Penser une praxis
À Zitlala au Mexique – État du Guerrero – et à San Pedro de Macha en Bolivie – Département de Potosí –, se déroulent des combats rituels où les protagonistes s’affrontent à poings nus dans un échange de coups réels avec toute l’énergie dont ils sont capables. Ces combats, qui peuvent réunir entre mille et trois mille personnes, ne s’apparentent à aucune logique compétitive – il n’existe ni décompte de points, ni limite de temps – aussi la notion de victoire sur l’adversaire, individuelle ou collective, n’est en aucun cas considérée comme une fin en soi. De même, l’inexistence de règles écrites et de système d’entraînement approprié, et donc de rationalisation des techniques – aspects se révélant déterminants pour la compréhension de ces affrontements – les différencient radicalement des activités pugilistiques relevant du « système sportif » (Darbon 2014). Précisons que, durant les combats, les coups sont appliqués sans retenue et il n’est pas rare le jour suivant d’en observer les stigmates sur les corps. Dents cassées, nez déplacés, hématomes multiples, entailles diverses et variées accroîtront d’autant la fierté des participants de s’être affrontés.
Ces deux formes de confrontations physiques doivent être placées dans un contexte plus général d’expressions humaines universelles oscillant entre jeux [1] populaires et/ou célébrations rituelles et insérées à l’intérieur d’un même répertoire de jeux, existant semble-t-il depuis toujours au regard des sources historiques [2], ethnographiques [3] et archéologiques [4] qui témoignent de leur persistance au cœur de toutes les sociétés humaines [5].
Très distinctes, tant dans la forme que dans la signification, dynamiques dans leur expression, la plupart ont été évincées au début du XXe siècle face au développement hégémonique du sport, puissant moteur de transformations en profondeur des pratiques corporelles. Cependant, depuis la fin du XXe siècle, la mise en place des politiques patrimoniales au niveau mondial – et peut-être une lassitude face au sport et à la perte de l’esprit du jeu « gratuit » et une « valorisation de la dimension ludique » (Terret 2007 : 9) – a réveillé un nouvel intérêt pour ces pratiques coutumières dont certaines sont réactualisées, connaissent un nouvel essor et gagnent en importance [6], ou tout simplement s’inventent, comme la tomatina, grande bataille de tomates en Espagne qui, en 2019, réunissait autour de vingt-deux mille personnes.
Incorporer les jeux d’affrontement de Zitlala ou le tinku [7] de Macha à cette pluralité nous amène à explorer un champ de praxis corporelles de jeux/confrontations qui ne répondent pas aux mêmes règles ni aux mêmes finalités que le sport. Toutefois, l’engagement physique ne résulte pas ici d’un « simulacre » de combat ni d’une « performance » du fait des coups réellement appliqués où chacun des protagonistes se doit d’en accepter les aspects incisifs dans sa chair lors de confrontations qui peuvent accidentellement s’avérer létales. Mais il ne relève pas non plus du combat au sens guerrier du terme dans la mesure où il ne répond pas à la nécessité de dominer son vis-à-vis, la neutralisation physique n’étant pas le but recherché, l’issue important peu. Autrement dit, si les affrontements ne sont pas « pour de vrai », ils ne sont pas pour autant « faux » ou « fictifs », paradoxe qui implique une autre signification de l’échange pugilistique et donne une autre acception de l’affrontement humain. Ils se situent en effet dans cet entre-deux que Bateson (1956) nomme la limbo zone (zone de limbe), où il est possible d’« aller jusqu’à l’extrême limite d’un comportement sans entrer dans la classe suivante et sans risquer les conséquences inhérentes à celle-ci » (Piette 2005 : 40).
Traiter de ces combats en termes de praxis depuis une approche anthropologique nous conduit à étudier les interactions et la « situation sociale » (Goffman 1973) qui permettent le déroulement de l’action. Car tous ces combats – ou jeux d’affrontement – s’inscrivent dans des types de relations éminemment différentes des interactions habituelles et « supposent donc des comportements “encadrés” qui constituent, qui créent des événements sociaux contextualisés qui exaltent et intensifient l’expérience sociale » (Díaz Cruz 2008 : 43).
D’un point de vue méthodologique, cet article à quatre mains s’inscrit dans la continuité d’un intérêt commun plus général des auteurs autour de différents jeux d’affrontement non sportifs, passés et actuels. Le projet d’un travail de terrain bolivien mené conjointement, incluait implicitement la comparaison avec des recherches antérieures conduites sur d’autres terrains – Mexique (Roussely 2018) et Brésil (Annon 2020) – et dont les termes se sont précisés au retour à travers l’analyse commune et pluridisciplinaire des sources collectées.
En mobilisant les données recueillies et en les confrontant à nos études précédentes respectives relatives à différents aspects de l’action corporelle, plusieurs catégories comparatives sont apparues, notamment autour de l’indianité et des enjeux de la patrimonialisation. Toutefois, face à l’impossibilité de retourner à Macha en 2019 [8] pour recueillir davantage de données sur ces thématiques, par ailleurs déjà bien explorées par d’autres chercheurs sur différents terrains américains [9], la réflexion s’est centrée autour des mécanismes de contrôle et de régulation de la violence dans ces pratiques physiques agonistiques, ni sportives ni guerrières, en mettant en regard leurs interactions et modes d’organisation. Cela dit, ce choix n’est pas une option par défaut et s’inscrit dans un questionnement plus large qui interroge le rôle de l’État comme principal agent du contrôle et de la contention de la violence (Elias et Dunning 1986).
