Quand l’ethnographie attache et engage. Réflexions sur un terrain en tandem au sein d’un réseau associatif se mobilisant pour le patrimoine

Résumé

À partir de notre expérience de recherche en tandem, nous souhaitons revenir sur la portée heuristique d’une analyse réflexive des engagements du chercheur et de ses émotions. Nous partirons pour cela du récit de trois situations d’enquête retraçant l’évolution de nos postures d’enquêtrices et la dynamique de la relation d’enquête au sein d’un collectif de soutien à la création d’un projet d’écomusée peul au Sénégal. Cette analyse réflexive nous permettra de revenir sur notre positionnement qui a oscillé entre distance, attachement et engagement, mais aussi d’analyser les tensions qui entourent le processus d’écriture, pris entre le temps long de la déprise, les enjeux de restitution et les demandes de participation des acteur·rice·s.

mots-clés : enquêter en tandem, engagement, patrimonialisation en migration, réflexivité, émotions

Abstract

Based on our experience working as a research tandem, we explore the heuristic gains of a reflexive analysis of our attachments to and emotions about the research process. To do so, we analyze three situations that retrace the evolution of our research positions and the relational dynamics linking us with a collective who was promoting the creation of a Fulani ecomuseum project in Senegal. This reflexive analysis allows us to look back on our positions in the field, which oscillated between distance, attachment and engagement. We also analyze the tensions surrounding the writing process, caught between the slow temporality of the reflexive process, and the pressing issues of restitution and our research partners’ demands for participation.

keywords  : tandem-based research, ethnographic engagement, heritage in migration, reflexivity, emotions

Sommaire

Introduction

Depuis le tournant réflexif engagé dans les années 1990, la « prise en compte des conditions de production du savoir anthropologique ne tient plus lieu d’avant-propos à la restitution d’un savoir décontextualisé mais participe de ce savoir » (Bensa 1995). L’analyse des formes d’engagement du chercheur.e sur le terrain, sa participation aux « situations » s’impose désormais comme une nouvelle norme professionnelle, d’autant plus lorsque celui-ci enquête en terrain militant (Broqua 2009 ; Bensa 2011) ou qu’il « se met en recherche avec » les autres (Bonny 2015 ; 2020). Dans cette perspective, l’implication des chercheur·e·s est pensée dans le temps, à un double niveau, celui de la nécessité pour celui-ci de prendre part à la situation, le dispositif de production de connaissance étant avant tout relationnel dans la démarche ethnographique, et celui des valeurs politiques, morales ou militantes qui conditionnent le rapprochement vers le terrain et les enquêtés, ces dernières étant le plus souvent jugées comme un frein à l’objectivité lorsque pèse l’injonction à une « neutralité axiologique » [1]. Avec Naudier et Simonet, nous partageons l’idée que « contrairement à certaines représentations simplifiées du métier de sociologue et de la production du savoir objectif (…), c’est en acceptant de penser ces engagements et non en les laissant dans l’ombre du savant, justement, que l’on peut aussi faire œuvre de science » (Naudier et Simonet 2011 : 5). Toutefois, ces retours réflexifs sur la production des savoirs et leur portée ont peu été abordés dans le cadre d’enquêtes collectives et de situations de coprésence sur le terrain. Si les intérêts pratiques d’une enquête en couple ont depuis longtemps été mis en avant (Bertaux et Bertaux-Wiame 1980 ; Pinçon et Pinçon-Charlot 1991 ; 2002), l’importance prise par le terrain individuel comme forme de légitimation professionnelle a certainement eu pour effet de marginaliser les enquêtes collectives, malgré leur revalorisation récente (Amiotte-Suchet et al. 2016 ; Laferté 2016 ; Laferté et al. 2018 ; Yeghicheyan et Jaspart 2018), notamment dans le cadre de revisite (Laferté 2006). Par ailleurs, la réflexivité associée à l’enquête en sciences sociales a souvent interrogé les effets de l’âge, du sexe et du statut socio-économique du chercheur.e (Fournier 2006 ; Fogel et Rivoal 2009) mais peu, comme le rappelle Hélène Quashie « le croisement de ces marqueurs sociologiques avec l’identité ethnicisée ou racialisée qui peut lui être assignée » (Quashie 2017). À partir de notre propre expérience de recherche, menée en tandem, en tant que femmes blanches françaises, chercheures (en anthropologie et en sociologie) sur un terrain militant, nous souhaitons ici revenir sur la portée heuristique d’une analyse réflexive des engagements du chercheur et de ses émotions. Depuis 2012, nous expérimentons l’expérience d’une collaboration au sein du collectif Yeeso, dont la mission est d’accompagner la création d’un écomusée des Peuls dans la région de Matam au Sénégal. Cette requête patrimoniale a émergé à la fin des années 1990 et a été initialement portée par des immigrés haalpulaaren, militants associatifs, installés dans la région Centre-Val de Loire, avant d’être reprise par l’association de promotion de la culture peule Tabital pulaaku internationale [2] à la fin des années 2000. C’est à ce moment que se crée à Paris un collectif de soutien, Yeeso, réunissant une dizaine de personnes, migrantes et non migrantes, qui a été pour nous la principale porte d’entrée sur le terrain. Sans revenir sur l’histoire du projet muséal qui a été exposée ailleurs (Garnier et Leblon 2016 ; 2017), nous proposons dans cet article d’analyser nos postures de recherche, en revenant sur trois situations que nous avons vécues comme des moments charnières dans la redéfinition de notre engagement sur le terrain. À partir d’un récit présentant les conditions de cette recherche, nous montrerons comment la redéfinition de notre engagement a conditionné son déroulement et la production du savoir qui en découle : Qu’en est-il quand deux chercheures s’investissent au sein d’un réseau associatif et décident de poursuivre la recherche ensemble ? Le choix de la coprésence prolongée sur le terrain permet-il de réduire les contraintes qui pèsent sur la recherche en contexte multi-situé ? A-t-il influencé les résultats de la recherche ? Qu’attendent les acteurs·rices rencontrées des chercheures dans cette situation ?, une expertise ?, une adhésion ?, un engagement ?, quelle place et prise de parole y sont données /prises/valorisées ? Répondre à ces questions en interrogeant les relations qui se nouent dans la durée avec les enquêté·e·s, nous permettra de revenir sur notre positionnement qui a oscillé entre distance, attachement et engagement, mais aussi d’analyser les tensions qui entourent le processus d’écriture, pris entre le temps long de l’analyse réflexive, les enjeux de restitution et les demandes de participation des acteurs et actrices [3].

