est sans cœur mais ce n’est pas vrai. Mais ce que les gens ne comprennent pas, c’est qu’on en a besoin. Là en Angleterre, ils ont failli tuer dix gars parce qu’ils sont passés directement de la souris à l’humain. C’était apparemment pour un immunosuppresseur. Alors que si on avait fait deux essais sur des primates, on aurait tout de suite su ! On en aurait fait sur deux, et puis ils seraient morts ».

Dans le laboratoire d’expérimentation, les acteurs développent donc parfois des relations affectives avec certains cobayes, et la mort de ces derniers, ou leurs souffrances, sont source de trouble. La question de la temporalité semble cruciale : c’est un temps de survie hors norme qui ouvre la porte à un autre type de relation. Avec la grande majorité des primates, la relation est plus distanciée mais elle est globalement en accord avec la réglementation. Pourtant, pénétrer cet univers est extrêmement difficile et ma présence en tant qu’observatrice n’a pas été tolérée.

Comment peut-on interpréter cette convergence – je l’appellerais la « clause du non-regard » - issue de la comparaison des deux terrains ? Il me semble qu’elle vient mettre à mal un discours qui consiste à affirmer que si les acteurs de ces situations ne veulent pas qu’on les regarde, c’est qu’ils ont des choses à cacher ou bien qu’ils sont violents, voire cruels, avec les animaux [16]. Dans la situation de xénogreffe, les acteurs n’ont pas de comportements violents à l’égard des primates et le traitement de ceux-ci tend à mimer celui que pourrait recevoir un corps en chirurgie humaine [17], et pourtant, les acteurs ne supportent pas la présence d’un regard extérieur. A l’abattoir, si mon regard a été sanctionné, celui de l’ensemble des « non-tueurs » l’a également été : même ceux qui sont des membres à part entière de la situation, et qui sont donc moins susceptibles d’être surpris par le déroulement de l’activité, ne peuvent pas se constituer spectateur de la mise à mort. Cette régularité, de mon point de vue, doit être interprétée en lien avec le mouvement d’occultation et de délégation qui a touché les deux pratiques : les abattoirs ont été construits pour cacher la mise à mort, tandis que les laboratoires sont devenus des espaces confinés et cela pour garantir la liberté de la recherche. Les acteurs sont parfaitement conscients de cette coupure avec l’extérieur et l’évoquent sans cesse. L’arrivée d’une « spectatrice » vient briser le confort de l’occultation, condition d’une pratique supportable : sa position passive et détachée actualise en situation l’existence d’un tiers non-initié - qui a délégué l’acte de tuer pour manger de la viande ou bien encore qui souhaite que les connaissances scientifiques apportent du progrès tout en se tenant éloigné de la réalité de l’expérimentation - susceptible d’interpréter inadéquatement la situation et d’estimer qu’un mal est commis. Cette convergence entre les deux terrains souligne donc l’importance de l’occultation dans la réalisation de la tâche, quand bien même cette tâche est réalisée en accord avec le règlement, comme c’est le cas lors de l’expérimentation sur les primates que j’ai pu observer. Les ouvriers des abattoirs et les chercheurs qui expérimentent portent une charge morale : cette charge devient insupportable quand ceux-là même qui se trouvent détachés de la réalité du travail et des gestes coûteux qu’il implique s’invitent de manière passive dans la situation.

Qu’en est-il de l’actualisation des dispositifs ? À l’abattoir, le dispositif est porteur d’une objectivation et d’une subjectivation positive au moment du geste d’insensibilisation, c’est-à-dire au moment où l’animal perd connaissance. Le travail d’abattage, tel que j’ai pu l’observer, se déroule de la manière suivante : lorsque l’assommage se passe bien, que l’animal est inerte, les travailleurs accomplissent leur tâche sans heurt, mais aussi sans compassion - l’animal apparaît bien comme une matière à travailler. Par contre, quand des incidents se produisent – les animaux bougent, résistent, cherchent à s’échapper -, les hommes basculent dans la violence : ils réagissent à la résistance en usant essentiellement de cris et parfois de coups. Ils ne font plus face à des corps inertes, mais bien à des entités sensibles et agissantes. Les animaux sont alors des sujets auxquels on attribue une intelligence mais aussi que l’on construit comme ennemis à dompter, à dominer. L’attribution d’un statut de sujet s’accompagne alors d’une dégradation. J’ai parlé à ce sujet d’une « subjectivation négative ». Les tueurs ne demeurent pas insensibles à « l’éclat de vie » de l’animal, qui peut parfois représenter un réel danger pour leur sécurité, mais sont conduits, parce qu’ils doivent tuer, à mettre en scène un « bref combat de la mort » et donc à user d’une violence verbale, et, dans une moindre mesure, physique. La résistance rappelle qu’il y a bien mise à mort, et celle-ci ne laisse pas indifférents ceux qui l’accomplissent. L’« affectation » des acteurs prend la forme d’une réaction violente car il faut tuer. Il y a donc par moments de l’agressivité, plus rarement de la cruauté [18], qui apparaissent, mais celles-ci sont avant tout l’expression d’une forme de résistance à une injonction contradictoire qui pèse sur les travailleurs, qui n’ont d’ailleurs souvent choisi ce métier que par défaut : tuer et transformer à la chaîne des êtres vivants, mais les traiter avec respect et douceur lors du moment du passage à trépas.