Le postulat évolutionniste
Le sport, en tant qu’innovation sociale produite à partir du milieu du xixe siècle par une société anglaise politiquement réorganisée en État-nation autour d’un système parlementaire fort, impliqua corollairement la création de règles strictes (ce qui est interdit ou autorisé), d’espaces d’expression (lieux dédiés, concours, compétitions, championnats) tous tournés vers une adéquation au processus de « pacification des mœurs ». Ainsi, le système sportif a supplanté les jeux agonistiques coutumiers, rudes, peu réglementés jusqu’au xixe siècle, qui toléraient un niveau de violence physique plus élevé que celui de ces nouvelles pratiques, souvent inventées à partir de formes anciennes remaniées.
Cependant, on ne peut pour autant réduire les affrontements de Zitlala ou de Macha à une sorte de jeux primitifs où persisterait un reste indompté de notre sauvagerie. Cette hypothèse de jeux anciens, dont l’archaïsme serait la marque, repose avant tout sur un postulat évolutionniste et moral qui représente les hommes du passé en êtres brutaux, impitoyables dans leurs relations interpersonnelles et sans contrôle de la violence dont seules les institutions de l’État seraient détentrices. C’est occulter que d’une manière générale, dans ces jeux d’affrontement actuels et passés, l’autocontrôle, individuel et collectif, est un fait acquis et s’exerce de multiples façons, indépendamment d’une volonté exogène, de la « pacification des mœurs » combinée à l’idéologie sportive.
Ces combats fonctionnent justement à l’intérieur de codes méta-communicationnels spécifiques que les acteurs doivent interpréter et respecter adéquatement pour parvenir à maîtriser l’équilibre entre le climax provoqué par la situation, nécessaire à la rencontre, et la bagarre générale à éviter, toujours imminente. Climax que chaque époque, chaque communauté, contrôle à sa façon, souvent même en désaccord avec les règles « officielles » de contention de la violence. Ainsi, à l’inverse de ce que pourrait laisser croire une observation superficielle, il existe dans les combats de Zitlala et de Macha une grande « civilité », bien qu’elle ne soit pas formellement énoncée, pour les maintenir hors de la sphère de la violence – telle qu’on l’entend actuellement – sans pour autant les placer dans une représentation ou une théâtralisation surfaite.
Une telle situation agonistique n’est pas porteuse en soi d’agressivité collective, les aires de combat ne s’apparentant en aucun cas à un champ de bataille où s’exprimerait relâchement festif ou libération de tensions dans un esprit de « cogne à l’emporte-pièce » (Wacquant 2000 : 85) mais s’affirment au contraire à l’intérieur d’un ordonnancement physique où toutes les énergies doivent être maîtrisées par le corps collectif qui se donne à voir.
On va donc dans cet article, à partir de l’étude de deux cas empiriques, se pencher sur les différentes stratégies de régulation mises en place par les acteurs pour parvenir – ou non – à préserver l’événement en deçà de son point de rupture. La comparaison sur plusieurs niveaux entremêlés (réflexif, diachronique et synchronique) est apparue comme un outil heuristique d’intérêt pour apporter des éléments de réflexion à cette problématique du contrôle de la violence dans le contexte des jeux d’affrontement.
Cette approche comparative nous a amenés à relier des cas empiriques de pratiques agonistiques coutumières qui permettent de désingulariser l’objet et de questionner l’émotion première que l’observation de ces combats peut éveiller en nous, tel que l’a montré Lemieux (2019) pour qui le comparatisme réflexif concourt à dénaturaliser nos pratiques et croyances, à porter un autre regard sur nos évidences. Car si on ne peut s’extraire de notre régime de pensée, il est nécessaire d’avoir conscience du côté arbitraire de nos présupposés et du fait qu’il existe d’autres constructions mentales que l’on doit aborder sans jugement de valeur classificatoire. Il s’agit alors d’une part, de dépasser l’apparence spectaculaire et brutale de ces affrontements qui, souvent, heurte la sensibilité d’observateurs extérieurs et biaise l’analyse en introduisant des notions morales imprégnées de la relation que la société actuelle entretient avec ce qu’elle définit sous le terme de violence, et d’autre part de mettre en lumière les stratégies de contrôle de ladite violence qui, dans le contexte de ces combats coutumiers, contribuent à maintenir l’équilibre fragile entre l’empoignade générale non maîtrisée et l’affrontement physique, nécessairement rude mais codifié, pour justement éviter tout débordement. Et si à Zitlala, tel qu’on a pu l’observer, l’intervention de la force publique n’est pas jugée indispensable par les autorités pour en prévenir d’éventuelles manifestations, en revanche, à Macha, une imposante présence policière encadre le déroulement des combats, n’hésitant pas à user de sa panoplie dissuasive.
Toutefois, avant de focaliser l’examen sur ces différents mécanismes de contrôle, une rapide comparaison historique est apparue comme une entrée en matière utile à la compréhension des phénomènes abordés.