Enquêter en tandem : croisement de terrains et des réseaux militants

À la différence des retours réflexifs sur des terrains collectifs programmés (Laferté et al. 2018 ; Amiotte-Suchet et al. 2016), l’enquête que nous avons conduite n’a pas été prédéfinie en amont dans le cadre d’un programme de recherche et d’un dispositif méthodologique commun. Elle fait suite à une rencontre sur le terrain lui-même, avec Samba Touré, principal porteur du projet d’écomusée, et s’est construite au fil du temps. L’histoire de cette collaboration entre chercheures et acteurs·rices est importante à relater pour comprendre la structuration du terrain partagé et ses effets sur le système de rôles et la recherche.

Une rencontre fortuite avec un militant de la cause peule au fondement de la recherche

La première rencontre a eu lieu à Orléans en 2009. Dans le cadre d’une première recherche (2009-2011) sur les processus de patrimonialisation des mémoires de l’immigration en région Centre-Val de Loire (Bertheleu 2014). Julie Garnier est informée de l’existence de ce projet par la femme de son principal porteur, avec qui elle a déjà réalisé plusieurs entretiens. Ce projet fait alors écho aux questionnements théoriques sur les processus de patrimonialisation des mémoires des migrations qu’elle rencontre dans ses recherches sur un quartier populaire d’Orléans (Garnier 2016). Elle y a observé les actions culturelles conduites en contexte de rénovation urbaine, depuis vingt ans, au nom de la mémoire, portées le plus souvent par des associations de travail social ou des artistes avec le soutien de la politique de la ville, et note que si elles donnaient lieu à des productions diverses (ouvrages, expositions, théâtre, ateliers photographiques), elles laissaient paradoxalement peu de traces dans l’espace public. Elle en a conclu que ces actions qui cherchaient à restituer la mémoire du quartier, en valorisant la figure de « l’habitant sans qualité » bien plus que « sa condition cosmopolite » (Agier 2013), produisaient en retour un processus d’effacement des mémoires des immigrations en ville. À cette période, son analyse était influencée par une relecture des travaux d’Ahmed Boubeker (2005) et de Jean-Louis Tornatore (2008) qui revenaient alors sur « la dette des fils » au sens d’une position morale, dans la production d’un espace de la mémoire ouvrière. En rencontrant sur le terrain, la femme de Samba, elle trouva donc matière à poursuivre ses réflexions sur la patrimonialisation des mémoires de l’immigration, mais elle allait surtout se trouver insérée dans un réseau de relations d’interconnaissance, qui s’avérera déterminant pour la suite de la recherche. Elle a, en effet, très vite, été invitée à rejoindre le collectif Yeeso qui venait de se constituer et a participé aux premières réunions à Paris.

La deuxième rencontre a lieu dans les Yvelines en novembre 2012, dans le cadre d’une recherche conduite par Anaïs Leblon sur les processus de mise en patrimoine en contexte diasporique auprès d’associations peules en France et en Belgique (Leblon 2015). Les militants et artistes qu’elle rencontre entretiennent des liens forts avec leur pays d’origine et s’inscrivent tous dans le « mouvement pulaar », un mouvement transnational de défense de la langue et de la culture peule (Humery 2012 ; Bourlet 2013 ; Bourlet et Lorin 2014). C’est à l’occasion de l’assemblée générale de la section européenne de Tabital pulaaku organisée au Muraux qu’elle fait la rencontre de Samba Touré. Il présente l’état d’avancement du projet, l’informe de la participation d’une autre chercheure au groupe Yeeso et l’invite à l’intégrer à son tour. Elle assiste pour la première fois aux réunions du groupe en octobre 2013 après avoir pris contact avec Julie Garnier.

Au moment où nous rencontrons cet homme, celui-ci cherche à faire connaître le projet en dehors du milieu associatif pulaar. Il réunit autour de lui des personnes aux statuts divers, susceptibles de l’aider à porter le projet muséal qui lui a été confié par l’association Tabital Pulaaku. Il fait preuve d’une compétence rare à mobiliser ses réseaux, à les élargir et les croiser, ce qui le rapproche de la figure de l’« acteur nodal » (Argyriadis 2012). Dès le début de la recherche, il joue un rôle central dans la construction du terrain, en nous donnant accès à l’activité du collectif qu’il vient de créer et en endossant la figure du passeur et de l’informateur privilégié.

Samba Touré : un militant au service du développement de sa région d’origine et de la cause peule [4]

Samba Touré est né en 1947 à Agnam Lidoubé, un village de la moyenne vallée du fleuve Sénégal. Conformément à son statut social de tooroɗo [5], il est envoyé enfant en Mauritanie, pour étudier le Coran. À 13 ans, il s’en échappe pour s’engager dans ce qu’il appelle les « voyages d’affaires » (1998 : 63). Pendant dix ans, de 1960 à 1969, il alterne entre des temps d’activité à Dakar, où il travaille en tant que cireur de chaussures puis commerçant ambulant et Agnam, où il s’occupe de la maison, des animaux et des champs familiaux. En 1970, il part tenter sa chance de l’autre côté du fleuve Sénégal, en Mauritanie, où il fait du commerce. C’est là que naît son projet de migration pour la France. En France, où il arrive en mars 1973, la trajectoire de Samba est marquée par son engagement associatif et sa volonté permanente de formation. Il entreprend d’abord d’apprendre le français en cours du soir, puis en formation permanente, et débute ensuite sa formation à l’écriture de la langue « pulaar », sa langue maternelle au sein des associations du réseau pulaar. De 1979 à 1984, il bénéficie de plusieurs formations dans des domaines techniques variés : mécanique, fabrication de pompes artisanales, agriculture, qui seront complétées par d’autres formations en culture générale et technique. Surtout, entre 1994 et 1996, il entame une formation au Collège coopératif international pour la préparation d’un Diplôme des Hautes Études en pratiques sociales qu’il soutient en 1997. C’est lors de cette formation qu’il débute la « biographie raisonnée » qui sert de base à un ouvrage autobiographique publié en 1998 (Touré 1998). Parallèlement à sa formation, Samba Touré s’engage dès son arrivée en France dans la vie associative qui se développe en migration. Il se définit lui-même comme « un militant sur deux continents  » (1998 : 113). Dans les années 1980, avec ses compagnons de migration, il fonde l’ADASCAL (Association pour le Développement Socioculturel d’Agnam Lidoubé, son village d’origine) et l’ALDA (Association de liaison pour le développement des villages d’Agnam) qui regroupent les différents villages de la commune avec laquelle il réalise un important projet de forage, met en place des programmes de soutien au développement local et œuvre à la scolarisation, du primaire à l’université. Avec sa femme française, rencontrée dans les années 1990, et l’assistante sociale de l’usine dans laquelle il travaille, il fonde aussi à la fin des années 1990, l’association de solidarité internationale les Amis d’Agnam qui intervient principalement dans le domaine de l’éducation, de la santé et du soutien aux activités économiques féminines.

