Des enfances [1] longtemps périphériques
À la fin des années 1990, Nancy Scheper-Hughes et Carolyn Fishel Sargent (1998) interrogeaient la place des enfants en anthropologie, la comparant à celle qu’attribuait Edward Evans-Pritchard au bétail dans ses travaux sur les pasteurs nuer du Sud-Soudan :
La voix des enfants est manifestement absente de la plupart des écrits ethnographiques, où les jeunes semblent se comporter comme de bons petits Victoriens, ni vus, ni entendus. Dans l’ensemble, les enfants apparaissent dans les textes ethnographiques de la même manière que le bétail est présenté dans le classique d’Evans-Pritchard, Les Nuer, comme formant une toile de fond essentielle à la vie quotidienne, mais muets et incapables de nous apprendre quoi que ce soit de significatif sur la société et la culture. Pour faire une autre analogie, il n’y a pas si longtemps, on disait que les femmes faisaient de mauvais informateurs pour les anthropologues (1998 : 13-14) (notre traduction).
Les propos de Scheper-Hughes et Sargent interpellent, des anthropologues comme Bronislaw Malinowski ou Margaret Mead s’étant par exemple intéressés dès les années 1930 à la façon dont les enfants sont socialisés dans diverses cultures. Une vaste littérature anthropologique sur l’enfance existe en effet de longue date, abordant des thèmes aussi variés que la naissance et le maternage, le jeu, la socialisation, la circulation des enfants ou encore, l’éducation et l’apprentissage dans divers contextes sociaux, culturels et historiques. David Lancy (2008) en rend compte dans un ouvrage ambitieux, The anthropology of childhood : Cherubs, chattel, changelings, mobilisant plus de 1350 références. Pourtant, nombreux·ses sont aussi les auteur·e·s se demandant, à l’instar de Lawrence Hirschfeld, « Pourquoi les anthropologues n’aiment pas les enfants » (2003) [2]. Dans cet article au titre incisif, Hirschfeld soutient que les nombreux travaux existants – dont il souligne par ailleurs la qualité et l’intérêt – peinent à « constituer une tradition de recherches orientées sur les enfants » et « à ramener ceux-ci de la périphérie de l’anthropologie à son cœur ». Cette posture s’inscrit dans le courant anglo-saxon des Childhood Studies, qui émerge dans les années 1980 et 1990 (Alanen 1988 ; James, Jenks et Prout 1998 ; James et Prout 1997), à l’époque où est adoptée la Convention Internationale relative aux Droits de l’Enfant (CIDE) [3]. Alors que les enfants seraient souvent réduits dans les travaux classiques à des « groupes privés de voix » (muted groups) [4] (Hardman 2001 (1973) : 513), ce courant théorique avance notamment que la parole et le point de vue des enfants, en tant qu’acteurs sociaux, doués d’agency [5], méritent d’être étudiés « à part entière ». Diverses critiques sont aujourd’hui adressées à certaines recherches se réclamant des Childhood studies, pointant le risque d’une réification de la figure de l’enfant « acteur » (voir notamment Spyrou, Rosen et Cook 2018). En France, des ouvrages récents contestent l’excès de pouvoir d’agir accordé aux enfants par certains observateurs, qui masqueraient de la sorte les profondes inégalités existant entre les enfants, et leurs effets sur la reproduction sociale (voir par exemple Lahire 2019 ; Pagis et Lignier 2017). Si donc il y a débat, le courant des Childhood studies a indéniablement eu des implications méthodologiques majeures qui, schématiquement, reviennent à poser a minima cette question : comment recueillir le point de vue des enfants dans divers contextes pour en faire un matériau empirique central ?
La littérature dédiée à l’enquête avec des enfants est restée sommaire jusqu’à la fin des années 1990, comme l’évoquent Pia Christensen et Alison James en introduction de la seconde édition de leur manuel devenu une référence, Research with children. Perspectives and practices :
Lorsque nous avons rassemblé les chapitres de la première édition de ce livre (2000), les réflexions sur la recherche avec les enfants en tant qu’informateurs principaux de leurs propres mondes étaient relativement rares et étaient dispersées dans une littérature variée (2008 : 1) (notre traduction).
Depuis lors, ces questions méthodologiques ont été étayées par de nombreux articles, ouvrages et manuels en anglais, dont certains sont d’ailleurs régulièrement réédités (Christensen et James 2008 ; Fine et Sandstrom 1988 ; Fraser et al. 2004 ; Greig, Taylor et MacKay 1999 ; Tisdall, Davis et Gallagher 2008). Le champ académique francophone sur l’enfance [6] a quant à lui été longtemps marqué par un certain vacuum méthodologique, le manuel Enquêter auprès d’enfants et de jeunes paru en 2006 (Danic, Delalande et Rayou 2006) faisant figure de pionnier. Les publications en français se saisissant spécifiquement des aspects méthodologiques de l’enquête se sont ensuite multipliées, sous forme d’articles (Danic 2006 ; Delalande 2010 ; Lignier 2008 ; Sarcinelli 2015), d’ouvrages (Amsellem-Mainguy et Vuattoux 2018 ; Côté, Lavoie et Trottier-Cyr 2020) ou encore, de dossiers thématiques de revue (Robin, Join-Lambert et Mackiewicz 2017 ; Pagis et Simon 2020 ; Daverne-Bailly et Vari 2020).