Une histoire commune
Géographiquement éloignées l’une de l’autre (près de 5 500 km à vol d’oiseau séparent les municipios [10] de Zitlala et San Pedro de Macha), ces deux régions montagneuses où se déroulent les affrontements (Sierra Madre del Sur du Mexique et Altiplano andin de Bolivie) ont dans l’actualité de nombreuses similitudes sociales dues aux conditions historiques de la colonisation espagnole sur lesquelles on ne peut s’étendre dans le cadre de ce travail. Néanmoins, il paraît indispensable de rappeler quelques éléments du temps long pour saisir les grands traits de la construction des communautés indiennes dans ces deux territoires de l’Amérique hispanique qui « loin de constituer une réalité idéale hors du temps (…) sont le résultat d’une histoire longue et complexe, au cours de laquelle elles se sont maintes fois transformées et reconstruites » (Baschet 2001 : 58). Ainsi, elles ne sont pas à comprendre comme des sociétés du passé survivantes – ou à l’agonie – prises dans des stratégies de sauvegarde de leur culture mais bien comme des sociétés dynamiques où des temporalités différentes se côtoient. Au début du XVIe siècle, la domination espagnole s’y est imposée de la même manière après avoir détruit, en l’espace de quelques années, les empires mexica et inca alors en pleine expansion. Ces bouleversements profonds affecteront tout autant et durablement les Indiens des deux anciens empires dont la population a été décimée par les épidémies et les nouvelles conditions d’assujettissement.
De manière frappante, on retrouve à quelques années de distance des mécanismes identiques observables au Mexique et en Bolivie où des ordres missionnaires participent activement à la fondation de ces nouveaux villages [11] construits « à l’espagnole » (à partir d’une place publique), qui établissent la cohésion communautaire autour d’un saint patron [12] honoré au travers de confréries dont les fêtes se révèlent d’importance, jusqu’à aujourd’hui, dans la construction de l’identité villageoise. Le processus de colonisation, semblable dans les deux régions, entraîne la construction des communautés indiennes où chacune d’entre elles possédait sa propre réponse aux questions d’organisation et de financement pour satisfaire aux exigences espagnoles, en combinant de façon originale ses ressources et ses institutions. Ce qui explique, en partie, qu’à l’intérieur du même système très structuré économiquement, géographiquement, idéologiquement et administrativement de l’empire espagnol, on trouve une diversité d’expressions populaires, plus imputables aux modalités régionales de la colonisation qu’à des survivances locales de l’époque préhispanique. Dans les deux contextes, ce système de relations inégales entre le colonisateur européen, les natifs et les criollos (créoles) mènera aux guerres d’indépendance du xixe siècle qui se suivront de près [13] dans toute la sphère hispano-américaine et aboutiront à la création de Républiques nationales dans lesquelles, les communautés indiennes perçues, au Mexique comme en Bolivie, comme des obstacles au développement seront les grandes perdantes des « réformes agraires » qui s’échelonneront tout au long du XXe siècle.
Situés dans des régions rurales montagneuses particulièrement déshéritées de leur pays respectif, les deux municipios Zitlala et San Pedro de Macha sont affectés par une migration économique [14] – saisonnière ou non – qui touche dans l’actualité pratiquement toutes les familles et communautés. Cette mobilité n’a pas empêché que perdure une vie cérémonielle intense ponctuée de très nombreuses fêtes (multiples rituels en relation avec le cycle saisonnier agricole et célébrations des saints protecteurs des lieux) régies, dans les deux cas, par un « système de charges » [15] qui implique, pour ceux qui l’acceptent, un engagement annuel dans l’accomplissement d’obligations rituelles.
Les rencontres agonistiques, fréquentes dans les deux régions, font partie de cette vie cérémonielle [16] et s’expriment à différentes dates [17] sous de multiples formes. À la fin du XXe siècle, en ces époques de transformations rapides que connaissent les régions indiennes, les affrontements suscitent un véritable engouement de la part des populations locales, et, dans un processus de construction patrimoniale comme ressource pour le développement local, deviennent l’enjeu de tractations diverses où se posent notamment les questions de la tradition, de l’authenticité et du passé préhispanique mis en avant par les promoteurs culturels. Néanmoins pour les acteurs des combats, l’authenticité se situe dans le vécu que procure l’expérience de l’affrontement du point de vue individuel et collectif.
Les combats des xochimilcas de Zitlala
Zitlala, cabecera (chef-lieu) du municipio éponyme, composée d’une population essentiellement nahua d’environ 6 000 habitants [18], bilingues nahuatl-espagnol pour plus de la moitié, est constitué de trois quartiers entre lesquels s’établissent des divisions territoriales, économiques et sociales historiquement bien marquées qui tendent cependant à s’estomper avec le développement rapide des localités avoisinantes. Situé à près de 1 400 m d’altitude dans une région de moyenne montagne nommée La Montaña, le village est distant de 360 km de la capitale Mexico et de 70 km de Chilpancingo de los Bravo, capitale de l’État du Guerrero dont il fait partie.
Présenté par les autorités municipales comme une « tierra de tradición y cultura » (terre de tradition et de culture), Zitlala est reconnu régionalement pour ses très nombreuses fêtes et célébrations qui s’échelonnent tout au long de l’année et dont l’organisation autour d’un très structuré système de charges permet un faste qui contraste avec le dénuement endémique de la région.
Organisation des combats de Zitlala
Il existe dans la région de Zitlala plusieurs formes de combats qui ont lieu à des dates précises [19]. Dans ce travail, même si tous ont contribué à cette réflexion, l’attention a été focalisée sur les affrontements à poings nus des xochimilcas qui se déroulent les Mardis gras sur le zócalo (place principale) de la cabecera pour leur similitude pugilistique avec ceux de Macha.
Pour se livrer combat, les Zitlaltèques se divisent en deux camps suivant leur quartier d’habitation [20], mais dans l’actualité, au-delà de cette division territoriale, peuvent se joindre d’autres habitants de la région, voisins sans attache particulière, qui participent par plaisir ou par bravoure.
Chaque camp compte plusieurs groupes de combattants organisés autour d’un capitán chargé de recevoir les pugilistes chez lui et de les faire défiler dans les parades précédant les combats. Ces dernières sont pour celui-ci l’opportunité d’afficher son importance et celle de son groupe en relation au nombre d’« invités » qui l’accompagnent.
