Pourquoi des adolescents parlent-ils à l’ethnologue ? Les ressources méthodologiques de l’engagement

Résumé

L’enquête auprès d’adolescents en situation de grande fragilité induit un protocole méthodologique singulier, sans cesse en mouvement. À partir d’enquêtes menées à Mayotte sur l’« enfance en danger », nous proposons une réflexion sur les dimensions sensibles d’une recherche faite d’incertitudes et de réajustements face à des adolescents meurtris par des trajectoires biographiques souvent traumatiques, et qui se livrent peu. Les ressources méthodologiques de l’engagement, ménagé comme voie d’accès à la parole de jeunes en souffrance, seront décrites pour objectiver les raisons pour lesquelles ces adolescents consentent à parler à l’ethnologue.

mots-clés : enfance en danger, adolescents, Mayotte, ethnographie, engagement, réflexivité

Abstract

Why do teenagers talk to the ethnologist ? The methodological resources of engagement

Research with fragile adolescents induces a singular methodological protocol, constantly in motion. Based on surveys carried out in Mayotte on the categories of “children in danger”, we propose a reflection on the sensitive dimensions of research characterized by uncertainties and readjustments with teenagers bruised by often traumatic biographical trajectories, and who are not inclined to reveal much about themselves. The methodological resources of engagement provide a way to access to these young people’s discourses of suffering, and allow us to analyze the reasons why these teenagers speak to the ethnologist.

keywords  : childhood in danger, teenagers, Mayotte, ethnography, engagement, reflexivity

Sommaire

La démarche ethnographique ne peut s’affranchir de relations intersubjectives, c’est même l’une de ses composantes essentielles et fondatrices. L’assumer d’emblée, c’est ouvrir la voie à une réflexion sur la pratique professionnelle de l’ethnographie, sa dimension affective et ses limites, ainsi que sur le statut des données issues de cette relation aux autres. Enquêter auprès d’enfants et d’adolescents, ici en situation de migration, confronte de surcroît l’ethnographe aux affects propres au jeune âge de ses interlocuteurs et aux souffrances liées à leur parcours, de sorte que la « bonne distance » ne se construit pas de la même manière qu’avec un public adulte par exemple, et conduit parfois à une implication plus importante que dans d’autres contextes. Par exemple, certains milieux d’enquêtes appellent une forme de "neutralité" de la part du chercheur, voire une extériorité "sans affinité", comme ce fut le cas de Sandra Fancello (2008) durant ses années d’immersion dans des communautés de chrétiens évangéliques, en Afrique et en Europe. Loin de constituer un obstacle, cette forme d’implication peut, au contraire, ménager une voie d’accès à une relation d’enquête privilégiée. Dans ce contexte, les rapports sociaux d’âge, au même titre que les marqueurs de sexe, d’origine sociale ou de couleur de peau, deviennent une « variable active » sur le terrain et ses effets sur l’enquête appellent une réflexion globale (Auger et al. 2017).

Ma recherche interroge les processus sociaux et institutionnels de relégation et de marginalisation d’adolescents âgés de dix à vingt et un ans [1] et d’origine étrangère à Mayotte. Depuis 2015, j’y ai réalisé plusieurs séjours de longue durée, avant d’y occuper un poste d’enseignante contractuelle dans le second degré, en parallèle de ma thèse de doctorat. Les enquêtes menées au sein de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et de diverses associations ont constitué une entrée privilégiée épousant les formes du « dialogue ordinaire » (Althabe 1990). Accéder à la parole d’enfants et d’adolescents aux parcours tourmentés, faits de précarités [2] et d’exclusions, c’est se confronter à des formes de souffrance et de violence auxquelles le chercheur ne peut rester insensible. Afin d’analyser cette rencontre particulière, je propose une réflexion sur les ressources méthodologiques de l’engagement, mobilisé ici comme support des liens d’affectivité et d’affinité permettant à la relation d’enquête de se déployer.

Des « enfants » [3] précarisés par l’expérience migratoire

Mayotte est le plus jeune département français, avec plus de la moitié de sa population âgée de moins de dix-huit ans [4]. En outre, près d’un habitant sur deux est de nationalité étrangère [5]. Ceci est en partie dû au maintien d’une forte fécondité et d’une importante mobilité, qui se déploie majoritairement en provenance des Comores. En effet, l’île partage une histoire commune avec l’archipel comorien, s’inscrivant dans un même ensemble géographique et culturel. Mais les Comoriens originaires d’autres îles qui s’installent à Mayotte sont considérés comme des migrants, souvent illégaux.

Cet article s’appuie sur une approche multidimensionnelle, qui prend en considération l’inscription des enfants et des adolescents dans des systèmes à la fois sociaux, économiques et culturels, au sein d’un environnement singulier (Zaouche Gaudron 2006). Nous avons fait le choix d’orienter la focale sur les adolescents d’origine comorienne [6] en ce qu’ils cristallisent les tensions autour de leur présence et subissent plusieurs formes d’exclusions et de discriminations. Qu’ils soient nés sur le territoire de Mayotte ou dans le pays d’origine de leurs parents, ces mineurs expérimentent des situations de relégation et de non-droit sur les scènes scolaire, sanitaire et préfectorale, en raison d’un statut administratif soumis à une politique migratoire au guichet.

En 1995, un visa d’entrée est devenu obligatoire pour franchir la frontière politique en place depuis l’indépendance de l’archipel des Comores en 1975, afin de tarir les flux migratoires en provenance des Comores. Cette mesure a produit de fait l’apparition de la figure du clandestin, étranger en situation irrégulière. Alors que les mobilités insulaires historiques n’ont pas cessé, cette situation a cristallisé des tensions intercommunautaires et entre les familles ainsi dispersées. Chaque année, plusieurs milliers de mineurs comoriens tentent la périlleuse traversée vers Mayotte depuis Anjouan en kwassa kwassa, frêle barque traditionnelle. En raison des difficultés d’accès au visa, ils franchissent illégalement la frontière et, comme leurs aînés, doivent tenter de régulariser leur statut administratif à leur majorité.