Ces différents travaux relatifs aux questions méthodologiques n’épuisent toutefois pas la pluralité des mondes de l’enfance et des formes de l’enquête. Les objets et les terrains explorés en sciences sociales restent fréquemment centrés sur des thématiques relevant de l’éducation au sens large – à l’école, dans l’espace familial ou dans d’autres espaces de socialisation –, de la famille ou des cultures enfantines, laissant peu documentées les questions pratiques et éthiques relatives à d’autres champs de l’expérience des enfants, comme la maladie chronique et le handicap, les migrations, le travail, les crises sociales ou sanitaires, les conflits civils ou armés, ou encore les usages du numérique . Autre constat : la plupart des écrits sont en langue anglaise – ce qui en limite pour certain·e·s l’accès, la connaissance et l’appropriation – et portent majoritairement sur des terrains nord-américains et européens. Les problèmes épistémologiques que posent la différenciation sociale et la diversité des vies enfantines sont donc encore insuffisamment abordés à l’échelle internationale au sein de l’espace francophone. La focalisation sur les sociétés occidentales minore par ailleurs la prise en compte des effets de la globalisation sur les situations locales, et restreint le dialogue heuristique qui pourrait s’établir entre les recherches sur l’enfance et les enfants menées dans les Suds et dans les Nords (Punch 2016 ; Jacquemin 2017 : 22-23).
Partant de ces constats, et pour prolonger l’exploration des défis méthodologiques et conceptuels auxquels se confrontent les chercheur·e·s qui enquêtent auprès d’enfants et d’adolescent·e·s, nous avons fait le choix éditorial de réunir dans ce numéro des articles abordant divers terrains situés non seulement dans des pays occidentaux (Canada, France, Italie) mais aussi dans des pays dits du Sud (Burkina Faso, Mauritanie, Mali, Mayotte, Sénégal, Tanzanie, Togo). Ce décentrage thématique et géographique invite à prendre en compte la diversité des vies des enfants et des adolescent·e·s dans leurs dimensions sociales, économiques, culturelles et politiques.
Dans les neuf articles qui composent cette livraison, les chercheur·e·s embarquent les lecteurs et lectrices sur leurs terrains, partageant leurs interrogations sur la posture et les outils à adopter. En France par exemple, Jean-Sébastien Eideliman et Godefroy Lansade montrent qu’au prix d’une certaine « modestie méthodologique » et d’ajustements de l’entretien formel, ils ont pu recueillir la parole d’enfants et d’adolescent·e·s dits handicapés mentaux, ayant des troubles psychiques ou des problèmes de comportement. Pour sa part, Nathalie Bonini, revenant à près de trente ans d’écart sur un terrain en pays maasai en Tanzanie, analyse les places qu’elle occupe tour à tour dans une enquête sur l’éducation pastorale ou scolaire. Cette question de la place, ici synonyme de rôle, est abordée par Baptiste Besse-Patin et Fanny Delaunay sous l’angle territorial, dans le cadre de loisirs et d’accueils périscolaires (France) : ces auteur·e·s soulignent les effets – pas toujours maîtrisables – du positionnement des corps des chercheur·e·s dans l’espace. Une même attention aux détails est perceptible dans le texte d’Alison Morano, qui interroge quant à elle les dimensions sensibles d’une enquête ethnographique ponctuée d’incertitudes et de réajustements, qu’elle a conduite à Mayotte auprès de « mineurs non accompagnés », meurtris par des expériences traumatiques. Ces arrangements font écho aux réflexions de Nicolas Mabillard qui, confronté à une économie morale de la honte empreinte des valeurs de pudeur (kersa) et de discrétion (sutura) au Sénégal, revient sur la place de l’interprète dans la relation d’enquête et l’accès au terrain. La question des émotions – qu’il s’agisse de celles du ou de la chercheur·e ou de celles des enfants rencontré·e·s – et de leurs effets sur l’enquête est au cœur de l’article de Yannick Jaffré et Hélène Kane sur les enfants hospitalisé·e·s dans différents pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre. Nicoletta Diasio interroge elle, la manière de rendre compte de l’expérience corporelle d’adolescent·e·s confronté·e·s, en France et en Italie, à la maladie ou aux transformations physiologiques de la puberté. Elle suggère de considérer l’objet comme un médiateur susceptible de révéler à la fois la culture matérielle et le rapport au corps des jeunes enquêté·e·s. Un autre dispositif technique, le dessin, est proposé par Fabienne Hejoaka pour capter, avec la plus grande justesse possible, l’expérience quotidienne de la maladie d’enfants burkinabè vivant avec le VIH. Au Canada enfin, Diane Farmer travaille avec des « portraits de langue » afin de cerner la manière dont des enfants et adolescent·e·s fabriquent leurs identités, en contexte de migration et de plurilinguisme.
