Des embûches en territoire connu
(Toulouse, jour 1) 12h28. Trois filles se poursuivent dans la cour du bas entre le self et le gymnase avant d’emprunter un couloir et de rejoindre le réfectoire. Elles jouent dans les feuilles, comme d’autres enfants avant elles. Alors que je m’assois sur un perron pour écrire, deux autres filles font de même, courent l’une après l’autre, puis viennent me voir en traversant la cour. Notre discussion est rapide à propos de ma présence et de ce que j’écris.12h30. À un moment, la directrice sort par la porte du self et interpelle mes voisines : « Hé ho, qu’est-ce que vous faites toutes seules dans la cour, sans adultes ? » Elle fait mine de s’avancer avant de m’apercevoir quand je lève le bras (je suis caché par les filles) et s’excuse alors ; je fais de même, pour la situation prêtant à confusion.
Manifestement, le poste adopté pour écrire quelques notes n’était pas une place adéquate afin d’observer les pratiques ludiques enfantines sur le chemin du réfectoire. Assis à hauteur d’enfants, à distance des adultes, caché par un petit attroupement, l’observateur (Baptiste Besse-Patin) a provoqué un malentendu : les enfants respectaient la règle d’usage, qui consiste à ne pas se trouver dans l’espace de la cour sans adulte, mais la directrice ne pouvait le constater de visu. Se retrouver en porte-à-faux n’a pas eu de conséquences particulières, si ce n’est par la suite une longue discussion avec la directrice à propos de l’organisation spatiale de l’accueil périscolaire.
Autre contexte : un entretien collectif, mené dans une salle d’activités d’un centre de loisirs, porte sur les pratiques récréatives des enfants au sein de l’espace public. Une chercheure (Fanny Delaunay) demande : « Et vous jouez où ? »
Chaïma (dix ans) : Ça dépend.
E : Ça dépend de quoi ?
C : Ben ça dépend si on a le temps ou pas.
E : Quand tu as le temps ?
C : Ben le week-end et les vacances.
E : Et quand tu n’as pas le temps ?
C : Le soir on fait des trucs avec maman.
E : Et quand tu as le temps, tu joues où ?
C : Souvent en bas de chez moi ou au petit parc à côté.
E : Et quand tu as le temps ?
C : Je vais au grand parc et puis je vais ailleurs aussi.
E : Et c’est où ailleurs ?
C : Des fois on va aux carrés roses, des fois on va à la dalle Prévert et des fois au moyen parc.
E : Le moyen parc ?
C : Oui, à côté de chez elle (en montrant une des enfants).
E : Et les carrés roses, qu’est-ce que c’est ?
C : C’est devant le centre de loisirs.
Dans la dénomination des lieux par les enfants, dans leur appropriation des espaces conçus par des adultes et dans la codification de leurs pratiques se lit un « territoire de l’enfance » (Roucous 2006) dont la compréhension ne peut se faire sans se mettre à leur hauteur.
Depuis les premiers développements de la sociologie de l’enfance, l’ethnographie a été une voie privilégiée pour recueillir les paroles des enfants et pour prendre au sérieux leurs points de vue, au plus près de leurs quotidiens (James 2001). Une littérature abondante est revenue sur les dilemmes et les problèmes que pouvaient poser des recherches auprès d’enfants et de jeunes. À bien des égards, si l’enquête ethnographique n’en est pas bouleversée, les problèmes habituels liés à la relation d’enquête, de l’entrée sur le terrain à la restitution des résultats, s’en trouvent renforcés quand un·e chercheur·e adulte enquête auprès d’enfants (Fine et Sandstrom 1988 ; Danic, Delalande et Rayou 2006).
À travers les trois brefs extraits cités ci-dessus, on perçoit que l’entrée sur le terrain, tout comme la construction d’un rôle en accord avec la situation, ne peuvent négliger le cadre spatial dans lesquels ils prennent place. Cette dimension a déjà été soulevée par certains travaux méthodologiques, mais peu d’entre eux la considèrent dans le cadre des enquêtes qui peuvent être menées auprès des enfants (excepté Blanchet et Blanchet 1994). Or, une institution éducative régie par des adultes repose sur des lieux, des fonctions et des règles d’usage. D’autre part, les enfants peuvent y déployer des usages spécifiques, parfois détournés, ou y appliquer d’autres principes. Dès lors, quel rôle adopter et à quels cadres se fier ? Aux rôles différenciés par un degré de participation retenus par Raymond Gold (2003), peut s’ajouter la nécessité d’employer une palette de postures en fonction des situations rencontrées.
Cet article se donne pour objectif de montrer comment nous avons adopté plusieurs rôles dans le cadre d’une même institution éducative – des centres de loisirs – pour enquêter auprès d’enfants. À la manière de Peter Harvey et Annette Lareau (2020), nous revenons sur ces arrangements bricolés pour en tirer une « ficelle » (Becker 2002) : un usage stratégique des territoires d’enquête où se trouvent des enfants (ou des jeunes) ; les « territoires » étant entendus ici comme des « cadres définis temporellement, socialement et spatialement » (Hopwood 2007 : 51). In fine, il s’agira de plaider, une fois de plus, pour une « souplesse méthodologique » (Dalli, Te One et Pairman 2017).
