Les rois ne touchent pas aux portes.
Ils ne connaissent pas ce bonheur (…)
Le bonheur d’empoigner au ventre par son nœud de porcelaine l’un de ces hauts obstacles d’une pièce ; ce corps à corps rapide par lequel un instant la marche retenue, l’œil s’ouvre et le corps tout entier s’accommode à son nouvel appartement. (Ponge 2000)
Faire dialoguer dispositifs d’enquête et approches de la culture matérielle
L’intérêt pour la culture matérielle n’est pas récent, il constitue un des fils rouges de l’histoire des sciences sociales. Si l’expression material culture revient à Auguste Henri Lane-Fox Pitt-Rivers (1875), la place des objets dans la vie sociale, les techniques, les modes de leur usage ou encore, l’étude de leur circulation ont été au cœur de la démarche anthropologique [1]. Néanmoins, l’importance de la matière dans le travail ethnographique a longtemps constitué un allant de soi, comme si le caractère apparemment banal, immobile et silencieux du monde des choses avait déteint sur la visibilité des pratiques scientifiques. Le tournant matériel des années 1980 et 1990 a contribué à arracher les objets à leur évidence, à diversifier les approches à travers lesquelles ils ont été étudiés et à questionner leur place et leur fonction dans la vie sociale, à travers par exemple des travaux sur la mise en objet dans les pratiques de consommation (Miller 1987), sur les usages et les réappropriations (de Certeau 1980 ; Segalen et Bromberger 1996), sur la reformulation des frontières entre humain et non-humain (Latour 1991), sur la subjectivation par les cultures matérielles (Warnier 1999), ou sur la biographie d’objets et l’alternance entre familiarisation et marchandisation (Kopytoff 1986) [2].
Les objets ont également participé à rendre compte de la spécificité et des contours de l’enfance en tant que groupe d’âge (Ariès 1960 ; Manson 1983 ; Sofaer Derevenski 2000 ; Glevarec 2010 ; Manson et Renonciat 2012), que ce soit par l’émergence d’une consommation propre aux enfants (Brougère 1992 ; Chin 2001 ; Zelizer 2002 ; Cook 2004 ; Diasio 2004 ; Martens et al. 2004), qui s’adresse à eux à travers des techniques de captation particulières (De Iulio 2010 ; Brougère 2012), ou en creux, par l’observation du dépouillement du cadre matériel de certaines vies enfantines (Rabain 1979). En s’inspirant de l’approche latourienne, d’autres recherches ont plutôt mis en avant le concept d’hybridité (Prout 2000 ; Lee 2001 ; Turmel 2008), à savoir l’indissociabilité du corps de l’enfant de l’ensemble d’objets, de technologies, de textes, de représentations visuelles qui le construisent et qui fournissent des dispositions à l’action.
Toutefois, à part quelques exceptions notables (Place 2000 ; Garnier 2012 ; Brougère et Dauphragne 2017), moins de réflexions ont porté sur la matérialité dans les dispositifs d’enquête. L’objectif de cette contribution est de prendre au sérieux la place des objets dans l’ethnographie avec et auprès des enfants. Nous souhaitons ici en montrer l’intérêt, notamment quand il s’agit d’accéder aux territoires de l’intimité, à l’expérience d’un corps en transformation, malade, ou lorsque les différences statutaires et d’âge entre chercheur et enfants demandent des dispositifs de recherche moins asymétriques.
Cette dimension méthodologique n’est pas séparable d’une posture épistémologique, à savoir l’idée que sujets et objets se constituent réciproquement par un dialogue intense du corps et des choses, ce « plaisir de la porte » décrit brillamment par Francis Ponge cité en épigraphe. Il s’agit, sur le terrain, de prêter attention aux ressources matérielles dont disposent les enfants et qu’ils contribuent à créer, à leurs qualités formelles, aux engagements corporels qu’elles suscitent et aux prises qu’elles fournissent à l’action.
Prendre l’objet à bras le corps signifie également faire dialoguer des approches différentes de la culture matérielle (Warnier 1999 : 113 sq.) : celle qui fait des objets des emblèmes de distinction, celle qui analyse la consommation comme un espace de production de sens et de catégories culturelles, et celle, enfin, qui étudie la mise en objet des sujets. Ces trois approches pensées comme exclusives sont à notre avis complémentaires. Les biens de consommation, et plus largement le monde des objets, constituent concomitamment « une fabrique de l’enfance et des enfants » (Diasio 2010 : 52), une manière pour la société [3] de signifier des appartenances d’âge et ce par quoi les enfants se construisent en tant que sujets singuliers, car « les objets font et utilisent aussi ceux qui les font et qui les utilisent » (Csikszentmihalyi et Rochberg-Halton 1981).
Ce plaidoyer de l’objet se base sur deux recherches. La première, ici désignée par l’acronyme CorAge, a porté sur les transformations du corps et les passages d’âge auprès de 69 enfants de neuf à treize ans et leurs familles vivant en Alsace, en Lorraine (France) et en Vénétie (Italie) [4]. Cet article porte uniquement sur l’ethnographie menée auprès des enfants et de leur entourage (parents, fratrie, membres de la parenté élargie) [5]. Des 69 familles, 15 ont été accompagnées pendant deux ou trois ans pour bénéficier d’un temps plus long et d’un suivi plus approfondi. Des entretiens collectifs ont également été menés à la fin de la recherche dans le cadre de restitutions auprès des enfants, des parents, des professionnels de l’éducation et de la santé. La deuxième recherche, qui viendra de manière ponctuelle renforcer nos propos, relève d’un programme en cours, financé par l’Institut Universitaire de France, « Grandir avec une maladie chronique ou une anomalie chromosomique ». Menée en France, cette recherche est complétée par le travail de doctorat de Lydie Bichet (2021), conduit sous ma direction, qui porte sur les configurations des relations de soin des enfants atteints de diabète de type 1.