Les chercheurs qui expérimentent des greffes sur des primates sont, pour leur part, plus en phase avec les injonctions réglementaires : les animaux cobayes sont anesthésiés et la mise à mort est donnée sous la forme d’une injection létale. De la sollicitude pour les primates est exprimée à plusieurs reprises, par les divers acteurs (animaliers, ingénieure et chirurgiens) : le traitement des primates est un traitement quasi-humain – qui est d’ailleurs différent de celui réservé aux cochons donneurs. La situation a ceci de remarquable que l’expérimentation mime une opération de transplantation sur un humain : les babouins deviennent les receveurs-patients. La subjectivation positive est donc, jusqu’à un certain point, actualisée dans la situation d’expérimentation. Peut-on en conclure que l’objectif d’humanisation du traitement des cobayes a été atteint ? Les résultats de l’ethnographie ne vont pas dans ce sens car ils traduisent plutôt l’existence de comportements ambivalents à l’égard des animaux soumis aux expérimentations.

Lors de mon enquête, la grande majorité des acteurs rencontrés – notamment les chirurgiens qui dirigent le réseau – ont insisté lors de nos échanges sur l’importance de la « froideur » de l’expérimentateur. Ce discours sur la distance émotionnelle du scientifique lors des expérimentations, légitimée par le bien supérieur poursuivi, la santé des humains, a été récurrent sur le terrain de la xénogreffe, depuis mes premiers entretiens jusqu’à la fin de l’enquête. J’ai ainsi remarqué une dissonance entre ce discours et le dispositif gradualiste qui appelait à une autre prise en compte des animaux cobayes. Il existe un lien entre hiérarchie, division des tâches et distanciation : le discours sur la froideur est d’abord tenu par le chirurgien chef, ensuite par Clarisse, une ingénieure en charge de la gestion technique et éthique des expérimentions, mais l’engagement de cette dernière est en réalité plus complexe - on la voit osciller entre une distanciation et des moments de sollicitude -, et, ensuite, il y a les animaliers qui, même s’ils ne remettent pas en cause l’injonction à la distance, vont être les plus prompts à évoquer la dureté des expérimentations et à plaindre les cobayes. L’engagement de ceux-ci fait écho aux attentes portées par le dispositif gradualiste. La compassion pour le devenir des cobayes peut, à certains moments, s’épanouir et même, en fonction des préoccupations pratiques des acteurs, se transformer en attachement, mais de manière contrôlée et à l’abri des regards.

L’apparition du dispositif gradualiste n’a donc pas signifié la disparition de la forme politique dualiste : les acteurs actualisent in situ certains des éléments qui la caractérisent. Par exemple, affirmer l’importance d’une distanciation à l’égard du devenir des animaux et la défendre contre « ceux qui n’y connaissent rien » revient à affirmer que le regard des scientifiques est différent des autres, car le but de la pratique est de produire de la science et nécessite une retenue émotionnelle qui peut sembler « cruelle » aux yeux du néophyte. La comparaison de l’activité à l’abattoir et dans le laboratoire fait donc apparaître une nouvelle convergence entre les deux situations : dans les deux cas, l’injonction à la subjectivation positive est source de trouble pour les acteurs et entraîne des résistances. A l’abattoir, cette résistance est majeure et le cadrage subverti ; dans le laboratoire, la résistance est mineure et se traduit plutôt par une oscillation (en fonction des positions de chacun, des moments de l’activité, des espèces sur lesquelles on expérimente, mais aussi de la relation créée, ou non, avec les animaux) entre sollicitude et objectivation.