À cette fin, l’article prend appui sur deux enquêtes de terrain menées dans le cadre de recherches doctorales. Ces enquêtes prennent place dans des accueils de loisirs (sans hébergement) – ou ALSH selon la dénomination réglementaire – où sont accueillis des enfants âgés de trois ans à douze ans. Pour Baptiste Besse-Patin (2019), les ACM (Accueils collectifs de Mineurs) ont constitué l’objet d’étude principale. Il s’agissait d’appréhender le loisircontemporain dit « collectif » ou « organisé » des enfants et des jeunes. La recherche visait à mieux comprendre les pratiques ludiques des enfants et des animatrices à partir d’une analyse « par le bas » de leur quotidien, reposant sur des observations directes. Via un réseau d’interconnaissances et tout en utilisant le statut privilégié d’étudiant, Baptiste a pu accéder à plusieurs centres de loisirs et séjours de vacances pour mener une « ethnographie multisituée » (Marcus 2010). Ici, nous nous appuyons essentiellement sur des observations réalisées dans un accueil périscolaire de la banlieue toulousaine, situé dans une école accueillant une population enfantine socialement contrastée. Ces observations ont été menées avant et après le temps scolaire et durant la pause méridienne. Baptiste a ainsi partagé le quotidien des enfants et de l’équipe d’animation, à différentes périodes de l’année, pendant une dizaine de jours, récoltant près de 70 pages de notes de terrain retranscrites.
Fanny Delaunay (2018) a enquêté au sein de deux accueils de loisirs, situés d’une part dans le quartier Villette 4 Chemins à Aubervilliers (93) et d’autre part dans le grand ensemble de la Grande Borne à Grigny (91). Ces terrains constituaient un moyen d’accéder à un groupe d’enfants de façon régulière, en vue d’appréhender leurs usages de l’espace public. En tout, 46 entretiens ont été menés au cours de cinq semaines d’enquête (trois semaines à Aubervilliers et deux à Grigny), réparties sur deux années. Différentes méthodes ont été employées : cartes mentales suivies d’entretiens individuels, parcours commentés avec prise de photographies par les enfants sur les lieux considérés comme singuliers, suivis d’entretiens collectifs donnant lieu à la reprise des itinéraires des parcours commentés sur une image aérienne à l’échelle 1/1000e. Chaque journée de la semaine était consacrée à un « outil ». Ce corpus a été adossé à plus d’une trentaine de jours d’observation dans les espaces publics et récréatifs adjacents du quartier. Par ailleurs, 23 entretiens ont été réalisés avec des acteurs et actrices de la maîtrise d’ouvrage publique en charge des espaces publics, sur une période de deux ans et demi.
Malgré nos connaissances des cadres sociaux qui régissent les centres de loisirs,nous avons éprouvé des « inconforts méthodologiques » sur le terrain. En effet, s’il y a dans toute institution éducative des « scènes » et des « coulisses » (Goffman 1973) que sont pour les adultes la salle de classe et le bureau des profs, il en va de même pour les enfants. Ces derniers peuvent investir des espaces qui ne leur sont pas initialement destinés, ou des interstices (couloirs, recoins, toilettes…). Autant de « régions postérieures » (coulisses) qui peuvent échapper aux regards et à l’autorité des adultes et où la présence d’un adulte, enquêteur ou non, peut inhiber toute initiative enfantine. Ces lieux peuvent, par ailleurs, provoquer l’embarras d’un·e chercheur·e qui serait pris·e sur le fait par des professionnel·le·s (Lappalainen 2002).
Au cours de nos enquêtes, nous avons repéré trois types de territoires (ou « régions »), qui impliquent des rôles différents : ceux dans lesquels évoluent les animatrices séparément des enfants, ceux au sein desquels les enfants profitent d’une certaine marge d’action, et des situations « mixtes », autrement complexes, où se mêlent enfants et adultes. En écho à Nick Hopwood, nous montrerons comment, en fonction de ces territoires, les rôles endossés par l’adulte sont pris dans « un flux rapide dépendant non seulement des personnes avec lesquelles le chercheur interagit, mais aussi d’un système complexe de paramètres en constante évolution » (2007 : 51).
Se rapprocher des territoires des enfants
Afin de se rapprocher des territoires des enfants, deux démarches ont été employées. Même si nos rôles étaient différents – un étudiant « observateur-comme-participant » d’une part, et une « participante-comme-observatrice » (Gold 2003) en tant qu’intervenante extérieure [1] d’autre part – ils reposaient tous deux sur un travail préalable pour minimiser le statut d’adulte (voir à ce sujet les enquêtes d’Epstein 1998, Boyle 1999 ou Gansen 2017) dans un contexte où les relations et les positions entre enfants et adultes sont très dissymétriques, du fait du cadre éducatif.
La proximité du rôle « le moins adulte »
(Toulouse, jour 3) 12h18. Me voyant écrire assis au milieu de la cour, la fille au carnet vient me voir. Manel m’explique qu’elle écrit dans son « carnet secret » le nom de ceux qui se moquent d’(elle) », et que « ce sont toujours les mêmes », mais elle y consigne aussi le nom de « ses amoureux ». Comme il est « secret », elle ne le montre « même pas à (sa) mère ». Elle a déjà pas mal de prénoms inscrits et certains sont ceux de camarades à la fois « moqueurs » et « amoureux ».