Au son des multiples fanfares, qui tout au long de l’événement joueront sans discontinuer la mélodie des xochimilcas, les combats s’organisent parmi une foule compacte et attentive à l’intérieur d’arènes éphémères et mouvantes, parfois d’à peine un ou deux mètres de diamètre, s’ouvrant au gré de ceux venus en découdre, et réappropriés instantanément par le public une fois le combat terminé.
Vêtus pour certains de l’imposant habit traditionnel des femmes zitlaltèques, les protagonistes masculins s’opposent deux par deux, sans ordre établi, s’assénant de puissants coups à poings nus ou seulement recouverts de légers bandages.
Il n’existe aucune restriction quantitative des coups échangés et la durée du pugilat n’est pas astreinte à de quelconques règles ou limite de temps. Cependant, plutôt que de courts affrontements, les plus anciens révéleront toute leur expérience en privilégiant les longues phases, de sorte que l’échange sera d’autant plus valorisé qu’il se prolongera, sans se soucier de se prémunir des coups. Dans tous les cas, le combat se termine par consentement mutuel, ou dès que l’un des protagonistes signale son désir d’y renoncer ou se retrouve incapable de poursuivre l’assaut. Dans cette forme d’affrontement où les coups de poing sont essentiellement portés au visage et les coups de pied interdits, les anciens veillent au respect de certaines règles non écrites : préserver la liberté de mouvement pour soi comme pour l’autre, ce qui consiste notamment à ne pas soumettre son adversaire par saisies ou immobilisations, à ne pas s’acharner sur lui lorsqu’il se trouve en difficulté, à cesser le combat lorsqu’il se retrouve au sol.
En marge des affrontements entre adultes, jeunes garçons et adolescents participent également. Plus tardivement, les femmes intégreront les combats sous la vigilance de quelques anciennes devenues referes [21] (arbitres).
Le tinku de Macha
Cabecera de près d’un millier d’habitants du municipio San Pedro de Macha [22], région majoritairement quechuaphone du département de Potosí (Altiplano bolivien), et distant de près de 150 km au nord de la capitale régionale (Potosí), dans une zone aride, à 3 800 m d’altitude, le village de Macha devient durant deux jours le point de rencontre (tinku) de nombreuses communautés [23] venues pour honorer la Sainte-Croix fêtée les premiers jours de mai [24]. Ce rituel complexe de rencontre des communautés est la conjugaison de plusieurs éléments à l’intérieur desquels, pour le moins à Macha, les combats gagnent en prestige jusqu’à en devenir l’acte central.
Bien que le village de Macha soit l’hôte de la rencontre, ses habitants ne participent pas à cette fête des communautés laquelle en revanche offre à certains l’opportunité d’augmenter substantiellement leurs revenus (hôtellerie, restauration, vente de rafraîchissements et d’alcool principalement). Ajoutons qu’en cas de dégradations, agressions, blessures, décès, etc., aucune plainte n’est recevable.
De par la portée de son tinku, Macha a été déclaré en Bolivie « capitale du tinku » en 2012 par décret gouvernemental (loi 237 du 20 avril 2012). Toutefois, d’autres tinkus de moindre importance, associés à différentes dates du calendrier catholique, ont lieu dans plusieurs localités [25] voisines de Macha et d’une manière plus générale dans les Andes, en particulier au Pérou ou au Chili. Signalons que plusieurs tinkus ont fait l’objet de recherches [26] dont les auteurs se sont surtout intéressés aux conceptions duales des sociétés andines pour faire surgir la symbolique des affrontements supposément issus d’un particularisme culturel andin pré-inca. Survivant à la colonisation, le tinku transmettrait l’esprit guerrier des ancêtres.
Les affrontements qui se déroulent les 4 et 5 mai sur la place centrale du village sont en lien avec un cycle de festivités initié dans les communautés les jours précédents en l’honneur de leurs croix protectrices (tata wilakrus), où libations (ch’alla) et mastication de feuilles de coca sont la règle. L’aube du 4 mai voit le départ des combattants pour Macha où, vêtus de la tenue traditionnelle du tinku, ils pénétreront au pas de course, chantant et s’annonçant à grand renfort de pétards dans une démonstration de puissance du groupe, accompagnant le pasante [27] qui porte la croix de leur communauté.
L’entrée sur cette vaste place dominée par la tour de l’église, et occupée pour l’occasion par de nombreux étals, est très ritualisée, et toutes les communautés en feront le tour en se suivant, s’arrêtant un moment à chacun des quatre coins pour exécuter leur parade en cercle sur les mêmes danses rythmées par la mélodie hypnotique des jula-julas [28] et du charango [29], tout en martelant le sol lors du zapateo (frappé des pieds en cadence). Au centre de la ronde, les mit’anis (jeunes femmes), participant avec la même ardeur, dansent et chantent [30] tout en faisant claquer leurs fouets pour stimuler l’énergie du groupe.
Dans ce contexte, loin de se prêter à un spectacle ou à une répétition monotone, chaque moment du rituel est une expérience corporelle collective ou chants et danses acquièrent la dimension d’une expression communautaire intensément partagée et donnée à voir, l’espace et l’instant où est vécue et représentée la cohésion du groupe. Le tour complet de la place signe la fin du parcours et tous les pasantes se dirigent vers l’église pour faire bénir la croix et recevoir le sacrement de la messe.
Une fois l’office terminé, le cérémonial entrera dans une nouvelle phase où danses et affrontements se poursuivront dans une même praxis corporelle jusqu’à la tombée du jour, entrecoupées d’indispensables pauses repas.