Aussi riches et stimulantes que soient ces contributions, elles n’abordent pas de nombreux aspects qui pourtant constituent d‘importants chantiers épistémologiques. Notamment, ce dossier ne propose pas d’article relatif à l’enquête auprès de très jeunes enfants ou de bébés, qui soulève des questions passionnantes [7]. Par ailleurs, la crise du COVID-19 est venue ébranler nos pratiques d’enquête en suspendant l’accès physique au terrain et en exigeant parfois une temporalité de l’urgence. Il nous semble utile de documenter plus largement ce que les contextes de crises (sanitaires, humanitaires, politiques, conflits armés, catastrophes naturelles) font à la recherche avec des enfants, et ce qu’ils et elles vivent en situation de crise, questions peu traitées dans ce numéro. Enfin, à l’ère du numérique, faute de propositions, des contributions fondées sur une « netnographie » ou sur les enquêtes en ligne font défaut, alors même que les nouvelles technologies, le numérique et les smartphones sont devenus centraux dans la vie de la plupart des adolescent·e·s comme dans celle de très nombreux enfants, au Nord et au Sud.
L’enquête avec des enfants est-elle spécifique ?
Publier un dossier sur l’enquête avec des enfants et des adolescent·e·s pourrait, en soi, valider l’idée de particularités intrinsèques à ce type d’enquête. Le constat est en effet généralisé : lorsqu’on évoque une recherche avec des enfants, cette question des spécificités, par comparaison avec les adultes, se pose immanquablement (Punch 2002). Pour autant, l’ambition de ce dossier est plutôt de mettre en débat cette question. À quoi tient le fait que pour les chercheur·e·s enquêtant avec des enfants, qui plus est, s’il s’agit d’un nouveau terrain, la relation d’enquête induise un tel sentiment de découverte, d’inquiétude parfois, et impulse souvent le recours à des outils alors perçus/présentés comme « innovants » ? De notre point de vue, ce sentiment en dit autant (sinon plus) sur notre rapport social aux enfants et sur leur place dans la société étudiée que sur des caractéristiques propres à l’enquête avec des enfants. Si donc la recherche avec les enfants n’est pas intrinsèquement singulière, trois facteurs structurels la configurent.
Quand des rapports de domination induisent une double négociation
Le premier facteur est sans doute le plus évident, le plus saillant et pourtant le plus insidieux, puisqu’il a trait aux rapports asymétriques entre adultes et enfants qui, malgré certaines inflexions, s’incarnent partout dans un système de normes à la fois sociales, culturelles et juridiques. Cette relation de dépendance impose une « double négociation », le ou la chercheur·e devant construire la relation d’enquête avec l’enfant, mais aussi avec les adultes référent·e·s – qu’il s’agisse des parents, d’autres responsables légaux ou de professionnel·le·s en charge de l’encadrement. Saisir les cultures enfantines ou les mondes de l’adolescence du point de vue des acteurs et actrices concerné·e·s incite alors le ou la chercheur·e à « cuisiner » une méthodologie (Mayer 1995) lui permettant de contourner des barrières spécifiques d’accès au terrain. Comme le note Wilfried Lignier à propos de son enquête auprès d’adolescent·e·s « surdoué·e·s » dans un collège parisien :
Une difficulté́ générale tient en effet à ce qu’il est impossible de négocier le terrain directement avec les enquêtés : il faut obligatoirement s’adresser à des adultes qui, lorsqu’ils ne sont pas des membres de la parenté, sont des professionnels de l’enfance dont l’une des préoccupations statutaires est précisément de garantir (aux parents en premier lieu) un contrôle strict de l’accès aux enfants (2008 : 23).
L’enquêteur·trice doit en quelque sorte mener une double enquête, travaillant d’un côté à rassurer les adultes qui ont pour responsabilité d’assurer la sécurité des enfants, tout en construisant aussi confiance et proximité avec les enfants ou les adolescent·e·s participant à la recherche. Selon les contextes, ces deux dynamiques peuvent entrer en tension voire en contradiction, comme en témoignent les articles de Baptiste Besse-Patin et Fanny Delaunay et celui d’Alison Morano dans ce volume. Comme dans toute situation d’enquête, les propriétés sociales de l’enquêteur·trice, par ailleurs peu contrôlables, jouent dans les modalités de cette négociation, comme dans les configurations relationnelles possibles et les scènes accessibles (Fournier 2006). La question du genre se pose aussi avec une acuité particulière sur ces terrains, où le « spectre de la pédophilie » (Lignier 2008) induit des méfiances ou des possibilités différentes en fonction du genre attribué à l’enquêteur·trice.
L’âge, paramètre incontournable ?
Second facteur : l’âge, en tant que paramètre organisateur des rapports sociaux – avec a minima le genre, la classe sociale et la « race », identifiés comme principes articulés de hiérarchisation et d’oppression dans les travaux sur l’intersectionnalité (Crenshaw 1991 ; Hedjerassi 2017) –, intervient de manière systématique dans les réflexions qu’implique toute enquête avec des enfants. Peu considérée dans les comptes rendus d’enquête habituels, cette question de l’âge paraît incontournable lorsqu’elle se déploie auprès d’enfants, à la fois parce qu’ils sont socialement construits comme différents des adultes, et parce que les corps rappellent immanquablement et constamment aux un·e·s et aux autres qu’ils sont à des stades distincts de leur vie. On peut ainsi gratifier le champ de la socio-anthropologie de l’enfance – et de la jeunesse – d’avoir (re)mis à l’agenda des chercheur·e·s cette réflexion sur la différence d’âge et ses incidences dans l’enquête (Mallon 2017 ; Peatrik 2020 ; Sarcinelli 2015).