Les recherches ici mobilisées sont collectives, les terrains ont été menés conjointement et les données discutées en groupe ; l’entrée par la culture matérielle est l’aboutissement d’échanges et de réflexions qui auraient été impossibles sans le concours des collègues. La dimension chorale de la recherche est fondamentale, non seulement dans la collecte des données, mais également dans leur interprétation, dans le partage des difficultés et dans l’enthousiasme des trouvailles. Elle protège le chercheur de la surinterprétation, lui fournit une communauté de discussion face aux situations sensibles et lui permet de se décentrer quand l’affectif ou le vécu personnel peuvent influencer le rapport au terrain (Gaskell 2008). Dans la présentation des résultats, l’écriture flottera donc entre ce « nous » collectif et le « je » des observations et des entretiens menés à la première personne [6].
Dans un premier temps, nous analyserons le rôle des objets dans le dispositif d’enquête mis en place sur les deux terrains. Nous indiquerons ensuite comment, par la culture matérielle, il est possible d’accéder à une description et à une objectivation du corps, de ses techniques et de ses remous, notamment dans des moments d’instabilité particulière. La circulation et les itinéraires d’objets nous permettront d’accéder au réseau des actions et des interactions. Enfin, nous montrerons comment observer les biens marchands et leurs appropriations permet de rendre visible la tension entre une consommation qui s’adresse à une catégorie d’âge, et de ce fait participe à la construire, et des usages performatifs et contextuels qui « font » des enfants singuliers.
Des objets passeurs dans la relation de terrain
La recherche CorAge nous a confrontés à l’étude de changements corporels difficiles à mettre en paroles : premières règles, pousse des poils, poitrine, mue de la voix, odeurs, appareil génital relèvent d’une intimité qui se dérobe aux regards des chercheurs. Une nouvelle pudeur émerge dans ce rapport au corps : les parents et les professionnels en font état (Vinel 2015). Les enfants aussi : sur le terrain français ou italien, ils évoquent le besoin de fermer à clé la salle de bain ou la chambre, de ne pas se montrer déshabillés ou d’éviter les sujets trop intimes. Les moqueries, qui peuvent fuser en famille ou à l’école sur le premier duvet ou les tentatives de maquillages, ne sont pas toujours bien acceptées. Aussi, le corps, omniprésent dans les interactions enfantines, se soustrait aux grilles formalisées et aux entretiens trop directifs.
Cette esquive n’est pas uniquement liée à un objet d’étude sensible. Elle relève aussi d’une relation asymétrique avec l’anthropologue, marquée par une différence d’âge, de pouvoir, de position statutaire, de genre parfois. Prenons le cas de Jeanne, onze ans, vivant dans la ceinture urbaine d’une ville moyenne d’Alsace. Quand, après plusieurs visites et temps d’échange, je lui pose la question, intentionnellement large, « Est-ce que tu trouves que ton corps a changé ces derniers temps ? », elle fait suivre un long silence et le refus de continuer l’enquête. D’autres enfants ont aussi répondu par le silence, en tournant le dos ou, pour l’une d’entre elles, par des pleurs. Dans ces cas, conformément aux règles et à la charte éthique que nous nous étions données, les chercheurs ont rassuré l’enfant, se sont arrêtés ; ils sont passés à un sujet moins sensible ou ont carrément décidé d’arrêter l’enquête [7]. Ces gênes se sont révélées indépendantes du degré de familiarité avec les enfants.
Pour respecter ce silence légitime et pallier la difficulté de prendre en compte la matérialité de la chair, nous avons choisi d’approcher le corps par la culture matérielle. En nous inscrivant dans la lignée des travaux de Leroi-Gourhan (1964), nous avons envisagé les objets comme un prolongement du corps et de ses facultés, tout autant que comme le support d’actions sur soi et sur le monde environnant (Julien et Rosselin 2009). Disposant « d’une vertu de permanence qui construit le concret et contrôle les errements de soi : les choses jouent le rôle de garde-fou de soi » (Kaufmann 1997 : 46). Banales et rassurantes, elles permettent ainsi d’accéder à la personne par le biais de ses extensions matérielles et elles constituent « le cadre actif et rapproché qui porte son action » (Kaufmann 1997 : 41). Aussi, les objets constituent autant un point d’accès pour le chercheur, qu’une enveloppe matérielle protégeant les enfants d’une intrusion trop directe d’un adulte dans leur intimité.
Nous avons ainsi construit un dispositif de recherche qui permette à l’enfant de parler de soi à travers le rapport aux objets et à l’espace. Lors de la première rencontre, le jeune interlocuteur est invité à nous introduire à sa vie quotidienne à travers une visite guidée de son lieu d’habitation, en commentant les moments, les espaces, les activités et le lien avec les habitants ou les proches qui fréquentent le foyer. Les enfants sont invités à prendre en photo, par des appareils jetables ou par le portable, des objets ou des lieux significatifs. Ces images recueillies à la suite d’une consigne intentionnellement large constituent le support à partir duquel construire des entretiens successifs (Collier 1967 ; Walker 1993 ; Conord 2007).
