Rapports de genre et violence dans l’enquête ethnographique
Deux mois après mon entretien avec Monsieur B., le 16 janvier 2019, je reçois sur mon portable cette série de textos.
Mardi 19 mars 2019
13:09 | Monsieur B. : « Bonsoir Madame, vous êtes Cristina italienne ? »
13:33 | Monsieur B. : « C’est Monsieur B. »
13:44 | Monsieur B. : « Excuse-moi [sic] de vous avoir déranger [sic] je voulais juste savoir comment vous allez. »
14:12 | Monsieur B. : « Je souhaiterais boire un verre avec vous quand vous revenez sur [nom de sa ville de résidence] »[Aucune réponse de ma part]
Mercredi 20 mars 2019
17 :19 | Monsieur B. : « Oui Madame Cristina. Vous étiez au stage et je vous ai dit que je n’étais pas disponible. Vous avez quand même appelé et par courtoisie j’ai accepté l’entretien avec vous, vous avez enregistré la communication auquel j’ai parlé de ma famille et vie privée. Vous avez dit que c’était anonyme mais vous travaillez pour la police et je vous emmerde. Voilà »
Les messages reçus de la part de l’un de mes enquêtés dans le même après-midi sont représentatifs de deux situations fréquentes dans l’expérience de nombreuses femmes ethnographes : d’un côté, la drague – « Je souhaiterais boire un verre avec vous » – de l’autre côté, la violence ou menace de violence – « Je vous emmerde » [1]. En évoquant ce double vécu apparemment antinomique, je me propose d’analyser les dynamiques de la violence de genre au sein de la relation d’enquête et, plus précisément, la manière dont cette violence s’est révélée au cours d’un terrain ethnographique auprès d’hommes auteurs de violences conjugales. Ces considérations émanent d’une recherche postdoctorale menée en France entre 2018 et 2019, dans le prolongement d’une précédente enquête conduite en Italie entre 2012 et 2015 dans le cadre d’une thèse en sociologie [2].
Bien que toute relation d’enquête constitue « une relation “problématique”, ouverte et critique envers les objets de recherche » (Dal Lago et De Biasi 2002 : ix), les implications pratiques liées au positionnement se complexifient lorsqu’il s’agit d’une étude ethnographique et que l’enquêteur, en l’occurrence l’enquêtrice, est une femme. Ces dernières années, de nombreuses chercheuses se sont attardées sur l’analyse des assignations attribuées aux femmes ethnographes de la part de leurs enquêtés, ainsi que sur les conséquences de l’intersection du genre avec d’autres dimensions sociales – notamment la classe, la race, l’âge, le statut, l’origine, la religion (Palomarés et Tersigni 2001 ; Pruvost 2007 ; 2008 ; Gourarier 2011 ; Le Renard 2010 ; Mazouz 2015 ; Fourment 2019 ; Patarin-Jossec 2020). Adopter une attitude proactive quand on propose un entretien individuel, rechercher l’empathie pour établir une relation de confiance (Avanza 2008), poursuivre l’intimité afin de “créer un bon climat” : même les démarches considérées comme élémentaires dans l’enquête ethnographique risquent d’être interprétées d’une façon biaisée, jusqu’à devenir ambiguës, quand elles sont pratiquées par des femmes. En dépit de l’hétérogénéité de ce groupe social et des nombreuses configurations du genre avec d’autres rapports sociaux, les ethnographes femmes sont des sujets souvent sexualisés, discréditées du point de vue professionnel, susceptibles d’être perçues comme vulnérables ou comme des “proies” [3].
À l’issue d’études qui ont initialement émergé dans le contexte anglo-américain (Smith 1987 ; Howell 1990 ; Di Leonardo 1991 ; Moreno 1995), en France, plus récemment, un nombre croissant de chercheuses a également fait le choix de “briser le tabou” autour d’une dimension particulière des rapports de genre à l’œuvre dans la relation d’enquête : la violence de genre subie par les femmes sur le terrain. Les sociologues Cécile Cuny (2020) et Julie Patarin-Jossec (2020) reviennent notamment sur leurs expériences personnelles – les abus subis pendant leurs enquêtes respectives [4] – pour mener une critique de l’androcentrisme des milieux scientifiques. Elles dénoncent également le silence généralisé autour des violences sexuelles subies par les femmes, l’absence de réflexion sur les effets que ces violences entraînent sur la pratique de l’enquête et l’omission de ces thématiques dans l’enseignement de la discipline. S’appuyant sur des récits intimes qui n’ont rien de strictement “privé”, ces travaux s’ajoutent à des textes qui conceptualisent les implications liées au genre et à la sexualité dans la recherche ethnographique, des sujets restés longtemps inexplorés même au sein des études féministes (Monjaret et Pugeault 2014 ; Avanza, Fillieule et Masclet 2015 ; Clair 2016a ; 2016b).