Mais alors, comment comprendre cette absence de compassion dans la pratique des travailleurs de l’abattoir ? L’ethnographie combinatoire permet de formuler des hypothèses explicatives concernant cette absence. Tout d’abord, l’enquête croisée sur la mise à mort révèle que la manière de donner la mort a une incidence sur les cadrages actualisés : trancher le cou d’une bête pour la faire se vider de son sang n’est pas la même chose que d’administrer une injection létale ou bien encore d’expérimenter sur un animal endormi. L’assommage et, surtout, la saignée sont des gestes directs et spectaculaires qui font plonger l’homme dans le corps mutilé de l’animal. Ces gestes sont intrinsèquement violents et propices à éveiller un imaginaire du combat. La violence inhérente à ces gestes s’oppose ainsi à la règle humanitaire et au cadrage de l’animal en tant que victime innocente. Ensuite, l’ethnographie combinatoire met en évidence que si les acteurs de l’expérimentation sur les primates ont recours en permanence à des justifications de leur pratique – l’expérimentation permet de soigner les humains, de faire progresser la médecine, de sauver des vies, etc. –, ce type d’argument, impliquant l’existence d’un « bien commun supérieur », n’a jamais été relevé à l’abattoir. Dans les travaux vétérinaires sur l’humanisation de l’abattage, une rhétorique sacrificielle est parfois développée et associée à un « bien commun supérieur » alimentaire : les producteurs de viande permettent à la population humaine d’en manger et, au-delà, de se nourrir. Comme l’a souligné Jocelyne Porcher (2002 : 24), cet argument est fréquent chez les éleveurs pour justifier leur activité et la mise à mort de leurs animaux. Or, à l’abattoir observé, il est absent des discours. Les tueurs et, plus généralement, les gens de l’abattoir ne cherchent visiblement pas à légitimer leur activité et l’on peut relier ce constat à la persistance de la mise en scène d’un combat contre la bête ensauvagée. En effet, développer l’idée d’un bien commun supérieur, c’est supposer implicitement l’existence de quelque chose d’inférieur qui fait les frais de celui-ci. À l’abattoir, ce serait expliciter le caractère moralement problématique de la mise à mort et accorder aux animaux le statut de victime. L’animal à l’abattoir est soit une matière, soit un ennemi menaçant, mais certainement pas un être innocent.

La combinatoire : un va-et-vient entre analyse des dispositifs et analyse des pratiques

L’ethnographie combinatoire, qui est une manière de comparer des terrains entre eux, se construit autour du choix d’un verbe d’action – ici « mettre à mort des animaux » – qui va être décliné dans plusieurs « mondes ». La comparaison est à la fois diachronique – l’histoire de chaque dispositif rend possible un premier rapprochement – et synchronique. En ce qui concerne les cas présentés dans cet article, l’analyse des dispositifs a fait émerger des similarités importantes : dans les deux univers que sont l’abattoir et le laboratoire d’expérimentation, des injonctions contradictoires en termes de cadrage et de traitement des animaux ont vu le jour. D’un point de vue méthodologique, cette similarité repérée au niveau du dispositif invite à comparer l’activité en train de se faire sur les deux sites afin d’observer si les acteurs répondent de manière identique à ces injonctions. Si tel n’est pas le cas, l’enjeu consiste alors à trouver les éléments qui peuvent en partie rendre compte de ces variations. À ce moment de l’analyse, il faut à nouveau changer de focale et en quelque sorte « remonter » au niveau des dispositifs pour mettre en évidence leurs différences, qui deviennent alors beaucoup plus saillantes. Par exemple, dans cet article, nous avons relevé une différence significative entre les dispositifs afin de rendre compte des variations de comportement observées : la façon de mettre à mort – d’un côté, trancher un corps au couteau, et de l’autre administrer une injonction létale sur un corps fermé – apparaît, au terme de l’analyse, comme un élément de compréhension central. L’ethnographie combinatoire appelle donc, d’un point de vue méthodologique, un va-et-vient entre analyse des dispositifs et analyse des pratiques, afin d’essayer de cerner progressivement les éléments qui font sens pour comprendre les variations observables dans la réalisation d’un même verbe d’action.

