L’enquête handicapée ? Enquêter auprès de jeunes dits handicapés mentaux ou ayant des troubles psychiques : entre bricolage et modestie méthodologique

Résumé

Comment mener des entretiens avec des enfants ? Comment nouer une relation d’enquête par-delà les différences de statut et d’âge entre enquêteur et enquêté ? Ces difficultés méthodologiques se doublent le plus souvent de difficultés juridiques et éthiques, puisque la “minorité” des enfants nécessite d’obtenir des autorisations et de prendre des précautions pour recueillir leur parole et effectuer des observations au sein des institutions qui les accueillent. Lorsqu’en plus il ne s’agit pas d’enfants et d’adolescents “ordinaires”, les obstacles semblent plus saillants encore, voire insurmontables. C’est le cas de plusieurs de nos terrains, qui ont porté sur des enfants et/ou des adolescents dits handicapés mentaux, ayant des troubles psychiques ou des problèmes de comportement. Cet article propose de montrer que les manières d’enquêter auprès de ces jeunes ne nous semblent pas devoir être forcément différentes de celles employées pour d’autres sujets, à condition de ne pas sacraliser l’entretien individuel semi-directif. Nous verrons en quoi nos terrains n’étaient pas spécialement difficiles à mener et pourquoi, tout au contraire, ils se sont révélés plutôt accueillants et ouverts pour l’enquêteur.

mots-clés : handicap mental, troubles psychiques, enfants, adolescents, ethnographie, institutions

Abstract

Handicapped studies ? Research with young people with mental disabilities or psychic disorders ; a plea for improvisation and methodological modesty

How can we conduct interviews with children ? How can we establish an investigative relationship that goes beyond the differences in status and age between interviewer and interviewee ? These methodological challenges are most often coupled with ethical difficulties, since children’s status as “minors” requires that authorizations be obtained and precautions taken to collect their views and carry out observations within the institutions they frequent. When, in addition, they are not “ordinary” children and adolescents, the obstacles seem even more pronounced, if not insurmountable. This was the case in several of our field studies, which concerned children and/or adolescents with so-called mental disabilities, psychological disorders or behavioral problems. This article argues that the methods for investigating these young people are not necessarily different from those used for other categories of research subject, provided that the individual, semi-directive interview is not fetishized. We examine why our fieldwork was not particularly difficult to carry out and show, to the contrary, that the field was relatively welcoming and open to the investigator.

keywords  : mental disability, psychic disorders, children, teenagers, ethnography, institutions

Sommaire

Introduction : Les jeunes dits handicapés mentaux ou ayant des troubles psychiques : des sujets mineurs ?

Enquêter auprès d’enfants et d’adolescents est souvent vu en sciences sociales comme une gageure. Les difficultés méthodologiques se doublent de difficultés juridiques et éthiques, puisque leur “minorité” nécessite d’obtenir des autorisations (institutionnelles et parentales) et de prendre des précautions pour recueillir leur parole ou observer leurs faits et gestes (Hamelin-Brabant 2006). Ces autorisations sont d’ailleurs de plus en plus demandées et de plus en plus difficiles à obtenir, au fur et à mesure que les recherches en sciences sociales sont elles aussi soumises à des protocoles établis à l’origine pour les sciences naturelles (Fassin 2008), en particulier lorsque le chercheur s’aventure dans le domaine de la santé et des maux de l’enfance. Les chercheurs sont parfois renvoyés sur ces sujets vers les comités de protection des personnes (CPP), qui ne s’occupent pourtant que des recherches interventionnelles, et qui appliquent aux sciences sociales des procédures pensées pour des recherches médicales. Le champ est d’ailleurs longtemps resté peu exploré (Sirota 2006) pour finalement se développer en appelant à des innovations méthodologiques (Danic, Delalande et Rayou 2006) et à un changement de regard sur ces “nouveaux acteurs sociaux” (Qvortrup, Corsaro et Honig 2009). Lorsqu’en plus il ne s’agit pas d’enfants et d’adolescents “ordinaires”, les obstacles semblent plus saillants encore. C’est le cas de plusieurs de nos terrains, qui ont porté sur des enfants et/ou des adolescents dits handicapés mentaux (Lansade 2019, 2021), ayant des troubles psychiques (Béliard et al. 2018), des problèmes de comportement, qui sont encadrés par des institutions et qui se trouvent souvent dans des situations sociales difficiles : des trajectoires migratoires complexes, des parcours scolaires heurtés et des ruptures familiales (Borelle et al. 2019).

Quels enseignements tirer de ces terrains variés mais ayant en commun de prendre pour sujets des personnes doublement infériorisées, en tant que mineurs et que personnes désignées comme handicapées ou malades mentales, dont la parole a souvent été disqualifiée parce que considérée comme peu légitime du fait de leur(s) statut(s) ? Nous partirons de notre surprise commune d’avoir eu le sentiment rétrospectif que ces terrains n’étaient pas si difficiles à mener et que, bien au contraire, ils se sont révélés plutôt accueillants pour l’enquêteur. Quels sont les ressorts et les raisons de cette surprise ? L’interroger nous invite à un double questionnement, sur cette ouverture à la recherche, mais aussi sur les raisons de notre propre étonnement.

Norbert Elias rappelait à quel point on oublie que les adultes ont été des enfants, la figure de l’adulte idéal se construisant en partie contre l’enfance (Elias 1991), et davantage encore contre l’enfance déviante ou inaccomplie. Or les outils du chercheur, à commencer par l’entretien individuel semi-directif, reposent d’une certaine façon sur cette conception du sujet moderne, responsable de lui-même et capable de donner une image de soi cohérente, dynamique et valorisante. Face à un enfant incapable de se raconter longuement et calmement, le chercheur peut se trouver démuni. Aussi comprend-on aisément que l’essor de la sociologie de l’enfance se soit accompagnée d’appels aux innovations méthodologiques, autour par exemple du dessin, de la photographie ou du jeu. Sans nier l’intérêt de ces dernières pour travailler auprès d’enfants et d’adolescents, nous voudrions cependant montrer que l’approche ethnographique ordinaire (Beaud et Weber 1997) reste néanmoins bien adaptée à ce type de sujets et que, s’il faut comme toujours adapter les principes méthodologiques aux particularités de son objet (Lansade 2017), on peut malgré tout les mettre en œuvre sans véritable innovation, en faisant plutôt preuve de modestie méthodologique.