Cette démarche nous a permis d’entrer en douceur dans l’espace domestique et de donner un rôle actif à l’enfant qui se place en position de médiateur et d’instructeur : c’est lui qui décide ce qui est « montrable » ou pas. La disposition des corps, du chercheur et de l’interlocuteur permet également d’éviter la gêne d’une confrontation directe [8] : ils ne sont pas face à face, mais ils cheminent ensemble ou, le plus souvent, l’enfant précède l’anthropologue qui est ainsi placé dans une position de dépendance ou de suiveur. Des portes subitement refermées, des lieux entrevus en passant, des explications évasives permettent aux enfants de jouer sur le montré-aperçu-caché et de garder le cap de la relation de terrain.
La visite guidée du lieu d’habitation constitue également un moment de négociation de la place du chercheur dans sa relation avec les parents. Ces derniers adoptent des attitudes très différentes face à la demande de s’entretenir avec les enfants. Il y en a qui s’éclipsent, parfois en fermant la chambre où a lieu l’entretien. D’autres répètent « je vous laisse tranquilles » et continuent à passer devant la porte entrouverte, en s’affairant à des activités domestiques. D’autres encore partent et nous laissent seuls avec l’enfant en profitant d’une présence adulte pour faire des courses ou d’autres activités. Certains enfin demandent à être présents lors de l’entretien avec le jeune ou s’arrêtent par intermittence à ses côtés au moment où il ou elle parle. La visite guidée du chez-soi implique un acte de confiance supplémentaire. Elle donne accès à ces « petites choses du désordre domestique qui ont leur place dans l’habiter, aux seuils et aux limites, de même qu’aux contraintes auxquelles est soumis l’habitant » (Filiod 2003 : 164) : une présentation de soi susceptible d’engendrer des jugements et d’engager la face de la famille, notamment de la mère.
Chloé a douze ans, elle vit dans les Vosges dans une maison individuelle avec son père, ouvrier au chômage, sa mère en formation d’infirmière, son petit frère de neuf ans. À ma demande de visiter le foyer, un espace extrêmement propre et où rien ne traîne, la mère est réticente et cette résistance n’étonne pas la fille qui affirme : « elle a horreur du désordre, elle veut que tout soit toujours tip top ». Quand nous arrivons à la chambre des parents, Chloé ouvre la porte et ne passe pas le seuil, en affirmant : « là, on ne rentre pas ». Consciente de l’appréhension maternelle et une fois effectué un premier tour assez rapide, Chloé décide de m’emmener dehors pour me faire faire le tour du village et désigner les lieux de rencontre avec ses copines. Finalement, elle me conduit chez sa grand-mère paternelle et son « papi recomposé », là où elle déjeune tous les midis. Après la cuisine, elle me montre la chambre à coucher des grands-parents et, sur la commode, ces parfums de femme qu’elle s’amuse à tester quand elle s’ennuie ou avant de rentrer en classe. Cette incursion nous permettra de discuter des différences entre fragrances de femme et de fille et de comment, avec l’âge, l’odeur et son traitement se modifient.
La présentation de l’environnement matériel est au cœur de l’autre recherche auprès des enfants atteints de diabète de type 1. Lors des premiers contacts avec les jeunes interlocuteurs, nous nous sommes rendus compte qu’il est très difficile pour eux d’expliquer ce que le diabète « est ». Il s’agit là d’une autre dimension sensible où se conjuguent la difficulté des enfants à décrire la maladie et leur volonté de se soustraire à l’éventuelle tentation du chercheur de les assigner à une condition pathologique qui les placerait « hors de l’enfance » et de la « normalité » [9]. En revanche, ils expriment bien ce que le diabète « fait » et racontent leur expérience de la maladie en décrivant de manière minutieuse les traitements, les lieux où les dispositifs sont rangés et les gestes qu’ils doivent effectuer pour se soigner [10]. Au début de l’entretien conduit par Lydie Bichet (2021), Oscar et Florentin, deux jumeaux de huit ans, atteints pareillement par cette affection, la conduisent d’une pièce à l’autre. Dans l’une d’entre elles, les enfants en chœur détaillent les instruments pour les soins :
Oscar et Florentin : Tout est là. (Ils ouvrent les tiroirs du meuble)
Chercheure : Alors c’est quoi tout ça ?
Oscar et Florentin : Ça, c’est les pochettes.
Chercheure : Il y a quoi dedans ?
Oscar : Il y a les aiguilles pour changer là, et là.
Florentin : Mais j’en ai plein dans l’armoire là-bas !
Oscar : Et là, les aiguilles qu’on utilise, là, c’est les languettes qu’on met là, comme ça. Florentin (en posant la languette sur l’appareil). Et ça, c’est …
Oscar et Florentin : Pour faire l’acétone.
Tout ce matériel n’a pas le seul effet de délier les langues. Aborder le terrain par les objets et les actions qu’ils suscitent permet de ne pas figer ce que l’enfant « est », mais d’appréhender son expérience plutôt par ce qu’il « fait ». Ce double déplacement de focus – du fonctionnement de la maladie à ses conséquences et de l’enfant « malade » à la personne qui opère une action sur soi pour se soigner – permet d’esquiver, sur le terrain, des formes de stigmatisation ou d’essentialisation, alors même que les jeunes interlocuteurs insistent sur le fait d’être « comme les autres ».