En outre, et comme l’illustre, en particulier dans ce volume l’article de Nicolas Mabillard relatant les difficultés de son enquête auprès d’enfants travailleurs et travailleuses au Sénégal, la parole publique des enfants fait, dans de nombreux contextes, l’objet d’un contrôle assidu de la part des adultes ; difficile alors d’exprimer un point de vue propre, puisqu’il ou elle n’a pas pleinement droit à la parole. La « valence différentielle » des âges [8] est donc souvent considérée comme un frein à l’enquête, que l’on tentera d’amoindrir par diverses stratégies de posture, de positionnement, de langage, d’attitude, etc. Dans certaines circonstances cependant, ces écarts d’âge peuvent au contraire se révéler fructueux, lorsque des dynamiques légitimes de transmission s’instaurent, par exemple entre aîné·e·s et cadet·te·s, ou qu’une certaine proximité se crée. Cette contiguïté générationnelle apparaît alors comme un atout, ainsi que le décrit Alison Morano à propos de son enquête auprès d’adolescent·es à Mayotte dans ce volume.
Certes, il faut se garder de réifier le paramètre de l’âge : la relation d’enquête ne dépend pas seulement ou pas tant de l’âge biologique de l’enfant, que de son statut ou de son activité. Pour le ou la chercheur·e, cette relation peut donc varier avec des enfants du même âge, mais ayant des statuts scolaires, sociaux ou familiaux différents. En outre, l’âge, la classe sociale, le genre ou la « race » ne suffisent pas à configurer la relation d’enquête, également tributaire de la plus ou moins grande connaissance des univers étudiés par l’adulte. C’est notamment ce que montre Nathalie Bonini dans ce dossier, en décrivant le statut quasi enfantin d’apprenante que lui attribuent de jeunes bergers maasai auprès desquels elle enquête sur l’éducation pastorale, dont elle ignore tout ou presque, tandis qu’ils l’identifient au contraire comme spécialiste lorsqu’elle s’intéresse à l’éducation scolaire, ce qui lui confère un statut « très » adulte.
Il est cependant incontestable que l’âge biologique des protagonistes, réel ou perçu, a une incidence sur la présentation de soi et sur le dispositif méthodologique en tant que tel. Comme le note Bérénice Waty à propos de son enquête auprès d’enfants âgés de trois à six ans dans une école maternelle (2017), « c’est aussi la spécificité de l’âge des enquêtés qui a nécessité de trouver des alternatives aux discussions, initiant l’emploi des dessins d’enfants ou le recours aux jeux ». Travailler avec de très jeunes enfants qui n’ont pas encore accès au langage (Garnier et Rayna 2017), n’induit évidemment pas les mêmes outils que conduire un terrain auprès d’enfants de huit ans, ou d’adolescent·e·s.
Des formations encore lacunaires
Enfin, troisième facteur, l’inconfort généralement exprimé par les chercheur·e·s, est aussi de notre point de vue un effet du défaut d’enseignements académiques consacrés aux questions d’enfance, à la méthodologie de l’enquête avec des enfants et à ses enjeux éthiques. Contrairement aux rapports sociaux de sexe et de classe, qui tendent à être plus systématiquement pris en compte dans les enseignements, ceux qui ont trait aux différences de générations sont souvent oblitérés, notamment en France.
S’il n’existe donc pas de spécificité per se de l’enquête avec des enfants et des adolescent·e·s, ce dossier témoigne des incidences de l’inégalité sociale entre adultes et enfants, à la fois sur la relation d’enquête (entre enquêteur·trice et enfant) et sur la situation d’enquête (enfant soumis au regard et à l’autorité des adultes coprésent·e·s, dans des proportions variables d’un contexte à l’autre). Les enquêtes avec des enfants et des adolescent·e·s sont de ce fait caractérisées par ce que l’on pourrait appeler une « vigilance méthodologique » accrue, et par une interrogation renouvelée sur les postures, les outils, les relations qu’il est pertinent de mobiliser ou d’établir. Si les dispositifs classiques – entretien et observation – restent au cœur des techniques convoquées pour recueillir la parole des enfants, ils peuvent s’avérer inopérants, nécessitant ajustements et adaptations.
Aiguiser, adapter, moduler les outils de l’ethnographie
Face aux nombreuses propositions (77) reçues en réponse à notre appel à articles, et en écho aux questionnements qui viennent d’être esquissés, notre second choix éditorial a été de mettre en lumière la variété des outils qui permettent de se glisser dans les plis du terrain et d’ethnographier avec finesse les vies enfantines.
Pour recueillir et donner sens à la parole des enfants, les chercheur·e·s composent et modulent leurs dispositifs d’enquête en puisant dans la large palette des outils existants, comprenant le jeu (Camus, Geay et Pagis 2020), la photographie (Einarsdottir 2005), la vidéo (Cook et Hess 2007 ; Kullman 2012), les cartes mentales (Soulière et Caron 2017), la visite guidée (Garnier et Rayna 2017), la cartographie, ou encore le récit de vie. La danse (McIntosh 2006) et le théâtre (Armagnague-Roucher et al. 2017 ; Roerig et Evers 2019) sont également mobilisés. Certaines techniques, comme les marionnettes (Epstein et al. 2008) ou le dessin d’enfant (Søndergaard et Reventlow 2019) – occasionnellement décliné sous la forme de collages (Wood Lesley 2015) ou de parcours iconographiques (Le Guern et Thémines 2011) – peuvent sembler bien adaptées car perçues comme des activités proprement enfantines, même si elles relèvent de techniques visuelles, du sensible et de la performance qui n’ont rien de spécifique à l’enfance.