La plupart de ces adolescents arrivent dans le cadre d’un confiage, pratique culturelle coutumière très répandue dans l’archipel comorien et pleinement inscrite dans les échanges locaux. La résidence uxori-matrilocale dans les quatre îles influence fortement l’organisation familiale et les déplacements d’enfants (Blanchy et Chami-Allaoui 2004), qui circulent entre différentes maisonnées de la famille élargie. En outre, le phénomène migratoire demeure enchâssé dans une proximité familiale, géographique, culturelle et religieuse des territoires de départ et d’arrivée, historiquement établie dans l’archipel et qui subsiste malgré les tensions politiques post-indépendance. Les parents, lorsqu’ils ne sont pas présents sur le territoire ou qu’ils ne sont pas en mesure de s’occuper de leurs enfants, tendent ainsi à les confier à des tiers, apparentés ou non.

Si traditionnellement ce phénomène de circulation des enfants est le fruit d’une volonté de rééquilibrage des ensembles familiaux (Guidetti et al. 1997), on assiste aujourd’hui à une forme de confiage inter-îlien parfois hasardeux, aux marges de la pratique coutumière : des mineurs comoriens sont « mis dans un kwassa », envoyés chez un membre de la famille à Mayotte, la plupart du temps inconnu et qui n’est pas toujours prévenu. Dès lors, les incompréhensions et conflits viennent fragiliser des adolescents en perte de repères face à des tiers souvent dépassés de se retrouver ainsi « accueillants ».

Les « mineurs en errance » évoluent souvent en bandes territorialisées. Certains sont consommateurs d’alcool et de stupéfiants, et ont de fréquentes pratiques de survie associées aux actes délinquants [7]. Mayotte voit ainsi émerger le phénomène « d’enfants des rues », au même titre que certains pays du continent africain, à l’image de la Centrafrique étudiée par Andrea Ceriana Mayneri (Ceriana Mayneri 2015 ; Ceriana Mayneri et Lejard 2013), de Bamako (Douville 2003), ou encore des Bakoroman du Burkina Faso (Champy 2015). Les réalités, loin d’être homogènes, révèlent cependant des particularités propres à chaque contexte.

Ethnographier l’« enfance en danger »

Dans ce contexte mahorais particulièrement tendu, des difficultés méthodologiques d’enquête émergent dès l’amorce d’une recherche ethnographique auprès d’adolescents migrants. Mon approche implique la participation des mineurs concernés comme interlocuteurs privilégiés. Mais comment accéder à la parole de jeunes individus en souffrance dans un contexte de tensions sociales sans cesse réactivées ? Ces adolescents, que leur exclusion sociale, scolaire et territoriale (ils vivent souvent dans des habitats précaires de type case en tôle) a rendus méfiants, doivent être sécurisés et apaisés pour s’exprimer. Une réflexion méthodologique est d’autant plus nécessaire que la présence de l’ethnologue peut être considérée comme intrusive. Les méthodes classiques d’entretien s’avèrent inopérantes ici. Par quelles voies et sous quels traits l’ethnologue peut-il aborder et obtenir la participation d’adolescents en souffrance, éventuellement en colère ?

Afin de franchir ces obstacles, j’ai choisi de renoncer à la posture d’extériorité, à « bonne distance », qu’implique habituellement l’enquête ethnographique, en endossant une position de stagiaire à l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Je fus ainsi intégrée à une équipe, au sein d’une structure œuvrant auprès du public qui constituait mon objet d’étude. Les années suivantes, je fis le choix d’intégrer des associations de terrain, et plus particulièrement celles œuvrant auprès des mineurs non scolarisés. Volontaire en service civique puis bénévole régulière, j’investissais progressivement le secteur associatif de manière pérenne afin d’ancrer ma présence localement, dans la commune de Mamoudzou.

Ces terrains, conjugués à mon emploi d’enseignante dans le second degré au sein d’un collège en banlieue de la capitale depuis 2018, m’ont permis de donner à ma posture une assise moins « étrangère » au profit d’un ancrage dans la longue durée, et l’assurance, pour ces jeunes, que je n’allais pas quitter le territoire précipitamment [8]. Une relation de confiance et de respect réciproques s’est alors installée, contribuant à mettre à distance la figure de la « jeune mzungu », terme shimaoré désignant les personnes catégorisées comme blanches, essentiellement originaires de métropole.

Mes relations d’enquête avec les adolescents comoriens interrogent la place que j’ai pu occuper dans leurs parcours et les différents modes de catégorisation relatifs aux manifestations de ma « blanchité » (Bosa 2012 ; Lasserre 2020). Les représentations collectivement partagées et entretenues par ces jeunes vis-à-vis des « Blancs », perçus comme un ensemble homogène, ont contribué à m’assigner d’emblée une place configurée par des rapports sociaux néocoloniaux, illustrant le fait que Mayotte demeure un espace fortement hiérarchisé et racialisé. Mes relations d’enquête sont ainsi marquées par ce clivage identitaire, que les jeunes ressentent d’autant plus intensément qu’ils le perçoivent comme une logique positive – mais non exempte de frustrations et d’envie : l’altérité se construit alors autour de cet autre culturel et privilégié, le mzungu, dont la catégorisation ethnique est devenue une pratique routinière rappelant l’emprise des rapports sociaux de race sur la structure sociale et les consciences individuelles (Cervulle 2012 : 38). La défiance des jeunes migrants à l’égard des figures métropolitaines du travail social associatif est moindre qu’en métropole et les « Blancs » disposent d’une « présomption de compétences techniques » – attributs hérités des représentations coloniales – participant de la naturalisation des savoirs (Lemercier et Palomarès 2020). Avoir conscience de ce « privilège blanc » ou « privilège de peau non mérité », que Peggy McIntosh (1989) assimile à un sac à dos invisible que nous avons été « conditionnés » à oublier, est indispensable à l’analyse ethnographique.

Accéder à la parole des adolescents, ou les leçons de l’impossible

L’âge, véritable « paramètre de la situation d’enquête » (Bizeul 1998) et incontournable objet de réflexivité (Mallon 2017), organise la relation ethnographique et détermine la production de données. L’asymétrie de mes relations avec ces adolescents, caractérisée par nos différences d’âge et de position sociale, n’a pas constitué un frein aux enquêtes car ces inégalités étaient intégrées, acceptées et même valorisées : j’incarnais à leurs yeux celle qui pouvait – et voulait – les aider. De plus, la proximité d’âge entre nous (en moyenne une dizaine d’années) offrait un rapprochement opportun ouvrant bientôt sur une relation marquée par la complicité et la bienveillance. L’ambivalence de la « domination » a ainsi servi l’enquête, qui s’est implicitement appuyée sur ces rapports d’âge favorables à l’ethnographe : j’endossais le rôle d’une grande sœur, figure de confiance vers qui ils pouvaient se tourner. En suivant le raisonnement de Pierre Clanché (2005), on comprend que les bénéfices de la familiarité sont partagés par « ceux qui (nous) ont adopté », sans être exclusivement situés du côté du chercheur.