Nous commencerons par revenir sur cette variable singulière de l’analyse sociologique qu’est l’âge, pour en venir ensuite aux manières d’enquêter auprès de ces enfants non conformes. Tout au long de cet article, nous tâcherons de montrer que les enfants sont de bons révélateurs des forces sociales qui pèsent sur eux, et qui peuvent aussi peser sur l’enquête et les enquêteurs.

Enfances variables

On retient souvent du texte célèbre de Pierre Bourdieu, « La jeunesse n’est qu’un mot » (1984), sa critique de la catégorie de jeunesse et, plus généralement, des catégories d’âge comme “l’enfance” ou “l’adolescence”. Pour lui, ces mots sont trompeurs car ils tendraient à donner l’idée de groupes constitués, dotés de pratiques sociales unifiées et d’intérêts communs, alors même que ces groupes d’âge sont traversés par des fractures sociales, qui opposent des sous-groupes n’ayant pas grand-chose en commun. Ce faisant, on oublie l’autre partie de cet article, où Pierre Bourdieu défend en quelque sorte une véritable sociologie des âges, qui dévoilerait derrière ces groupes d’âge trop vite essentialisés des rapports de force qui les constituent en catégories sociales. La jeunesse n’est plus alors un âge de la vie, mais une caractéristique socialement signifiante que les uns mettent en avant, tandis que les autres essaient d’en gommer les traits trop infériorisants, infantilisants.

Sans être à proprement parler fondateur de la sociologie des âges qui s’est constituée depuis, cet article a permis de penser l’âge comme une variable sociologique plutôt que comme une caractéristique biologique (Van de Velde 2015). Une variable en outre particulière, qui varie plus que les autres (le genre ou la PCS par exemple) puisqu’elle est l’incarnation même de notre évolution continue. Elle renvoie davantage à une échelle de classement des individus qu’à une caractéristique propre à leur identité sociale. Les enfants qui présentent des troubles mentaux ou psychiques sont confrontés de manière forte à cette échelle de classement, sur laquelle ils peinent à trouver leur place “naturelle”. Observer et comprendre ces difficultés de positionnement est une première façon d’appréhender l’expérience particulière que ces enfants font du monde social en général et de leur valeur sociale en particulier.

L’âge : une variable pas comme les autres

L’âge situe un individu à un moment donné sur l’échelle de sa vie. Cette donnée, en apparence objective, ne permet toutefois pas de dire avec exactitude à quel âge on peut parler d’enfant, d’adolescent ou de jeune adulte.L’échelle des âges comme frontière des catégories est toujours incertaine et en déplacement, car objet de luttes sociales (Bourdieu 1984). Plus ou moins ritualisées (Van Gennep 1981) selon les sociétés, les classes d’âge sont des étapes à franchir vers l’âge adulte. Elles stabilisent les « flux de la vie sociale » et « créent, jusqu’à un certain point, les réalités auxquelles elles s’appliquent » (Douglas 2004 : 144). Aussi incertaines soient leurs frontières, elles ont avant tout une portée sociale et normative. La stratification par âges d’une société, rappelle Galland, à savoir l’organisation des attributs et des rôles sociaux selon l’âge, « ne correspond que fort peu à une échelle naturelle et bien davantage à une échelle sociale » (Galland 2004 : 103). À chaque âge de la vie correspondent des statuts et des rôles sociaux qui varient dans le temps (âge de la majorité de vingt et un à dix-huit ans, de la scolarité obligatoire de six à trois ans, etc.). L’âge comme échelle sociale apparaît de manière plus claire encore quand on pense aux usages des stades piagétiens de développement de l’enfant ou de l’échelle métrique de l’intelligence, devenue quotient intellectuel, dans le champ de l’éducation (Lignier et Pagis 2017), où l’âge prend la forme d’une échelle de jugement quasiment naturalisée. Le pouvoir et l’action publique s’emparent ainsi de l’âge pour donner une assise objective à la définition de catégories gestionnaires, juridiques ou administratives, qui permettent des opérations de ciblage et de découpage des publics dans le but de les encadrer et les gérer.

Mais les catégories d’âge sont aussi des catégories d’existence dont chaque individu fait l’expérience (sauf accident de la vie), alors qu’il est plus rare d’expérimenter les différentes modalités du genre, de la position sociale ou de l’origine sociale. Or cette expérience varie fortement, car la marque imprimée par l’âge sur le cours de la vie sociale n’a pas la même force d’un âge à l’autre. Comme le montre Camille Salgues (2021), l’enfance se caractérise par un « régime d’âge » particulier, où les activités sociales sont extrêmement marquées par l’âge (on regroupe les enfants selon leur âge dans de très nombreux cadres, sans tenir compte de leurs autres différences), quand les adultes se regroupent bien plus souvent en fonction d’autres critères (relatifs au milieu social notamment). Pour les enfants donc, on pourrait dire que l’âge fait souvent office de marqueur social et organise fortement les expériences et les relations sociales, si bien qu’un décalage d’âge même minime (lié à un redoublement à l’école par exemple) est aussitôt remarqué et commenté dans le groupe de pairs. C’est ce cadrage général qui donne sens à de nombreuses expériences vécues par les enfants non-conformes, du fait de difficultés intellectuelles ou psychiques par exemple.