L’ethnographie combinatoire est également une méthode comparative qui permet d’aller plus loin dans l’analyse des systèmes de places et des intensités affectives qui les caractérisent. Pour Jeanne Favret-Saada (2009), l’ethnographie est une méthode construite sur l’engagement d’un/une enquêteur/trice sur le terrain, dont la présence agit comme un révélateur de systèmes de places caractérisées par des intensités affectives variées : la sorcellerie, par exemple, correspond à un tel système - on est ensorcelé, sorcier, ou bien désorceleur. À ces places, sont associées des intensités que l’on peut appeler « affects ». Quand on se trouve à telle place, on est « bombardé » d’affects d’intensités spécifiques et on en actualise soi-même. Jeanne Favret-Saada écrit aussi qu’en expérimentant de telles intensités affectives, on découvre que ces places « présentent une sorte particulière d’objectivité : il ne peut s’y passer qu’un certain ordre d’événements, on ne peut être affecté que d’une certaine manière » (Favret-Saada 2009 : 158). Dans la perspective d’une ethnographie combinatoire, décrire et comprendre l’activité d’acteurs confrontés à un même type d’activité – ici mettre à mort des animaux avec une visée utilitaire – dans des contextes variés ouvre la voie à une comparaison des systèmes de places et à leur actualisation affective : l’analyse ne reste pas cantonnée au niveau du cours de l’action et se donne les moyens de comprendre comment l’agencement technique et moral de l’activité influe sur les comportements. À l’abattoir, si l’ensemble des tueurs exhibent un certain penchant pour la violence, seuls les vrais tueurs, c’est-à-dire ceux qui tuent très souvent les animaux, exhibent une violence exacerbée, violence qui concerne leur rapport aux animaux mais aussi leurs rapports avec les humains. La place occupée dans le groupe autorise d’une certaine façon un engagement violent prononcé. L’ethnographie combinatoire laisse entrevoir un autre niveau d’interprétation de ces intensités émotionnelles : dans le laboratoire de xénogreffe, la mise à mort est donnée à quelques animaux seulement et ne s’accompagne pas d’expressions de violence. La comparaison rend ainsi saillante la question de la répétition du geste de mise à mort à l’abattoir : l’intensité affective liée à la place de tueur dans la situation est aussi à corréler à cette injonction singulière portée par le dispositif, réaliser un abattage à cadence industrielle.

add_to_photos Notes

[1Il s’agit de l’association L 214 : https://www.l214.com/enquetes/2015/abattoir-made-in-france/. L 214 se présente comme « une association tournée vers les animaux utilisés dans la production alimentaire (viande, lait, œufs, poisson), et révélant leurs conditions d’élevage, de transport, de pêche et d’abattage ». Concernant le mode d’action de l’association, la divulgation d’images choquantes semble être la voie jusqu’ici privilégiée. Ce type de critique s’inscrit dans le « registre émotionnel du dévoilement » qui a une longue histoire au sein de la protection animale et vise à « débusquer des cruautés secrètes » et à libérer l’animal de la souffrance (Traïni 2011 : 168).

[2AFP, 22 octobre 2017, « Près de Strasbourg, 350 manifestants veulent la fermeture d’un centre de primatologie ».

[3L’ethnographie combinatoire que je développe depuis plusieurs années s’est organisée autour de deux verbes d’action : « mettre à mort » (des animaux) et, dans un second temps, « transférer » (des matières corporelles). J’ai ainsi réalisé une première série d’enquêtes ethnographiques dans des abattoirs, des laboratoires d’expérimentation animale et des cliniques vétérinaires, puis une seconde dans un laboratoire d’expérimentation animale où l’on pratique des xénogreffes, dans un service de néphrologie d’un hôpital parisien, et auprès d’équipes de coordination en milieu hospitalier qui ont pour tâche la réalisation de prélèvements d’organes.

[4Le point de départ de l’investigation est le présent : l’intérêt pour le passé s’inscrit dans une visée d’éclaircissement de la situation contemporaine.

[5Comme le note Christophe Traïni (2011), les militants de la cause animale qui ont influé sur les pratiques craignaient avant tout une contagion de la violence : « Depuis le début du XIXe siècle, et jusqu’à nos jours encore, les militants de la cause animale ne cesseront plus d’envisager leur combat comme un moyen de contrecarrer l’engrenage des cruautés individuelles ainsi que leur propension à se propager à l’échelle collective » (Traïni 2011 : 43).

[6C’est ainsi que qu’Upton Sinclair, dans son roman La jungle, inspiré par l’enquête qu’il a menée dans les abattoirs de Chicago, décrit le comportement des ouvriers sur la ligne d’abattage (Sinclair 2003 : 76).

[7« Il est arrivé, souligne un vétérinaire, de voir des tueurs ayant à portée de main un pistolet d’abattage pour veaux assommer les animaux à coup de crochets avant ou après les avoir suspendus (…) Il en est de même pour certains abattoirs où les porcs sont suspendus et saignés sans opération d’étourdissement. Quant aux motivations de tels actes, elles sont difficiles à exposer ici, les professionnels étant peu explicites à ce sujet » (Freminet 1974 : 56).