Une forme d’« empathie inversée » (Gallenga 2008) émerge, dès lors que nos hôtes tentent de comprendre qui est l’ethnographe au travers de ce qu’ils perçoivent de lui. Si je n’avais pas choisi les étiquettes et les qualités qui me furent attribuées, je pus néanmoins, au fil des années, parvenir à les maîtriser et à les rendre opérationnelles dans la relation d’échange différencié qui caractérise la démarche ethnographique. Pour créer ces liens, il fallut au départ pallier les difficultés rencontrées pour aborder ces jeunes dans l’espace public : une révision méthodologique s’imposa rapidement.

Les difficultés d’accès à la parole des enfants précaires tiennent principalement au contexte d’insécurité dans les quartiers du grand Mamoudzou. À mon arrivée à Mayotte en 2015, au regard du nombre d’agressions et de vols avec violence qui survenaient régulièrement, mes hôtes m’intimèrent de ne pas sortir seule, spécialement à la tombée de la nuit. Les projections méthodologiques que j’avais cultivées au cours de mes années de formation universitaire s’effritèrent lorsque je compris qu’il me serait impossible d’aller spontanément à la rencontre des adolescents qui occupaient l’espace public de la rue. Je fis alors le choix stratégique d’une entrée par l’institution (l’Aide sociale à l’enfance) puis par les associations, comme moyen d’accéder à la parole des jeunes hors de leur territoire de prédilection. Si l’absence d’implication, voire l’extériorité par rapport au milieu confèrent traditionnellement sa crédibilité scientifique à l’ethnologue (notamment dans le champ politique ou religieux), ici, mon implication s’est avérée une voie privilégiée pour pouvoir côtoyer quotidiennement les groupes sociaux au centre de mon étude. Ces diverses formes d’immersion dans la longue durée m’offraient à la fois une protection et une implantation auprès d’eux. L’« impératif de participation » (Meigniez 2014) que je m’étais assigné façonna une ethnographie éclairant les systèmes de places à l’œuvre, ce qui impliquait d’en occuper une à mon tour. Face aux « ratés » de terrain qui jalonnent la plupart des enquêtes ethnographiques (Bouillon et al. 2020), le retour réflexif permet de reconsidérer les positionnements de chacun afin de faire « émerger la valeur heuristique de ces relations d’enquête complexes ainsi que les enjeux liés aux catégorisations sociales et raciales et à l’altérisation de l’anthropologue sur un terrain sensible » (Lasserre 2020 : 20).

« L’altérité ne se laisse pas atteindre sans confrontations [9] »

En 2017, alors que j’étais volontaire en service civique à « L’école de la rue » [10], je me suis dès le départ heurtée à la méfiance et au rejet d’un adolescent en proie à l’errance après avoir perdu tout espoir d’une scolarisation prochaine. Moussa était à Mayotte depuis un an et demi, abîmé par une histoire familiale traumatisante et des déceptions en chaîne. Élevé à Anjouan par une tante paternelle qu’il pensait être sa mère, il apprend à sa mort la réalité de leur filiation. Déboussolé, il endure difficilement le deuil. Il comprend qu’il a été délaissé par son père dès la naissance et qu’il n’a jamais connu sa mère biologique, qu’il croyait décédée. Cette dernière, installée à Mayotte avec ses cinq autres enfants et un nouveau mari, le contacte et l’enjoint à venir vivre avec eux en 2015. Attiré par l’eldorado mahorais, Moussa embarque pour une traversée mouvementée. Sur place, il découvre un foyer inconnu, de pénibles et décevantes conditions de vie et une exclusion sociale et scolaire inattendues. Déraciné et dérouté par le clivage identitaire Mahorais/Comoriens qui sature les catégories de langage, il incorpore à son tour un discours d’auto-exclusion qui participe de son mal-être. Lorsqu’il obtient une place à l’association, il est contraint de trouver un hébergement à proximité pour assister à tous les cours. Il endure alors des conditions de vie dégradantes et humiliantes dans les bidonvilles. À quinze ans, il est ainsi livré à lui-même, sans cadre familial, en carence éducative et affective, errant dans une délinquance de survie.

À l’association, Moussa affichait pourtant une gaieté de façade, une désinvolture bavarde et agitée qui n’avait de cesse de perturber mes cours. Bravant sans cesse les règles de respect et de vivre ensemble que j’avais établies avec le groupe, il prenait plaisir à déranger ses camarades et à rire de mes mises en garde. Après plusieurs semaines et de multiples recadrages, je finis par perdre patience et, excédée par son comportement, je m’emportai en lui signifiant qu’il était temps d’adopter une attitude plus sérieuse. Piqué au vif par mes remarques, il ne revint pas la semaine suivante.

J’appris plus tard qu’à presque 16 ans, il était parmi les plus « âgés » et que, malgré son inscription à l’association depuis plus de six mois, il n’était toujours pas inscrit au service du rectorat chargé de la scolarisation des primo-arrivants (CASNAV) [11], préalable nécessaire pour intégrer un établissement scolaire. Or, ces démarches sont longues et éprouvantes et peuvent prendre jusqu’à plusieurs mois ou années. Pour les adolescents comme lui, proches de la limite d’âge répondant à l’obligation scolaire, les chances de parvenir à s’inscrire sont très minces. Je compris qu’il en avait conscience et que son comportement traduisait en réalité une perte de mobilisation et d’espoir. Je décidai alors de faire de son cas une priorité, effectuant rapidement les démarches auprès du CASNAV. Dès son retour à l’association, je lui présentai le document attestant de son inscription effective avec la date du test auquel il était convoqué. Son visage s’illumina et le changement de comportement fut radical : attentif, investi, travailleur, il semblait avoir retrouvé le goût d’apprendre et une certaine confiance en lui. Je découvris un adolescent intelligent et vif, au niveau scolaire prometteur. Des liens d’affection sincères se nouèrent au fil du temps, à mesure qu’il me confiait, par bribes, son mal-être et le traumatisme de son histoire familiale. Depuis, il a poursuivi sa scolarité et est sur le point de passer son bac. Nous avons gardé le contact et, il y a peu, il me confiait entre deux éclats de rire gênés :

Avant je te détestais (rires) ! Je voyais que mon dossier n’avançait pas, personne n’avait rien fait pour m’inscrire au rectorat alors qu’il y avait eu d’autres profs avant toi. Mais quand j’ai vu que tu m’as inscrit, que tu t’es occupée de ma situation, là je me suis dit que je vais faire un effort parce que tu t’es occupée de moi. Et quand tu m’as appelé pour me dire que tu m’avais trouvé une école ! Là c’était dingue. Je me suis dit que j’avais vraiment de la chance de t’avoir trouvée.