Handicap et brouillage des âges

S’il y a bien un facteur qui peut faire vaciller les catégories d’âges, c’est en effet celui de la déficience et, plus particulièrement, celui de la déficience intellectuelle ou psychique. Si l’on s’accorde sur le fait que nos usages langagiers reflètent et structurent notre rapport au monde, les mots utilisés pour désigner les élèves reconnus handicapés méritent d’être pris au sérieux. Entendre parler d’ « enfants », de « gosses » ou encore de « gamins » au sujet d’adolescents et de jeunes adultes de quinze à vingt et un ans scolarisés en ULIS lycée (voir l’encadré 1) surprend et interroge. Le terme « jeunes » est en revanche celui qui revient le plus souvent pour nommer les autres lycéens. Au-delà de cette dénomination pour le moins inattendue, les fragments de conversations qui suivent révèlent autant de postures et de conduites qui rendent compte d’un véritable « brouillage des âges » (Boutinet 1999), qui se traduit par un processus d’infantilisation à l’égard des élèves rattachés au dispositif.

Ainsi, la psychologue scolaire du lycée croisée un matin dans la cour interpelle l’enquêteur de la façon suivante : « Alors ? Comment vont les petits Ulis ? ». Lors d’une conversation informelle avec les chauffeurs de taxis [1], ces derniers me parlent longuement des « enfants » qu’ils convoient du lycée à leur domicile et plus particulièrement du « petit Alexis », bientôt dix-sept ans, ou de Marylou, « la petite blonde toute mignonne, c’est dommage qu’elle parle pas », bientôt dix-huit ans. Les deux coordonnateurs qui se sont succédés sur le dispositif Ulis lors de l’enquête parlaient eux aussi d’ « enfants » et jamais de « jeunes », encore moins de « lycéens ». Autre exemple : lors d’une discussion avec le proviseur, celui-ci me rappelle, sur un ton affectueux : « Ils sont vraiment gentils, les petits Ulis ! » Et d’ajouter : « Ils restent entre eux, ils font leur jardin, ils sont bien là les p’tits, ça n’a rien à voir avec certaines classes. Jonas il est gentil, il vient me parler souvent dans mon bureau, ça change des autres élèves, eux ils sont mignons, ils sont gentils, eux. » Les adjectifs « gentil » et « mignon » sont de ceux qui sont le plus fréquemment utilisés pour décrire leur comportement et leur manière d’être. Le vocabulaire pour désigner les jeunes rattachés au dispositif paraît ainsi figé, les assignant à une classe d’âge, celle de l’enfance, qui semble indépassable, ne prenant pas en compte leur avancée en âge. Leur niveau scolaire, proche de celui d’élèves de primaire, et, pour certains, leurs dispositions corporelles, leurs façons de poser leur voix, de s’exprimer ou encore de s’habiller, sont autant de signes qui alimentent le brouillage des âges (Lansade 2019).

Encadré 1. Des dispositifs d’enquête auprès et autour des enfants [2]

- Le dispositif Ulis du lycée J. Jaurès (Godefroy Lansade) : Implanté au sein d’un lycée professionnel, le dispositif Ulis au cœur de cette enquête permet la scolarisation d’un groupe d’adolescents et de jeunes adultes de seize à vingt ans reconnus handicapés par la MDPH. Dans la majorité des cas, les élèves sont inscrits dans une classe « ordinaire » dite d’inclusion et rattachés au dispositif Ulis. L’enquête ethnographique a constitué en une observation participante régulière et prolongée dans des espaces de leur vie quotidienne comme la classe, la cour, le foyer mais aussi lors de stages, de réunions institutionnelles (notamment les équipes de suivi de scolarisation) et d’un voyage scolaire d’une semaine à Paris. En parallèle de ces observations, ont été réalisés des entretiens auprès d’élèves et de professionnels (les coordonnateurs de l’Ulis, l’AESH, l’enseignant référent, des professeurs du lycée, des surveillants, etc.). L’interprétation des situations observées et des entretiens s’appuie également sur de nombreuses conversations informelles tant avec les élèves qu’avec les professionnels et quelques parents d’élèves.

- L’unité A : un hôpital de jour atypique (Jean-Sébastien Eideliman). L’Unité A est située dans un quartier défavorisé du sud de Paris, dans une zone où les HLM sont nombreux et ont notamment servi à reloger des familles immigrées en situation de grande précarité. Les enfants de trois à six ans sont accueillis pour la plupart deux demi-journées par semaine, au sein de « petits groupes » de trois ou quatre enfants. Les enfants de six à treize ans sont accueillis eux aussi deux demi-journées par semaine en général, mais en milieu d’après-midi ou le mercredi après-midi, c’est-à-dire après l’école, qu’ils fréquentent presque tous (en classe ordinaire ou bien souvent en unité localisée pour l’inclusion scolaire (ULIS)). Les enfants plus âgés (jusqu’à 18 ans) sont reçus en fin de journée, une ou deux fois par semaine. L’un des auteurs y a mené des observations sur une durée totale d’un an et demi, lors de divers moments institutionnels : les réunions d’équipe, les réunions partenariales (dans la structure ou ailleurs, notamment dans les écoles), les temps d’accueil (goûter ou petit déjeuner), les « petits groupes » (ateliers avec des enfants de trois à six ans) et les « groupes thérapeutiques » (ateliers avec des enfants de six à quatorze ans), les groupes de parole pour les parents, une multitude de temps informels enfin, sur la terrasse de l’établissement avec les soignants ou en dehors des locaux. Il a aussi mené des entretiens avec les professionnels de l’Unité A et quelques familles. Il a enfin constitué une base de données anonymisée à partir des dossiers des enfants.