La visite guidée et la description de la dimension matérielle de l’existence constituent, pour les enfants, le support de tactiques pour se frayer un rôle actif dans la relation d’enquête, à savoir des actions élaborées à partir des conduites de l’autre, tout un « art du faible » (de Certeau 1980 : 61) qui opère plutôt par la praxis, par les détours, « les tactiques misent sur une habile utilisation du temps, des occasions (…) et aussi des jeux introduits dans les fondations d’un pouvoir » (de Certeau 1980 : 63). Cette négociation de places, qui affecte autant l’anthropologue que son interlocuteur, s’inscrit dans une vision du pouvoir comme ce « quelque chose qui circule » (Foucault 1982) et qui se manifeste de manière diffuse, polymorphe entre enfants et entre enfants et chercheurs au fil de leurs interactions (Gallagher 2008). [11]
Culture matérielle et techniques de soi
Les lieux de vie sont peuplés par une foultitude d’objets donnant accès à des pratiques corporelles difficiles à formuler. Le passage par la salle de bain, dans la recherche CorAge, nous a mis face à de multiples produits destinés à la toilette, à l’esthétique ou aux soins : shampoing, gel douche, déodorant, parfum, crèmes pour le visage et le corps, maquillage ou instruments de rasage, brosses et peignes, médicaments [12]. Ces choses ne permettent pas uniquement d’entrer en douceur sur le terrain, elles délient la parole et permettent d’entamer, hors d’un cadre formel, des discussions sur les usages. Ainsi lors de la visite guidée de son chez-soi, Irene, une jeune fille de treize ans habitant dans une petite ville de la province de Venise [13], m’introduit dans la salle de bain, elle montre sa trousse de toilette, le lieu où elle range des serviettes hygiéniques, ainsi que les médicaments auxquels elle a accès sans avoir à demander la permission de ses parents : des produits contre l’acné, de l’antidouleur contre les crampes menstruelles, des gouttes nasales contre le rhume. Elle ouvre également la pharmacie familiale, dont les produits peuvent être utilisés uniquement après avoir eu l’autorisation parentale.
Cet inventaire argumenté permet d’avoir accès à un certain nombre d’informations (être réglée ou pas, petits soucis de santé) qu’il aurait été gênant de solliciter dans l’entretien. Le rangement des produits pharmaceutiques donne à voir les catégorisations familiales qui ont trait au corps et à la maladie ; leur accessibilité permet d’explorer l’apprentissage progressif de gestes de soin pour des affections plus ou moins bénignes ; leur disposition – sur une étagère à la cuisine, dans la pharmacie familiale ou sur la table de nuit – donne lieu à des questions sur les actions routinières, mais aussi sur des sujets difficiles à verbaliser.
Passer par l’objet pour reproduire les gestes
L’entrée par les objets et par l’espace habité déplace ainsi l’attention de la chercheure des représentations aux activités des interlocuteurs (Becker 2002) : leur description permet de recueillir un matériau dense autant sur des microactions répétées au jour le jour (coiffage, habillage, toilette, soins), que sur des expériences corporelles faisant événement, comme les maladies ou les premières menstrues. Ces différents types d’activités supportées par la culture matérielle donnent à voir des « techniques du corps » (Mauss 1993), étayées sur « des techniques d’objet » (Julien et Warnier 1999) et plus largement, des technologies du sujet, « qui permettent aux individus d’effectuer par leurs propres moyens ou grâce à l’aide des autres un certain nombre d’opérations sur leur corps et leurs âmes, pensées, conduites et manières d’être afin de se transformer » (Foucault 1988 : 18). Ces techniques de soi sont apprises, transmises ou réélaborées au fil du temps.
L’objet permet de reproduire des gestes enfouis dans l’évidence du quotidien ou d’évoquer les difficultés qu’on rencontre quand on cherche à en acquérir la maîtrise, comme ces serviettes hygiéniques portées pour les premières fois qui imposent une nouvelle manière de marcher et des formes de vigilance pour qu’elles ne laissent pas le sang couler et ne transparaissent pas sous les habits [14]. Ce travail d’objectivation est d’autant plus flagrant pour des actions, des registres sensoriels ou des émotions qui ne font pas l’objet d’apprentissages formels, mais qui s’enchaînent dans le fondu des actes quotidiens. L’acquisition de ce savoir procède par tâtonnements et par des formes de mimesis silencieuses dans de nombreuses situations que nous avons étudiées. Par exemple, la pratique du rasage ne fait que rarement l’objet d’apprentissages directs et explicites, de nombreux garçons disent « savoir » parce qu’ils ont vu leur père se raser et ce silence, contourné par le regard, est particulièrement présent parmi nos jeunes interlocuteurs masculins, qui déclarent avoir peu d’échanges verbaux sur leur corps, autant en famille, qu’à l’extérieur. La culture matérielle permet alors de reproduire l’action et d’apprendre une sensation : comme le geste mimé par un garçon de onze ans lors d’un entretien collectif en Lorraine, qui raconte comment il met du parfum, non pas pour le plaisir de l’odeur, mais pour le désir de se tapoter les joues comme le fait son père après s’être rasé. Par ces techniques d’objet et du corps, il est possible d’explorer l’action de la matière sur le sujet et la manière dont la mise en objet (Miller 1987) produit différentes identifications (Warnier 1999 ; Mohan et Douny 2020).
Une objectivation du corps qui échappe
Même s’il est incorporé par des conduites sensori-motrices, l’objet n’est pas le corps, ce corps dont il est si difficile de décrire les remous, les sensations, les activités, surtout à un moment où il est caractérisé par une grande instabilité. Par sa présence/absence, par sa capacité d’être “soi” quand elle est incorporée et “autre que soi” quand elle retourne au monde des choses inertes, la culture matérielle permet un travail de mise à distance de soi. Par ce double mouvement, d’incorporation au schéma corporel et de séparation, elle permet « le processus d’institution d’un corps » (Plessner 2000 : 71), fruit d’un équilibre hasardeux d’expérience sensible et d’extériorité [15]. Cette dynamique est particulièrement fructueuse quand le corps devient un banc d’essai et quand, en apprenant de nouvelles techniques corporelles, le sujet mesure, évalue et intériorise ce qu’il peut faire de soi et sur soi.