Conduire une enquête en tandem

Le choix de conduire une enquête en tandem s’explique par la proximité de nos intérêts scientifiques. En dépit de nos trajectoires de recherche différentes, nous étions animées du même intérêt pour les processus de patrimonialisation des migrations, par le bas, en repartant des usages et des acteurs ordinaires. Nous partagions une approche critique du patrimoine dans la continuité des Heritage Critical Studies (Smith 2006 ; Harvey 2001) selon lesquelles le patrimoine est une construction sociale, le fruit d’une sélection qui s’opère dans un champ pratiqué par une diversité d’acteurs souvent en concurrence. Dans cette perspective, nous nous intéressions autant aux usages sociaux et aux enjeux de la qualification patrimoniale : « qui est légitime pour désigner le patrimoine, qui a intérêt à patrimonialiser, comment se fabrique l’authenticité du patrimoine » ? (Isnart 2009) qu’à l’observation des effets de la circulation des modèles patrimoniaux notamment à travers l’expérimentation du concept d’écomusée en contexte rural ouest africain. Au début de la recherche, nous cherchions donc à comprendre l’émergence de cette revendication patrimoniale ainsi que les interprétations qu’en donnaient les concernés, ici les migrants et leurs enfants, la façon dont ils appréhendaient le patrimoine des migrations et contribuaient à son institutionnalisation : que se passe-t-il en effet quand des migrants se saisissent de la question patrimoniale ? Sont-ils perçus et reconnus comme des acteurs légitimes du patrimoine ? Proposent-ils des « technologies alternatives » (De Jong et Rowlands 2007) de patrimonialisation ?

L’idée de mener une enquête en tandem sur plusieurs sites : « ici » en France au sein des associations peules et de leur collectif de soutien et « là-bas » en Afrique, au sein des associations villageoises et des réseaux pulaar, nous est très vite apparue comme une nécessité pour saisir la construction de cette revendication patrimoniale. Nous avions été sensibilisées et formées à la démarche multi-située (Marcus 1995) telle qu’elle avait été défendue dans le champ des migrations africaines par Catherine Quiminal (1991 ; 2009) et plus récemment par Hamidou Dia (2010 ; 2015). L’intérêt de cette approche est de mettre l’accent sur les interactions entre les acteurs des réseaux transnationaux et les autres (élus, acteurs de la coopération décentralisée, associations de solidarité internationale, non-migrants), tout en nous permettant de rester attentives aux trajectoires individuelles en contexte mondialisé (Feldman et Roux 2015). Les hommes que nous avions rencontrés, malgré des ressemblances dans leur parcours, provenaient de plusieurs lieux, avaient des engagements associatifs divers, certains étaient diplômés d’autres non, ce qui impliquait de ne pas les considérer comme un groupe homogène, représentant d’une culture, mais de les considérer dans les relations qu’ils entretiennent avec les territoires multiples qu’ils fréquentent et dans leur spécificité.

Revoir la méthode : de l’enquête multi-située à la coprésence prolongée dans un collectif

La recherche multi-située, telle que nous la concevions, a toutefois été difficile à mettre en place pour différentes raisons. La première est relative à des contraintes temporelles et financières. Quand nous avons commencé à ouvrir ce terrain, nous étions toutes deux en poste à l’Université depuis peu de temps et nous ne disposions que d’un faible financement de terrain. Dans ces conditions, où les chercheures elles-mêmes, ont des difficultés pour circuler, faute de temps et de moyens, comment conduire une enquête portant sur des acteurs associatifs fonctionnant en réseaux, dont les projets sont conduits depuis la France pour être implantés au Sénégal, mais dont les relais sont à Dakar ou au Fouta Tooro ?

Le travail de terrain a bénéficié d’un investissement inégal selon les sites, plus régulier et en binôme en France, plus court et en solo au Sénégal. Pendant plusieurs années nous avons ainsi régulièrement assisté aux réunions du collectif Yeeso, qui se tiennent plusieurs fois par an à Paris et réalisé des entretiens avec différents militants sénégalais à l’origine de ce projet, et des membres de Yeeso. Ponctuellement, nous avons aussi travaillé auprès de l’association de solidarité internationale, « les Amis d’Agnam », dont plusieurs membres de Yeeso font également partie, et participé à des manifestations organisées par les associations peules en France. Ces « pas de côté » nous ont permis de saisir la porosité des réseaux à partir desquels le projet d’écomusée s’est construit et d’affiner les motifs de l’engagement et du désengagement dans le projet. En complément, deux séjours d’une quinzaine de jours, en janvier 2015 et en janvier 2017, ont été réalisés par Anaïs Leblon au Sénégal, dans la commune d’Agnam Civol (région de Matam), où doit s’implanter le futur projet d’écomusée.

Les contraintes de temps et de financement n’expliquent cependant pas à elles seules l’investissement inégal des lieux. La vie même de ce projet et des groupes qui l’ont porté a également joué un rôle dans la reconfiguration de l’enquête. Au cours de son histoire, le projet d’écomusée peul a connu des dynamiques ascendantes et descendantes : alors qu’il est repris en main par Yeeso au début des années 2010, après avoir émergé sous une forme différente dans les années 1990 chez les militants du mouvement pulaar, il connaît une longue période de construction, puis de piétinement, avant un nouvel élan à partir de 2016-2017. Les relations qui se sont nouées au fil du temps avec les membres de Yeeso, les places occupées et les échanges dont il était le cadre, nous ont progressivement conduites à faire de ce collectif notre terrain principal, et par conséquent à recentrer le questionnement sur l’histoire de ce projet et, plus globalement, sur les « difficultés à faire patrimoine » en migration. Dans ce contexte, l’impossibilité de tenir une posture multi-située nous a obligés à revoir la méthode, et à adopter une perspective d’ethnographie plus classique où l’observation-participation implique l’immersion de la chercheuse dans un milieu d’interconnaissance.

Histoire du collectif Yeeso

Le collectif Yeeso (littéralement « en avant ») a été créé à Paris, à partir de 2009, autour de Samba Touré, grâce à l’activation de ses réseaux d’interconnaissance issus des sphères associatives, professionnelles, familiales et amicales. Principalement composé de femmes blanches, il rassemble aujourd’hui une dizaine d’acteurs.trices aux statuts divers : un couple d’architectes, une responsable d’écomusée, des professionnelles de la culture, des membres de la Fédération des musées d’agriculture et du patrimoine rural (AFMA), une réalisatrice de cinéma, quelques membres d’une association de solidarité internationale, des chercheur.e.s et ponctuellement, des migrants, membres des associations peules ou de l’association inter-villageoise de développement. Parfois désappointés par l’absence de représentant de Tabital pulaaku, commanditaire du projet, si ce n’est de son principal porteur et de manière discontinue de quelques militants, les membres de Yeeso partagent une vision du patrimoine assez proche de la définition du Patrimoine culturel immatériel selon l’UNESCO (2003). Ce groupe réfléchit avec Samba aux modalités de réalisation du projet muséal.