Ce récit montre que, dans l’altérité qui fait de moi une étrangère à Mayotte, la confiance d’un jeune précarisé ne s’obtient pas sans confrontation, ni sans travail. La posture d’enseignante dans une association me donnait des responsabilités autres que celles de ma recherche ethnographique, notamment celle de scolariser des mineurs primo-arrivants sur le territoire. Si je voulais, dans le même temps, gagner leur confiance et accéder à leur récit de vie, dans une parole aussi authentique que possible, il me fallait prouver ma légitimité, ma valeur et mes compétences en intensifiant les démarches de scolarisation déjà amorcées par mon prédécesseur. L’identité qui m’a ensuite été assignée, à savoir celle d’une enseignante investie et attentive à la situation de ses élèves, fut déterminante. Cet exemple a confirmé l’importance mais aussi la plasticité des processus de catégorisation et d’assignation identitaires.

L’implication et l’engagement de l’ethnologue peuvent par ailleurs trouver leurs limites lorsqu’il dépasse le cadre établi par l’institution dans laquelle il évolue, et que la légitimité de ses prérogatives n’est pas validée. Le cas de Youmna est révélateur de ces écueils : avec elle, au départ, mon engagement se résumait à ma position de « professeur à l’association ». Néanmoins, au fil des années, alors que mon implication dans le destin de cette jeune fille se dessinait, je pris la mesure de la relation affective qui s’était nouée (j’appris qu’elle me considérait comme une « maman »). Suite à un parcours traumatique de migration imposée depuis les Comores, de trahison, d’abandon puis de rejet de la cellule familiale, elle connut les ruptures du placement en famille d’accueil et en structure mère-enfant. Considérée au départ comme une « personne-ressource » pour Youmna, je fus rapidement évincée et disqualifiée par les éducateurs de l’association car mes sollicitations pour conserver un lien avec elle et l’aider dans ses démarches de régularisation administrative étaient perçues comme une intrusion dans leurs prérogatives. Alors que je pensais être dans mon rôle en apportant des conseils juridiques servant sa situation, l’hostilité du personnel cadre de la structure a fini par ternir ma relation de confiance avec Youmna. Influençable, la jeune fille s’est finalement ralliée à mes détracteurs, tandis que j’étais accusée de « ne pas rester à ma place ». Je m’interrogeais : quelle était-elle exactement ? Et selon qui ?

Cette mésaventure a mis en exergue les limites de ma posture vis-à-vis de mes jeunes interlocuteurs, notamment quand elle se heurtait à l’autorité de ceux qui avaient pour mission de s’occuper de leur cas. Ma posture d’ethnologue avait ici été entièrement éclipsée au profit de celle, plus intrusive encore, d’une personne de confiance qui aurait outrepassé ses fonctions. Sur un autre plan, comment accepter de se voir écartée ainsi par une institution certes légitime, mais qui a failli par le passé, et au mépris des droits et des intérêts de Youmna ? Comment le chercheur, « piégé » par son implication, peut-il reprendre sa place, aux marges interstitielles et sans cesse renégociées qu’on lui accorde ? Le dilemme révélé par ces confrontations et confusions entre les sphères privées et professionnelles a confirmé que la « bonne distance » de l’ethnologue n’est jamais prédéfinie ni définitivement acquise dans le milieu associatif de l’aide à l’enfance en danger. Cette expérience témoigne des enjeux éthiques et méthodologiques d’une enquête auprès d’enfants et de jeunes en situation de grande précarité, au même titre que sur d’autres « terrains sensibles » (Bouillon et al. (2005), où la posture personnelle et professionnelle du chercheur, qui relève d’un équilibre sensible et fragile, ne peut être figée par un code de conduite, ni réduite à une éthique professionnelle univoque.

L’empathie ethnographique au cœur de l’enquête

Les enquêtes menées depuis 2015 au sein de structures à caractère social conjuguées à mon rôle d’enseignante au collège m’ont installée dans une posture de « participante », éloignée de la figure de l’anthropologue « distanciée ». S’est ainsi établie une relation de confiance « gagnée à l’épreuve des faits » (Danic et al. 2006) et de mon implication concrète dans le champ du social, de la protection de l’enfance et de la défense de leurs droits, traduisant des convictions éthiques appréciées par les adolescents. Bientôt, la création de relations d’accompagnement, de complicité et d’amitié se révéla comme une voie privilégiée pour l’accès à ces jeunes informateurs. Je trouvais ainsi ma légitimité (Sizorn 2008) par l’immersion au sein de structures où j’étais associée aux éducateurs, enseignants ou assistants sociaux.

Sur un terrain comme celui-ci, la mise en confiance des adolescents s’acquiert également par une présence permanente, par des gages de respect et d’écoute. D’après Bruno Martinelli, « à un premier niveau, l’empathie consisterait en une relation de compréhension préalable à la réflexion » (2020 : 16). Cette empathie s’exprime dans la « cohérence relationnelle » (Sakoyan 2009) établie entre mes jeunes interlocuteurs et moi, rendue possible en tenant compte de leurs besoins et sensibilités. Néanmoins, l’expérience personnelle de l’engagement implique concrètement le chercheur avec son histoire, sa culture, son identité, sa personnalité et ses affects. Or, l’attrait pour mon terrain et mes interlocuteurs interroge la valeur d’une éthique professionnelle. Était-ce bien « professionnel » de s’engager et d’« aimer » autant son terrain et ses hôtes ?