Organisation des combats de Macha
Contrairement à Zitlala, où ce sont les habitants de la cabecera qui s’affrontent sur leur propre territoire, ce sont ici les communautés qui viennent réaliser le tinku dans le chef-lieu. Ces affrontements, qui se déroulent sur les rues délimitant la place du village, reproduisent l’opposition entre les communautés à l’intérieur d’un complexe système de relations territoriales duales sur lequel on ne s’attardera pas ici [31]. Toutefois, comme le montre Tristan Platt (2010 : 301), les critères d’identifications entre « ennemis » et « alliés » sont variables et les alliances fluctuantes. Ainsi, les participants qui se mesurent lors du tinku de Macha pourront s’allier opportunément contre un autre groupe au cours d’une rencontre organisée dans un autre village. Et tous pourront faire front commun contre un nouveau rival en une autre occasion : « Il est clair, par conséquent, que dans la formation d’alliance, l’opposition entre moitiés ne répond à aucun supposé “impératif structurel” » (Platt 2010 : 312).
Sur le terrain, lorsque deux communautés « adverses » entrent en contact, elles ouvrent une cancha (espace) dans laquelle les combattants, tous volontaires, se choisissent un rival d’apparence physique semblable. Parfois une poignée de main scelle leur rencontre avant de passer à l’assaut, encouragés par les femmes qui haranguent en termes peu amènes « leurs » hommes. Seuls sont permis les coups à poings nus portés au visage dont les traces sur l’épiderme ne tardent pas à apparaître. Ici, aucune limite de temps : un affrontement se termine lorsque l’un ou/et l’autre des protagonistes en manifeste le désir – mais pas toujours. Et si d’aventure un participant vient à agripper son vis-à-vis ou à utiliser des coups de pied, les « supporters » du second réagissent aussitôt pour s’interposer, provoquant dans la foulée l’intervention radicale des policiers sur place. Ces derniers, présents en nombre, maintiennent l’aire éphémère du combat en contenant la pression de la foule, n’hésitant pas à donner du fouet et de la matraque aux plus déterminés.
Dans une ivresse générale de plus en plus prononcée, provoquée tant par les rondes collectives, les nuits de veille, l’excès des festivités précédentes, que par la consommation d’alcool et de feuilles de coca, l’ambiance monte en intensité et il n’est pas rare de voir des bagarres collectives se produire. Ces débordements sont acceptés comme une entorse inévitable « faisant partie du jeu » et on verra dans le dernier point de ce travail, les différents mécanismes mis en place pour les contrôler.
À la tombée du jour, les parades et les combats faiblissant sont progressivement relayés par l’aspect festif des échoppes rudimentaires servant chicha [32] et plats régionaux avant que chants musique et clameurs se glissent à la faveur de la nuit à travers tout le village. Dans cet espace intemporel, l’ivresse – consciente (machasqa) ou inconsciente (t’iyusqa) – est générale, l’ambiance joyeuse, entrecoupée d’inévitables épisodes d’agressivité non refoulée. Toutefois, ce n’est plus le moment du combat et la « trêve » est respectée par tous sans l’intervention des forces de l’ordre, lesquelles, bien que toujours présentes, se limitent à un rôle passif d’observateurs blasés avant de se réfugier en nombre dans l’unique restaurant apte à les accueillir. Et si çà et là une rixe entre borrachos (individus ivres) se produit, ce sont les proches qui interviennent immédiatement pour calmer les ardeurs. Ce point est important car il dénote la présence d’un autocontrôle collectif et permet de percevoir les combats, même si leur expression dépasse les limites acceptables de notre sensibilité, non comme un déchaînement de violence qui ne peut être neutralisé que de l’extérieur mais au contraire comme la capacité collective à en maîtriser le cheminement.
Le lendemain, très tôt le matin, les danses et les combats reprennent, puis, au fil de la journée, les groupes repartent dans leurs communautés, remportant les croix qu’ils réinstalleront pour l’année dans leur chapelle respective. Fatigués, et parfois titubants, de nombreux participants arborent les stigmates de leur participation aux combats.
Stratégies de contrôle de la violence
La réunion dans un même lieu d’un grand nombre de personnes dans une perspective d’affrontements physiques au sein d’une ambiance fortement alcoolisée porte en elle la potentialité d’une situation explosive. Dans ce contexte, la temperatura de la foule, perceptible par tous les participants, peut « surchauffer » à tout instant et atteindre le point de rupture capable de faire basculer la rencontre en une rixe générale. Tous les acteurs sont conscients que ce moment extrême de déploiement d’énergie n’est pas à l’abri d’une perte de l’autocontrôle et plusieurs dispositifs sont mis en œuvre, tant à Zitlala qu’à Macha, pour écarter cette éventualité. Toutefois, la rudesse des combats ne doit pas égarer le chercheur, lequel, impressionné, limiterait sa compréhension des affrontements à un seul constat de violence. Ainsi, plutôt que d’analyser ces pratiques coutumières à l’aune de nos prénotions, on tentera de voir à quel moment pour les acteurs le combat verse dans la violence et quelles sont les stratégies mises en œuvre pour l’anticiper.
En premier lieu parce que dans les entretiens réalisés auprès des combattants, tous insistent pour souligner l’absence de violence lors des affrontements car se produisant sans haine, autrement dit sans la volonté de détruire l’adversaire selon une conception émique sur la corporéité des combats. Ainsi, pour les acteurs, la violence ne se mesure pas à l’impact des coups échangés mais dans le dépassement de certaines normes (voir supra) qui s’expriment au travers de règles non écrites que tous se doivent de respecter, individuellement et collectivement.