Lors de mon enquête de terrain en France auprès d’un groupe d’hommes auteurs de violences conjugales, j’ai été également confrontée à des situations désagréables et pour autant “typiques” dans l’expérience des chercheuses, ce qui confirme la validité de la notion de continuum (Kelly 2019) de la violence masculine dans toutes les sphères de la vie des femmes, y compris in the field. Dans la mesure où l’objet de ma recherche était justement l’étude des pratiques violentes de ces hommes adultes et hétérosexuels, l’observation et l’analyse des situations d’enquête en soi se révèlent ici particulièrement pertinentes et fructueuses. Cette contribution se focalisera non seulement sur les abus potentiels ou avérés que j’ai pu subir en tant que femme ethnographe dans le contexte de mes recherches, mais surtout sur les interactions avec mes enquêtés en tant que révélatrices des rapports de genre, et plus spécifiquement du rapport entre genre et violence. Le regard réflexif sur nos interactions d’enquête permet d’avoir accès à un matériau de recherche à part entière, capable d’éclairer certains aspects spécifiques de notre objet d’étude (Bonnet 2008). Dans ce même sens, je m’attacherai à expliciter les apports heuristiques du questionnement réflexif (Le Renard 2010 ; Bouillon, Laugrand et Servais 2020) en termes de compréhension des conduites violentes des enquêtés.
Après avoir présenté l’objet, le contexte et les conditions de mon enquête, ainsi que la population étudiée, j’essaierai de montrer comment, précisément, la présence de l’ethnographe femme sur le terrain, du fait de son positionnement situé, peut devenir « non pas un frein [à la connaissance], mais au contraire un moteur de celle-ci, les réactions des “indigènes” à sa présence jouant comme révélateur de leur vision du monde » (Avanza, Fillieule et Masclet 2015 : 8). Le recours au journal de terrain permettra d’exposer minutieusement “ce qui s’est passé” et “ce que j’ai vécu”, en tant que sujet incarné et d’après mon point de vue situé de femme, blanche, hétérosexuelle, âgée de moins de quarante ans, universitaire, étrangère récemment arrivée en France (donc avec une maîtrise encore fragile de la langue). En l’occurrence, je reviendrai sur deux rencontres spécifiques : en premier lieu, l’entretien avec Monsieur B., objet d’une interdiction de contact avec son épouse suite à la perpétration d’actes de violence graves à son égard ; en deuxième lieu, l’entretien avec Monsieur Q., qui s’est inopinément présenté à notre rendez-vous accompagné par sa compagne, Madame M., à qui il avait provoqué une fracture faciale quelques mois auparavant. La description méticuleuse de ces deux interactions sera détaillée par le recours à de longs extraits de mon journal de terrain et orientera ensuite l’analyse. Tout d’abord cette « description dense » (Geertz 1998) permettra de saisir d’un point de vue processuel la façon dont l’entretien ethnographique en tant que tel est devenu le contexte pour observer le genre en train de se faire – du côté de mes enquêtés, mais aussi de mon côté d’enquêtrice. Par la suite, elle révélera la manière dont la situation d’entretien a conduit mes interviewés à activement mettre en scène leur masculinité, au cours de notre interaction, pour rétablir une hiérarchie avec l’enquêtrice ou avec Madame M., en ayant recours à un éventail de pratiques violentes ou potentiellement violentes.
Un autre aspect mérite d’être abordé dans cette introduction. Dans le cadre des interactions analysées ci-dessous, l’imbrication du genre avec d’autres rapports sociaux m’amène à problématiser plus largement la question de la « distance sociale » qui me sépare de mes enquêtés [5]. Comme souligné par François Bonnet (2008) à propos de ses recherches dans un ghetto noir de Brooklyn, la notion de distance sociale « renvoie à l’idée d’un espace social structuré par des caractéristiques comme l’âge, le genre, l’origine ethnique et le statut social » (Bonnet 2008 : 57). Elle est souvent mobilisée en ethnographie pour rendre visibles les relations inégales qui se jouent dans la relation d’enquête (au moment où l’enquêteur·rice débarque sur le terrain et interpelle les personnes enquêtées) car ce rapport asymétrique risque d’entrainer des conséquences potentiellement négatives pour les personnes observées ou interviewées, notamment en termes d’objectivation ou de représentations biaisées. Dans cet article, je montrerai comment, lors de nos échanges au moment de l’entretien, mes enquêtés se sont stratégiquement appuyés sur la dimension de genre afin d’établir ou ré-établir une hiérarchie de pouvoir dans le rapport avec la chercheuse, et cela en toute conscience des nombreuses asymétries à l’œuvre dans notre relation d’enquête (notamment en termes de rapports de classe et de race). Comme avancé par Bonnet, les enquêtés ne sont pas des « êtres passifs » ; au contraire, ils sont des « acteurs intelligents, compétents, qui peuvent manipuler et instrumentaliser le chercheur » (2008 : 59). Ainsi, en illustrant la façon dont Monsieur B. et Monsieur Q. ont été capables de reconduire nos interactions à des rapports de genre, et notamment à des configurations potentiellement préjudiciables pour l’enquêtrice, l’analyse permettra de mieux comprendre les logiques pratiques propres à leurs conduites violentes.