- Domos : une maison des adolescents en banlieue (Jean-Sébastien Eideliman). Créée au début des années 2000 et dédiée aux 12-21 ans, cette maison des adolescents est dirigée par un psychiatre. Elle est destinée à des adolescents « ayant des difficultés psychologiques ou psychiatriques », ou en « situation de risque », hors crise aiguë et urgence psychiatrique. La structure propose tout d’abord des entretiens d’accueil (trois en moyenne) au cours desquels un binôme (regroupant souvent un psychologue ou un psychiatre et un travailleur social) évalue la situation. L’enquête menée en région parisienne a consisté en la participation régulière aux consultations familiales au sein de la structure, un accès aux dossiers des adolescents suivis, la conduite d’entretiens avec les professionnels, les jeunes et leurs familles, à leur domicile quand cela était possible (Coutant et Eideliman 2013).

À l’inverse, mais illustrant un même positionnement délicat par rapport aux normes d’âge, les enfants accueillis à l’Unité A (voir l’encadré 1) se jaugent fréquemment les uns les autres par rapport à leur âge manifeste, se traitant de « bébé » ou se grandissant en faisant croire qu’ils sont dans une classe plus élevée qu’en réalité. Les adultes aussi participent à ce jeu constant de positionnement dans l’échelle des âges, d’abord de manière institutionnelle puisque les groupes sont organisés ainsi (les « petits », les « moyens », les « grands », les « ados »), mais aussi fréquemment dans les interactions en pointant les comportements qui ne sont « pas de leur âge », comme par exemple lorsque le médecin qui co-dirige la structure dit à une jeune fille de dix ans que « ce n’est pas de son âge » de croire qu’elle est cachée alors que la moitié de son corps au moins dépasse de la chaise sous laquelle elle a trouvé refuge.

Enfin, à Domos (voir encadré 1), plusieurs situations présentées lors de la consultation transculturelle, à laquelle nous participions en tant qu’observateurs, rappellent que le rapport à l’âge est particulièrement complexe dans le cadre de ces trajectoires de vie particulières. D’une part, la socialisation dans une autre culture peut brouiller le classement sur l’échelle des âges, car les comportements, les centres d’intérêt, voire l’apparence de ces jeunes ont toutes les chances de différer de ceux des adolescents socialisés dans un tout autre contexte. Ainsi, Hamidou Touré, âgé de douze ans, est originaire de Guinée. Seul garçon d’une fratrie de sept enfants, il est pointé du doigt à l’école pour ses « troubles du comportement » et orienté vers la Maison des adolescents pour évaluer la situation. Lors de la consultation transculturelle, son père raconte que son fils réagit parfois violemment à des moqueries de ses camarades sur sa petite taille, qui le fait paraître plus jeune qu’il ne l’est en réalité. Lui cherche à s’affirmer d’après son père, qui invoque aussi l’adolescence pour expliquer le comportement difficile de son fils lors de l’entretien sociologique que nous avons par ailleurs mené avec lui. Renvoyé à la petite enfance par ses pairs, à l’adolescence par son père, Hamidou est ballotté d’un âge à l’autre, selon les contextes et selon la nécessité plus ou moins grande de normaliser son comportement, pour minimiser une déviance comportementale qui commence tout juste à être labellisée par les institutions qu’il fréquente (Coutant et Eideliman 2013).

D’autre part, les trajectoires migratoires créent parfois une incertitude particulière sur l’âge, soit parce que les preuves de l’âge biologique sont difficiles à établir par rapport aux normes françaises (en l’absence de papiers d’identité ou d’un État civil efficace dans le pays d’origine par exemple), soit parce qu’on suspecte à tort ou à raison des manipulations sur l’âge des enfants ayant pu faciliter la migration. Dans le cas de deux jeunes filles arrivées de Haïti quelque temps après leur mère, que nous rencontrons également durant la consultation familiale transculturelle, il y a effectivement eu une falsification de l’identité pour leur permettre de rejoindre leur mère en France. L’identité de deux filles plus jeunes a été utilisée, ce qui a contraint les deux adolescentes à être scolarisées avec des enfants plus jeunes qu’elles de deux ou trois ans. Les troubles psychiques manifestés par les deux adolescentes sont en partie associés par les soignants à ce décalage, qui a compromis leurs projets d’ascension sociale par l’école, puisqu’elles se sont vues scolairement rétrogradées.

Ces décalages entre âge biologique et âge social sont particulièrement fréquents et signifiants pour ces jeunes non conformes, dont la position sociale est entre autres liée à leur manière de « se développer », de « gagner en maturité » plus ou moins rapidement. L’enfance est en effet ponctuée d’un nombre très élevé d’étapes, de jalons, d’épreuves qui manifestent l’avancée sur un chemin pensé à la fois comme naturel et individuellement construit. Passer de classe en classe, changer de catégorie d’âge pour une activité culturelle ou sportive, obtenir de nouveaux droits à l’école ou en famille au fur et à mesure que l’on grandit, sont autant de moments où se manifeste l’avancée en âge. Les enfants sont très habitués à se classer sur cette échelle et des différences d’un an, voire de quelques mois, sont perçues comme très importantes, tant ils sont habitués à fréquenter des enfants d’un âge biologique et social très proche du leur, par le jeu institutionnel de l’école et d’autres institutions d’encadrement de la jeunesse (clubs de sport, associations culturelles, etc.). Les jeunes handicapés, eux, sont en permanence décalés, soit parce qu’ils sont « en retard » sur cette échelle de l’âge, soit parce qu’ils sont « à côté », en étant par exemple regroupés dans des dispositifs qui mettent ensemble des enfants d’âges différents, en vertu du fait que leur niveau de développement mental ou psychique les rapprocherait au-delà de leur âge biologique.