Ajuster l’observation et l’entretien
Comme le postulent Jean-Sébastien Eideliman et Godefroy Lansade dans ce numéro, l’enquête avec les enfants ne requiert pas nécessairement d’outils particuliers et peut être parfaitement menée à partir d’observations ou d’entretiens. Ces derniers sont alors adaptés aux modalités et aux formes de la parole enfantine, le format classique de l’entretien semi-directif se montrant souvent peu opérationnel, qui plus est avec des personnes porteuses de handicaps ou de troubles cognitifs. L’adaptation du cadre de l’entretien s’impose d’autant plus que les participants à l’enquête sont dans le cas présent habitués à se raconter aux professionnel·le·s de l’enfance dans un cadre formel dont les chercheur·e·s ont dû se démarquer. Si certain·e·s tendent à délaisser l’entretien afin d’atténuer les effets de la « valence différentielle des âges » – comme Nathalie Bonini avec les jeunes bergers maasai [9] dans ce volume –, force est de constater qu’il reste au centre de nombreux dispositifs d’enquête.
Outil incontournable de l’ethnographie, l’observation – plus ou moins participante – est paradoxalement peu évoquée dans les articles de ce dossier, bien qu’elle transparaisse en filigrane dans la plupart des protocoles d’enquête présentés (voir infra la section « Trouver sa place sur le terrain »). L’article de Nicoletta Diasio, qui s’intéresse aux changements corporels des adolescentes, constitue de ce point de vue une exception. L’observation se déploie ici au domicile familial et plus particulièrement dans des espaces intimes comme la chambre et la salle de bain : ainsi se noue un dialogue autour d’objets qui « permettent d’accéder à des expériences sensibles, dans les deux sens de cet adjectif ».
Les techniques visuelles (Draghici et Garnier 2020), qui se basent sur l’image dans des formes aussi variées que la photographie, la vidéo ou le dessin, sont a contrario présentes dans plusieurs articles de ce dossier. Si les images jouent un rôle central de médiation et d’ « élicitation » de la parole, pour reprendre le terme majoritairement utilisé par les Anglo-saxons [10], leurs fonctions, hétérogènes, vont au-delà, comme le montre à nouveau la contribution de Nicoletta Diasio. Au fil des déambulations au sein de l’espace domestique, elle prend en effet en photo des trousses contenant des articles de maquillage, des échantillons, de petits flacons de parfum. « Suivre les objets à la trace » dans les différents espaces où ils se trouvent permet alors de documenter des fragments de vies adolescentes, « de reconstruire des interactions, des transmissions inter- et intra-générationnelles et des socialisations différenciées aux pratiques corporelles ». Dans sa contribution à ce numéro, Diane Farmer mobilise quant à elle la photographie en lien avec les « portraits de langues », afin de travailler les relations entre les langues parlées ou environnantes. Les silhouettes ainsi produites servent ensuite de support au dessin réflexif, les enfants étant invité·e·s à représenter par différentes couleurs les répertoires linguistiques, les codes ou les moyens d’expression et de communication qu’ils utilisent dans leur vie quotidienne. Comme le décrit l’auteure, « (l’)outil permet de voir comment se construisent les récits biographiques à travers une mise en dialogue de la forme visuelle (se raconter en images) et de la forme littéraire (se raconter par des mots) ». Dans ce dispositif, le dessin n’est pas réduit « à illustrer ce qui est raconté en mots », mais devient un outil réflexif.
Employé différemment, le dessin d’enfant est également au cœur de l’article de Fabienne Hejoaka, qui en a collecté un large corpus au Burkina Faso entre 2005 et 2009 auprès d’enfants vivant avec le VIH. En début d’entretien, il assure ici une fonction relationnelle de brise-glace (ice breaker) ou offre un « sas de préparation », qui vient « pondérer l’appréhension (qu’elle pouvait avoir) quant à la réalisation de ces entretiens "sensibles", vecteurs des souffrances liées à la mort et à la stigmatisation associées à la maladie ». Le dessin remplit également une fonction narrative – même lorsqu’il relève du gribouillis pour le ou la chercheur·e –, en médiatisant la parole de l’enfant, qui se déploie sous forme de commentaires de ces traces graphiques. Dans certains cas, il peut aussi être une source d’information originale, offrant une narration en images de sujets difficiles à évoquer verbalement, tels que la sexualité ou les discriminations subies par les malades, réalités à la fois personnelles et sociales.
On le voit, les quelques outils qui viennent d’être présentés se déclinent singulièrement en fonction des terrains et peuvent être « accommodés » au fil de l’enquête, pour s’ajuster à l’âge ou pallier un formalisme voire une certaine rigidité qui limitent la collecte de données de qualité. Les outils sont par ailleurs articulés entre eux, à différents niveaux et moments de l’enquête. Cet assemblage méthodologique – formalisée par Alison Clark (2001) à travers la notion « d’approche mosaïque » (mosaic approach) – n’est certes pas propre à la recherche avec des enfants. Mais de fait, elle se rencontre plus souvent sur ces terrains où, à tort ou à raison, les chercheur·e·s s’interrogent de manière quasi systématique sur les conditions de possibilité d’une parole « libérée ».