Étudier les hommes auteurs de violences conjugales
Les premiers programmes pour auteurs de violences conjugales ont surgi aux États-Unis dans les années 1970 sous l’influence du mouvement féministe et du mouvement de libération gay, tous deux actifs dans la lutte contre la misogynie hétérosexiste et la culture homophobe (Nichols 1975 ; Goldberg 1976 ; Doyle 1983 ; Taylor 1991 ; Pence et Paymar 1993). Initialement implémentées sous forme expérimentale dans le but de contribuer à la protection des femmes victimes de violences, ces interventions se sont ensuite consolidées avec la criminalisation officielle de la violence conjugale au cours des années 1990 (Hearn 1998). Plus récemment, leur mise en œuvre s’est progressivement institutionnalisée au niveau européen avec l’entrée en vigueur de la Convention d’Istanbul (COE 2011 ; Oddone 2021b). En France, après quelques expériences isolées pendant les années 1980 (Marianne 2017), des mesures spécifiques ciblant les auteurs apparaissent dans les plans d’action interministériels après la publication de l’enquête Enveff (Idup-Ined 2000), mais ce n’est qu’après le Grenelle des violences conjugales en 2019, qu’elles s’intègrent de façon systématique dans les politiques publiques orientées vers la lutte contre la violence conjugale (Oddone et Boué 2021).
Si la mise en œuvre concrète de ces programmes demeure jusqu’à ce jour très peu étudiée dans l’hexagone (Helfter 2007 ; Séverac 2009 ; 2011 ; Chetcuti-Osorovitz 2016), les enquêtes empiriques à cet égard sont tout aussi rares dans la littérature scientifique internationale. Seul un nombre limité de recherches qualitatives révèle ce qui se passe concrètement dans la prise en charge des perpetrators (Miller et al. 2005 ; Schrock et Padavic 2007), alors que seulement quelques études analysent la perspective et les pratiques des hommes violents au prisme du genre (Downes, Kelly et Westmarland 2019 ; Hearn 1998) ou explorent les liens entre pratiques violentes et représentations normatives de la masculinité et de la féminité (DeShong 2015 ; Heward-Belle 2017 ; Schrock et Padavic 2007 ; Seymour et al. 2021) [6]. Mes recherches ethnographiques sur les programmes pour auteurs de violences conjugales, conduites en Italie et en France, étaient orientées dans cette direction. D’une part, elles visaient à comprendre les actes des agresseurs “de leur point de vue” ; d’autre part, elles interrogeaient les liens entre ces pratiques et la construction sociale du genre au masculin.
Mes enquêtes ont montré que la violence des hommes contre leurs partenaires hétérosexuelles – qu’elle soit physique, sexuelle, psychologique, économique ou verbale – remplit tout d’abord une fonction instrumentale vis-à-vis des femmes : elle est employée pour exercer un contrôle sur leurs comportements, pour les discipliner et punir leurs « transgressions ». Cependant, cette violence revêt également une fonction positive dans les rapports entre hommes [7]. En France comme en Italie, dans la perspective des agresseurs, l’exercice de la violence dans l’intimité est également utilisé comme une gendering practice (Oddone 2020a ; 2020b), elle permet de façonner les masculinités en termes normatifs, participe à leurs positionnements au sein de la hiérarchie entre différentes masculinités et, simultanément, rend possible le renforcement de liens avec d’autres hommes [8] (Connell 1995).
Contexte et méthodologie d’enquête
Malgré les nombreux points communs avec ma recherche doctorale, en France les typologies des programmes, les modalités d’accès et les caractéristiques des participants se sont révélées très différentes de ceux de mon premier terrain italien (Oddone 2020a ; 2020b ; 2021a). Si en Italie le programme observé fonctionnait exclusivement sur la base du volontariat, dans le contexte français la prise en charge – par des « stages de responsabilisation » ou via l’« obligation de soins » [9] – était majoritairement imposée aux auteurs de violences, dans un cadre qui relève soit du suivi socio-judiciaire, soit des alternatives aux poursuites, soit de peines. En France, les hommes participent donc à une prise en charge “sous contrainte”. Ils sont également obligés de régler les frais d’inscription afin de recevoir une attestation qui sera transmise au procureur ou au Service pénitentiaire d’insertion et probation (SPIP), ce qui a une influence sur leur motivation et implication dans le programme.
Tout comme dans le programme observé en Italie, les auteurs de violences conjugales rencontrés relevaient de plusieurs catégories socioprofessionnelles, avaient différentes origines et vivaient aussi bien en milieu urbain que rural. Toutefois, dans ce contexte national, où ils étaient interceptés par le système judiciaire, j’ai noté une présence disproportionnée d’hommes racisés, descendants de migrants ou issus d’un milieu populaire, au chômage ou travailleurs intérimaires, souvent avec des addictions et/ou résidant dans des quartiers considérés comme “défavorisés” [10]. Dans cet article, il ne sera pas possible d’analyser les assignations d’identités de race et de classe au sein du cadre institutionnel de la prise en charge des auteurs de violences conjugales en France (Mazouz 2015), ni d’aborder plus largement les implications du croisement des « questions sexuelles » avec les « questions raciales » (et de classe sociale) dans le débat public et médiatique français (Fassin 2009). Néanmoins, c’est important ici de remarquer que cette configuration particulière de l’espace social observé dans l’hexagone a marqué la distance sociale avec mes enquêtés et pouvait contribuer à m’associer à l’ensemble des professionnel·le·s responsables de l’accompagnement (elles- et eux-mêmes le plus souvent blancs, de classe moyenne, diplômé·e·s en études supérieures).