L’implication – et, bientôt, le fait d’être affectée – constitue une dimension centrale du travail ethnographique (Favret-Saada 2009). L’empathie, l’amitié et l’investissement sont autant de leviers généraux d’accès au terrain, qui se déclinent toutefois de manière particulière avec les enfants et adolescents : les affects infantiles, déjà marqués par un fort besoin d’attachement à une figure adulte et par l’importance de la sociabilité amicale, sont exacerbés en contexte de vulnérabilité sociale qui se traduit aussi, à leur jeune âge, par une détresse affective.

« L’amitié interroge l’ethnologie sur le plan éthique » constate Bruno Martinelli (2020 : 23), en particulier lorsqu’elle se présente comme condition de l’intégration du chercheur dans une société. La distance que l’on s’impose au départ se réduit à mesure que la sympathie amicale s’intensifie. Comme je l’ai souligné plus haut, cette mise à distance ne s’accordait pas avec l’objet de ma recherche, tandis que l’engagement se justifiait comme moyen d’accès à la production de connaissances. Cela est d’autant plus vrai ici que l’amitié s’inscrit dans les normes de la société mahoraise, ainsi que l’assignation à une place au sein de la famille, du cercle des proches. En effet, les liens qui se nouent sur le terrain entre le chercheur et certains « interlocuteurs privilégiés », comportent des dimensions humaines qui vont bien au-delà de la simple communication d’informations. Nous voilà alors « bien forcé(s) de constater que l’amitié figure parmi les ressources du travail ethnographique » et que donc, « le problème épistémologique capital est d’expliquer comment ce type de relation peut se développer en un registre d’authentique connaissance » (Martinelli 2020 : 23).

La démarche ethnographique engagée que je mène est ici pleinement assumée en ce qu’elle permet l’accès à certaines données qu’il ne m’aurait pas été possible de saisir sans cette implication personnelle. Cette posture n’a pas perverti la démarche scientifique : dès le départ, elle fut consciente et motivée par un accès à la parole d’adolescents précarisés, inaccessible par d’autres voies. Nous pouvons alors considérer que l’implication ethnographique et l’accès au terrain se télescopent pour former deux aspects imbriqués de la recherche : l’engagement conditionne la production d’un savoir anthropologique.

L’engagement introduit ainsi un intérêt pour le destin de ces jeunes, suivis sur de longues périodes. Comment comprendre le monde d’adolescents aussi gravement délaissés autrement qu’en y occupant un statut, en y incarnant une figure spécifique ? « Sur certains terrains nécessitant une forte implication personnelle, la priorité accordée à la participation constitue la condition sine qua non de la réalisation d’une observation. » (Soulé 2007 : 135) Aussi, toute la difficulté (et l’intérêt) de cette recherche repose sur la conciliation entre exigence méthodologique d’implication et d’engagement, et le recul nécessaire à l’objectivation du travail d’enquête. Ici, la prise en considération de la participation active du chercheur devient un outil de connaissance dès lors que sa posture est explicitée et justifiée par les exigences du terrain, autrement dit, appuyée par une démarche réflexive. La description du dispositif d’enquête intervient alors comme forme de distanciation par rapport à l’action et à l’implication.

L’extrême précarité des conditions d’existence à Mayotte, et surtout le dénuement et la stigmatisation qui renvoient aux marges d’une société racialisée, affecte les adolescents de manière brutale. Le chercheur témoin de violences, d’humiliations ou d’abus policiers ne peut rester insensible à certaines situations. J’ai donc eu à m’engager dans la défense de certains jeunes et familles pour faire valoir leur droit à la scolarisation, à la sécurité morale et physique, face à une institution parfois discriminante. L’aide apportée dans un tel contexte témoignait de mon implication et s’inscrivait aussi – et toujours – dans une relation de réciprocité, que la révélation de Djamal, l’un de mes anciens élèves non scolarisés, illustre : « Je veux bien te parler parce que je te fais confiance, et que tu nous as aidés mes frères et moi. Tu es une amie. » L’enquête, à l’image de ce qu’analyse Florence Bouillon (2005), se révèle comme un système de don et de contre-don inscrit dans la relation interpersonnelle avec les enquêtés.

Un exercice délicat : l’entretien avec des adolescents blessés

Mener des entretiens avec des mineurs en souffrance et/ou traumatisés est une entreprise sensible, qui engage le chercheur dans la durée. Cet exercice, toujours singulier et exigeant, se complexifie dès lors qu’il s’agit de créer du lien et une atmosphère de familiarité avec des jeunes dont les parcours ont fragilisé leur sociabilité et leurs liens d’attachement. À l’image de ce qu’a notamment mis en place Julie Delalande (Danic, Delalande et Rayou 2006) lors de ses enquêtes sur les cours de récréation, j’ai opté pour une méthode différenciée selon l’âge de mes interlocuteurs. Avec les plus jeunes (moins de treize ans), je profitais du cadre des ateliers collectifs que je réalisais dans une association pour effectuer des entretiens en groupes, intégrés aux activités, de sorte qu’ils n’avaient pas l’impression de se prêter à un exercice spécial qui aurait dénaturé et altéré leur participation enthousiaste. Habitués à mes questionnements et animations ludiques, ils se prêtaient au jeu dans une dynamique de groupe conviviale. Au contraire, avec les adolescents plus matures et à la capacité d’abstraction plus développée, je sollicitais des entretiens individuels. Loin du groupe, la honte et la gêne d’évoquer certains aspects de leur vie s’atténuaient.

L’analyse de la posture du chercheur est d’autant plus nécessaire que l’anthropologue est, par nature, convié à se situer dans l’histoire des relations inégales entre les peuples (colonisés/colonisateurs par exemple) et dans celle de sa singularité individuelle. Lorsque le chercheur se trouve dans un lieu où les relations puisent leur origine dans une situation coloniale, il s’avère impossible d’esquiver ce qu’implique, dans le rapport aux autres, le fait d’être blanche, instruite et originaire d’un ancien pays colonisateur [12]. Cette mémoire de l’histoire demeure vive, comme incorporée à l’être, à la manière de penser et d’agir de la population dans laquelle l’ethnologue se trouve immergé. Mes interlocuteurs perçoivent ainsi les Blancs comme un ensemble homogène, auquel ils attribuent les qualités de gentillesse, de connaissances savantes, de générosité et de charité, contribuant ainsi à m’assigner d’emblée une place bien définie. Être Blanc à Mayotte est aussi synonyme de beauté esthétique, de réussite sociale, de richesse (financière) et de privilèges. Autant de représentations fantasmées et embarrassantes pour le chercheur, qui cherche à se départir de ces attributs racisés lui attribuant une position aux « avantages immérités » (Meudec 2017).