Se placer au milieu des courses-poursuites, s’asseoir par terre ou avoir les pieds trempés par une flaque, a été la voie privilégiée pour recueillir des informations sur les pratiques ludiques des enfants. À l’instar de ce que décrivent Isabelle Danic, Julie Delalande et Patrick Rayou (Danic, Delalande et Rayou 2006), le fait d’écrire fréquemment pouvait rendre la présence du chercheur atypique, jusqu’à susciter une aide de la part des enfants qui venaient rapporter à quoi ils ou elles jouaient. Sans originalité, Baptiste Besse-Patin a suivi les propositions de Nancy Mandell (1988) et endossé un rôle qui paraissait « le moins adulte » (aussi traduit par « moindre adulte »), tout en faisant le choix de « laisser venir les enfants », ainsi que le suggèrent d’autres auteurs (Danic, Delalande et Rayou 2006 : 115 ; Epstein 1998). En résumé, il s’agissait d’atténuer les signes d’adultéité en adoptant des façons particulières de se tenir, de s’adresser aux enfants et de poser des questions…
(Toulouse, jour 1) 11h39. Quelques enfants m’ont déjà aperçu. « Nouvel animateur ? » bredouille le premier qui ose s’approcher du banc où je suis assis, et je réponds par la négative avec un sourire : « Étudiant ». À côté, les grands se jettent gants et bonnets. Ils les étirent et se tirent dessus comme s’il s’agissait de pistolets avec des élastiques en caoutchouc.
(jour 6) 11h32. Dans la cour, il y a déjà quelques enfants. Les premiers me saluent : « Monsieur des jouets, monsieur des jouets, qu’est-ce que vous avez écrit ? – Bah rien, je viens d’arriver. » Une autre fille s’approche et me pose la même question.
Ces deux courtes séquences, à quelques jours d’intervalle, dénotent l’attribution au chercheur, au fur et à mesure, d’une place particulière et d’un rôle spécifique. Révélatrices, les questions adressées le premier jour témoignent d’une habitude certaine des enfants à rencontrer de « nouvelles têtes », à cause du renouvellement régulier des équipes d’animation. Quelques jours plus tard, la confusion n’est plus possible et les enfants marquent la différenciation avec les autres adultes présents par l’attribution de surnoms (Fine et Sandstrom 1988 : 17), le « monsieur des jouets » et le « monsieur qui écrit tout petit » [2]. Même en étant proche des actions engagées, Baptiste conserve cependant un degré de participationsouvent faible ou périphérique, sauf invitation de la part des enfants. Il s’agit en effet, à la manière dont procède William Andy Corsaro (1981) lors de son enquête dans une école préscolaire, d’éviter de provoquer un sentiment d’intrusion.
(Toulouse, jour 5) 12h47. Dans le couloir, Selim et un groupe de filles utilisent le rangement à manteaux pour se cacher et pouffent de rire. Je suis invité par un doigt sur la bouche à ne rien voir et ne rien dire. Je continue ma route en opinant discrètement.
Comme en atteste cette autre vignette, cette réserve concernait tout particulièrement le « rôle disciplinant » des autres adultes (Fine et Sandstrom 1988 ; Lignier 2008). Elle se traduisait par le refus de relever les infractions aux « règles de vie », voire la complicité lors de quelques incartades. Par ailleurs, les demandes d’autorisation ou les plaintes émanant des enfants étaient systématiquement reportées vers l’équipe d’animation, signifiant par la même occasion une absence de pouvoir (Boyle 1999). Une telle posture permettait d’approcher les pratiques ludiques des enfants, dont certaines sont jugées déviantes – les « bêtises » – par les animatrices ou d’autres personnes de l’encadrement, en garantissant la protection des informations et leurnon-divulgation. Un signe de reconnaissance de la distance au rôle « adulte » résidait dans la continuation des actions transgressives entreprises, malgré mon passage ou ma présence, par exemple une bataille rangée de Kapla ou le récit d’histoires scatologiques agrémentées de « gros mots ». Mais d’autres situations de transgression me mettent mal à l’aise.
(Toulouse, jour 1) 13h13. À la sortie de la bibliothèque, je suis interpellé par Illian, un garçon de CM2. Il se propose de me « faire visiter le centre » et j’hésite à accepter, prétextant l’heure tardive, mais il insiste. Après avoir demandé la permission et indiqué ma présence à une animatrice, il me présente le « labo », une salle devenue vide. Suite à sa suggestion de « descendre », mon impression se confirme, je crois qu’il souhaite profiter de ma présence pour aller se balader au « jardin », au gymnase… ; espaces dont les accès sont restreints. Je lui soumets mon hypothèse pour expliquer mon hésitation, il sourit. À la porte du couloir, un de ses copains l’interpelle et nous rejoint. Illian me présente comme « étudiant ». Puis il veut me présenter « son maître » et « la directrice » de l’école, que je salue. Apparemment, ils se connaissent bien.