Trouver sa place : conditions du dicible et temporalités
Sa surdité menace tout enquêteur de terrain dès qu’il oublie que les énoncés qu’il recueille sont commandés par la situation d’énonciation où il se trouve. Nous pourtant si empressés de nous distinguer des historiens, nous nous croyons trop souvent dans un dépôt d’archives, alors que nous sommes pris dans un commerce langagier (Casajus 2009 : 5).
Armé·e d’outils méthodologiques possiblement variés pour saisir l’expression du vécu et des points de vue des enfants, l’enquêteur ou enquêtrice n’en est pas moins exposé·e à la nécessité d’aménager une situation qui favorise ces énoncés [11].
Comment trouver une place qui permette de recueillir et d’entendre la parole des enfants ? Le défi se pose avec d’autant plus d’acuité que les objets de la recherche portent sur des « terrains sensibles » (Bouillon, Fresia et Tallio 2005), soit des situations ou des contextes de fragilités, d’inégalités, de précarité, de disqualification voire de souffrance, comme c’est le cas dans plusieurs des textes réunis dans ce dossier. La dimension temporelle et la dimension spatiale (de la recherche, de l’enquête, du terrain in situ) apparaissent ici comme fondamentales pour réussir à établir un ensemble d’interactions et d’interlocutions propres à faire émerger la parole des enfants et à la collecter dans des conditions non seulement respectueuses des enfants, mais aussi propices à l’interprétation. Sans doute identifiera-t-on temporalité et spatialité comme deux dimensions qui façonnent toute enquête ethnographique. Mais leur aménagement, leur redistribution (notamment par rapport à des espaces-temps normés de l’enfance) et leurs effets nous invitent à considérer de manière accrue leur potentiel performatif, voire transformateur, en somme à y porter une attention particulière dans le cadre d’enquêtes avec des enfants et des adolescent·e·s.
Parler à l’enfant pour lui donner la parole
Recueillir la parole d’enfants ou d’adolescent·e·s constitue une difficulté abordée par la plupart des contributeurs et contributrices de ce volume. Enquêter avec des enfants engage une communication verbale dont on espère qu’elle leur permettra d’exprimer leur pensée, leur expérience ou leur vision du monde. Mais l’accès au langage ou la capacité à s’exprimer verbalement peuvent être conditionnés par l’âge des enfants, d’autant plus significativement qu’il s’agit de très jeunes enfants ou de bébés, avec lesquels l’échange verbal est plus restreint (Clark et Statham 2005 ; Razy 2019). Même à des âges plus avancés, la question de la crédibilité de la parole des enfants reste d’ailleurs une interrogation récurrente, comme le note Alice Simon (2020), soulignant que la fiabilité de leurs réponses est souvent mise en doute de manière injustifiée.
La parole des enfants se décline diversement en fonction des contextes, des âges, des situations d’interlocution et d’autres paramètres façonnant les rapports sociaux. Les outils évoqués précédemment sont alors utilisés pour soutenir, faciliter, encourager, médiatiser cette parole, qui est à la fois source de données et vectrice de la relation. Les contributions présentées dans ce numéro confirment ce qu’ont montré nombre de travaux en sociologie ou en anthropologie du langage : la parole sollicitée par le ou la chercheur·e peut être entravée par différents facteurs, être socialement contrainte ou relever de l’indicible, comme l’évoque Fabienne Hejoaka à propos des enfants vivant avec le VIH, enjoint·e·s par les parents et les soignant·e·s à garder le secret de cette maladie synonyme de honte. Honte à laquelle est aussi confronté Nicolas Mabillard au Sénégal qui, dans un premier temps, n’obtient que des réponses « vagues et laconiques » de la part d’une jeune interlocutrice, laquelle, sous le regard d’un grand frère qui observe la scène, « se met à rire timidement plutôt que de répondre », puis « feint de ne pas (le) comprendre ». Nicoletta Diasio note à propos des adolescent·e·s interrogé·e·s combien les « changements corporels (sont) difficiles à mettre en paroles : premières règles, pousse des poils, poitrine, mue de la voix, odeurs, appareil génital. (...) Le corps, omniprésent dans les interactions enfantines, se soustrait (alors) aux grilles formalisées et aux entretiens trop directifs. »
Les affects jouent également un rôle central dans l’accès à la parole, la circonscrivant parfois, la facilitant dans d’autres cas, comme le décrit Alison Morano. La parole des adolescent·e·s en situation de grande fragilité sociale et institutionnelle, qu’elle rencontre à Mayotte, s’est en effet progressivement libérée, grâce à la relation de confiance qui s’est instaurée au fil des mois, mais surtout aux engagements personnels de l’auteure vis-à-vis de ces jeunes mineur·e·s. La communication qui s’est nouée a aussi été soutenue par sa maîtrise du shimaoré, « peu de wazungu (Blanc·he·s) (faisant) l’effort d’amorcer un apprentissage linguistique sérieux » ; ce qui se joue ici ne relève pas seulement du positionnement social, mais aussi du « rapprochement » linguistique.