Un échange valorisé et valorisant

Le dialogue ethnographique entre deux personnes issues de milieux socioculturels différents introduit tacitement un rapport de domination. Il renvoie par ailleurs à la société de l’ethnographe (Zempléni 1984) car c’est bien lui, incarnation de « la puissance génératrice de la sujétion », qui est en demande de temps et d’informations de la part de ses interlocuteurs. À Mayotte, nous ne pouvons nier l’existence de cette réalité, surtout dans le cadre d’enquêtes où cet échange inégal se double d’un rapport intergénérationnel hiérarchique. Les adolescents, curieux et étonnés de se voir considérés comme personnes-ressources, se trouvent à la fois valorisés et décontenancés par ma demande de récit de leur histoire. Ils se soucient d’être à la hauteur des attentes alors même qu’ils ont intériorisé le fait que ce sont les adultes qui « savent » tandis qu’eux, au sortir de l’enfance, sont souvent considérés comme incompétents : « J’aimerais bien t’aider mais je sais pas comment je peux faire », et une fois l’entretien terminé : « J’espère que j’ai pu t’aider », « Je sais pas si ce que je t’ai dit t’a aidée ».

Si l’entrée par les associations fut un levier de rencontres et de mises en lien, aucun entretien avec des jeunes n’a été réalisé dans le cadre d’immersions où j’intervenais en ma qualité de stagiaire éducatrice ou de bénévole associative. Ce n’est qu’une fois détachée de mon rôle que j’ai pu aborder avec eux ma recherche, mes objectifs et solliciter leur participation. Mis en confiance par le statut que j’avais endossé durant plusieurs semaines ou mois, ils souhaitaient « m’aider en retour », comme si la dette était désormais de leur côté. Certains, avec qui le lien était plus important, m’ont présenté des amis, des membres de leur famille, qui ont bien voulu réaliser des entretiens à leur tour. Une forme de mobilisation collective et solidaire s’est ainsi mise en place pour les besoins de l’enquête cette fois. La confidence, la communication, est ainsi rendue possible et fructueuse lorsque les adolescents choisissent par une décision individuelle ou collective, de parler à un « confident choisi » (Zempléni 1984). Le destinataire de la parole doit être perçu comme digne de cette confiance. Or, la volonté de « bien faire » qui anime les jeunes gens soucieux de rendre service à une figure adulte identifiée comme amicale, conduit parfois à un début d’entretien au cours duquel ils adaptent leur discours à ce qu’ils présupposent être les attentes de l’ethnographe : dire leur souffrance, dénoncer les injustices. Comme l’a relevé Daniel Bizeul, « la personne interrogée est nécessairement sous l’influence de la relation engagée, dont elle se fait une certaine idée, l’amenant à se comporter en conséquence » (1998 : 772). C’est pourquoi je m’attachais à alléger mon propos en évoquant, par exemple, des faits divers liés à l’actualité, ou en mobilisant des souvenirs communs, en sollicitant des nouvelles d’un ancien camarade ou encore, en m’intéressant à leur scolarité.

Comme dans d’autres contextes, l’accès au discours se heurte par ailleurs à la gêne d’avoir à évoquer certains aspects de leur vie. Certains adolescents optent ainsi pour un discours préconstruit afin de contourner les épisodes de déviance qui suscitent la réprobation morale des Mahorais, particulièrement à l’égard des Comoriens. Aussi, lors de certains entretiens, je prenais soin de ne pas évoquer directement leurs actes présumés de délinquance, je les amenais plutôt à évoquer leur connaissance du phénomène. Par exemple, au cours d’un entretien avec Bilal, je lui demandais : « Est-ce que tu trouves qu’il y a beaucoup de délinquance dans ton quartier ? » Évitant soigneusement d’aborder ses propres actes, il avança que « de toute façon les délinquants c’est les gens qui traînent matin, midi, soir, ou les gens qui n’étudient pas, qui n’écoutent pas les parents ». Ce pas de côté permit de libérer la parole et même d’assouvir un véritable besoin de se confier, sans que Bilal n’eut à aborder ses propres antécédents.

Ainsi, pendant le temps que durait l’entretien, les jeunes pouvaient contrôler leur image et mettre sous le boisseau leur rôle actif dans les bandes, pour en livrer leurs perceptions en adoptant une posture de (fausse) extériorité, sans qu’aucun des interlocuteurs ne soit dupé pour autant. Ce fragile équilibre de sous-entendus partagés ménage une voie au respect de l’autre, de ses affects et de son droit à la dignité, condition de la confiance accordée à l’ethnologue.

Ainsi, l’écoute attentive et bienveillante du chercheur « offre à l’interlocuteur un espace dans lequel se dire, un moment de réflexivité » (Bouillon 2005 : 83). Cela a notamment donné lieu à des remerciements, de la part de grands adolescents, reconnaissants d’avoir pu s’exprimer dans un espace de confiance et de respect. Ce retournement de situation est révélateur de la dimension psycho-affective et de la portée symbolique que revêt un tel exercice avec des individus en souffrance.

La langue de l’autre comme vecteur d’affinités

À Mayotte, bien que le français soit la langue de l’administration, de l’école et de la presse, la population communique la plupart du temps en shimaoré ou en kibushi. Les entretiens se sont ainsi déroulés avec des adolescents dont le français n’est pas la langue maternelle. Bien que la plupart des entretiens aient été réalisés en français, certains mots ou expressions restaient difficilement traduisibles et la fragilité de leur niveau de français conduisait parfois à un passage en shimaoré. À cet instant, certains se montraient gênés car soucieux du bon déroulé de l’entretien en français : pour les rassurer, je leur signifiais que mon niveau de shimaoré suffisait à les comprendre [13].