La proposition d’Illian a généré un embarras grandissant. L’hésitation retranscrite témoigne d’un tiraillement entre le choix de suivre les propositions enfantines et la crainte d’être surpris dans un lieu proscrit et, a fortiori, avec des enfants. Qu’allaient penser les animatrices si la présence de l’enquêteur autorisait des comportements jugés inappropriés (Lappalainen 2002 : 95) ? S’il était évident que les enfants développent des pratiques ludiques à l’abri des yeux et des oreilles indiscrètes et, en particulier, de ceux des adultes, voire en dépit de leur vigilance (Mergen 1999 : 232), ces coulisses de l’institution et ces lieux destinés à d’autres fonctions (toilettes, couloirs, recoins…) pouvaient compromettre le rôle tenu auprès de l’équipe d’animation. Dans plusieurs situations, il a été possible de trouver une excuse pour échapper à la situation, dans d’autres, l’esquive ou la fuite ont été nécessaires (voir ci-dessous).
Le parcours d’une « moindre animatrice »
Selon l’objet de recherche, les conditions d’entrée sur le terrain et les méthodes employées, le rôle de « moindre adulte » (Mandell 1998) n’est pas toujours le plus aisé. Une version transposée a été mobilisée lors de la réalisation d’entretiens semi-directifs par Fanny Delaunay. Afin de pouvoir accéder à un groupe d’enfants pendant plusieurs jours consécutifs, le statut d’intervenante extérieure a été choisi. Cette position visait à s’éloigner, au mieux, des fonctions de l’animation socioculturelle en atténuant le statut de leader (Fine et Sandstrom 1988 : 16-17) pour tendre vers celui de friend. Dit autrement, il s’agissait de construire une posture de « moindre animatrice », en analogie au « rôle de moindre enseignante » de Mari Boyle (1999 : 95), comme l’illustre l’extrait ci-dessous.
(Aubervilliers, jour 1, atelier « Jouer en ville ») 10h17. Jessica (dix ans) m’interpelle pour me dire que Leïla (huit ans) « copie » son dessin. Leïla rétorque que « ce n’est pas vrai, je regarde juste ce qu’elle fait ! ». « Si, tu copies ! » répète Jessica. Les deux me fixent et me demandent implicitement de réagir. En guise de réponse, je souligne que les deux dessins se ressemblent parce que les mêmes espaces sont fréquentés. Interloquées, les filles se remettent à dessiner et les discussions autour de la table reprennent.
Les interventions de la chercheure ont ainsi été limitées au contenu de l’atelier. Lors d’interpellations sur des questions relatives à la vie quotidienne ou lors de conflits, l’usage de formules visant à transférer leur gestion à un adulte tiers ou à détourner l’objet du débat a été privilégié. Toujours dans la continuité des recommandations de Boyle (1999), la chercheure s’est mise par ailleurs à la disposition des enfants, les aidant quand ils la sollicitaient, jouant avec eux tout en veillant à ce que ce soit eux qui établissent les règles et régulent leurs conflits. Pour affirmer ce rôle, elle s’installait parmi les enfants lors des temps collectifs, montrant ainsi, par la place occupée dans l’espace, qu’elle était de « leur » côté.
Vis-à-vis des adultes cette fois, la qualité d’ancienne animatrice pendant dix ans a été mobilisée afin d’asseoir une culture commune. Cependant, dans l’optique de maintenir cette posture de « moindre animatrice », il était précisé le souhait de ne pas disposer de compétences d’autorité ou de gestion de groupe. La chercheure était une adulte supplémentaire, certes, mais sur laquelle on ne pouvait pas compter, du moins pas dans un rôle d’encadrement : elle était une « simple » accompagnante. Par ailleurs, afin de créer les conditions d’une confiance réciproque, le choix aété fait d’être présente pendant de longues périodes (une semaine de vacances) et d’accompagner les enfants ainsi que l’équipe d’animation lors de « sorties ». Ces situations étaient une occasion d’échanger avec les enfants sur leurs pratiques en extérieur depuis les espaces pratiqués et de recueillir des éléments biographiques (Augoyard 1979), afin de construire une proximité propice aux échanges à venir.
Toujours à Aubervilliers, les enfants étaient répartis dans des groupes d’âge (« petits » avant sept ans, « moyens » de sept à neuf ans et « grands » jusqu’à treize ans) disposant chacun d’une salle. Chaque année, les lieux sont aménagés avec les enfants : un nom, des décorations, l’installation des espaces de jeux… sont définis collectivement. A priori, ces « salles » constituaient donc des espaces familiers, propices à la prise de parole des enfants. À l’intérieur, l’intervenante devenait en quelque sorte une invitée, une personne extérieure qui devait trouver une place idoine.
Prenant acte des travaux de David Buckingham (1991) abordant les possibles effets de groupe suscités par les entretiens collectifs avec des enfants (exagération, comparaison…), la chercheuse a d’abord choisi d’organiser les moments d’explicitation des cartes mentales comme des temps d’échanges individuels. L’adulte et l’enfant s’installaient autour d’une table, côte-à-côte, dans un coin, de façon à voir le groupe, tout en disposant d’un espace en retrait. Pour autant, les échanges demeuraient limités, les enfants semblaient déstabilisés. Si la réalisation des entretiens dans la salle d’activités des enfants visait à limiter les processus de « régionalisation des comportements » (Goffman 1973), soit atténuer les gênes potentielles occasionnées par la situation d’échanges entre un adulte et un ou des enfant(s), il n’en reste pas moins que le cadre de l’enquête renvoyait à une scène construite par l’intervenante. Cette situation était non (re)connue par les enfants et sa création soudaine ne leur permettait pas d’exposer pleinement leurs points de vue. Les résistances à l’œuvre invitaient à élaborer d’autres scènes d’enquête.