Les observations sur l’apprentissage de gestes de soin de la part des enfants atteints de diabète de type 1 montrent comment la manipulation des instruments techniques s’accompagne « d’une reconnaissance progressive de détails fins du corps jusqu’alors inaperçus, insignifiants : palper la peau pour repérer l’endroit où elle est suffisamment épaisse, faire le pli, pincer, éviter le muscle, relever les boules et les irrégularités de la chair, apposer l’objet, trouver le bon angle, déclencher le dispositif au bon moment » (Vinel, Diasio et Bichet 2021 : 92). Par des tentatives répétées sur les peluches ou d’autres supports, ces actions sur des objets permettent aux jeunes malades de se faire la main et d’aiguiser les sensations, d’intensifier le regard, le toucher, la sensation, voire l’ouïe (Bichet 2020).
Pareillement, le cadre matériel permet d’objectiver cette mesure qualitative du grandir si difficile à exprimer. Si le corps des enfants fait depuis deux siècles l’objet récurrent de mesures savantes, telles les courbes de croissance dans les carnets de santé, l’appréhension sensible et subjective de ses changements se prévaut de la comparaison avec les pairs et avec les objets [16]. Les battants des portes et autres toises domestiques permettent de mesurer la taille (Tersigni 2015) ; des vêtements tout d’un coup se révèlent trop ajustés ; des petits passages entre les meubles ou sous le lit se font impraticables ; des miroirs ou des étagères deviennent enfin accessibles. Quand le couplage corps/objet se modifie, les accrocs ou les avantages qui en dérivent suscitent la réflexivité des enfants. Cette objectivation, au sens propre du terme, porteuse de distance critique et de retours d’expérience est ce à quoi une méthodologie centrée sur la culture matérielle permet d’accéder.
Suivre les objets : itinéraires et circulations
Si la désignation des objets et la description de leur usage nous introduisent aux changements du corps et aux technologies du sujet, l’étude de leur circulation (Desjeux 2006) et de leur « vie sociale » (Appadurai 1986) permet de reconstituer des réseaux de relations, les arbitrages, les jeux de pouvoir et de négociations qui ont lieu à l’échelle familiale.
Observer des trajectoires pour appréhender les transmissions
Suivre les choses, sur le modèle du « follow the » indiqué par Marcus (1995) comme une démarche méthodologique propre à l’anthropologie multi-site, situe ces interactions dans la diversité des contextes familiaux et sociaux. De nombreux produits sont partagés entre les membres de la famille, ce qui permet à l’anthropologue d’accéder à des processus de transmission intra et intergénérationnelle. Comme le montre Virginie Vinel (2016), les gels de types différents (plus fixant, moins fixant, colorés) circulent entre frères, entre père et fils, ou beau-père et beau-fils, en impliquant plusieurs membres de la parenté dans l’apprentissage de techniques de coiffage qui inscrivent dans un âge, un genre et une classe sociale. C’est le cas d’Ewen qui possède deux techniques de coiffure, l’une héritée de son frère aîné, qu’il considère comme plus faciles à réaliser quotidiennement, l’autre de son père, demandant une certaine maîtrise dans la distribution du gel [17]. Ces objets, qui peuvent donner lieu à l’apprentissage de techniques du corps genrées (par exemple dans le cas de l’épilation), peuvent voyager le long de lignées féminines, masculines ou des deux, en suscitant des identifications plurielles, comme le montre cet extrait du journal de terrain d’Estelle Reinert :
Florian n’a pas de produit juste à lui à part sa brosse à dents. Il partage cependant un produit contre les boutons, une crème hydratante et un savon avec sa mère (car ils ont « tous les deux des problèmes de peau et ne peuvent pas utiliser les gels douche »). Jeff [son frère cadet] voudrait utiliser le produit contre les boutons, mais il n’en a pas le droit. Par contre, Jeff utilise du déodorant, car selon Florian « il sent beaucoup et fort sous les bras ». Pour autant le déodorant est à tout le monde, ce qui veut dire qu’il peut lui aussi en mettre s’il en a envie. Le père lui a un déodorant rien qu’à lui que les enfants n’ont pas le droit d’utiliser. Il est même placé en hauteur pour éviter que les enfants s’en servent [18].
Des objets qui circulent, des regards et des gestes échangés, des incitations à faire ou à éviter : une trame dense d’agissements réciproques (Simmel 1981) façonne au jour le jour le corps des enfants et des adultes. Les pratiques, tout comme les décisions d’usage ou d’achat ne constituent pas le fait d’un moment ou d’une seule personne, mais « un processus dans le temps, qui est la résultante d’interactions entre plusieurs acteurs familiaux, associé aux différentes pièces du logement et au système des objets qui s’y trouvent. Surtout, l’anthropologie considère que l’espace domestique est traversé par des jeux d’acteurs et que ces acteurs sont sous contrainte matérielle, sociale ou symbolique » (Desjeux 2019 : 281-282).
Une circulation entre espaces et cercles sociaux
La manière dont les objets voyagent d’un espace à l’autre est tout aussi significative. Les photographies prises sur le terrain montrent, chez les filles, la diffusion de trousses qui contiennent, en grand nombre, des articles de maquillage, des échantillons, de petits flacons de parfum. Sur le bureau de Sophie il y en a quatre, dont une tricotée par elle-même [19].