Quelles sont les conséquences de ces réflexions sur l’enquête ethnographique auprès d’enfants ? L’âge constitue l’une de ces caractéristiques peu manipulables qui influencent fortement la relation d’enquête. Une enquête auprès d’enfants suppose une asymétrie forte entre enquêteur et enquêtés en matière d’âge, qui est a priori le support d’un rapport de pouvoir aussi violent que naturalisé. Lorsque l’enquête s’effectue auprès d’enfants dont le positionnement dans l’échelle des âges pose problème, ou du moins se trouve brouillé, l’un des enjeux de la relation d’enquête sera la reconnaissance et/ou la réévaluation de la valeur sociale attachée à l’âge symbolique et social des enfants concernés. S’intéresser à ces enfants “trop jeunes” ou “trop vieux” pour leur âge est un geste fort, qui appelle d’autres questionnements, de la part de l’enquêté (Pourquoi s’intéresser à moi plutôt qu’aux autres enfants ?) comme de l’enquêteur (Peut-on enquêter “naturellement” auprès de ces enfants hors-normes ?).

Une ethnographie ordinaire de situations extraordinaires

La parole des jeunes handicapés mentaux ou ayant des troubles psychiques n’a pas fait l’objet du même intérêt que celui porté aux publics « ordinaires » dans le champ de la socio-anthropologie de l’enfance (Danic, Delalande et Rayou 2006 ; Lignier 2012 ; Lignier et Pagis 2017 ; Lahire 2019). On peut faire l’hypothèse que ce moindre intérêt relève davantage de questions méthodologiques relatives à la spécificité du retard mental et des troubles psychiques qu’à un véritable désintérêt. Ces publics font l’objet d’une double disqualification, qui tient d’une part au fait que les déclarations de mineurs sont encore souvent remises en cause car jugées peu fiables (Mercklé et Octobre 2015), d’autre part au fait que le retard mental et les troubles psychiques contribuent à renforcer la suspicion à l’égard de leur parole, au regard de certaines étrangetés dans les récits, comme des contradictions internes assumées, le mélange des temporalités, ou celui d’éléments réels (étrangetés qui sont cependant loin d’être spécifiques à ces publics) (Velpry 2008). Leur compétence à fournir une parole digne de confiance se voit donc souvent fragilisée du fait d’une incompétence socialement sanctionnée par un rattachement à une structure ou un dispositif nécessitant une reconnaissance de handicap (Calvez 1994). Les difficultés réglementaires d’accès à ces populations pour les chercheurs suggèrent d’ailleurs que cette incompétence est la face cachée d’une vulnérabilité sociale, qui nécessiterait de protéger ces jeunes plus que d’autres (voir l’encadré 2).

Encadré 2. Vulnérabilité et éthique de la recherche

  • On observe depuis une vingtaine d’années une tendance à l’augmentation des procédures de validation éthique des recherches en sciences sociales, avec des modèles hérités directement des sciences naturelles et médicales. Il ne faut pour autant pas perdre de vue que ces questions éthiques sont aussi conjointement des questions scientifiques. La négociation des formes d’enquête joue de manière très directe sur les données que l’on peut ou non recueillir.
  • Ces procédures sont particulièrement importantes et contraignantes sur certains sujets et l’enfance en fait partie. Les enfants sont en effet considérés comme des sujets fragiles, vulnérables, que des procédures doivent protéger d’enquêteurs qui pourraient s’avérer mal intentionnés (peur de la pédophilie (Lignier 2008), du harcèlement, de formes de racket) ou maladroits (déstabilisation de l’enfant, mauvaise influence, etc.). Les autorisations sont particulièrement difficiles à obtenir et doivent le plus souvent provenir à la fois des institutions d’encadrement de la jeunesse(rectorat, hôpital, dispositif médico-social…) et des parents ou responsables légaux de l’enfant.
  • De même, les personnes handicapées mentales ou ayant des troubles psychiques sont également jugées vulnérables et entourées de précautions supplémentaires, juridiques et déontologiques,en matière de recherche. Ils sont d’une certaine façon considérés comme doublement vulnérables et l’enquêteur doit souvent attendre de longs mois avant d’avoir les autorisations nécessaires pour démarrer son enquête de terrain.
  • Nous avons cependant remarqué que comme pour bien d’autres terrains, ce coût d’entrée plus élevé ne signifie pas que l’enquête sera plus difficile. Une fois la première barrière franchie, il est rare que d’autres obstacles réglementaires se dressent sur la route du chercheur. Au contraire, celui-ci est souvent, au bout d’un temps de familiarisation, intégré dans les collectifs, bénéficiant alors des mêmes droits d’accès que les autres, y compris à des données a priori sensibles comme des dossiers médicaux ou scolaires, des comptes-rendus professionnels etc.

Nos recherches ont toutefois montré (Eideliman 2009 ; Béliard et al. 2018 ; Lansade 2019 ; 2021) qu’il était possible de dépasser ce double écueil (réglementaire et méthodologique) et de recueillir la parole d’enfants et/ou d’adolescents présentant un retard mental ou un trouble psychique, moyennant quelques adaptations des outils d’enquête, en particulier de l’entretien sociologique formel.