Face à ce constat, une tentative d’installation sur une table à part des autres enfants a été réalisée. Toutefois, cela avait pour effet de générer une rupture dans le cours desactivités des enfants, introduisant une forme de solennité quand la chercheure venait les solliciter. Les échanges demeuraient moins francs que lors de temps en dehors de l’atelier. Enfin, lors du dernier essai, les enfants ont été questionnés depuis leurs espaces d’activités, à leurs côtés et à leur hauteur, entourés du groupe. La prise de parole était alors plus aisée. Les discussions se sont ainsi révélées plus longues et plus assurées. Elles restaient toutefois soumises aux avis – approbateurs ou non –des voisin·e·s de table, qui n’hésitaient pas à intervenir, soit pour répondre à la place de l’enfant, soit pour contredire les propos tenus.
Enquêtrice : Est-ce qu’il y a des endroits où tu ne vas pas jouer ?
Sabrina (huit ans) : Oui !
Sirisse (huit ans) : Où ?
Sa : Derrière chez moi à l’Éclipse.
E : Et pourquoi ?
Sa : Parce qu’il y a trop de gens et après je vais, ils vont, ils vont venir.
Si : À l’Ellipse, t’as pas le droit à l’Ellipse, tu dois être avec Rayan.
E : Et pourquoi ?
Sa : Parce que maman elle trouve que c’est trop loin mais je joue quand même à l’Ellipse.
D’abord perçue comme une contrainte, la présence des autres enfants a finalement permis d’affaiblir l’asymétrie avec « l’intervenante » et a confirmé l’utilité d’un rapprochement physique lors de l’entretien. Par ailleurs, les interventions des autres enfants ont été une opportunité pour croiser des informations et préciser les propos, sans en être à l’initiative. Les entretiens étaient alors moins directifs, les questions plus ouvertes, les échanges n’en ont été que plus longs et donc producteurs de données. Si la chercheure se retrouvait parfois prise à partie au sein de conversations où se tramaient les rapports de pouvoir qui traversent les groupes d’enfants (Horgan 2016), la présence d’un tiers connu n’en reste pas moins un facilitateur de discours. La présence des autres enfants en groupe ou réunis selon leurs affinités, atténue ainsi la confrontation avec un adulte et a pour effet d’affaiblir les asymétries entre la chercheure et les enfants (Einarsdóttir 2017 ; Simon 2020).
Des territoires entre adultes incontournables
Même si la priorité était donnée aux points de vue des enfants dans ces deux enquêtes, il était difficile d’occulter un groupe social incontournable au sein des accueils de loisirs : les animatrices et animateurs et, dans une moindre mesure, les autres adultes (direction, personnels de service, parents…). D’une part, ce groupe constitue desgatekeepersà convaincre pour entrer sur un terrain afin d’accéder aux enfants (Danic 2006). D’autre part, il utilise des lieux qui lui sont réservés et s’apparentent alors aux « coulisses » (Goffman 1973) de l’institution éducative. Pour appréhender les perspectives de ce groupe, ces territoires étaient un passage obligé.
Une familiarité renforcée
(Toulouse) 17h48. De passage à l’accueil, une interpellation m’arrête : « Ah mais t’es encore là Baptiste ? » me lance un grand garçon de CM2. « Il reste jusqu’à 18h30 » répond la directrice. « Wow, t’es pas fatigué ? – Non, non, ça va », assurai-je.
Pour Baptiste Besse-Patin, l’entrée sur le terrain et dans les coulisses de l’accueil périscolaire a été facilité par son statut d’étudiant, associé à un faible écart d’âge par rapport aux équipes d’animation, et au partage de leurs conditions de travail, tôt le matin jusqu’à tard le soir, comme en témoigne la vignette précédente. Les rencontres se déroulaient dans les espaces le plus souvent réservés aux adultes que sont le « bureau » et certains couloirs, voire en dehors du bâtiment. Très majoritairement, il s’agissait de partager du temps avant « l’ouverture du matin », après la « fermeture du soir » et un peu avant la prise de poste des animatrices à 11h30 et à 13h35 lors du « débriefing » quotidien, au cours duquel elles échangent sur le déroulement de leur journée et, fréquemment, sur leurs difficultés rencontrées. Mais comme pour Hopwood (2007 : 56), il s’agissait aussi, au sein de ces espaces, de conserver une certaine distance au rôle d’animateur, en demeurant à la périphérie des échanges, au cas où un enfant entrerait subitement, ou s’y retrouverait « puni » (jour 6, 13h38).