Je précise qu’en France, je me suis toujours présentée comme une sociologue, ayant réalisé une enquête de longue durée sur un centre pour auteurs de violences en Italie, intéressée à mieux comprendre le sens et les motivations à l’origine des actes violents portés contre leurs conjointes. Je souhaitais ainsi montrer à mes interlocuteurs que j’avais déjà une certaine expérience dans le milieu et que je ne craignais pas le contact avec ce public. Par ailleurs, je soulignais que je bénéficiais en ce moment d’un contrat postdoctoral à l’université de Strasbourg afin de marquer mon “indépendance” et ma position d’“externe”, par rapport aux associations et aux professionnel·le·s qui avaient favorisé mon accès au terrain. Quelques fois, j’ai également parlé des ethnographies visuelles que j’avais antérieurement réalisées en prison ou dans les services pour toxicomanes, avec des jeunes hommes membres de gangs, pour préciser que j’avais l’habitude de travailler dans des milieux masculins très marqués par la violence (Oddone et Navone 2022). Dans les paragraphes qui suivent, la description de ma façon de procéder sur le terrain français – en contrepoint par rapport à l’expérience italienne – permettra de mieux contextualiser les deux rencontres décrites ci-dessous et de faire ressortir certains aspects qui ont eu un impact sur la relation d’enquête et sur les données recueillies : les enjeux d’accès et de confiance ; la question de la représentation de soi.
Trouver la (bonne) place sur le terrain : enjeux d’accès et de confiance
En France, la courte durée des stages de responsabilisation, étalés sur deux ou quatre longues journées d’environ huit heures, rendait impossible de « se montrer » [11] (Rostaing 2017 : 5) régulièrement aux enquêtés, comme cela avait été le cas en Italie. Comme souligné par Corinne Rostaing à propos de ses enquêtes en milieu carcéral, la présence constante et prolongée sur les lieux constitue « une démarche à la fois patiente et exigeante », permettant à l’enquêtrice de favoriser « une meilleure interconnaissance » avec les sujets de la recherche (Rostaing 2017 : 5). Si à Florence j’avais eu la possibilité d’établir un contact dans la durée (en observant les rencontres collectives hebdomadaires pendant plus d’un an), dans le Grand Est, les conditions des programmes m’empêchaient d’établir une relation (au moins basée sur le regard réciproque) avant de proposer un entretien individuel aux enquêtés.
Comparés au terrain italien, les échanges avec et entre les participants en France étaient moins intenses et les rapports établis restaient faibles et superficiels. En Italie, l’adoption d’une approche cognitivo-comportementale et psycho-éducative sur une période longue favorisait la participation collective, tandis que les programmes français observés étaient caractérisés par un enseignement de type frontal de la part des professionnel·le·s, donnant lieu à une sorte de formation spécialisée sur les violences conjugales qui plaçait les auteurs de violences dans le rôle d’élèves. Au sein du groupe, les interactions entre hommes étaient limitées, tout comme leurs réactions aux questions posées par les professionnel·le·s étaient plutôt laconiques. Les moments censés ouvrir un espace de débat étaient surtout occupés par les interventions répétées des plus loquaces et extravertis. Plusieurs hommes restaient en retrait et se limitaient à approuver les commentaires des autres par des hochements de tête. Certains passaient le temps en dessinant, en regardant leur portable ou encore en organisant leur agenda. Une minorité, comprenant mal le français, peinait à suivre le contenu, tandis que d’autres encore arrivaient à s’endormir. Ce « repli sur soi » (le « situational withdrawal » de Goffman 1961 : 61), prenant ici la forme du silence et de la passivité, n’a pas favorisé l’établissement d’un contact humain propice à proposer un entretien par la suite. Pendant les entretiens individuels auxquels j’ai pu assister [12], la plupart des hommes adoptaient une posture et un discours formalistes, visant à répondre aux atteintes institutionnelles, selon le savoir acquis par la succession de rencontres avec des figures professionnelles variées (travailleuses et travailleurs sociaux, psychologues, conseillères et conseillers pénitentiaires, déléguées et délégués du procureur, policières et policiers, juges, etc.).
Représentations de soi et réflexivité
Si, du point de vue d’un·e interviewé·e, il n’est pas évident de comprendre ce qu’est un·e sociologue (ou anthropologue) et ce qu’il/elle veut (savoir) quand il/elle sollicite un entretien, la « définition de la situation » (Goffman 1959) devient d’autant plus complexe quand il s’agit d’une chercheuse. Dans ma façon de « jouer le rôle » (Goffman 1959) de la chercheuse et d’occuper cet espace sur le terrain, j’avais l’impression de parcourir, hésitante, la ligne étroite entre invisibilisation de mon corps sexué et correspondance à un modèle hétéronormatif de féminité. Si d’un côté j’essayais de “me cacher” en tant que femme – au ban les décolletés, les jupes, les talons, etc., – de l’autre côté, dans ma façon de me représenter sur le terrain, j’évitais toute possible assimilation au stéréotype de la féministe lesbienne et radicale, une figure qui à mon sens pouvait être perçue comme menaçante. Avant de commencer l’ethnographie, j’avais activement travaillé la mise en scène de moi en laissant pousser mes cheveux pour prendre une apparence plus “classique”. Pour les séances d’observation je me maquillais, mais toujours avec un maquillage léger ; je portais des boucles d’oreilles, mais en évitant celles trop voyantes. Afin de prévenir tout soupçon de la part de mes enquêtés, j’avais construit une féminité qui pourrait être perçue comme à la fois “inoffensive” et “digne de confiance”. Pour mener à bien la démarche ethnographique je voulais susciter leur intérêt, tout en évitant de devenir la cible d’éventuelles entreprises de séduction.