En effet, si les premières tentatives de maquillage sont souvent limitées à peu d’options (gloss, mascara, vernis à ongles), initiées à l’occasion de rencontres familiales sous la surveillance ou par incitation des membres féminins de la parenté (mères et grands-mères en particulier, mais aussi sœurs aînées, tantes, cousines, marraines), d’autres expérimentations ont lieu à l’abri des regards parentaux, dans sa chambre, chez une copine ou à l’école. Les produits voyagent alors de la salle de bain – espace partagé avec les membres de la famille – à la chambre, du sac à l’école, du chez-soi à l’habitation des amies.
Les trousses matérialisent ces socialisations différenciées aux pratiques corporelles. Elles reflètent aussi l’importance de la mobilité, des objets qu’on peut facilement déplacer ou partager, d’un corps de plus en plus mis en scène dans l’espace public [20]. Ces déplacements permettent aux plus jeunes de se frayer des « coins » (Chitakunye et MacLaran 2008) où résister aux hiérarchies propres aux espaces institutionnalisés et organisés par les adultes (Matthews et al. 2000).
Explorations et expérimentations ne signifient pas pour autant un desserrement du contrôle familial ou l’acquisition de territoires personnels marquant une relative autonomie entre les âges. Revenons au cas d’Irene. Dans mon journal de terrain du 3 mars 2011, une annotation révèle non seulement le clivage entre discours et pratiques, mais également un réseau dense d’interrelations entre objets et espaces, entre individus, entre humains et animaux :
Maison très soignée, matériaux nobles (marbre, bois exotiques) malgré un revenu modeste : économies dans d’autres domaines, ex. température du salon à 16 degrés alors que dehors il neige. Séparation formelle entre la salle de bain utilisée par Irene (avec douche) et celle des parents (pour éviter qu’elle laisse ses cheveux dans la baignoire). Dans les pratiques toutefois, la salle de bain du rez-de-chaussée est partagée par la fille et ses parents et celle au premier étage, utilisée quand il y a des invités, dont les copines d’Irene. Dans sa trousse de toilette personnelle, Irene range les élastiques pour la crinière du cheval. Elle pratique l’équitation depuis l’âge de cinq ans. Même partage par rapport aux objets personnels : dans la chambre d’Irene le père range ses affaires de sport et ses survêtements, dans la chambre des parents Irene range ses sacs. Il y a un va-et-vient constant entre ces pièces.
Le rangement des affaires d’Irene, de sa mère et de son père ne reproduit pas des séparations strictes liées à l’âge, au genre et à la position générationnelle. Les incursions répétées dans les espaces et les moments de vie des uns et des autres peuvent susciter des conflits, des accords ou des négociations, par exemple autour des portes fermées ou ouvertes.
Le partage des lieux, des choses et des activités peut être lié à des dimensions affectives, socio-économiques ou professionnelles. Et si les objets voyagent d’un territoire à l’autre, les personnes font de même, comme ce père de Vénétie, surveillant nocturne qui, quand sa fille de douze ans part à l’école le matin, se couche dans son lit dans la chambre la plus tranquille de l’appartement. Cette occupation en alternance en dit long sur la polysémie de concepts culturellement construits comme ceux d’"autonomie" et d’"intimité". Comme « dans la tradition de l’anthropologie de la culture matérielle, ce n’est donc ni seulement le lieu, l’objet ou l’action qui nous intéressent, mais l’efficacité de l’action avec des objets sur le lieu (…) et les conséquences de ces actions sur les sujets eux-mêmes » (Julien 2017 : 88).
Faire parler les objets : rhétoriques de l’enfance et usages situés
La culture matérielle permet enfin d’explorer les agencements entre les codes, les signes, les qualités de l’enfance telle qu’elle est définie et mise en scène par la consommation marchande et les appropriations singulières, physiques et en situation par les enfants. Cette tension entre langage et usage n’affecte pas que les jeunes. Mais la consommation est devenue à l’enfance ce « contexte nécessaire et indispensable – même si pas suffisant en soi – dans lequel la personne, ou le soi, se construit, car le marché produit la grande partie du monde matériel avec lequel l’enfant entre en contact (…) C’est par la consommation et sa mise en scène – en interaction avec le monde matériel – que la personne et son agency tendent à se cristalliser » (Cook 2005 : 145).
Appréhender les tensions entre des objets qui classent et des pratiques qui singularisent
Les biens de consommation véhiculent une idéologie aussi puissante qu’évidente sur ce qu’est un enfant par rapport à un adulte, un enfant de tel ou tel âge ou de tel ou tel sexe. La forme et les couleurs adoptées, les emballages, le langage, la police des caractères, les codes publicitaires, les éléments ludiques ajoutés aux produits contribuent à fixer les contours d’une culture enfantine de masse [21]. Ces rhétoriques et ces répertoires de signes semblent entériner l’idée qu’« être un enfant c’est consommer des produits pour enfants » et que « les constructions discursives de l’enfance – conçue en tant qu’étape d’un processus de développement caractérisé par des désirs et des besoins naturels – et le marché (un mécanisme naturel à travers lequel ces besoins sont pris en compte et les désirs réalisés) se croisent pour rendre ce principe universel » (Langer 2005 : 267).