Ensuite, une lecture attentive de la structuration des combats révèle surtout un système de fonctionnement autour de mécanismes d’organisation collective – bien loin d’un déchaînement de violence incontrôlée – sur lesquels on va focaliser le regard dans cette dernière partie.
Enfin, l’analyse des gestes du combat a montré que l’absence de technique sportive et d’entraînement réduit l’impact des coups, assénés le plus souvent en fin de course après une trajectoire courbe limitant d’autant leur efficacité, et les rend beaucoup moins dangereux par exemple que certaines formes de boxe ou de sports de combat. Et c’est justement parce qu’ils ne cherchent pas à optimiser leurs gestes que les protagonistes des combats de Zitlala et de Macha peuvent se battre avec toute leur fougue, sans pour autant s’anéantir.
Zitlala : un autocontrôle horizontal
À Zitlala, ce moment des combats où se réunit en place publique plus d’un millier de participants, sous la vigilance discrète de quelques rares policiers municipaux, nécessite une réelle ordonnance du temps et de l’espace. Pour livrer combat, les participants s’invitent en utilisant généralement l’expression nahuatl « titequitisque », dont la racine tequitl [33] nous indique que l’affrontement est associé à la notion de « travail collectif » qui, depuis la perspective nahua, s’entend comme une forme de réciprocité où les individus joignent leurs efforts pour le bénéfice de tous. De cette façon, bien que les combattants soient adversaires au moment de l’affrontement, ils sont avant tout partenaires d’un même combat, participent d’une même « performance ». La relation d’opposition ici ne sous-entend pas une dissymétrie entre gagnant et perdant, elle s’inscrit au contraire dans une relation de coopération mutuelle essentielle au bon déroulement de la rencontre. En fin de compte, on peut dire que cet échange de coups, à l’inverse de diviser et d’opposer, tout au contraire réunit et renforce l’intégrité du groupe.
Lors des affrontements, les protagonistes sont entourés des membres de leur groupe qui s’efforcent de conserver l’espace nécessaire au bon déroulement du combat au cœur d’une foule compacte, tout en étant prêts à intervenir, comme on l’a déjà mentionné, dès qu’un manquement aux règles est observé ou qu’un des deux participants se trouve en mauvaise posture.
Chaque groupe de xochimilcas est réuni autour de pasados (anciens) et d’un capitán [34], généralement bon pugiliste. Ce dernier, dont le rôle prend toute sa valeur les jours précédents les combats lorsqu’il organise des parades de quartier dans le but de rallier des combattants, est une personnalité respectée de tous et est tenu d’assurer repas, boissons – mezcal principalement – et hospitalité à tous ceux qui l’accompagnent. Face aux frais occasionnés par cette charge, le capitán doit, à la différence des autres combattants, disposer de certaines ressources économiques.
Les pasados, reconnus pour leur vaillance et bénéficiant d’une aura de respectabilité en tant que vétérans des combats, peuvent jouer temporairement le rôle de refere [35] que tout groupe de xochimilcas possède, chacun observant la même impartialité dans leur intervention, étant tour à tour lutteurs ou arbitres. Les femmes, quant à elles, organisent elles-mêmes leurs aires de combat et désignent leurs propres arbitres, tout autant respectées que chez les hommes. D’une manière générale, la pleine efficacité du rôle des referes se mesure ici par leur capacité à structurer instantanément les aires de combats dont les limites fluctuent au gré des confrontations mais aussi à prévenir ou neutraliser les rixes générales qui peuvent se produire sous la pression d’un public échauffé et bien nanti en boissons alcoolisées. Ils n’arborent aucun signe distinctif [36] mais s’imposent par leur gestuelle, leur façon silencieuse et autoritaire d’occuper et de contrôler l’espace. Ils possèdent cette sorte de don d’ubiquité qui les fait intervenir toujours au moment opportun pour veiller au bon déroulement des combats qui ne pourraient se réaliser « pacifiquement » sans leur présence.
Tous les referes savent ce qu’ils ont à faire, c’est une attention permanente, jamais mise en défaut, où l’idée maîtresse n’est pas tant d’empêcher les excès mais plutôt de les canaliser dans des limites acceptables. Parfois, d’inévitables animosités personnelles ou d’ancestrales rivalités, au demeurant vite détectées par ces arbitres, peuvent ressurgir au cours de l’affrontement mais, rapidement contenues ou maîtrisées collectivement, se dissolvent dans la multitude, les combats n’étant généralement pas le lieu où se règlent les comptes. On dénote chez ces referes un réel « savoir-faire » qui suppose une action collaborative maintenant l’espace d’affrontement dans son architecture mobile et dans l’équilibre des forces au sein de la foule en s’imposant de toute leur stature, tels des « arbres solitaires » face à la pression humaine. Ainsi, dans ce « jeu sérieux », lorsque l’un des protagonistes se trouve submergé par son vis-à-vis ou lors d’un manquement aux règles non écrites des combats, les referes et tous les membres du groupe interviennent de concert pour rétablir l’équilibre.
Au fur et à mesure de l’après-midi, les prétendants à vouloir se battre étant de plus en plus nombreux, il n’est pas rare que les combats gagnent plusieurs individus en même temps. Dans ce climat de tension qui peut rapidement tourner à la rixe générale, les referes, quelquefois dépassés, parfois partie prenante, sont alors suppléés dans leur tâche par l’interposition propice d’autres referes, de combattants ou de leurs familiers, qui doivent à leur tour user d’arguments énergiques pour calmer les ardeurs.