Au regard de la composition du collectif Yeeso, le fait d’être des femmes chercheures en sciences humaines et sociales a orienté la définition du terrain et la nature des relations qui s’y jouent en favorisant notre intégration dans ce groupe et dans ce milieu associatif composé principalement de femmes blanches âgées de 50 à 70 ans, qualifiées, issues des classes moyennes, et occupant ou ayant occupé des positions importantes dans le champ culturel, patrimonial et/ou socio-culturel. Plusieurs d’entre elles entretiennent une familiarité avec des universitaires et des artistes : Samba et sa femme, par leurs trajectoires personnelles et professionnelles, ont côtoyé de nombreux sociologues et anthropologues réfléchissant à la coopération Nord-Sud ou bien encore aux processus de valorisation des patrimoines des migrations ; l’une des membres les plus actives du groupe, qui a participé à sensibiliser à la notion d’écomusée à Agnam, est une ethnologue formée à l’Université de Bretagne et l’ancienne directrice de l’écomusée du Perche en Normandie, et plusieurs membres du collectif ont fréquenté les séminaires de l’EHESS et/ou le musée des ATP. Au sein du groupe, le statut d’enseignant-chercheur est donc bien compris. Il a constitué une ressource importante pour nous insérer dans ce milieu. Chaque participant·e, y compris nous-mêmes, est invité·e à contribuer à l’avancée du projet, en apportant ses connaissances, son expertise, ses idées, ses questions, ses réseaux, et ses savoir-faire. En prenant place au sein de ce groupe, nous nous sommes en quelque sorte conformées aux rôles attendus, ce qui supposait d’accepter de prendre part aux débats, de s’impliquer dans les actions de valorisation culturelle et de contribuer à la réflexion patrimoniale. De ce point de vue, la relative proximité de nos caractéristiques personnelles avec certains membres du groupe Yeeso ainsi que le plaisir partagé d’être ensemble a sans aucun doute facilité notre accès au terrain. D’un autre côté, elle a aussi certainement eu pour conséquence de ralentir notre insertion dans d’autres réseaux associatifs transnationaux peuls, à l’origine du projet, structurés majoritairement autour d’hommes, arrivés seuls en France à la fin des années 1970 dans le cadre d’une migration économique. Nombre de migrants originaires de la Vallée du fleuve Sénégal, à l’image de Samba, ont en effet pu avoir un double engagement associatif. D’abord dans les associations villageoises de développement dont les activités renvoient principalement à des actions de développement local, des transferts de ressources techniques et cognitives (Daum 1998 ; Quiminal 1991 ; Gonin et Kotlok 2009 ; Dia 2010). Puis, dans les associations du mouvement pulaar, dont l’une d’entre elles, basée à Orléans, est à la genèse du projet d’écomusée. Lorsqu’elle émerge au milieu des années 1990, l’idée portée est celle de la construction d’une « galle pinal » au Fouta Tooro, une maison de la culture et de la langue peule destinée aux enfants restés au Sénégal et à ceux nés en France ou arrivés après les procédures de regroupement familial et retournant dans leur pays d’origine pour les vacances. Au fil du temps et des restructurations du mouvement pulaar, les hommes à l’origine de ce projet, des ouvriers peu qualifiés vieillissants, s’en sont progressivement désinvestis (Garnier et Leblon 2016). Pendant cette enquête, il nous a donc été difficile de les rencontrer. Ces hommes ont en effet peu fréquenté Yeeso, laissant leurs voix à d’autres migrants, des membres de Tabital pulaaku parfois plus diplômés, qui ont eux-mêmes participé de manière irrégulière aux échanges du collectif, souvent à l’initiative de Samba Touré. Ce dernier a ainsi assuré le lien entre les membres des réseaux associatifs de migrants, les militants de la cause pulaar, les habitants de la commune dans laquelle l’écomusée doit s’implanter et les membres non migrants de Yeeso. En préparant les réunions, en informant Yeeso de l’avancement du projet, il est de fait un intermédiaire indispensable et assure le rôle de l’« entrepreneur patrimonial » à la fois « passeur de mémoire » (Ciarcia 2011) et entrepreneur de développement, dans la continuité des autres activités associatives qu’il a déjà menées. Au fil de l’enquête, nous avons expérimenté avec les autres membres de Yeeso, le découragement ressenti face à l’absence d’engagement des militants de la cause pulaar, ici et là-bas, et aux échecs répétés à voir le projet d’écomusée reconnu par l’État sénégalais. Nous avons également participé aux réflexions pour le relancer, en interrogeant les limites de l’intervention de Yeeso face au commanditaire absent (Tabital pulaaku). Toutes ces situations et expériences partagées sur le long terme, comme notre attachement à Samba et aux autres membres du groupe, nous ont permis d’avancer sur ce que pouvaient nous apprendre spécifiquement les patrimonialisations des migrations, par des acteurs eux-mêmes en situation migratoire (Garnier et Leblon, 2016 ; 2017), mais nous ont aussi amenées à nous interroger sur les places que nous avons nous-mêmes occupées au sein du groupe.

Postures ethnographiques en terrain glissant

Au fil de l’enquête, la configuration des places que nous avons occupées a évolué, révélant des ajustements en situation, qui se décèlent jusque dans l’écriture. Trois situations de terrain que nous avons expérimentées quand nous étions côté à côté et/ou séparées éclairent ces glissements de postures. Nous proposons de centrer l’analyse de ces situations sur les dimensions subjectives, les interférences, les évolutions de positionnements plus que sur la multiplicité des points de vue.

Sortir de sa position de réserve

La première situation montre comment à l’issue de sa participation à une réunion, Julie Garnier se retrouve, sans préméditation, à sortir de sa position de réserve. Cette réunion se déroule un samedi du mois de décembre 2010 dans les locaux parisiens des architectes Lacaton et Vassal qui accompagnent le projet depuis le début. Elle rassemble une vingtaine de personnes autour d’une grande table : les membres du collectif Yeeso ainsi que plusieurs représentants d’institutions muséales françaises et internationales spécialisées dans l’art africain qui avaient été sollicités pour discuter du projet et obtenir leur aide. À l’issue de cette présentation, les experts présents ont réagi de manière critique en rappelant leur conception du patrimoine en termes de conservation de collection, de projet scientifique, ce dont manquait encore, à leurs yeux, le projet présenté : « un (de leurs) arguments majeurs, c’est que les Africains en général ne connaissent pas le concept écomusée et que cela ne les intéresse pas du tout  » [6].