L’entretien formel : un outil peu adapté

Si l’usage de l’entretien approfondi tel qu’il est pensé en sciences sociales ne nous a pas toujours semblé le plus adapté avec nos jeunes enquêtés, ce n’est pas tant au regard de leurs capacités de communication et de raisonnement qu’au caractère formel et souvent solennel que cet outil suppose. La mise en scène de la relation duelle est une situation qui s’est avérée souvent intimidante pour les jeunes malgré nos précautions préalables de mise en confiance (anonymat, confidentialité, etc.). Il est par ailleurs difficile d’échapper aux effets possibles de domination de l’adulte sur les enfants et les adolescents du fait principalement de la différence d’âge. L’âge est un marqueur social fort qui, dans les rapports sociaux (Eideliman 2009 ; Béliard et al. 2018 ; Lansade 2019 ; 2021), est associé à des rôles et à des attentes qui participent à la définition des situations d’interactions (Hughes 1996 ; Lignier 2008). Dans le cadre d’enquêtes réalisées auprès de jeunes, le chercheur est du côté des adultes mais aussi, sur nos terrains, du côté des enseignants, des éducateurs et des professionnels qui gravitent autour de ces jeunes. L’immersion ethnographique permet toutefois de parvenir à trouver une place (un statut ?) intermédiaire. Ainsi, l’enquêteur a parfois eu l’impression de voir un problème là où les élèves de l’Ulis n’en voyaient pas. À son arrivée, les conversations ne cessaient pas et les sujets n’étaient pas détournés : « On peut en parler, c’est Monsieur XXX, c’est pas une balance, Monsieur XXX ! », déclare Jérémy lors d’une conversation avec Noa et Jonas, au sujet d’un professeur d’atelier qu’il était en train de critiquer vertement. Il en fut de même à propos de sujets plus intimes touchant à la sexualité, aux relations avec leurs parents et parfois à leurs peines de cœur. Malgré un statut indéfini, l’enquêteur avait leur confiance.

Par ailleurs, la situation duelle d’entretien dans un espace isolé, associée à la présence d’un matériel d’enregistrement, s’est avérée un cadre rigide particulièrement intimidant pour les jeunes, qui ont souvent eu du mal à quitter l’enregistreur des yeux et ont eu tendance à adopter une position passive, en attente de questions auxquelles ils répondaient par des réponses laconiques, malgré le caractère ouvert des questions posées, situation qui tranchait avec la capacité à s’exprimer en dehors du cadre formel de l’entretien.

L’entretien formel soulève une autre forme de difficulté majeure. Les jeunes rencontrés dans le cadre de nos enquêtes sont fréquemment amenés à parler d’eux car ils font l’objet de l’attention de nombreux professionnels. Le risque est alors de voir l’entretien ethnographique assimilé à des formes d’entretiens sollicités, entre autres, par des psychologues, des assistantes sociales, des éducateurs, etc.

Journal de terrain du 15 février 2014 :

Nous partons avec Sarah mener l’entretien dans une petite salle adjacente à la salle des profs. Celui-ci durera environ 40 minutes. Jonas, Anatole et Jérémy passeront nous rappeler vers 19h que c’est l’heure du repas. Ils sont tous passés un par un entre le rideau et la baie vitrée de la salle pour jeter un regard sur ce que nous faisions. Je laisse partir Sarah, de toute manière nous étions arrivés au terme de l’entretien. Je reste toutefois un peu sur ma faim quant aux entretiens individuels, trop formels sans doute, trop proches de la forme des entretiens qu’ils ont pu rencontrer dans le cadre de suivis divers au CMPP et au SESSAD. J’en reste d’autant plus persuadé que lorsque Sarah a dit à ses camarades qu’elle allait parler avec moi, Jonas a tout de suite repris en disant :« Pourquoi, tu as des problèmes ? »

Ces jeunes ne sont bien souvent interrogés qu’à travers le seul prisme de leur marquage institutionnel, qui tend à consacrer leur altérité : le retard mental ou les troubles psychiques. Risque qui, si l’on n’y prend garde, a tendance à faire oublier qu’ils ne se réduisent pas à ce que l’on considère comme leurs problèmes et encore moins à nos préoccupations de recherche. Notre seule présence imposait un cadre problématique de discussion, d’où la nécessité de savoir oublier pour un temps son objet, en s’intéressant par exemple aux passions repérées chez ses interlocuteurs, afin d’éviter leur lassitude.

Les différentes limites évoquées précédemment sont autant d’éléments qui sont venus parasiter les entretiens formels avec les jeunes interrogés lors de nos enquêtes. Elles nous ont convaincus de préférer les moments où il est possible de « faire avec » (Weber 1989) nos interlocuteurs dans le but de ménager des espaces de conversation informelle ou « orientée » (Bruneteaux et Lanzarini 1998).

« Faire avec »

La relative “facilité” que nous avons ressentie au fil de nos terrains s’est imposée à nous lorsque nous avons laissé de côté l’entretien formel pour des modes d’enquête moins directifs et plus coopératifs. La disponibilité du chercheur à l’égard de son terrain est par ailleurs l’une des conditions sine qua non d’une ethnographie réussie. Florence Weber (1989) a longuement insisté sur l’importance du « faire avec » dans le travail avec les enquêtés. Nous avons ainsi longuement côtoyé les jeunes au sein des dispositifs étudiés, à parler de tout et de rien, à ne rien dire parfois, à partager seulement leurs “temps vides” (Diederich et Moyse 1995). Quelques élèves rattachés à l’ULIS passent en effet beaucoup de temps à attendre du fait que leur emploi du temps se voyait conditionné par les horaires des cars de ramassage scolaire et des VSL. À l’Unité A, les temps morts sont aussi récurrents et même organisés, de manière à laisser les jeunes tisser des liens entre eux entre les temps d’atelier plus institués et encadrés. Le goûter, les temps dans la cour ou l’accueil sont ainsi propices à l’établissement de relations interpersonnelles, au gré des envies des uns et des autres.

Ces espaces temporels, en apparence de faible intensité, ont ouvert des brèches sur d’autres formes possibles d’échange, à savoir des conversations informelles qui, sans en enlever la spontanéité, ont pu être anticipées et préparées, lors des repas, mais aussi et surtout lors de déplacements à pied dans le cadre de sorties pédagogiques,au sein d’installations sportives ou pour raccompagner les jeunes chez eux.