Cet « être ensemble » symbolise une organisation groupale où les individus en interaction doivent se mouvoir en synchronie pour ne pas interrompre le mouvement général et provoquer des « télescopages ». Une telle construction collective n’est pas du domaine de la communication verbale, elle est avant tout une conscience physique de la présence des autres et de leurs messages corporels et mobilise le corps autant sur le front de l’engagement physique individuel que sur celui du collectif. Dans cette rencontre, se construit entre les participants une expérience corporelle où les corps communiquent différemment du quotidien, permettant un contrôle du collectif par le collectif et par là même d’éviter – ou de maîtriser – les débordements.
Enfin, il est important de noter que la manière dont se déroulent et dont sont ressentis les combats est révélatrice des tensions villageoises. Aussi, une bonne pelea (empoignade) mettra en scène la cohésion communautaire et fera la fierté de tous les Zitlaltèques impliqués tandis que des débordements non contenus trahiront des conflits internes et/ou entre quartiers. Qui plus est, la violence engendrée par des facteurs extérieurs (politiques, narcotrafic, etc.) peut avoir des répercussions directes dans le déroulement du rituel, comme en 2016, lorsque désirant maintenir l’événement, le maire de Zitlala a obtenu l’appui d’une escouade de militaires et de policiers fédéraux pour veiller à son bon déroulement, lequel attira une participation substantiellement moindre qu’à l’habitude.
Macha : le collectif et les forces de l’ordre
Le tinku, en tant que « rencontre », est célébré dans de nombreuses régions des Andes sous de multiples formes et à l’intérieur d’une grande diversité de contexte. D’un point de vue sémantique, les études du terme (Molinié 1988 : 52 sq.) ont révélé une polysémie mettant en lumière la complexité de cette notion de « rencontre » qui, pour le dire très schématiquement, réunit des « contraires » dans des situations très diverses, comme par exemple l’accouplement, l’établissement de frontières, et l’agriculture. Vincent Nicolas, Marcelo Hernández et Elba Flores (2007 : 122 sq.) ont montré de leur côté que loin d’être l’expression sanguinaire de conflits territoriaux ou une finalité en soi, il convient de comprendre ces tinkus comme partie intégrante d’un mécanisme de négociations entre les communautés, là où à un moment donné il peut être nécessaire de « montrer sa force » (hacer fuerza) pour ne pas perdre de territoire, éviter une guerre, parvenir à un accord. Ils précisent :
Ces combats sporadiques qui peuvent surgir au milieu des négociations mènent le conflit à une nouvelle phase dans la confrontation ou, plus exactement, servent de signal d’alarme pour recentrer une négociation qui ne prend pas le bon chemin. (Nicolas, Hernández et Flores 2007 : 127)
Les combats rituels de Macha s’inscrivent donc dans cette logique de « rencontre » où le conflit est très encadré. Toutefois, si le tinku s’apparente à un pujllay (« jeu violent ») (Platt 2010 : 301), il peut tout aussi bien se transformer en ch’axwa [37] ou bataille non contrôlée. La ch’axwa, d’une manière générale, suggère une connotation de conflit mais non le conflit en soi. C’est un stade où les normes du tinku n’ont plus prise et, pour les acteurs, comme il a été dit, c’est ce désordre qui est violence, plus que la puissance des coups échangés.
Bagage mémoriel guerrier où l’échange de coups est reconnu comme partie d’un processus comportant plusieurs étapes, le tinku révèle un savoir communautaire dans la gestion des affrontements qui implique la présence de dispositifs de contrôle de cette potentielle violence sous la responsabilité du collectif afin de parer à ce que le tinku ne se convertisse en ch’axwa. Cependant, on a pu observer à Macha différentes stratégies particulières et conjointes dans l’encadrement des combats, analysées plus en détail ci-après. Car si pour les communautés, la maîtrise du rituel relève là aussi d’un type d’organisation coutumière ou traditionnelle, elle subit en parallèle la présence hétéronome d’un important déploiement de forces de l’ordre exerçant un contrôle strict sur son déroulement où les autorités communautaires peinent à exprimer leur rôle.
En ce qui les concerne, chacune d’elles se coordonne préalablement dans le but de prévenir les débordements jugés dangereux, telles les déprédations qui peuvent se produire lors d’éventuelles bagarres à jets de pierres, ou lorsque, par exemple, un individu isolé fait les frais de l’acharnement de membres d’une communauté « rivale ». Ces risques de transgression de certains principes, ce spectre de la ch’axwa – néanmoins inhérent au tinku – stimulent paradoxalement la responsabilité individuelle et collective permettant de contenir la fougue des participants en les regroupant dans une même sphère spatiale, tout en assurant leur protection et limitant de cette manière les dérives individuelles. Dans cette perspective, chaque collectif est dirigé par un mayura, « chargé d’organiser et conduire sur le droit chemin le groupe entier durant toute la durée de la fête ; ce qui sous-entend les préparatifs, le déplacement vers le village où se réalise le tinku, le séjour sur place et le retour à la communauté » (Salinas Izurza 2015 : 83).