L’impasse du bureau
La distribution des salles au sein de l’un des terrains d’enquête a paru étonnante à Fanny Delaunay lors de son arrivée. Aucune salle n’avait defonction spécifique et différentes activités coexistaient en permanence, à l’inverse de ce qu’elle avait connu lors d’expériences antérieures d’animation. Lors d’une demande d’un espace disponible pour échanger avec des enfants sans l’intrusion et l’interruption d’adultes, « le bureau » de l’équipe d’animation a été proposé. Cette pièce, à l’écart, sembla de prime abord favorable aux confidences. C’est là que se déroula un premier entretien avec Mamadou (neuf ans), invité à commenter son dessin.
Enquêtrice : J’ai quelques questions à te poser, pour comprendre ton dessin, tu veux bien m’expliquer ?
Mamadou : Oui.
E : Tu as quel âge ?
M : huit ans.
E : Tu viens depuis quel âge au CVS ?
M : Depuis que j’ai six ans.
E : Tu peux me dire qui je suis et pourquoi nous sommes ensemble ?
M : Oui.
E : Je suis qui ?
M : Tu es une animatrice.
E : Et tu sais pourquoi je te pose des questions ?
M : Oui.
E : Pourquoi ? (L’enfant bascule ses jambes dans le vide et semble éviter mon regard).
E : Tu as une idée ?
M : Pour savoir où on joue.
E : Et, est-ce que tu as des frères et sœurs ?
M : (Silence) Oui.
E : Ils ont quel âge ?
M : Mon frère, il a 12 ans et j’ai une sœur.
E : Et tu joues avec eux ?
M : Des fois.
E : Vous jouez à quoi ? (L’enfant est très mal à l’aise).
E : Vous jouez à quoi ?
M : À plein de jeux.
E : Elles te dérangent mes questions Mamadou, tu peux me le dire. Tu sais, il n’y a pas de problème.
M : Je sais.
Si ce garçon était reconnu comme leader au sein du groupe d’enfants et disposait d’une grande aisance àdiscuter avec les adultes, l’entretien s’est avéré haché. Il a pris la forme d’un interrogatoire auquel Mamadou répondait de manière lapidaire. L’enfant avait le regard fuyant, baissait sa tête et fixait le sol. Il balançait sans interruption ses jambes dans le vide et glissait ses mains sous ses cuisses. Le caractère inhabituel et solennel du lieu de l’entretien rendait la situation équivoque et, malgré un consentement initialement formulé, cette dissonance brouillait la relation de confiance recherchée.
Le « bureau » constitue en effet un lieu spécifique au sein d’un ALSH : il s’agit d’un territoire réservé aux adultes, et en particulier à la direction, qui y dispose d’un bureau et d’affaires personnelles et professionnelles (matériel d’activités et pharmacie). À l’inverse, les enfants ne s’y rendent qu’avec l’autorisation d’un adulte. En ce sens, il représente le lieu de l’autorité et du rappel à l’ordre des règles et, parfois, de médiation familiale (Roaux 2020). Malgré les aménagements réalisés (porte ouverte, chaises installées côte-à-côte), le lieu a fait obstacle à la relation de l’enquête et a suscité la méfiance de Mamadou, la situation étant devenue illisible.
Si les effets des appartenances de classe (Octobre 2004) ou de genre (Vanhée 2010) sur la conduite d’entretiens avec des enfants sont connus, de même que ceux induits par l’utilisation d’outils mobilisant des compétences scolaires (Davis 1998), les réticences des enfants peuvent aussi se comprendre à l’aune d’une « régionalisation des comportements » (Goffman 1973). Il apparaît clairement que le cadre de l’entretien peut faciliter ou, en l’occurrence, empêcher l’expression des enfants. Il revient donc aux chercheur·e·s d’identifier un lieu propice à l’enquête, et de réfléchir au cadre socio-spatial et symbolique de l’entretien (Blanchet et Blanchet 1994).
Le risque des espaces intermédiaires
Comme le souligne Hopwood (2007 : 55-56), les situations sont le plus souvent « mixtes » dans une institution éducative, les enfants et les adultes qui les encadrent partageant habituellement les mêmes espaces. Incidemment, la présence des animatrices dans un espace donné influe sur la situation de deux façons : l’expression des enfants et le rôle de chercheur·e s’en trouvent affectés. On perçoit aisément l’incongruité de la construction d’une position « la moins adulte » possible auprès des enfants qui ambitionne, dans le même temps, de conserver une proximité avec l’équipe d’encadrement (Boyle 1999 ; Gansen 2017 ; Lappalainen 2002 ; Scheer 2017). Cette position composée de « rôles contradictoires » fait prendre le risque au chercheur ou à la chercheure d’être exposé·e à une « information destructive » qui pourrait « discréditer, ruiner ou rendre inutile l’impression » recherchée (Goffman 1973 : 173).
Autrement dit, cela renvoie au dilemme que Howard S. Becker (2006) formulait en une question : « de quel côté sommes-nous ? ». S’agit-il de privilégier la relation à un groupe situé en bas ou en haut de l’échelle de la « hiérarchie de crédibilité » ? Et in situ, quel rôle tenir pour s’approcher des enfants tout en fréquentant les adultes présents ? Comme précédemment, les arrangements présentés ci-dessous pour éviter de se retrouver en porte-à-faux reposent sur une approche stratégique des territoires.