En France, parmi la cinquantaine d’hommes observés, quarante-cinq ont accepté de remplir une fiche anonyme avec des informations sociodémographiques personnelles, mais seulement une minorité a donné son numéro de téléphone pour un possible entretien. Malgré leur accord, une fois contactés pour organiser notre rencontre, les potentiels interviewés avaient souvent une attitude évasive ou utilisaient des excuses pour échapper à ma proposition. En France comme en Italie, les auteurs de violences conjugales motivaient leur refus en mettant en avant le manque de temps ainsi que les contraintes familiales et professionnelles. Toutefois, dans le contexte français j’avais l’impression que ces difficultés pouvaient être en lien avec d’autres facteurs liés à mon genre, à mon âge, à mon hétérosexualité présumée ainsi qu’à des projections potentiellement associées à mon origine. Cela m’a été confirmé un soir, quand l’un des participants à une séance collective a fait référence à plusieurs « scènes de jalousie » de la part de sa femme et a déclaré que sa conjointe lui avait demandé avec insistance « C’est qui cette Italienne ? ». Cet échange révélateur du processus de sexualisation dont je faisais l’objet à cause de ma nationalité m’avait mise très mal à l’aise face aux professionnel·le·s et aux autres hommes présents, car il discréditait ma démarche scientifique et me renvoyait à l’image de la femme séductrice.
Non seulement mon accent italien pouvait participer à ce processus d’érotisation, mais à cette époque, ma maîtrise fragile de la langue française me rendait incertaine quant aux registres de langue et aux codes culturels utilisés par mes enquêtés – la grande majorité d’entre eux étant de nationalité française et utilisant un langage familier. Mon statut d’étrangère – à la fois foreign et stranger – me plaçait dans une position à double tranchant : d’une part, il justifiait ma demande d’explications supplémentaires et pouvait faciliter mes relances lors des entretiens ; d’autre part, il me rendait vulnérable dans le rapport de pouvoir qui se jouait entre enquêtrice et enquêté.
Mon âge ne me rendait pas service non plus. Située au carrefour entre plusieurs dimensions de l’ordre social, la relation du chercheur ou de la chercheuse au terrain et aux enquêtés est à chaque fois déterminée par une position sociale relative et en même temps historiquement mouvante (Matthews 1984). À l’exception d’un trentenaire père de deux jeunes enfants et d’un retraité proche de ses 70 ans, l’ensemble des hommes rencontrés en Italie (tous blancs et tous de nationalité italienne) étaient âgés de 50 ans environ, mariés depuis plusieurs années, souvent avec des enfants au collège. Notre écart d’âge (j’avais 30 ans au moment du début de l’enquête de terrain) permettait une distance que je percevais comme safe. En revanche, au moment de mon enquête ethnographique en France, j’étais désormais proche de la quarantaine (37 ans). Si cette proximité d’âge avec les enquêtés me paraissait initialement un atout – leur âge moyen étant de 40 ans –, je me suis rapidement aperçue que je n’étais plus considérée comme une étudiante (en tant que doctorante), comme ça avait souvent été le cas lors de mon premier terrain. J’étais une femme adulte, en couple hétérosexuel, mère de deux enfants en bas âge : des aspects que j’évoquais à la marge de nos échanges afin de laisser entendre que je n’étais (sexuellement) pas disponible et à la fois permettait de relier mon expérience personnelle avec celle de certains interviewés, eux-mêmes parents.
Observer la mise en scène du genre au sein de l’entretien ethnographique
En ayant recours au journal de terrain et à des extraits d’interview, dans les paragraphes suivants je ferai une description méticuleuse de deux situations d’entretien qui ont eu lieu suite à l’observation de deux stages de responsabilisation, dans deux villes de la région Grand Est. Malgré les nombreux récits de violences auxquels j’avais assisté pendant les années de ma formation comme sociologue – récits produits par des hommes avec des caractéristiques très différentes, sur des formes de violence très variées (automutilation, bagarres, violences conjugales, homicide, etc.) – ces deux interactions m’ont rendue témoin (ainsi que cible) d’une brutalité qui m’a laissée pendant longtemps déconcertée : non seulement à cause de la cruauté des actes que les enquêtés avaient commis contre leur compagne, mais aussi pour le détachement moral dont ils faisaient preuve lorsqu’ils le racontaient. Ce n’est qu’avec la distance temporelle et grâce au soutien de nombreuses collègues que j’ai pu saisir ces expériences comme matériaux d’enquête.