Secondant celui-ci, les femmes présentes, auxquelles est témoigné un profond respect, concourent au contrôle avec bravoure et autorité en maintenant à tout moment l’ordre et l’énergie des membres de leur communauté à force de fouets et par leurs stimulants chants à répons (voir supra). Cette prise en charge collective de l’organisation du tinku nécessite une solidarité tant au sein des groupes eux-mêmes qu’entre les différentes communautés pour ne pas glisser vers un affrontement général déséquilibré entre factions et dénué de sens. Ainsi, du côté des combattants, la recherche d’une parité physique (âge, stature) au moment de choisir son vis-à-vis garantit l’équilibre des forces qui permettra un bon échange des coups. À l’échelon des communautés, les alliances, que l’on a vues changeantes, seront quant à elles fondamentales pour éviter ce déséquilibre entre des groupes de différente importance qui nuirait pareillement au principe de réciprocité nécessaire à la rencontre.
Pour ce qui est de la présence policière, dont la majorité des effectifs viennent de Potosí, la capitale régionale, leur déploiement systématique pour contrôler les festivités et les combats entre « moitiés » remonterait, aux dires des anciens, aux années 2010 avec guère plus d’une dizaine de représentants, mais dont les rangs n’ont cessé depuis de se renforcer. En 2019, ce sont quelque quatre-vingts policiers régionaux venus de la capitale qui ont ainsi été recrutés pour suppléer à la poignée d’agents locaux. Cette inflation de la présence policière s’expliquerait par l’augmentation des débordements dangereux : mort d’homme [38], caillassage, dommages publics, etc. Toutefois, cette question mérite d’être approfondie et pour le moment la recherche documentaire n’a pas donné d’éléments probants dans ce sens. Quoiqu’il en soit, cette présence policière semble aujourd’hui institutionnalisée et son insistance à vouloir anticiper les débordements intervient dans le déroulement de l’affrontement en ne laissant guère aux acteurs le temps de s’exprimer dès qu’une virulence trop appuyée de leur part est observée. S’interposant aussitôt, usant sans ménagement [39] d’agents chimiques (gaz lacrymogènes [40]), parfois du fouet et autre tonfa, ces représentants de l’ordre institutionnel montrent en quelque sorte une volonté d’ignorer l’ambivalence du cadre de ces combats, une tendance à amalgamer un rituel s’apparentant à un espace particulier dans lequel certaines transgressions peuvent être admises, à l’expression ordinaire du quotidien où elles deviennent inacceptables. Par ailleurs, leur nombre croissant supplante le rôle fédérateur et modérateur des quelques mayuras et des femmes dont les actions ne peuvent être que timorées face à tel contingent et n’ont d’effet que folklorique.
De plus, de par son intervention, cette ingérence policière tend à déstructurer les règles de l’affrontement et permet aux tensions de s’accumuler selon le schéma classique action/réaction ce qui, au fil de la journée, avive les crispations entre les groupes et conduit parfois à des bagarres générales où les coups sont donnés hors contrôle, justifiant ainsi l’institution policière dans son rôle.
Après dissipation des gaz lacrymogènes, les participants, finalement indifférents à sa présence, ouvrent un nouvel espace de combat, « cancha, cancha » répètent-ils, et réactivent le rituel d’affrontement.
Considérations finales
En mettant en regard des jeux d’affrontement décrits et analysés dans d’autres contextes géographiques, historiques et sociaux, l’approche comparative, au cœur de la démarche ethnologique, nous a conduits à penser une praxis soulevant des problématiques imbriquées dans plusieurs champs disciplinaires. Portant sur différents niveaux et confrontant les travaux de plusieurs chercheurs autour des jeux d’affrontement, elle nous a permis notamment de saisir des traits significatifs qui dépassent l’événement étudié et peuvent être investis d’une vertu paradigmatique, tout en interrogeant de manière réflexive la notion de violence et les fluctuations de sa perception au fil du temps et des sociétés impliquées.
Cependant, cette montée en généralité ne signifie pas simplifier ou réduire la complexité des phénomènes observés à une structure statique, mais nécessite, tout au contraire, de prendre en compte le fait que loin d’être des entités formalisées dans un cadre rituel figé, ceux-ci sont traversés de tensions entre la convention et l’agir, entre le contemporain et l’héritage du passé, des tensions à l’intérieur desquelles les acteurs peuvent inventer, recréer, reformuler et transformer des comportements induits par de nouveaux enjeux (Díaz Cruz 2008 : 44).
Outil heuristique, plus qu’une finalité, l’approche comparative ne vise pas ici la mise au jour d’une stricte analogie entre deux contextes étudiés – d’ailleurs impossible tant les expériences de terrain ont été différentes – mais elle tente de prolonger à travers le cas bolivien une réflexion autour des différents mécanismes de contrôle et de régulation de la violence produite à partir des terrains mexicain et brésilien.
L’observation des combats de Macha et de Zitlala a ainsi montré de grandes similitudes dans leur organisation communautaire : le mayura et le capitán, le contrôle du collectif sur tout un chacun, la connivence tacite entre tous pour que les affrontements se déroulent en conformité avec les règles établies non écrites où s’illustre la prééminence du « nous » sur le « moi », très ancrée dans l’organisation communautaire des sociétés rurales indiennes. À Macha toutefois, le contrôle sur le rituel confié majoritairement à d’importants effectifs de police inhibe en partie le rôle traditionnel des mayuras, mit’anis et autres participants, en imposant de l’extérieur un fonctionnement en porte-à-faux du cadre rituel, contrariant la maîtrise communautaire sur d’éventuels débordements.
En définitive, plutôt que de se comprendre comme une volonté de la part des autorités de maîtriser une supposée violence lors des rituels d’affrontement, la présence policière et/ou militaire paraît vouloir s’ajuster à un contexte plus large d’effervescence sociale, et par là même, de contrôle sur les populations, posant de nouvelles interrogations autour des relations et tensions entre les mécanismes, communautaires et institutionnels, de contrôle de la violence et de leur efficacité.