Mais ce processus de naturalisation de l’enfance, d’essentialisation des objets et de standardisation des pratiques se heurte, sur notre terrain, au travail de composition complexe entre ce qui est désigné comme étant propre à l’âge et au genre et les usages des actrices et des acteurs. Suivant de Certeau (1980 : XXXVII), « à une production rationalisée, expansionniste autant que centralisée, bruyante et spectaculaire, correspond une autre production, qualifiée de « consommation » : celle-ci est rusée, elle est dispersée (…) et ne se signale pas avec des produits propres, mais en manières d’employer les produits imposés par un ordre économique dominant » (souligné par l’auteur). Ces objets qui médiatisent la transition d’âge – déodorant, brassières ou soutien-gorge, chaussures, sacs, maquillage – donnent lieu à des négociations et à des arbitrages multiples entre pairs et avec les adultes au sujet de leur usage en situation. Ainsi, malgré les polémiques ayant cours au moment de la recherche sur la soi-disant hypersexualisation des filles, nous n’avons pas rencontré de « Lolita lisant des mangas dans des t-shirt Hello Kitty » (Nouhet-Roseman 2006), mais plutôt des jeunes craignant un jugement moral venant des adultes comme des autres enfants et attentives à la fois à la mode, à leurs désirs, au regard des autres et aux limites à adopter sur les décolletés « convenables », les couleurs « non vulgaires », les shorts ou les t-shirts à la longueur « raisonnable » [22]. Les garçons ne sont pas exclus non plus par ce travail de composition de normes, même si les craintes ne sont pas les mêmes et elles affectent souvent la question de l’orientation sexuelle et la peur de faire « trop gamin ». D’autres facteurs interviennent comme la disponibilité économique, qui peut amener à acheter des vêtements trop grands parce qu’on est en croissance (et à se les approprier dans un « style rappeur » comme le fait Ewen), à adopter ceux délaissés par des enfants plus âgés de la fratrie, de la parenté ou des amis (Julien 2014) ou à utiliser des habits différents selon qu’on se promène dans le village, perçu comme une extension de l’espace domestique, ou à l’extérieur [23]. La prise en compte de tous ces facteurs n’est pas aisée et peut se solder par des impairs rapidement sanctionnés par les autres enfants.
Si pour Mary Douglas et Byron Isherwood, le flux des biens de consommation matérialise et donne forme, « comme les îles coralliennes » (1979 : 75), à « des processus fluides de classification des personnes et des événements » (Douglas et Isherwood 1979 : 91), c’est justement à cette fluidité que nos jeunes interlocuteurs sont confrontés : les objets servent alors de balises, quitte à devenir des pièges quand on y fait recours de manière socialement inappropriée. Comme les adultes, tous les enfants ne se reconnaissent pas dans les attentes portées par les objets (Eco in Bromberger 1979) ou dans les rôles pensés pour eux. Ils peuvent résister aux sollicitations venant des parents, de la fratrie ou des pairs qui incitent à adopter tel ou tel produit pour être dans leur « âge ». Lisa, dix ans, raconte avec humour les encouragements venant de sa mère ou de sa sœur aînée pour modifier ses pratiques corporelles :
On était à Yves Rocher ! Au Yves Rocher et il y avait des petits vernis. Et maman elle me saoulait, elle me disait tu veux un petit rouge à lèvres Lisa ? Un petit vernis ? Ou alors tu vas peut-être prendre des petites boules, ou des petits trucs effervescents ? Elle me saoulait et au bout d’un moment j’ai dit bon un vernis. (Rires) [24]
Ou, au contraire, les objets connotés « enfance » peuvent être une ressource pour s’extraire d’assignations pesantes, comme celle de « malade ». C’est le cas de Ahmed, onze ans, qui s’enthousiasme face à la possibilité, découverte lors d’une séance d’éducation thérapeutique, qu’il peut personnaliser le capteur de glycémie posé sur son bras par des stickers "adaptés à son âge".
Agencements : des objets et des qualités à analyser conjointement
Le jeu entre des objets permettant de classer et d’être classés et des emplois subjectifs et contextuels donne lieu à de multiples « agencements » avec tout ce que ce concept implique en termes de mobilité, d’interférences, de causalités non nécessaires, de logiques différentes et pourtant co-existantes : « Un agencement est une multiplicité qui comporte beaucoup de termes hétérogènes et qui établit des liaisons entre eux, à travers des âges, des sexes, des règnes et des natures différentes. Ainsi, la seule unité de l’agencement, c’est le co-fonctionnement » (Deleuze et Parnet 1996 : 84). La complexité de ces agencements, avec leurs strates, leurs temporalités, les logiques affinitaires ou familiales, les effets de classe sociale, de genre, d’âge, de contraintes matérielles sont bien explicités dans l’étude de la chambre d’enfant par Vincent Berry (2017) et par Nathalie Roucous et Antoine Dauphragne (2017). Deux indications méthodologiques nous semblent alors ressortir de cette complexité.
La première est de ne pas observer un produit isolément, mais de le saisir dans « l’ensemble des objets et des affinités qui les lient » (Chevalier 1996 : 123). La notion de « résonance » introduite par cette auteure permet de penser aux réseaux d’objets [25] et à la manière dont ils fonctionnement ensemble dans les différentes prises, circulations et les usages que nous avons évoqués. Ainsi, les photos de produits de toilette, analysés par l’équipe CorAge, montrent que si certains d’entre eux sont caractérisés par une « adresse enfantine » (Brougère 2012) ou adolescente, ceux partagés avec des membres du foyer ou utilisés quotidiennement ne le sont pas. Chez Sophia (treize ans), Carlotta (onze ans) ou Lola (neuf ans) les gels, shampoings, savons et le talc placés dans la salle de bain ne présentent pas la même esthétique des produits de soin ou de maquillage exposés dans la chambre de l’enfant.