Je savais en arrivant à Mayotte devoir m’investir dans l’apprentissage des langues locales, d’autant que cette maîtrise de la langue allait devenir un atout car peu de wazungu font l’effort d’amorcer un apprentissage linguistique sérieux. Les blagues autour de ma compréhension limitée du shimaoré, les effets de surprise quand j’intervenais soudain dans une conversation, contribuèrent à assouplir les relations avec ces adolescents, voire à gagner leur estime, et surtout à franchir quelques barrières culturelles. Ainsi, lors de rencontres et d’échanges, l’asymétrie socio-économique et générationnelle entre eux et moi ne fut pas aggravée par un différentiel de compétence linguistique. Bien au contraire, la question des langues nous rapprochait, mes difficultés à apprendre le shimaoré faisant écho à leurs propres difficultés face au français. En somme, sur le terrain des langues, nous nous rencontrions, éprouvant les mêmes écueils.

Éléments de conclusion : Du bon équilibre de l’entre-deux

À Mayotte, les rapports d’altérité entre Wazungu et population locale, ainsi que les relations d’appartenance à une communauté ou à une autre, déterminent la nature des interactions au cours de l’enquête. La représentation du Blanc, nous l’avons vu, n’est pas dénuée de représentations chez les adolescents. Si « la domination blanche est tout le temps et partout » (Meudec 2017 : 5), la « blanchité » à Mayotte, en tant que « construit social » (Cervulle 2012) est pour les jeunes Comoriens synonyme de prestige social, voire de possible soutien pour amorcer un changement de situation. Ces représentations sont alimentées par l’engagement fréquent de métropolitains au sein d’associations humanitaires ou à vocation sociale. Les adolescents migrants dont il était question dans ce texte attendent aussi de la réciprocité de la part d’une figure adulte, dès lors qu’ils lui accordent leur confiance.

Dans un tel contexte, et au vu des souffrances exprimées par les adolescents comoriens rencontrés, l’engagement sur le terrain s’imposait. Loin de constituer une simple contrainte, cet engagement s’est avéré méthodologiquement très riche : il m’a permis d’acquérir des connaissances juridiques, d’apprendre les rudiments de la langue locale, de créer de la confiance et des liens, d’accéder aux récits et points de vue de ces jeunes. Je suis, je crois, parvenue à construire dans le temps un équilibre entre ma posture d’anthropologue (qui sollicitait des entretiens) et celle d’amie (présente au quotidien, confidente et parfois « grande sœur »).

La difficulté à s’extraire de ces intenses relations interpersonnelles illustre l’entre-deux identitaire du chercheur engagé, qui oscille quelque temps entre son univers social et celui de son terrain avant de s’immerger dans ce « second chez soi » que constitue, pour certains d’entre nous, le terrain. Le moment de l’écriture exige bientôt une prise de distance parfois déchirante après s’être autant impliquée dans le suivi des trajectoires de ces adolescents. La crainte que ces derniers se sentent trahis ou déçus à la lecture d’analyses distanciées qui s’adressent à un autre public, est également un sentiment avec lequel nous devons composer, sans ambages.

add_to_photos Notes

[1Dans les associations le public était mixte mais à l’extérieur, j’ai surtout eu accès à la parole de jeunes garçons.

[2Le pluriel s’impose lorsque l’on établit la multiplicité (et la complexité) des formes de précarité (économique, sociale, psychique etc.), variables notamment en fonction de l’âge, du sexe ou de l’environnement (Zaouche Gaudron 2006).

[3Ce terme issu de la protection de l’enfance, devenu une catégorie de l’action publique (Becquemin et Chauvière 2013), désigne indistinctement enfants et adolescents.

[4INSEE Première, 2014, « Mayotte, département le plus jeune de France », no 1488, Mayotte, 4 pages.

[5INSEE Première, 2019, « À Mayotte, près d’un habitant sur deux est de nationalité étrangère », no 1737, Mayotte, 4 pages.

[6Les mineurs africains sont quant à eux qualifiés de « vrais MNA » (mineurs non accompagnés) par les services sociaux de protection de l’enfance, et sont souvent placés en famille d’accueil. Beaucoup connaîtront toutefois des ruptures dans leur prise en charge et certains se heurtent violemment aux représentations entourant l’africanité.

[7Les mineurs errants et ceux auteurs d’actes délinquants constituent deux catégories différentes, qui se croisent parfois mais pas de manière systématique.

[8Comme le font beaucoup de wazungu (pluriel de mzungu), figures de passage.

[9Citation de Bruno Martinelli (2020 : 25).

[10Association locale d’aide à la scolarisation (cours de soutien, accompagnement dans les démarches administratives) pour de jeunes Comoriens primo-arrivants et non scolarisés.

[11Il s’agit du Centre académique pour la scolarisation des enfants nouvellement arrivés.

[12Bien que la référence soit paradoxale s’agissant de Mayotte étant donné que, de colonie, l’île est passée au statut de TOM puis de DOM sur la base d’une volonté populaire de rester dans le giron français et ainsi se détacher définitivement de l’archipel comorien, il n’en reste pas moins que la structure sociale de Mayotte et les clivages identitaires qui l’agitent régulièrement, continuent de puiser dans les rapports coloniaux entretenus par la présence française au sein de l’archipel.

[13J’étais néanmoins accompagnée d’un interprète.

library_books Bibliographie

ALTHABE Gérard, 1990. « Ethnologie du contemporain et enquête de terrain », Terrain, 14, p. 129-131. https://doi.org/10.4000/terrain.2976.

AUGER Fanny, LEFRANÇOIS Claire et TRÉPIED Valentine, 2017. « Penser l’âge dans l’enquête et ses enjeux », SociologieS (en ligne), http://journals.openedition.org/sociologies/5990.

BECQUEMIN Michèle et CHAUVIÈRE Michel, 2013. « L’enfance en danger : genèse et évolution d’une politique de protection », Enfances & psy, 60 (3), p. 16-27. https://doi.org/10.3917/ep.060.0016.

BIZEUL Daniel, 1998. « Le récit des conditions d’enquête : exploiter l’information en connaissance de cause », Revue française de sociologie, 39 (4), p. 751-787. www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1998_num_39_4_4840.

BLANCHY Sophie et CHAMI-ALLAOUI Masséande, 2004. « Circulation des enfants aux Comores, classe sociale, lignage, individu », in LEBLIC Isabelle (dir.) De l’adoption : des pratiques de filiation différentes. Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, p. 172-200.

BOSA Bastien, 2012. « Plus blanc que blanc, une étude critique des travaux sur la whiteness », in FASSIN Didier, Les nouvelles frontières de la société française. Paris, La Découverte, p. 129-145.