Parfois collectée laborieusement, au fil de négociations et d’arrangements méthodologiques, la parole des enfants peut aussi être éprouvante à recevoir pour les chercheur·e·s, qui sont « affecté·e·s », « touché·e·s », « démuni·e·s » par l’expression des épreuves, des violences et des souffrances vécues. Dans des contextes impliquant des enfants en grande fragilité, l’enquête est traversée par des « glissements socioaffectifs », comme l’écrivent Yannick Jaffré et Hélène Kane, qui nous emmènent dans les coulisses d’enquêtes auprès d’enfants malades. En référence aux travaux de Michaël Pollak (2000) sur l’indicible en un tout autre contexte, ils rappellent que c’est alors aussi pour les chercheur·e·s que la parole devient difficile, non pas seulement à entendre mais même à exprimer :
On n’ose poser certaines questions, on sort d’une chambre pour « souffler », on s’attache à un enfant, on offre des fruits, un jouet, on paye un traitement, on interpelle un soignant pour qu’il soit plus attentif à « cet enfant » (...) Par pudeur et simple respect nous décidons parfois d’interrompre nos observations et échanges et bien souvent, comme en d’autres domaines liés à « l’indicible », nos paroles effleurent plutôt des moments existentiels, explorent ces situations où le langage échoue à dire le réel (Jaffré et Kane, ce volume).
Cette suspension, de l’enquête et de la parole, nous semble primordiale à considérer dans les réflexions épistémologiques, d’autant plus que ces aspérités du terrain sont couramment passées sous silence ou évoquées sous le chapeau trop large de la « réflexivité ». Bien qu’ils soient dans un rapport asymétrique avec les enfants, les chercheur·e·s sont loin de la toute-puissance et peuvent, elles et eux aussi, éprouver des difficultés à trouver les mots justes.
Face aux limites que posent les outils classiques pour collecter la parole des enfants, les chercheur·e·s s’emploient au fil du temps à créer des espaces autres de parole. Sans doute plus encore que dans les enquêtes avec des adultes, ces entre-deux ou ces temps plus informels passés avec les enfants sont organisés non seulement pour les possibilités d’énonciation qu’ils ouvrent en tant que tels, mais aussi pour le processus de mise en confiance qu’ils peuvent enclencher, au service ensuite de cadres plus formels d’interlocution. Construire la relation d’enquête nécessite de faire un pas de côté, comme le résument Eideliman et Lansade :
Notre seule présence imposait un cadre problématique de discussion, d’où la nécessité de savoir oublier pour un temps son objet, en s’intéressant par exemple aux passions repérées chez ses interlocuteurs, afin d’éviter leur lassitude.
La temporalité ressort sans conteste comme élément fondamental voire fondateur pour atteindre la parole des enfants. Tous les textes rassemblés dans ce dossier le soulignent, en mettant différemment l’accent sur l’un ou l’autre des ressorts temporels du « faire avec », ces formes parfois inattendues de recueil des données (Weber 1989). Qu’il s’agisse du temps dédié à la construction du dispositif d’enquête puis à d’indispensables ajustements in situ (Diasio), du temps cumulé nécessaire pour trouver sa place (Besse-Patin et Delaunay ; Morano ; Eideliman et Lansade), du temps que requiert en pratique la maitrise d’un outil (Hejoaka), de celui qu’impose parfois la répétition – des passages (Bonini), des consignes (Farmer) – ou le respect des silences et des émotions (Jaffré et Kane ; Mabillard), le terrain avec des enfants ou des adolescent·e·s exige spécialement de savoir repérer d’apparents « temps morts » pour les transformer et les mettre à profit pour l’enquête.
L’espace comme composante fondamentale de l’enquête
Faire du terrain avec des enfants signifie enfin porter une attention particulière à la dimension spatiale de l’enquête. La question des lieux dans lesquels se déroulent les interactions avec les enquêté·e·s, notamment les entretiens, fait partie de celles que soulèvent de longue date les différents guides relatifs à l’enquête de terrain, sans toutefois s’y attarder la plupart du temps.
L’interrelation entre contenu discursif et lieu de l’élocution a en revanche donné lieu à de fines observations dans le cadre des recherches auprès des enfants. C’est ainsi que Geneviève et Alain Blanchet (1994) ont expérimenté un dispositif consistant à interroger, selon une grille d’entretien et des modes de relance identiques, des enfants d’âge scolaire dans trois lieux différents : la salle de classe, l’infirmerie et la cour d’école. Les résultats sont sans appel : le discours des enfants est plus fluide et prolixe dans la cour, l’autocensure et les références au travail scolaire plus fréquentes dans la classe, tandis que l’infirmerie incite à un mode de récit de soi plus intimiste. Les caractéristiques du lieu ont donc des effets significatifs sur les propriétés du discours recueilli. C’est aussi ce dont témoigne l’article de Nathalie Bonini, non pas tant à propos des espaces propices au recueil du discours [12], mais à ceux rendant possible l’observation des pratiques, dans un contexte – fréquent lorsqu’il s’agit d’enfants – où la situation formelle d’entretien conduit plutôt à de la rétention :
Qu’il s’agisse d’aller chercher de l’eau et du bois, de rejoindre les pairs ou les guerriers dans un autre boma, d’aller travailler dans les champs de maïs lorsqu’ils existent, de se rendre au marché, à l’école ou de conduire les animaux en pâture, la marche occupe une bonne partie du temps de ces activités enfantines et c’est ainsi pendant ces longs déplacements que j’ai observé et expérimenté cette socialisation « par le faire ». Ainsi, les moments passés à jouer, pratiquer des activités quotidiennes, manger, ne rien faire, et surtout marcher, m’ont livré de précieuses informations via l’observation et les discussions informelles que je pouvais avoir avec les plus grands qui parlaient swahili.