Ce jour-là, l’attitude critique des experts du patrimoine à l’issue de la présentation orale du projet par les membres de Yeeso avait interpellé Julie Garnier qui venait de présenter à la demande de la femme du porteur du projet, le double numéro tout juste paru de la revue Hommes et Migrations consacré aux migrations subsahariennes (Garnier et Timera 2010). Cette présentation rappelait, à la demande formulée par le Groupe de recherches et de réalisations pour le développement rural (GRDR) à l’occasion de son quarantième anniversaire, non seulement la complexité des présences africaines en France mais surtout, le dynamisme des actions de développement conduites par les migrants en direction de leur pays d’origine et les difficultés qu’ils rencontraient pour se faire reconnaître comme des acteurs à part entière du développement de l’Afrique.

Face à la posture critique des experts du patrimoine, Julie Garnier est donc intervenue en rappelant aux participants de la réunion que les migrants, à l’initiative de cette requête, étaient dotés de réflexivité acquise en migration et du fait de leur engagement dans des projets de transformation villageoise et qu’ils leur appartenaient de définir leur patrimoine. Elle arguait qu’ils n’étaient donc pas des experts professionnels du patrimoine au regard des institutions, mais qu’ils avaient des choses à dire et étaient dotés de ressources et de compétences valables pour mettre en œuvre leur projet. À l’issue de ces débats, les professionnel·le·s du patrimoine sont sorti·e·s de la réunion et ne sont plus jamais revenus. Par cette prise de parole, la chercheure a été acceptée et reconnue tout autant, sinon plus, en tant que membre du collectif, qu’en tant que chercheure. En sortant de sa position de retenue, au nom d’une proximité compréhensive avec les enquêté·e·s qui consiste ici à prendre au sérieux les mobiles de leur action (Tornatore 2007a ; 2007b), elle devient malgré elle, la porte-parole de ceux et de celles avec lesquels elle s’est liée. Cette position qui a durablement imprégné les premiers pas sur le terrain d’une forte implication en tant que chercheure rappelle qu’en participant, le chercheur.e prend position en situation entre deux mondes socialement et culturellement hétérogènes qui se confrontent, comme Benoit de l’Estoile l’a souligné dans un autre contexte (de l’Estoile 2015), sous une forme ritualisée entre, d’un côté le monde de l’État, qui s’appuie sur le cadre normatif, celui de l’écrit, de la règlementation, représenté ici par les membres des institutions patrimoniales, et de l’autre côté, le monde des relations interpersonnelles des associations, de la parole orale et de l’interaction, représenté par les membres du collectif Yeeso et leurs réseaux. Pour autant, on ne peut réduire le travail du collectif Yeeso aux caractéristiques décrites par Benoît de L’Estoile. Un des enjeux du groupe a, en effet, été aussi de produire de l’écrit, notamment dans le but d’obtenir la reconnaissance de l’État sénégalais, centrale pour les militants du pulaar. Nos carnets de terrain témoignent de cette volonté des membres du groupe à construire un discours qui puisse être communiqué, diffusé à divers publics : des flyers en trois langues (anglais, pulaar, français), un livret photo, des lettres envoyées à plusieurs reprises aux autorités sénégalaises, etc. Ceux et celles qui tiennent alors la plume sont principalement l’ethnologue, directrice d’un écomusée, les architectes et Samba Touré. Cette production de documents a participé, dans un contexte où la pérennité des groupes est labile, à faire exister un projet marqué par la difficulté à se concrétiser, un projet que même les migrants et les membres les plus engagés semblaient parfois considérer comme chimère, tant les obstacles étaient et restent nombreux. Si nous avons été très vite sollicitées, en tant qu’universitaires, pour participer à ce processus de publicisation du projet via l’écriture, nous n’y avons pas pris part, malgré des propositions communes comme, par exemple, la demande de rédaction d’un article de synthèse pour la revue Africultures dès 2013 (Anaïs Leblon assistait alors à sa première réunion). Nous ne l’avons pas fait, sans doute, parce qu’il nous semblait alors prématuré, au regard de nos données d’enquête, d’écrire sur ce projet, mais aussi parce que nous ne souhaitions ni écrire « à la place de », ni « au nom de » (ici à la place des migrants, des membres de Yeeso et du porteur de projet). Dans les faits, nous n’avions pas compris à ce moment-là, les attentes des militants vis-à-vis de « l’universitaire », qui n’a sa place dans un collectif que s’il participe au même titre que les autres à la mise en place du projet et à sa visibilisation.

Sur le long terme, la pratique de l’enquête en tandem a permis le développement de formes d’engagement différenciées : dans la continuité de la réunion « fondatrice », à l’échelle de l’histoire du collectif, avec les institutions patrimoniales, l’une a participé activement aux échanges, en posant des questions, en donnant son point de vue, alors que la seconde, plus en retrait prenait des notes pour garder trace des échanges, des interactions. Chacune avait son poste mais celui-ci n’était pas figé. Cette complémentarité des rôles qui nous rassurait a permis « la démultiplication des yeux et des oreilles de l’enquête » (Yeghichean et Jaspart 2018 : 545) et a rendu possible une plus grande diversité des « actions d’enquête sur une même scène » (ibid.).

Se laisser « embarquer » [7] ?