Dans ce paragraphe, j’entrelacerai mes notes de terrain – qui comprennent mon ressenti personnel, à savoir l’impact émotionnel suscité par l’interaction avec les enquêtés – avec des extraits d’entretiens avec Monsieur B. et avec Monsieur Q. Cette description permettra ensuite d’analyser d’un point de vue processuel, d’un côté, l’existence de normes relatives à une masculinité idéale, désirée et vers laquelle mes interlocuteurs orientent leurs propres conduites [13] et, de l’autre côté, la façon dont les sujets impliqués dans l’interaction articulent et développent une relation singulière, celle du terrain, qui rend visible les hiérarchies et les rapports de pouvoir qui la traversent. La description fine du hic et nunc de cette relation problématique (Bensa et Fassin 2008) permet ici de réfléchir à la valeur heuristique de “ce que l’on fait”, ensemble, sur le terrain (en complément à la seule analyse de “ce qui est dit”), d’autant plus quand l’on souhaite étudier « le genre » et les pratiques discursives et performatives de genre dans leur rapport à la violence.
Notes de terrain et entretien avec Monsieur B.
Janvier 2019Monsieur B. est un homme de 45 ans, né en France de parents d’origine nord-africaine, installés de manière permanente dans la région depuis la fin des années 1970. À ce jour sans emploi, depuis quelque temps il fait l’objet d’une interdiction de contact avec son épouse, pour avoir commis une agression physique grave à son égard. Cette mesure a récemment été étendue aux enfants, deux petites filles de moins de cinq ans. Pendant les quatre jours de stage, il a toujours gardé la même place au fond de la salle, sur un côté. Bavard au point de devenir prolixe et parfois insistant, au cours des discussions collectives il cherchait à imposer son propre point de vue, en réponse aux sollicitations des professionnelles ou aux commentaires des autres hommes participants. À la fin du stage, il a facilement accepté mon invitation à me rencontrer pour un entretien individuel, en se montrant prêt à parler davantage de son vécu.
Nous nous rencontrons une semaine après, en fin de matinée, toujours dans le même endroit : la Maison de justice et du droit (MJD), à la périphérie d’une ville moyenne de la région Grand Est. Je suis assise derrière le bureau quand il frappe à la porte, dans une salle juste à côté de la salle d’attente. Je me lève pour l’accueillir, je lui serre la main et l’invite à s’asseoir devant moi. Notre échange est cordial. Nous nous vouvoyons. En arrière-plan, on entend les bruits des mouvements et conversations entre employés et usagers au sein de cet espace sociojudiciaire.
En me présentant, je lui dis ouvertement que je m’intéresse aux récits d’hommes qui ont été violents contre leur conjointe, afin de comprendre leur perspective. Ma première question générale – « Pourriez-vous me raconter votre vie ? » – donne lieu à un récit impétueux. Monsieur B. parle pendant plus de trois heures, en tirant une satisfaction de plus en plus évidente du fait qu’il me tient en face de lui – patiente, “en quête”, apparemment “pendue à ses lèvres” – lorsqu’à chaque fois il parvient à éluder mes questions, jusqu’à ce que je finisse par abandonner la grille d’entretien que j’avais prévue. Pendant presque toute la matinée, il me raconte l’histoire de la migration de sa famille – le père un homme à tout faire, la mère femme au foyer, un frère aîné et deux sœurs plus jeunes. Il retrace son parcours professionnel, tortueux et incertain, d’un emploi à l’autre dans plusieurs usines de la région. Il m’explique dans les moindres détails ce qu’était la vie quotidienne dans une cité à grande mixité culturelle au fil des années 1980. Il esquisse les aventures de la bande de copains de sa jeunesse, entre bagarres, petits vols, trafic de drogue, contrôle du territoire. J’essaie de le mettre à l’aise et d’interagir avec lui pour le conduire progressivement vers les thématiques qui m’intéressent. À différents moments, il évoque le racisme dont il a été victime tout au long de sa vie – en tant qu’« arabe », « maghrébin », « fils d’immigrés » – dans la rue, à l’école, sur le lieu de travail. Pour faire preuve d’une écoute empathique, je parviens à prendre la parole pour signaler que les Italiens ont également fait l’objet de discriminations et de violences dans leur histoire migratoire. Bien que blanche, de classe moyenne et universitaire, j’essaie de faire appui sur ma position d’étrangère récemment arrivée en France pour chercher une proximité avec mon interlocuteur.
Toutefois, malgré mes efforts, cette démarche m’éloigne de mon objectif. Mes questions lui permettent de faire de longues digressions sur des épisodes divers, dans ce que je perçois comme un parfait exercice de mansplaining ou manspreading verbal [14]. Au fur et à mesure que les minutes passent, j’ai l’impression de devenir malgré moi le public de son monologue. Si dans la première partie de l’entretien je m’étais limitée à faire quelques relances, après environ deux heures de disponibilité à l’écoute je commence à l’interroger d’une façon plus assertive et directe – sur la relation de couple et sur des épisodes de violence spécifiques – car je ressens la pression du temps et je crains d’arriver à la fin de l’entretien avec “les mains vides”.