La question de la « scène » de l’enquête se pose donc ici comme ailleurs. Elle se double d’une difficulté supplémentaire lorsqu’il s’agit de recueillir le point de vue d’un enfant : comment se positionner dans l’espace lorsqu’il s’agit à la fois de chercher à produire une forme d’« intimité pratique » avec les enfants (Lignier 2008) et de ne pas déroger aux qualités de responsabilité ou de sérieux attendus par les adultes présent·e·s ? Cette question est au cœur de l’article de Baptiste Besse-Patin et Fanny Delaunay, qui notent à propos de leurs enquêtes en centres de loisirs :
Si l’on peut effectivement adopter un rôle le « moins adulte », il s’agit d’accepter son versant opposé : le risque d’un « backfire » (Fine et Sandstrom 1988 : 130) de la part des autres adultes, désapprouvant un rôle qui peut être associé à du laxisme ou à une démission.
Ce degré de rapprochement ou de distance se perçoit y compris dans la position des corps dans l’espace. Comme le souligne Wilfried Lignier :
Il est évident que c’est dans le maintien d’une certaine distance symbolique et physique avec ceux qui gardent les frontières du groupe de pairs, mais qui n’en font pas partie (les professionnels de l’enfance, les parents) que la recherche participante avec des enfants a une quelconque chance d’atteindre ses objectifs (2008 : 26).
Mais cette distance et cette proximité sont souvent délicates à construire. Jusqu’où par exemple suivre les enfants lorsqu’ils franchissent les frontières des lieux qui leur sont autorisés ? Jusqu’où se tenir physiquement « au côté » des enfants lorsque les adultes attendent de l’enquêteur qu’il soit « du leur » ? Telles sont les questions, jamais complètement résolues, qui se posent inévitablement sur les terrains de l’enfance lorsqu’il s’agit de se distinguer des autres adultes en présence pour atténuer autant que faire se peut les places, les rôles et les pouvoirs institués.
Enfin, là encore sans originalité, mais peut-être avec une acuité particulière, l’attitude corporelle de l’adulte est décisive dans l’enquête auprès des enfants – et plus encore lorsque ces enfants sont habitué·e·s à des rapports sociaux dans lesquels ils ou elles sont fortement dominé·e·s par les adultes. C’est aussi dans la manière de s’asseoir, de se mouvoir, dans la gestuelle, le ton ou la hauteur de voix que le corps de l’adulte qui enquête vient signifier à l’enfant son statut et son rôle différents par rapport aux autres adultes de son entourage. Dans un espace et une situation sociale donnés, le corps de l’enquêteur·trice peut devenir un outil puissant pour assurer tout à la fois la possibilité de l’interlocution avec les enfants, et celle de l’objectivation. Tout un langage, corporel et verbal, peut ainsi venir exprimer l’empathie de l’enquêteur·trice, comme en témoignent avec force les enquêtes de Yannick Jaffré et Hélène Kane auprès d’enfants hospitalisé·e·s en Afrique de l’Ouest :
De ce fait, l’enquête anthropologique faisant qu’un adulte s’asseye sur le lit d’un enfant pour dialoguer sans un but précis, pour l’interroger sur ses goûts ou ses jeux et en usant du langage dans sa fonction phatique plus que dans un usage impératif, marque un écart par rapport aux conduites tenues pour « normales », par les soignants comme les familles, dans cet espace institutionnel.
À public particulier, questions générales
En imaginant ce dossier à partir de plusieurs exemples et expériences de terrains de recherche « avec enfants » réalisés dans des terrains situés dans les Nords et dans les Suds, nous avions préalablement entériné les potentialités heuristiques qu’implique ipso facto le fait de réfléchir à partir des enfants en situation, et non plus seulement à partir de l’enfance, de la famille, de l’école, du travail… (Bonnet et al. 2006 : 20-22). Notre ambition était alors d’examiner très concrètement ce que produit, pour et dans l’enquête auprès ou avec des enfants, un tel renversement de perspective, dès lors qu’il place l’enquêteur ou l’enquêtrice dans une situation d’interrelations qui le plus souvent vient bousculer divers conformismes associés aux représentations – locales et globales – de l’enfance dans un espace social donné, qu’il soit proche ou lointain.
Le souci de mettre l’accent sur les expériences et les aspirations des enfants et des adolescent·e·s, à l’origine de ce dossier, n’entre pas seulement en résonance avec un souci d’équité, le droit d’être entendu·e ou avec des enjeux d’authenticité. La production de connaissances sur les enfants et les adolescent·e·s, en leur donnant la possibilité de parler pour eux et elles-mêmes (Spyrou 2011), de leur vie, de leurs émotions, de leurs priorités etc., offre également une compréhension plus nuancée de leur « talent à vivre » (Mizen et Ofosu-Kusi 2010 : 256) ainsi que des phénomènes sociaux qui les affectent (Gallacher et Gallagher 2008). Enquêter avec de jeunes actrices et acteurs sociaux pose des défis méthodologiques singuliers, tout en soulevant des questions éthiques et épistémologiques d’ordre général. Au fond, en stimulant créativité et inventivité, le terrain avec des enfants et des adolescent·e·s produit un effet grossissant des modulations qu’exige toute enquête en sciences sociales, offrant de ce fait un terreau propice à l’imagination méthodologique.