De l’esquive à l’équilibre magnétique
(Toulouse, jour 3) 12h59. Dans la ludothèque, Marvin m’appelle pour que je lui « pose des questions » à propos de ce à quoi il joue. Souriant, il tient une figurine Action Man dénudée dans la main. Je temporise et je m’éclipse quand son amie Zora nous rejoint et entre dans la discussion avec d’autres jouets. Les gros mots viennent ponctuer le cours de leurs histoires où Barbie rencontre Ken.
Cette forme de dirty play, bien connue des folkloristes de l’enfance (Mergen 1999) et importante à documenter dans son actualisation, n’en reste pas moins proscrite par l’équipe d’animation. Or comment percevrait-elle un intérêt marqué pour ces pratiques ludiques, qui ne sont pas jugées comme des jeux légitimes ? Conséquence directe du dilemme pointé par Becker (2006), l’embarras de Baptiste Besse-Patin naît de la crainte de se voir rappelé à l’ordre en tant qu’adulte, et de devoir se positionner vis-à-vis de pratiques considérées comme déviantes. Si l’on peut effectivement adopter un rôle le « moins adulte », il s’agit d’accepter son versant opposé : le risque d’un « backfire » (Fine et Sandstrom 1988 : 130) de la part des autres adultes, désapprouvant un rôle qui peut être associé à du laxisme ou à une démission.
Au cours de l’enquête, ces esquives répétées reposaient sur une connaissance fine des « cadres sociaux » d’un ALSH (Camus 2011), c’est-à-dire des cadres d’expériences élaborés par les équipes d’animation. Le porte-à-faux tant redouté pouvait être devancé en prenant, trivialement, la fuite vers un lieu « hors cadre », différent de celui où se déroulait la pratique déviante. Il était toujours possible, après-coup, d’obtenir des informations auprès des protagonistes. Le changement de lieu peut aussi avoir pour objectif de ne pas être le témoin involontaire de scènes susceptibles d’être embarrassantes pour les protagonistes.
(Toulouse, jour 8) 13h30. Première sonnerie et je retourne dans la salle « arts visuels ». Les enfants ont récupéré leurs cartes et rendues celles de l’accueil périscolaire, que Nico compte rapidement, avant de recompter une deuxième fois. « Je les recompte ce soir… S’il en manque une… » dit-il en menaçant les derniers présents. Quand tous les enfants sont partis dans la cour, je donne un coup de main à l’animateur pour plier les « arènes » en papier utilisées pendant la séance et compter les derniers jetons encore en vrac sur les tables.
Avant ce moment, qui fait suite à une activité autour du jeu de cartes à collectionner Pokémon, Baptiste s’était absenté quelques minutes alors que l’animateur se trouvait – manifestement – en difficulté. Il s’agissait d’éviter qu’il se sente, en plus, jugé par un regard extérieur. À la fin de la séance, dès que les enfants ont été renvoyés vers la cour extérieure, il devenait possible de le rejoindre et de proposer son aide. Ainsi, n’ayant pas eu à seconder l’animateur, le rôle de Baptiste vis-à-vis des enfants demeurait inchangé, et il pouvait dorénavant prêter une oreille attentive à l’animateur, sans risque qu’il ne « perdre la face » auprès des enfants.
Ce ballottement fait d’éloignement et de rapprochement est devenu un ajustement dynamique et permanent d’une position – d’abord physique – au sein des situations où interagissaient enfants et adultes. Cela peut s’illustrer par l’idée d’un « magnétisme social » (voir Strandell 1997 : 455), en considérant les deux groupes sociaux (enfants et adultes) à la manière de « pôles » opposés : ils étaient soit « attractifs », soit « répulsifs ». Dans les espaces intermédiaires que sont les salles d’activités ou les cours, l’enjeu était d’être, spatialement, aux côtés des enfants, le chercheur s’en tenant – autant que faire se peut éloigné des adultes en vue d’affirmer, par l’occupation de l’espace, un rôle de « moins adulte ». Au gré des configurations de la journée, rôles et positions évoluaient pour trouver un « équilibre » adéquat, mais forcément instable en fonction des circulations des uns et des autres, ou de leurs absences. Comme illustré précédemment, l’absence d’enfants permettait le rapprochement avec les adultes, voire ouvrait la possibilité de leur apporter une aide ponctuelle. Lorsque aucun adulte n’était présent, il était plus aisé de témoigner d’une complicité avec les enfants, tout en veillant à l’entrée possible d’une animatrice au sein de la scène. Sans résoudre le dilemme posé par Becker (2006), cet arrangement bricolé s’est avéré adapté pour faciliter les relations avec les deux groupes sociaux en les appréhendant – d’abord – spatialement lors d’enquêtes dans d’autres ALSH.
Sous les yeux du public ou le risque de l’exposition
Des « sorties » en dehors des murs de l’ALSH ont modifié les relations établies par Fanny Delaunay, et permettent d’aborder un dernier cas. Lors des parcours commentés, réalisés afin de comprendre in situ les pratiques récréatives des enfants, la présence d’une animatrice ou d’une directrice lui a été imposée. Selon la directrice, « il y a des lieux et des gens qu’il ne faut pas prendre en photo ». La chercheure était donc contrainte d’accepter la présence d’un adulte tiers lors de ces parcours. Si pour le premier ALSH, il n’y a pas eu d’interventions, dans le deuxième, la directrice est entrée en scène à plusieurs reprises de façon impromptue pour signifier aux enfants, sur un ton affirmatif et en criant, le danger potentiel qu’elle percevait.