Il avait déjà décrit quelques violences sévères contre ses sœurs, mais quand il décide enfin de revenir sur les abus contre sa conjointe, Monsieur B. semble avoir du mal à se souvenir des violences physiques pour lesquelles il a été dénoncé et condamné, en particulier le jour où il a perforé le tympan de sa femme. Si d’une part il minimise les faits, d’autre part il peut à peine parler lorsqu’il évoque les conséquences de ses actes sur sa relation parentale, marquée par l’expérience des rencontres supervisées et ensuite par l’interdiction de s’approcher de ses filles. Son hésitation ainsi que ses silences sont révélateurs du fait que l’évocation est pour lui très douloureuse. Face à son affliction, je lui laisse du temps et j’essaie de respecter sa souffrance, même si je me sens en colère contre lui, ainsi que proche de sa femme et de ses enfants. À ce moment-là, l’homme sort son téléphone portable pour me montrer des photos de ses petites filles, leurs selfies ensemble, en dissimulant autant que possible ses émotions. Lorsque l’on regarde la vidéo de sa petite rigolant en mangeant une glace, je souris en lui disant que ma fille a presque le même âge. Il réagit immédiatement en me disant : « Oui, j’ai vu ça. J’ai vu la photo sur votre profil WhatsApp ». Je me sens mal à l’aise, j’essaie de changer de sujet. Il me demande si nous allons nous revoir après l’entretien. Je reste vague.
Juste après quelques instants, l’expression de son visage change de la douleur à la colère. Il commence à manifester ouvertement son ressentiment vis-à-vis de sa conjointe et de la décision du juge. À plusieurs reprises il accuse avec véhémence sa femme de mentir et d’exagérer : « C’est du théâtre ! », « Elle a rajouté beaucoup de mensonges. Elle me met encore des bâtons dans les roues », et encore, tendu, « Je ne l’ai jamais menacée de mort. Je l’ai tapée, c’est vrai. Mais je ne l’ai jamais menacée de mort ! ». En me rappelant que les histoires de féminicide ont souvent le même scénario, je pense à cette femme craignant pour sa propre vie et pour celle de ses enfants. Je me sens gênée par son égoïsme, je suggère timidement : « Peut-être... qu’elle avait peur … ? ». À ce moment-là, l’homme devient furieux, élève la voix, se montre visiblement irrité. Il affirme que sa femme s’est « foutue de [sa] gueule » et qu’à chaque fois qu’elle le peut, elle va « pleurer chez les flics ».
Ce moment de l’entretien devient difficile à supporter. Je déglutis et tente de contrôler au maximum mes réactions, de ne plus faire de commentaires qui pourraient susciter sa colère, de rester aussi “neutre” que possible, en limitant mes gestes et mes paroles. Il continue ses invectives en disant qu’il ne comprend pas pourquoi sa femme aurait reçu un Téléphone Grave Danger (TDG) [15], qu’il s’est renseigné et qu’il sait que c’est un dispositif pour les femmes « qui sont vraiment en danger, qui ont vraiment peur », pas comme sa femme qui ne fait que le « narguer ». Il conclut : « Pour moi, c’est de l’abus ». D’un coup, je m’aperçois que les battements de mon cœur s’accélèrent et je réalise que je commence à espérer que quelqu’un entre dans la pièce pour mettre fin à l’entretien. En même temps, je dois résister à la tentation de répliquer, car je me sens directement interpellée lorsque Monsieur B. prétend que « la justice est toujours du côté des femmes ». Je me tais par peur de susciter sa réaction verbale ou un éventuel passage à l’acte violent.
Alors que nous approchons de la fin de l’entretien, une partie de moi est satisfaite du résultat. Étant donné la durée de l’entretien, on peut dire que l’interviewé s’est sans doute senti libre de s’exprimer et, après tout, j’ai presque quatre heures de matériel à transcrire. En même temps, le sentiment de peur ne me quitte pas. Jusqu’à la fin de notre réunion, je continue à craindre qu’il ne se mette en colère contre moi, ou qu’il ait des doutes sur ce qu’il m’a dit, sur le fait que j’ai enregistré l’audio de l’entretien. Quand nous nous disons au revoir, il répète une deuxième fois avoir vu la photo de mes enfants sur mon profil WhatsApp, il me demande comment écrire mon nom de famille pour l’enregistrer parmi ses contacts. Dans l’état d’agitation dans lequel je me trouve, je perçois ces phrases comme des avertissements ou des menaces à mon encontre. Quand il part enfin, je suis soulagée et j’attends quelques minutes avant de quitter le bâtiment. Une fois arrivée à l’arrêt du tram, je regarde autour de moi, vérifiant les personnes à bord car je crains d’être suivie. J’ai peur qu’il puisse m’effrayer ou m’agresser. Je regrette d’avoir voulu créer “un bon climat” et d’avoir montré de l’empathie, une ressource probablement inadaptée ou ambigüe dans le cas de cette enquête. Je pense que je suis peut-être paranoïaque, mais que je dois en tout cas être plus prudente. Je me reproche d’avoir sous-estimé les risques et de mettre en danger moi-même ainsi que ma famille. J’ai quelques mauvaises pensées et, même la nuit, les images de l’entretien reviennent : le ton de sa voix quand il montre sa désapprobation ; son attitude, initialement polie et posée, ensuite toujours plus directe et agressive. Je dors mal, j’ai des cauchemars et me réveille plusieurs fois.