BOUILLON Florence, 2005. « Pourquoi accepte-t-on d’être enquêté ? Le contre-don, au cœur de la relation ethnographique », in BOUILLON Florence, FRESIA Marion, TALLIO Virginie, (dir.) Terrains sensibles. Expériences actuelles de l’anthropologie., Paris, Éditions de l’EHESS (Dossiers africains) p. 75-95.

BOUILLON Florence, FRESIA Marion et TALLIO Virginie, (dir.) 2005. « Les terrains sensibles. À l’aune de la réflexivité », in BOUILLON Florence, FRESIA Marion, TALLIO Virginie, (dir.) Terrains sensibles. Expériences actuelles de l’anthropologie. Paris, Éditions de l’EHESS (Dossiers africains), p. 13-28.

BOUILLON Florence, LAUGRAND Frédéric et SERVAIS Olivier, 2020. « Incidents heuristiques. Aléas de l’enquête et rebonds de l’ethnographe », ethnographiques.org, 39 (en ligne), https://www.ethnographiques.org/2020/Bouillon_Laugrand_Servais

CERIANA MAYNERI Andrea, 2015. « Ethnographie des enfants de la rue à Bangui (Centrafrique) », in FANCELLO Sandra (dir.), Penser la sorcellerie en Afrique. Paris, Hermann, p. 159-183.

CERIANA MAYNERI Andrea et LEJARD Thierry, 2013. Les enfants de la rue à Bangui (Centrafrique). Enfance, abandon, sorcellerie, Rapport pour le Danish Refugee Council, 58 pages.

CERVULLE Maxime, 2012. « La conscience dominante. Rapports sociaux de race et subjectivation », Cahiers du Genre, 53 (2), p. 37-54. https://doi.org/10.3917/cdge.053.0037.

CHAMPY Muriel, 2015. « Ni enfants, ni adultes. Une lecture comparative de la “jeunesse” (Burkina Faso) », Ateliers d’anthropologie, 42 (en ligne), https://doi.org/10.4000/ateliers.10024.

CLANCHÉ Pierre, 2005. « Parler de ceux qui vont ont adopté ? Expérience et réflexions sur la relation de familiarité en anthropologie de l’éducation », Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, 38 (1), p. 11-41. https://doi.org/10.3917/lsdle.381.0011.

DANIC Isabelle, DELALANDE Julie et RAYOU Patrick, 2006. Enquêter auprès d’enfants et de jeunes. Objets, méthodes et terrains de recherche en sciences sociales. Rennes, Presses universitaires de Rennes.

DOUVILLE Olivier, 2003. « Avec les enfants des rues à Bamako. La nécessité d’une approche pragmatique et avertie », Enfances & Psy, 22 (2), p. 143-149.

FAVRET-SAADA Jeanne, 2009. « Être affecté », in FAVRET-SAADA Jeanne, Désorceler. Paris, Éditions de l’Olivier, p. 145-161.

FANCELLO Sandra, 2008. « Travailler sans affinité : l’ethnologue chez les “convertis” », Journal des anthropologues, 114-115 (en ligne), http://journals.openedition.org/jda/304.

GALLENGA Ghislaine, 2008. « L’empathie inversée au cœur de la relation ethnographique », Journal des anthropologues, 114‑115, p. 145‑61, (en ligne), https://journals.openedition.org/jda/319.

GUIDETTI Michèle, LALLEMAND Suzanne et MOREL Marie-France, 1997. Enfances d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui. Paris, Armand Colin.

LASSERRE Marie, 2020. « Asymétrie intersectionnelles dans le processus d’enquête. Réflexions sur la place d’une anthropologue française auprès de Sénégalaises transmigrantes dans la Médina de Casablanca (Maroc) », Cahiers de l’Urmis, 19 (en ligne), https://journals.openedition.org/urmis/2022#quotation.

LEMERCIER Élise et PALOMARES Élise, 2020. « Devenir éducateur/trice sous contrainte raciale. Enquête sur un secteur associatif aux frontières de la nation », Politix, 131 (3), p.53-81. https://doi.org/10.3917/pox.131.0053.

MALLON Isabelle, 2017. « Les rapports sociaux d’âge : une dimension (im)pertinente de la relation d’enquête ? », SociologieS (en ligne), http://journals.openedition.org/sociologies/6019.

MARTINELLI Bruno, 2020. L’empathie ethnographique. Paris, Karthala.

MCINTOSH Peggy, 1989. « White Privilege : Unpacking the Invisible Knapsack », Peace and Freedom Magazine, July/August 1989, p. 10-12.

MEIGNIEZ Maëlle, 2014. « De l’acteur à l’institution. Esquisse d’une sociologie de l’action d’aide », SociologieS (en ligne), http://journals.openedition.org/sociologies/4702.

MEUDEC Marie, 2017. « Anthropologie et blanchité. Une histoire cousue de fil blanc », Raisons Sociales (en ligne), http://raisons-sociales.com/articles/dossier-blanc-he-s-neige/anthropologie-et-blanchite/.

SAKOYAN Juliette, 2009. « L’éthique multi-située et le chercheur comme acteur pluriel. Dilemmes relationnels d’une ethnographie des migrations sanitaires », ethnographiques.org, 17 (en ligne), https://www.ethnographiques.org/2008/Sakoyan.

SIZORN Magalie, 2008. « Expérience partagée, empathie et construction des savoirs », Journal des anthropologues, 114-115, p. 29-44. https://journals.openedition.org/jda/302.

SOULÉ Bastien, 2007. « Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales », Recherches qualitatives, 27, p. 127-140. https://doi.org/10.7202/1085359ar.

ZAOUCHE GAUDRON Chantal, 2006. « Enfants et précarités », Le Journal des psychologues, 240 (7), p. 63-66. https://doi.org/10.3917/jdp.240.0063.

ZEMPLÉNI Andras, 1984. « Secret et sujétion. Pourquoi ses “informateurs” parlent-ils à l’ethnologue ? », Traverses, 30-31, p. 102-116.

Pour citer cet article :

Alison Morano, 2022. « Pourquoi des adolescents parlent-ils à l’ethnologue ? Les ressources méthodologiques de l’engagement ». ethnographiques.org, Numéro 43 - juin 2022
Enquêter avec les enfants et les adolescent·e·s [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2022/Morano - consulté le 18.04.2024)
Revue en lutte