La deuxième situation montre comment l’anthropologue est pris, en tant qu’acteur du collectif dans lequel il s’engage, par ses propres temporalités et dynamiques. Cette deuxième situation a lieu en novembre 2016 à l’occasion de l’inauguration d’un mois de manifestation intitulée « Présences Peules » dans une médiathèque d’une ville de Seine Saint-Denis. À ce moment-là, le groupe fait face à un profond sentiment de découragement et de lassitude en raison des difficultés rencontrées dans le déroulement du projet. Une des idées portées par Yeeso pour éviter l’abandon du projet est d’organiser des “événements” afin de le rendre visible, d’abord en France et dans la diaspora, puis au Sénégal, où il espère également en obtenir une reconnaissance politique. Deux événements sont planifiés : une manifestation culturelle (conférences, expositions, projection de films) dans une médiathèque de la Seine Saint-Denis (dont la directrice est membre de Yeeso), et un colloque/festival sur les thématiques de la culture et de l’environnement à Agnam Godo (au Sénégal). Suite à la demande de Samba Touré, il avait été convenu qu’Anaïs Leblon intervienne lors de la table ronde d’inauguration de l’exposition. La veille, lors d’un échange avec l’une des membres du groupe Yeeso, Anaïs Leblon informe cette personne qu’elle a fait le choix de traiter de la construction de l’image des Peuls dans la littérature coloniale (Breedveld et de Bruijn 1996 ; Amselle et M’Bokolo 1985 ; Pondopoulo 1996). Celle-ci lui conseille alors de « ne pas faire trop compliqué », pas trop universitaire et qu’elle sera de toute façon « en porte à faux » quel que soit son propos. Dans cette situation, l’anthropologue se trouve en effet coincée entre le discours militant de défense de la cause peule en faveur de la langue et la difficulté à développer, dans le cadre d’une table ronde grand public, une intervention scientifique plus critique sur les représentations parfois ethnicisées de l’identité peule. Peu après ce premier échange, un autre membre du groupe, militant diplômé de la cause pulaar, affirme qu’il interviendra en tant que militant et non en tant que scientifique. Cette remarque, qui ne s’adresse pas uniquement à la chercheure – d’autres universitaires, militants du mouvement pulaar devant aussi prendre la parole le lendemain –, contribue à distinguer la posture du scientifique de celle du militant. Elle révèle avec finesse un partage des rôles, sans cesse renégocié, mais aussi l’existence de hiérarchies et de tensions entre militants du pulaar eux-mêmes. Lors de cette table ronde, si la chercheure est loin d’être la seule diplômée, elle est bien la seule femme, et la seule blanche, à l’exception des animateurs et animatrices de la médiathèque. Les autres intervenants sont tous des militants reconnus du mouvement pulaar, plus âgés, détenteurs – à l’exception de Samba Touré, autodidacte, et d’un artiste peul originaire du Cameroun – de doctorats obtenus dans des universités françaises. Dans le public, d’autres membres fondateurs du mouvement pulaar sont présents mais n’ont pas été invités à la table ronde, certainement du fait de leur moins bonne maîtrise de la langue française. Dans ce contexte, la chercheure maintient sa posture d’universitaire « spécialiste » des Peuls [8], ce qui ne l’empêche pas d’éprouver un grand malaise. Dès le début de cette recherche, la limite qu’elle s’était fixée était celle de ne pas alimenter les discours culturalistes sur l’ethnicité peule. Le regard volontairement critique de l’anthropologue sur le pulaaku [9], par exemple, visait à prendre le contre-pied des discours essentialisants parfois tenus par certains militants [10], même si bon nombre d’entre eux cherchent aussi à les déconstruire en insistant sur l’hétérogénéité des populations peules et la nécessité d’une critique des hiérarchies sociales. Pourquoi, malgré le maintien de cette distance, la chercheure ne se sent-elle pas à sa place à cette table ronde ? Il nous semble qu’il peut y avoir plusieurs niveaux de réponse. À l’échelle de l’événement d’abord, Anaïs Leblon prend conscience que son propos n’est pas adapté au caractère grand public d’une journée principalement orientée vers le divertissement et la valorisation folklorique de la culture peule. À l’échelle de son rapport à la discipline ensuite, le trouble ressenti rappelle l’inconfort du chercheur·e à conduire une recherche en contexte militant et la « tension en forme de double contrainte : (entre) exigence de “neutralité axiologique” et exigence d’“engagement” » (Broqua 2009 : 382) dans laquelle se trouve l’ethnographe, même s’il elle est convaincue que c’est le travail réflexif sur la situation d’enquête qui permet l’analyse. C’est donc à l’échelle de la dynamique relationnelle de l’enquête que cette posture et les émotions du chercheur gagnent à être analysées. Cette situation met en lumière la complexité des relations qui se nouent dans la longue durée, les formes d’engagement et d’attachement qui permettent à la relation d’enquête de tenir dans le temps. Elle rappelle aussi les logiques relationnelles à l’œuvre mobilisées pour « engager et s’engager » dans l’activité patrimoniale (Tornatore 2007a ; 2007b). La chercheure a accepté de participer à cette table ronde malgré l’inconfort suscité parce que plusieurs militants lui avaient précédemment accordé du temps, en raison des liens d’amitié qui la liaient à Samba, mais aussi parce qu’il était désormais à son tour d’agir, de participer, même à minima, en tant que membre de Yeeso à la valorisation du projet. A posteriori, il semble que le contenu de la prise de parole comptait moins que la participation elle-même, que ce soit pour la chercheure, ou pour les acteurs et actrices du projet. Dans ce contexte de revendication patrimoniale, nous retrouvons la figure du chercheur qui se mobilise et est mobilisé en tant que caution scientifique et soutien à la cause :

Le scientifique n’est plus sollicité comme observateur mais en tant que personne-ressource, puisqu’il contribue à légitimer à la fois la valeur patrimoniale de l’action entreprise et la position des acteurs locaux qui y sont impliqués (Dassié et Garnier 2011 : 126).

Dans le cadre de l’écomusée, cette mobilisation se fait dans le sillon des acteurs du militantisme pulaar qui cherchent à faire entendre leurs voix dans des espaces qui ne leur sont généralement peu ouverts. Alors que les immigrés peinent à être reconnus comme des acteurs légitimes de la patrimonialisation, la présence des chercheur·e·s, aux côtés de la directrice de l’écomusée du Perche, des architectes et des autres professionnels de la culture ou du patrimoine membres de Yeeso dans une médiathèque municipale, participe ainsi à « rendre crédible » et audible la requête patrimoniale, et constitue bel et bien une ressource pour coproduire une nouvelle visibilité. Nous pouvons parler ici d’une forme d’inversion d’un rapport social (Dassié et Garnier 2011).

Circulation des récits et reprise par les concernés

Si nous n’avons à aucun moment joué un rôle « d’entrepreneur » ou de collecteur de mémoire, rôle qui est souvent dévolu à l’ethnologue dans les projets patrimoniaux ou mémoriels, cela est lié aux circonstances de notre entrée sur le terrain, à notre démarche d’enquête, mais aussi à notre approche théorique du patrimoine. Nous n’avons pas non plus cherché à produire un inventaire du patrimoine à sauvegarder, ce qui d’ailleurs ne nous a jamais été demandé. Nous nous sommes recentrées à l’inverse sur l’analyse des formes de l’engagement patrimonial, les enjeux et difficultés de cette mobilisation pour le patrimoine en prenant en considération le rôle que nous avons eu en tant que chercheurs et membres d’un collectif à l’intérieur d’un réseau d’acteurs. Nous n’avons jamais été confrontées, dans ce contexte, à la posture de l’ethnologue collecteur d’un passé ou d’une histoire vouée à disparaître. Si nous nous faisions collecteuses d’une mémoire, c’était plutôt de celle du mouvement pulaar, des activités militantes et du rapport à la culture des membres des réseaux associatifs au sein desquels nous enquêtions. En cela, nous avons participé à construire la mémoire de ce projet, et ce faisant à sa mise en récit, avec l’aide des membres de Yeeso. Aujourd’hui, nous observons que cette mise en récit devient une ressource de valorisation, comme lors de cette rencontre en octobre 2019 avec un représentant de l’Agence Sénégalaise de Promotion Touristique (ASPT), originaire du Fouta Toro et âgé d’une quarantaine d’années, qui a profité d’un déplacement en France pour rencontrer Yeeso. Lors de sa présentation du partenariat touristique qu’il souhaitait mettre en place, il a repris devant nous des éléments d’informations publiés sur l’histoire du collectif (Garnier et Leblon 2016). Bien qu’une partie ait pu lui être fournie par Samba Touré et la directrice de l’écomusée qui a largement contribué à la diffusion du projet au Sénégal et auprès de qui nous avons également eu accès à une partie de ce contenu, nous faisons l’hypothèse qu’il avait également eu connaissance de notre article, en ligne depuis 2017 [11].