Ces cadres d’échange souples ont l’avantage d’être moins intimidants, du fait de l’absence d’outils propres à l’entretien formel tels que l’enregistreur et le journal de terrain, mais aussi parce que ces discussions se déroulent rarement dans un lieu clos. La mémoire du chercheur est alors davantage sollicitée. Le téléphone portable peut être ici d’un grand secours ; prétexter un envoi de SMS peut être un moyen de prendre discrètement et sur le vif quelques notes pour y revenir plus tard. L’un des risques toutefois, contre lequel il est important de se prémunir, consiste à ne pas transformer ces moments de conversation informelle « orientée » en interrogatoire, en donnant l’impression à l’interlocuteur de vouloir le « faire parler » en le bombardant de questions (Bruneteaux et Lanzarini 1998). Il est en effet toujours tentant et sécurisant pour le chercheur de retourner vers le cadre de l’entretien formel, au risque toutefois de crisper et agacer l’interlocuteur. Les remarques des jeunes, comme par exemple Jérémy à l’Ulis : « Ah, y’a la gendarmerie ! » ou Noa : « Tu passes à l’interrogatoire ? », sonnent comme des rappels à l’ordre que l’ethnographe se doit d’entendre. Il faut savoir se contenter de peu, quitte à y revenir plus tard, ce que permet le temps long de l’enquête ethnographique.

Dès que l’occasion se présentait, l’enquêteur prenait donc part aux activités des élèves afin de partager leurs temps de présence au lycée, de ménager des moments de « co-temporalité » (Fabian 2006) : jardinage, danse, arts plastiques, EPS, sorties en ville, démarches pour aider à trouver un stage, révision du code de la route, recherches au CDI pour préparer des exposés, ont été autant d’occasions de discussions informelles et d’observations de pratiques diverses et variées.

Un autre exemple de ce travail aux côtés des jeunes nous est fourni par l’enquête dans l’hôpital de jour appelé Unité A. L’une des spécificités de cette structure est en effet d’aller chercher les enfants, au sens propre comme au sens figuré. Le public de cette institution étant très majoritairement marqué par de multiples formes de précarité (économique, sociale, administrative), les professionnels travaillant dans cette structure savent que pour que les soins puissent se poursuivre, il est nécessaire de susciter la demande des familles et des enfants, davantage que dans le cadre d’une prise en charge pédopsychiatrique plus classique, qui laisse en général les familles venir aux soins. Ainsi, les professionnels de l’Unité A n’hésitent pas à aller chercher et à raccompagner les enfants accueillis, à l’école et/ou à domicile. Or cette activité engendre une organisation complexe, qui change chaque semaine au gré des emplois du temps des enfants et des soignants. Assez rapidement, une fois que la présence régulière de l’enquêteur dans l’Unité A (aux réunions professionnelles et dans les groupes d’enfants) a été établie et que ses liens avec les soignants et les enfants se sont consolidés, on lui a proposé de participer à ces accompagnements. Il a ainsi raccompagné plusieurs fois chez lui un enfant d’une dizaine d’années, Florent, qu’il côtoyait une fois par semaine lors d’un groupe thérapeutique. Comme le disent souvent les soignants, ces trajets sont une occasion d’échanges avec les enfants, dans un cadre différent de celui des locaux de l’Unité A, où les thèmes de conversation et le ton employé changent. Pour le chercheur, ces conversations ambulantes en tête-à-tête, ou plutôt côte-à-côte, avaient l’avantage de voir l’enfant sous un nouveau jour, de discuter avec lui de divers sujets, sans que cela prenne la tournure formelle d’un entretien sociologique. Avec Florent, nous avons ainsi chanté, parlé de ses activités préférées, de son école, de ses frères et sœurs, ce qui semblait beaucoup plus difficile à aborder de manière naturelle dans les murs de l’Unité A. Ce sont des moments où les jeunes acceptaient de faire des activités de« plus petits », tandis que le regard des autres les poussaient à toujours rejeter ce qui pouvait les tirer vers le bas de l’échelle des âges. Les soignants les y encourageaient pourtant fréquemment, favorisant ces moments de “régression” qu’ils estimaient thérapeutiques, mais qu’ils obtenaient rarement dans le cadre du groupe, probablement car ils redoublaient pour les jeunes ce geste d’infériorisation sociale que les institutions leur faisaient quotidiennement subir en les situant socialement au-dessous de leur âge biologique.

Ces moments de partage, en marge du cadre institutionnel, se faisaient également en dehors du cadre réglementaire, puisque l’enquêteur n’était pas officiellement autorisé à raccompagner les jeunes chez eux. Jouant sur la proximité de statut avec les nombreux stagiaires psychologues, qui avaient, eux, signé une convention leur permettant de faire ces accompagnements, l’enquêteur expérimente alors ce qui se passe de l’autre côté de la barrière institutionnelle : une fois franchi le seuil de l’institution, y compris lorsque cela a été difficile et a donné lieu à la production de nombreux documents officiels (conventions, codes d’éthique, entretien préalable…), il est rare de rencontrer de nouveaux obstacles internes. Contrôler l’enquêteur dans l’institution est souvent trop coûteux (en temps, en énergie et d’un point de vue relationnel) pour ses membres pour ne pas le laisser errer à sa guise. L’ethnographe aurait tort de s’en priver car c’est ce qui lui ouvre ces espaces et ces temps informels qu’il peut partager avec les jeunes accueillis.