[8Pour une présentation détaillée de cette « forme politique » dualiste, je me permets de renvoyer à mon article « Expérimenter sur les animaux avec compassion ? Enquête dans le milieu de la xénotransplantation » (Rémy 2018).

[9Cet affranchissement vis-à-vis du régulateur est bien visible dès la seconde moitié du XIXe siècle en France. Interpellé par les protecteurs des animaux britanniques, « Napoléon III demande un rapport sur la question à l’Académie de médecine, qui estime que la vivisection n’a nul besoin d’être réglementée. Dès lors la SPA, soucieuse de ne pas s’opposer ouvertement aux conclusions de l’Académie et à la liberté de la médecine nationale, ne fait pas de cette lutte une priorité de ses combats » (Baldin 2014 : 166-167).

[10Voir par exemple, au niveau européen, Richard D. Ryder (1998) ; dans le contexte francophone Isabelle Stengers (2001) ; ou bien dans le contexte nord-américain, la tribune d’un neurobiologiste John P. Gluck, parue le 2 septembre 2016 dans The New-York Times, et intitulée « Second Thoughts of an Animal Researcher ».

[11J’ai mené il y a une dizaine d’années, une enquête ethnographique de plusieurs mois dans un abattoir situé dans le Massif Central. Construit en 1969, il est de statut privé et emploie dix personnes : sept abatteurs, deux responsables sanitaires et un agent administratif. Des bouchers sont également souvent présents pour la finition et le contrôle des carcasses. Des transporteurs déposent chaque jour des animaux. Un vétérinaire effectue une visite quotidienne en fin de matinée. Il faut souligner que j’ai réalisé cette enquête à une période où la question des abattoirs restait confidentielle : c’était un univers alors peu connu et qui ne suscitait pas la controverse.

[12Il s’agit du terme vernaculaire.

[13Ce constat rejoint celui effectué par le sociologue Séverin Muller qui montre comment, lors des visites à l’abattoir, les ouvriers accentuent certaines attitudes et « sur-jouent » leur rôle (Muller 2002). Cette « mise en scène » témoigne du malaise que ressentent les tueurs lorsque des spectateurs se présentent.

[14Les deux séquences retranscrites ont déjà été publiées dans un article précédent (Rémy 2018). Elles relatent l’unique opportunité d’observation directe des xénogreffes sur les primates que les acteurs vont m’octroyer. Il m’aura fallu des mois de discussion pour que la porte de la salle d’opération s’ouvre. Elles ont constitué un moment de bascule dans l’enquête et m’ont permis d’éclairer de nombreux comportements et discours relevés antérieurement. Elles sont donc incontournables afin de relater cette enquête ethnographique.

[15Dans ma perspective d’ethnographie combinatoire, j’ai également réalisé une enquête dans un service de néphrologie d’un hôpital parisien. Au cours de cette enquête, j’ai observé plusieurs opérations de greffes de reins sur des humains. Lors de ces opérations, les chirurgiens ont l’habitude d’inviter les « externes » à réaliser de menues taches de chirurgie. Ce type d’initiation est bien différent de ce que j’ai vécu lors des xénogreffes : alors que dans le cas des « externes » cette initiation est presque symbolique puisque les gestes effectués sont minimes, ma participation aux opérations a été intense. J’ai réellement participé, réalisé entièrement certains gestes techniques et activement touché les corps.

[16Ce type de discours est fréquent dans la littérature des militants de la cause animale. Voir, par exemple Coe (1996) ; Jougla (2015).

[17Le traitement n’est cependant pas tout à fait le même – le corps des primates est plus vertement manipulé – cela fait d’ailleurs l’objet de remarques humoristiques.

[18Je n’ai assisté, en plusieurs mois d’observation, qu’à une seule séance d’abattage au cours de laquelle ont émergé des expressions de cruauté, au sens d’un plaisir à tuer. Cela s’est produit lors d’un abattage de chevaux qui a entraîné une controverse : certains tueurs ont refusé de les abattre. Face à cette réaction, les tueurs engagés dans l’action ont radicalisé leur engagement et opté pour la provocation (Rémy 2009 : 67-68).

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Pour citer cet article :

Catherine Rémy, 2021. « Les animaux utilitaires peuvent-ils se transformer en victimes innocentes ? Ethnographie combinatoire de pratiques confinées en abattoir et en laboratoire  ». ethnographiques.org, Numéro 41 - juin 2021
Ce que la comparaison fait à l’ethnographie [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2021/Remy - consulté le 20.04.2024)
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