(jour 3) 14h43. Nous arrivons sur le secteur « du Ravin » pour reprendre la terminologie locale, soit au pied des immeubles d’une partie du groupe d’enfants. Les enfants traversent machinalement la rue et Josiane,directrice de la structure, se met à hurler : « On ne traverse pas comme ça, et pas sans adulte ! ». Une enfant me regarde interloquée. « T’avais trop envie de prendre en photo certains endroits », lui dis-je en souriant. L’enfant se dirige à la suite vers l’endroit qu’elle veut photographier.
15h12. En arrivant à la hauteur du quartier « des radars », les enfants tombent sur l’espace de jeux du Serpent nouvellement aménagé. Certain·es grimpent sur le dos du Serpent, structure réalisée par un collectif d’artistes à la livraison de la Grande Borne [3]. Josiane hurle de loin : « Vous descendez ! C’est dangereux ! Vous n’avez pas à faire ça ! ». Les enfants descendent immédiatement.
Le fait que la directrice se sente obligée d’intercéder et de rompre l’accord contracté avec la chercheure (qui stipulait qu’elle n’intervienne qu’après échange avec celle-ci), met en exergue les rapports de pouvoir qui s’exercent. En tant que responsable du groupe, Josiane se devait de préserver les enfants face à un « pouvoir d’agir » jugé trop important, et octroyé par une intervenante de passage. D’autre part, cet autre [4]« backfire » (Fine et Sandstrom 1988) à la fin de l’enquête de terrain, sonne comme un rappel à l’ordre adressé à la chercheure sur la nécessité de s’acculturer aux règles de la structure, au sein et, surtout, en dehors de celle-ci. Avec la présence d’autres adultes (habitant·e·s, parents, voisin·e·s) et sur un autre territoire, les rôles négociés dans le centre de loisirs n’étaient plus adaptés. Il a donc fallu faire preuve, là aussi de « souplesse méthodologique » (Dalli, Te One et Pairman 2017) et tenir compte des espaces dans lesquels se déployaient les relations d’enquête pour, à chaque fois, ajuster les postures et appréhender les « distances au rôle » possibles, et souhaitables.
Pour un usage stratégique de l’espace
Suite aux deux enquêtes conduites par Baptiste Besse-Patin et Fanny Delaunay, il apparaît que les configurations relationnelles qui prennent corps au sein des territoires éducatifs influencent fortement la relation d’enquête et favorisent (ou entravent) les expressions enfantines. En plus des stratégies usuelles (corporelles, langagières, vestimentaires…) permettant d’atténuer la « distance sociale », ici le statut d’adulte, la prise en considération de ces territoires et l’adoption de rôles adéquats ont permis de dépasser certains écueils, voire d’alléger le poids de « pressions contradictoires » et autres dilemmes que l’on rencontre lors d’une enquête auprès d’enfants, forcément encadrés par des adultes.
Les effets de l’intrusion temporaire dans les territoires appropriés par les enfants peuvent être atténués par l’adoption de rôles adaptés (de « moindre animatrice » ou « le moins adulte » possible), mais aussi par des configurations sociales (la participation des pairs à la discussion ou l’entretien), ou ludiques (poursuite de l’activité en cours). Ce sont autant d’éléments qui permettent aux enfants de conserver une relative maîtrise de leurs engagements, de participer ou non à l’enquête, voire d’influer sur son cours même, comme nous y invite Tim Waller (2006). De la même façon, il est important d’analyser les territoires adultes – ou « mixtes » – pour adopter des rôles qui soient en adéquation avec les « cadres d’expérience » établis de façon à éviter embarras, embûches et accrocs qui perturberaient le cours de l’enquête en dérogeant au fonctionnement de l’institution.
Cette « ficelle » de l’espace enjoint les chercheur·es à repérer les modalités d’occupation des lieux et leurs dimensions symboliques afin d’identifier les logiques territoriales qui s’y déploient. Dans le prolongement des « aspects pratiques » de l’enquête auprès d’enfants proposés par Harvey et Lareau (2020), notre contribution invite à user d’une « souplesse méthodologique » (Dalli, Te One et Pairman 2017) constante en investissant des rôles adaptés aux territoires traversés, sans s’interdire de s’écarter de la vision fixe ou idéalisée de la posture des chercheur·es que peuvent produire les manuels méthodologiques. Comme le soulignent Harvey et Lareau (2020) ou Lappalainen (2002), enquêter auprès des enfants revient à « marcher sur un fil » ténu, au gré des territoires traversés, parfois mouvants, et de l’évolution des relations établies. Les rôles sont pluriels et changeants, imposant aux chercheur·es un effort constant de « flexibilité », de « réflexivité » et de « persévérance ». On rejoint alors le plaidoyer pour une « méthodologie située » défendue par Sarcinelli (2015 : 11) qui invitait, déjà, à considérer et adapter toute enquête à son contexte et à la définition sociale et culturelle des enfants et de l’enfance qui s’y déploie.