Cet évènement, où les écrits des chercheures, sans être cités, ont certainement été mobilisés par un acteur extérieur pour soutenir la concrétisation du projet muséal lui-même, a été le déclencheur d’un réexamen de notre rapport au groupe, de notre participation et de la trajectoire de nos écrits. Si les dynamiques circulaires entre production du travail anthropologique auprès d’« informateurs » ou de « passeurs » et leurs usages sociaux ont bien été étudiées par les anthropologues s’intéressant aux usages de la tradition et aux processus de mise en patrimoine (Ciarcia et Jolly 2015), il s’agit souvent de processus qui s’opèrent sur un temps long. Les anthropologues observent généralement le devenir des écrits des générations d’anthropologues les ayant précédés, parfois lors de revisites (voir à titre d’exemple Ciarcia 2003 ; Trépied 2018). Ici, le constat du réemploi partiel de l’histoire du projet que nous avons publié par cet acteur étatique des politiques touristiques sénégalaises interroge de manière inattendue le temps de la recherche et de la publication, la frontière entre monde académique et terrain d’enquête, ainsi que le statut du savoir, son devenir et sa restitution.

L’analyse rétrospective de ces trois situations choisies, qui ont lieu à des moments différents de l’enquête, montre combien, qu’on le veuille ou non, le chercheur participe et produit en partie la situation qu’il observe. Et si besoin est de le rappeler, il ou elle « ne décide pas seul de la distance à l’objet, mais conjointement avec les acteurs, dans un processus de négociation » (Broqua 2009 : 113). Alors que nous avions esquivé la proposition d’écrire pour la revue Africultures dès 2013, le récit que nous avons pu faire du projet dans un article académique est peut-être lui-même devenu une ressource ponctuelle pour un acteur externe au groupe. Notre implication s’était pourtant limitée à des participations sur le mode de l’oralité et par une présence à des moments clés des activités du groupe, bien que certains aient été ratés, faute de disponibilité. Nous avons ainsi pu participer à la dynamique du collectif et à ses activités, dans ses phases de déclin relatif comme de réengagement même si l’enquête n’a pas été conduite de manière « collaborative ». Nous avons en effet maintenu un cloisonnement entre notre implication dans le travail du groupe Yeeso et la production d’une analyse académique : le collectif n’a pas été invité à l’écriture restitutive, ni à la validation de la diffusion des productions écrites. Si aujourd’hui, nous regrettons de ne pas avoir donné à lire nos écrits, il nous semble cependant qu’à ce moment-là, que ce soit pour les militants ou pour les membres de Yeeso, l’enjeu n’était pas tant de co-produire du savoir que de mobiliser tous les savoirs et ressources disponibles à ce moment-là, afin de soutenir en la rendant visible une demande patrimoniale, pensée aussi comme un projet de développement territorial et de reconnaissance d’acteurs minorisés ici et là-bas.

Les relations d’amitié et de proximité comme ressort de l’enquête

Au terme de cette étape du parcours de recherche, nous comprenons que le glissement opéré vers une ethnographie impliquée et engagée (Bensa 1995 ; 2011) est dû tout autant aux contraintes matérielles de l’enquête, au choix d’une approche anthropologique qui se veut attentive aux émotions patrimoniales (Fabre 2013) et aux attentes des enquêtés, qu’à la prise en considération de nos propres affects. Si dans le champ patrimonial, nous assistons bien souvent à une « inversion de la posture ethnologique traditionnelle », l’ethnologue devenant dans ce cas de figure une « personne-ressource » sollicitée par les enquêtés pour « faire patrimoine » (Dos Santos 2017 : 60 ; Dassié et Garnier 2011 ; Tornatore 2011), nous postulons que les relations intimes construites dans le temps long sur le terrain, comme ici les relations d’amitié qui se sont nouées avec les membres du collectif Yeeso, et en particulier avec son leader, dans un contexte d’essoufflement de la mobilisation, participent également à modifier et à renouveler les postures de recherche. Il en va de même pour la relation d’amitié créée entre les chercheures. D’autant que la pratique de l’enquête multi-située telle qu’elle est aujourd’hui valorisée n’est pas tenable, même à deux. Les contraintes financières et temporelles qui pèsent aujourd’hui sur l’enseignement et la recherche française réorientent fortement les pratiques de recherche comme la définition des objets. Le fait de conduire cette enquête en tandem a toutefois constitué un atout. Cela nous a permis d’ouvrir des possibilités d’observation, de nous engager sur le terrain par la participation tout en conservant une forme de distanciation. Cela a également nourri le travail d’analyse et d’interprétation socio-anthropologique des faits sur le long terme, en privilégiant une connaissance de l’intérieur et en actant la réciprocité des regards. En effet, même lorsque nous n’étions pas en coprésence, notre connaissance partagée des acteurs, des contextes et des réseaux, bien que sensiblement différente du fait des relations spécifiques de l’une et l’autre avec les membres de Yeeso, a bénéficié de ce double regard porté sur le projet. Dans cette configuration de terrain, s’il parait difficile de pouvoir parler « d’effet de genre », nous pensons néanmoins que le fait d’enquêter en tandem, entre femmes, et de partager des positions relativement semblables avec certain·e·s membres du collectif Yeeso, a constitué un réel avantage dans l’étude de cette demande patrimoniale. Elle a dans le même temps révélé des formes sourdes de hiérarchisation entre les acteurs du terrain (en raison de leur origine, de leur position sociale et économique, de leur qualification ou de leur parcours migratoire). L’objet patrimonial est pris dans des systèmes de pouvoir économique et sociaux auxquels les acteurs, pas plus que le chercheur·e, n’échappent. Par conséquent, si l’enquête en tandem renouvelle les pratiques de recherche dans le champ de l’anthropologie des migrations et du patrimoine, c’est parce qu’elle compose ici avec d’autres effets, comme ceux de la classe, de l’âge et de la position sociale. Au sein de Yeeso, il ne faut pas minimiser l’importance de la proximité entre les chercheures, les acteurs et actrices de terrain et les sciences sociales car c’est bien cette proximité entretenue au préalable qui rend possible la recherche impliquée.