Avec du recul, nos enquêtes nous apparaissent donc paradoxalement comme ayant été plutôt “faciles”, alors même que nous pensions nous confronter à des terrains particulièrement difficiles, du fait d’une part de la surprotection par rapport à l’extérieur, et donc à des enquêteurs, dont ces enfants sont l’objet au sein des institutions qu’ils fréquentent, à cause de leur supposée vulnérabilité ; d’autre part des difficultés d’élaboration ou de langage des enfants, ou de leur comportement parfois violent, inattendu ou désordonné, qui vient redoubler la difficulté d’enquêter en tant qu’adulte auprès d’enfants, dans une relation d’enquête asymétrique qui rend difficile l’accès à la subjectivité et à l’expérience quotidienne de ces « petits individus ». Cette facilité inattendue peut être analysée au regard des caractéristiques précises de nos terrains respectifs, en particulier en fonction des caractéristiques sociales des jeunes accueillis, dont les multiples vulnérabilités semblent à la fois compliquer l’accès au terrain et faciliter la liberté ethnographique au sein de l’institution, une fois la barrière initiale franchie (Borelle et al. 2019). Mais elle peut aussi nous conduire à nous interroger sur notre propre surprise : pourquoi ces terrains nous semblaient-ils devoir être difficiles ? Au-delà de la question des autorisations formelles, cette prénotion renvoie selon nous au fait que ces jeunes en particulier, et dans une moindre mesure les enfants dans leur ensemble, sont perçus comme des adultes inachevés, des individus en devenir, fragiles et vulnérables, qui n’ont pas (encore) tous les “codes” pour participer au monde des adultes, donc à une recherche sociologique. Dépasser cet a priori, c’est se rendre compte que les codes en question ne sont pas, si l’on y réfléchit bien, des facilitateurs de l’enquête ethnographique, mais plutôt des obstacles à franchir si l’on veut atteindre le cœur des relations sociales, et non en rester à la surface.

Cette relative facilité est cependant à double tranchant et il ne faut pas naïvement penser que le recours à l’observation et au « faire avec » pourrait régler tous les problèmes. Le fait que ces enfants se racontent peu, encore moins que les enfants dépourvus de troubles, pousse l’enquêteur à passer par d’autres biais, évitant au passage les écueils classiques de l’illusion biographique et de la mise en scène de soi dans les récits biographiques. Pour autant, l’enquêteur est amené à mettre lui-même en récit ces enfants et à se confronter à son tour à l’aporie de la mise en cohérence, de la fabrication d’un individu présentant symboliquement une continuité interne, ce qui est d’autant plus épineux et chargé lorsqu’il s’agit d’enfants dont l’unité psychique est par ailleurs mise en cause. Cette tension devrait pousser les chercheurs à redoubler d’effort en termes de réflexivité pour mettre au jour les ressorts sociaux et éthiques de leur propre posture, comme dans la plupart des terrains où la relation d’enquête est fragile, duplice ou discontinue (Fassin et Bensa 2008).

Conclusion : L’ethnographie au défi du handicap

Pourquoi enquêter sur l’enfance non conforme n’est-il donc pas aussi difficile qu’il y paraît ? Une partie de la réponse réside probablement dans le fait que ces jeunes, en retard dans leurs apprentissages, décalés par rapport aux attentes des adultes, perturbés et perturbants dans leurs interactions, « dérangent » les institutions ordinaires d’encadrement de l’enfance, à commencer par l’école et la famille. Ils créent du désordre (dé-rangement) et des tensions (dérangement), au point que les institutions et les professionnels ont tendance à leur renvoyer la responsabilité de ce dérangement en les pensant eux-mêmes comme « dérangés », c’est-à-dire selon les cas mal organisés, mal élevés, mal dans leur peau, en quelque sorte “mal nés”, dans un mélange de suspicion biologique et sociale. Les institutions chargées de les accueillir malgré tout, de les soigner, de les accompagner, de les faire grandir, de les protéger ou de les rééduquer, héritent d’une partie de leur discrédit social, par un étrange effet de contagion (Goffman 1975). Hôpitaux de jour, dispositifs pour l’inclusion scolaire et établissements et services médico-sociaux en tous genres sont en effet des lieux peu visibles, largement absents des grands media, dont les professionnels peinent souvent à trouver la reconnaissance (sociale, professionnelle, financière) qu’ils pensent mériter. Dans ce contexte, le regard du chercheur est d’abord vu comme une marque d’intérêt, une occasion de montrer au grand jour des savoir-faire méconnus et des enfants invisibles.

Une fois passé le seuil de l’institution, le travail ethnographique peut se déployer sans forcément avoir besoin d’innover. Si l’entretien sociologique formel est en général mal adapté à ces terrains, quoiqu’il ne soit pas impossible à mener, c’est qu’il repose sur les codes qui définissent l’adulte idéal de nos sociétés contemporaines : un individu raisonnable et cohérent, maître de son image et de ses émotions, qui sait se présenter et se projeter dans son passé comme dans son avenir. Les jeunes que nous avons rencontrés sont aux antipodes de cet idéal, et pour cause : ils sont justement suspectés de ne pas être sur le chemin qui y mène et se trouvent pour cela renvoyés à une minorité prolongée, sommés de faire un détour par des institutions et des dispositifs qui sont censés les ramener sur le droit chemin, mais qui les en éloignent aux yeux de tous. Comprendre cette forme d’altérité socialement construite est l’un des enjeux fondamentaux de nos enquêtes, et la difficulté à faire des entretiens classiques avec eux y contribue finalement davantage qu’elle ne l’empêche, bien qu’elle pose ce faisant de nouvelles questions scientifiques et éthiques à l’ethnographe. Au sein des institutions et des dispositifs où ces jeunes sont pris en charge, et dans les multiples interstices qui existent en leur sein, l’enquête ethnographique peut se dérouler en déployant ses ressorts habituels : observation participante et conversations informelles, pour flâner avec eux sur ces chemins de traverse qui font leur différence.

add_to_photos Notes

[1Les élèves et les professionnels parlent de « taxis », mais il s’agit en fait de transports VSL (véhicule sanitaire léger) dont certains élèves bénéficient du fait de leur reconnaissance de handicap.

[2Tous les noms de personnes et de lieux ont été anonymisés.

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Pour citer cet article :

Jean-Sébastien Eideliman, Godefroy Lansade, 2022. « L’enquête handicapée ? Enquêter auprès de jeunes dits handicapés mentaux ou ayant des troubles psychiques : entre bricolage et modestie méthodologique ». ethnographiques.org, Numéro 43 - juin 2022
Enquêter avec les enfants et les adolescent·e·s [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2022/Eideliman_Lansade - consulté le 23.04.2024)
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