Dans ce lieu qui leur est propre, des rhétoriques enfantines (Brougère 2012) sont ouvertement affichées, comme celle du « cute » chez Eileen (dix ans) ou la panoplie des couleurs classés par marque chez Sophia [26]
Les indices de catégorisation des produits peuvent alors renvoyer à des oppositions nettes entre adultes et enfants ou encore donner lieu à des « gradients de typicalité » (Garnier 2012 : 6) qui ne sont pas toujours faciles à manier. Lors des passages d’âges, les incertitudes se multiplient ; la maîtrise des nuances qui séparent le « trop » (trop « bébé », trop « ado ») du « pas assez » se fait par tâtonnements, par des compétences acquises au fil des actions quotidiennes.
L’autre approche consiste à concilier, dans l’analyse, les qualités formelles et sémiologiques de l’objet et son affordance, les actions qu’il permet, la sensorialité qu’il suscite [2005) utilise le terme (…)" id="nh3-27">27]. Pour l’anthropologue, cela suppose non seulement de décrire les produits, mais de s’essayer à leur emploi en les maniant, les humant, les goûtant si la situation le demande. Un extrait d’une participation observante avec Sophie (treize ans) peut éclairer ces propos :
Nous entrons dans les grands magasins pour essayer des vernis à ongles. « Ça, c’est ma passion ! », dit-elle. On essaye les Sinful Color, Sophie aime surtout les vernis aux nuances métalliques, nous commençons à essayer sur nos ongles différentes couleurs. Face au bac où s’entassent pêle-mêle les petits flacons de vernis, j’ai comme un flash : j’ai l’impression de travailler à la fun-food [28]. Mettre les mains dans le bac à vernis, c’est comme se faire chatouiller les doigts par les Smarties. On joue avec les couleurs, avec les flacons, avec les miniatures du maquillage, l’exhibition de vernis à ongles semble une exhibition de bonbons. Et en effet, face aux flacons bien alignés de Bourgeois, Sophie dit : « pas ceux-là, ceux-là sont pour les femmes, pas pour les enfants », même si, de mon point de vue, les couleurs sont similaires et très flashy (…) Ce qui change, c’est la mise en scène, pas « fun » du tout. J’ai l’impression que nous sommes dans une logique ludique et pas de séduction, c’est comme jouer avec des couleurs à eau, avec les bonbons, les formes colorées, et c’est ce point qui me semble échapper aux adultes, qui voient les filles qui se maquillent, qui voient les couleurs, mais pas les gestes qui vont avec (journal de terrain, 4 juillet 2011).
Ces notes ne témoignent pas uniquement du décalage qu’il peut y avoir entre le point de vue des chercheurs et celui des enfants, elles montrent la complémentarité ou la dissonance de différents engagements du corps, ici la vision et le toucher. Dans ce cas spécifique, l’objet-signe et l’objet-matière ne sont pas dissociés. Les couleurs qui renvoient à une rhétorique du fun propre à la culture enfantine de masse (Brougère 2012) s’associent au plaisir de la manipulation, aux sensations tactiles et à des répertoires d’action ludique.
Une voie d’accès à la complexité et à la singularité
Dans cette contribution, nous avons souhaité donner quelques pistes de réflexion sur la manière dont la culture matérielle peut être mobilisée dans la recherche auprès et avec les enfants. Les choses permettent d’accéder à des expériences sensibles aussi bien par leur apparente neutralité et extériorité, que par la manière dont elles sont constamment enlacées aux corps et aux pratiques. Ces objets-passeurs nous mettent au cœur de technologies du sujet qui, par leur caractère intime ou parce qu’elles sont répétées, apparemment évidentes, ne sont pas aisées d’accès. Suivre les objets à la trace permet de reconstruire des interactions, des transmissions intra et intergénérationnelles et des socialisations différenciées aux pratiques corporelles. Nous avons enfin rappelé l’importance de l’analyse formelle des produits dits “enfantins”, tout comme des tactiques dont les enfants font preuve dans leurs usages. Par l’imbrication de dimensions symboliques et matérielles, la culture matérielle constitue un analyseur de la fabrication des sujets autant que de leur inscription dans des groupes sociaux définis par l’âge, le genre, la génération, la classe sociale, la parenté, ou encore rapprochés par une commune expérience existentielle et sociale comme la maladie.
Comme l’écrivait déjà Christian Bromberger en 1979, à travers les objets, il est possible d’accéder à « la complexité et (à) la singularité de formations sociales que l’on ne saurait symboliser rapidement par quelques techniques "types" » (Bromberger 1979 : 135). L’entrée par la culture matérielle permet alors d’avoir accès à un matériel foisonnant qui pose de fait le problème de savoir « où s’arrêter » dans le travail d’inventaire, de description et d’échantillonnage (Becker 2002 : 124 sq.). Que ce soit par la pluralité des objets et de leurs interrelations, par l’effort de contextualisation extrême de leurs usages ou par la densité de gestes et d’actions qu’ils permettent d’observer, cette approche amplifie les avantages et les difficultés qui sont propres à l’approche anthropologique. Et si l’ethnographie consent ce travail en finesse, qui permet de découper des unités susceptibles d’être concrètement observées, de reconstruire des agencements et des « micro-configurations » qui font sens pour les acteurs, plus on entre dans le détail de la mise en objet et dans la spécificité des contextes, plus ces derniers deviennent « incomparables » par la richesse et la densité du matériel d’analyse.