Nous achevons ce texte alors que l’histoire du collectif Yeeso et de cette recherche est à un tournant. L’annonce par l’État sénégalais de son soutien à l’écomusée, une première fois en 2017 puis une seconde fois en septembre 2020, a entraîné une nouvelle reconfiguration de la mobilisation et du projet. À compter de 2017, et ce à la demande d’hommes politiques sénégalais et de militants de Tabital pulaaku, la reprise du projet architectural par un architecte sénégalais s’est accompagnée de l’évincement progressif du projet initial porté par les architectes français Lacaton et Vassal. Cette volonté politique de nationaliser et de monumentaliser l’écomusée, mais aussi de l’« africaniser » [12], s’est accompagné d’un réinvestissement ponctuel des élites de Tabital pulaaku, dont Yeeso a souvent regretté l’absence. Cette configuration acte, somme toute, l’effacement de l’engagement des premiers migrants à l’origine du projet, aujourd’hui retraités, mais aussi dans une certaine mesure du groupe de soutien Yeeso. Dans ce contexte, nous pouvons nous demander quelle place sera faite à la mémoire de la migration de ces hommes haalpulaaren, arrivés en France dans les années 1970, à leur engagement pour leur région d’origine et à la mobilisation des membres du collectif Yeeso, sans qui ce projet n’aurait pas vu le jour. In fine, en quoi la création de ce musée transformera-t-il le rapport social avec les chercheures ? Serons-nous invitées à poursuivre la réflexion avec les comités chargés du suivi de la réalisation et mis en place là-bas, et si oui par qui et à quel titre ? Aurons-nous, enfin, la possibilité d’observer les processus de sélection des éléments patrimonialisés, d’analyser les récits et narrations multiples que cet écomusée continue et continuera sans doute de générer, ce qui était l’un des objectifs de cette recherche ? S’il est évident que l’objet de recherche se reconfigure sans cesse au gré des situations dans lesquelles les ethnographes sont pris, le choix de l’observation participante comme l’analyse de nos positions dans la durée sur un terrain militant se sont révélés être une entrée particulièrement stimulante pour saisir la dynamique des collectifs et de leurs réseaux ainsi que les enjeux politiques qui entourent la construction patrimoniale en migration. Ces retours de terrain contribuent ainsi à porter un autre regard sur la patrimonialisation réalisée par des acteurs ordinaires et minorisés, en tenant compte de la place attribuée au chercheur et plus largement aux sciences sociales dans un contexte transnational et postcolonial. Une autre étape pourrait être franchie en passant à une autre forme de recherche et d’écriture collaborative entre ce groupe de militants du mouvement pulaar, le collectif Yeeso et le chercheur, et en mobilisant d’autres supports de médiatisation que ceux habituellement utilisés dans l’analyse sociologique et anthropologique, tels que l’image et le son. Cela permettrait de faire reconnaitre les engagements, « ici et là-bas », de ceux et celles qui ont porté ce projet depuis plus de dix ans, « de ceux et celles qui ont pris conscience d’être devenus différents de ceux restés au village, de certains membres des associations en France, mais n’entendaient pas pour autant nier une partie de leur histoire » (Quiminal 2009 : 119).

add_to_photos Notes

[1Notion elle-même soumise à débat (voir Kalinowski 2005).

[2Tabital pulaaku est une association internationale créée en 2002 à Bamako au Mali. Elle est l’héritière du vaste réseau d’associations de promotion du pulaar qui se sont développées en Afrique dès la fin des années 1950 (Sénégal, Mauritanie, Mali, Cameroun, Burkina-Faso, Nigeria, Mauritanie, Niger, Guinée, etc.), puis, à partir des années 1970-1980 en Europe (France, Espagne, Portugal, Italie, Allemagne, etc.) et, plus récemment aux États-Unis, du fait de l’histoire des migrations internationales de ses membres. Son mode de fonctionnement est pyramidal : à la base se trouvent des sections par villes, qui sont regroupées au sein d’une association nationale, chapeautée à son tour par l’association internationale qui porte aujourd’hui le projet d’écomusée peul.

[3Une première version de ce texte a été présentée au séminaire de Master du Lavue de l’Université Paris 8 « Posture de recherche en contexte global » animé par Emma Gobin. Nous avons fait le choix de ne pas anonymiser cet article afin de rendre visible le travail des acteurs engagés.

[4Ce portrait a été retracé à partir des divers entretiens et discussions menés avec Samba Touré et de son autobiographie (Touré 1998), fruit d’une écriture collaborative engagée dans le cadre d’un Diplôme des Hautes Études de pratiques sociales au Collège Coopératif de Paris, puis poursuivi et développé à la demande de son directeur de mémoire.

[5Dans la société haalpulaaren, la catégorie sociale des ToorooBe regroupe des lignages historiquement associés aux savoirs islamiques, occupant le haut de la hiérarchie sociale (Kyburtz 1994).

[6Entretien avec une membre de Yeeso, 31/01/2015, Paris.

[7Nous faisons ici référence à l’expression utilisée par Chiara Bortolotto et Sylvie Sagnes dans l’article hommage à Daniel Fabre (Bortolotto et Sagnes [2016).

[8Cette posture a été coconstruite au sein de Yeeso. Par exemple, après la première réunion du groupe à laquelle la chercheure assiste en 2013, elle partage, à la demande de certains membres, plusieurs références bibliographiques et filmiques sur les sociétés peules.

[9Le pulaaku ou pulaagu (en pulaar de la Vallée du fleuve Sénégal) définit la société peule et ses différentes catégories sociales, mais a également pu être traduit comme la manière de se « comporter en peul ». Cette notion, reprise dans le nom de l’association internationale porteuse de l’écomusée, Tabital Pulaaku, a fait l’objet d’importants débats en anthropologie dès la période coloniale (Breedveld et De Bruijn 1996).

[10Ceci d’autant plus que le film Koumen de Ludovic Ségarra (1977) réifiant le stéréotype du Peul berger venait d’être projeté.

[115ème occurrence lorsqu’on renseigne « Musée Peul Agnam Godo » dans le moteur de recherche de Google.

[12Des constructions en voûtes nubiennes devraient compléter ou remplacer les serres initialement conçues par le cabinet Lacaton et Vassal dont l’objectif était justement de rompre avec toute référence à une image essentialisante de l’Afrique.

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Pour citer cet article :

Julie Garnier, Anaïs Leblon, 2023. « Quand l’ethnographie attache et engage. Réflexions sur un terrain en tandem au sein d’un réseau associatif se mobilisant pour le patrimoine ». ethnographiques.org, Numéro 44 - décembre 2022
Le genre en train de se faire : trouble dans le terrain [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2022/Garnier_Leblon - consulté le 04.12.2024)