Le lendemain, dans mon bureau à l’université, un appel manqué de Monsieur B. me met à nouveau en état d’alerte. Dans le message vocal sur mon répondeur, il dit vouloir juste me demander comment s’est passé l’entretien. Il veut savoir s’il s’est « bien débrouillé » et si je l’avais « bien apprécié ». J’attends quelques minutes, puis le rappelle. Il me tient alors au téléphone pendant quinze minutes, durant lesquelles il me dit être « très heureux de me parler » et qu’il s’est senti bien après, « comme chez le psychologue ». Il ne semble pas inquiet de l’usage que je ferai des informations, en tout cas je le rassure en insistant sur la garantie de l’anonymat. À la fin de l’appel, il me dit, comme s’il voulait se justifier, que dans les années 1980 et 1990, quand il était jeune, il n’y avait pas autant de discours sur les violences conjugales, que c’était « normal » et surtout ce n’était pas « puni par la loi ». Je prends congé de lui en promettant que, si j’avais encore besoin de lui parler, je le recontacterais sans aucun doute.
Notes de terrain et entretien avec Monsieur Q.
Mars 2019J’entre dans le siège de l’Association environ quinze minutes avant notre rendez-vous. Arrivée jusque-là juste pour cette interview lors d’une journée froide et pluvieuse, j’avais peur que Monsieur Q. ne vienne pas et que mon voyage soit gâché. C’est aussi pour cette raison que j’ai été surprise quand l’éducatrice à l’accueil m’a dit que « deux personnes » m’attendaient dans la salle à côté. « Deux personnes » ? J’ai immédiatement pensé à l’un des hommes que j’avais contactés pour un entretien, mais aucun d’entre eux n’avait répondu, et je ne leur avais par ailleurs donné aucune adresse ni horaire de rendez-vous. Quand je suis rentrée dans la pièce adjacente, j’ai découvert que Monsieur Q. était là, présent, accompagné par sa femme, les deux assis derrière la table avec un air impatient.
Divorcé de la mère de ses enfants depuis quelques années, pendant le stage Monsieur Q. avait parlé de sa nouvelle compagne, avec qui il était actuellement et qui avait été victime de sa violence, comme d’une partenaire « hyper jalouse » et « possessive ». J’ai tout de suite pensé que c’était peut-être pour cette raison qu’elle s’était présentée à l’entretien. J’ai été contente d’avoir toujours adopté un ton formel dans les échanges de messages avec lui, d’être habillée d’une façon sobre pour ne donner lieu à aucune ambiguïté. Surprise et un peu nerveuse à cause de cette présence inattendue, j’ai commencé à parler sans même enlever ma veste, cherchant le magnétophone, mon cahier et un stylo dans mon sac. J’ai commencé par me présenter rapidement, en essayant de créer une atmosphère détendue, pour eux et pour moi, afin de m’adapter à ce nouveau cadre que je n’avais ni prévu ni imaginé. Plus précisément, j’ai essayé d’accueillir sa femme – Madame M., une frêle femme d’une quarantaine d’années – tout en évitant de lui demander ce qui l’avait incitée à se présenter à l’entretien, pour qu’elle ne se sente pas exclue du cadre de notre rencontre.
Avant de commencer notre échange, Monsieur Q. me dit qu’ils n’ont pas beaucoup de temps, « juste une demi-heure », et me demande si d’autres participants au stage ont accepté d’être interviewés, comme s’il cherchait le soutien du groupe dans cette démarche entreprise sans beaucoup de conviction. « Personne ne veut être interviewé, hein », plaisante-t-il. Quand je sors l’enregistreur audio, il commente « Ce n’est pas bien ça ». Je réitère que tout sera anonymisé, comme précisé dans les formulaires que je leur fais signer. Je me justifie en disant que, vu que je ne parle pas bien français, j’aurais besoin de réécouter l’entretien une deuxième fois. Finalement, même s’il n’en était pas entièrement persuadé, il accepte quand même l’enregistrement de bon gré, en affirmant « De toute façon, je n’ai rien à cacher ».
Cet homme français de 43 ans, costaud et aux mains abîmées, s’était déjà montré peu loquace lors du stage, réticent à s’exprimer devant les autres hommes participants. Quand je lui demande de parler de sa vie, il répond par des phrases courtes. Un homme de peu de mots, travailleur acharné et fier de son héritage – « On est agriculteurs de père en fils depuis plusieurs générations » – il me raconte que, même pendant le mois de prison ferme, il n’arrêtait pas de penser au travail qui l’attendait. Suite à mes relances, il réplique brièvement, par quelques confirmations ou négations seulement. Je me demande jusqu’à quel point la présence de sa compagne influence ses réponses et “contamine” l’entretien. Monsieur Q. m’explique qu’il est « tombé sur M. il y a trois ans et puis ça s’est fait naturellement ».
Dès qu’il commence à retracer leur histoire de couple, il recherche tout le temps son approbation : « On a les mêmes envies, les mêmes particularités… [En se tournant vers elle] Ah ? c’est vrai ? ». Il continue de la même façon lorsqu’il commence à évoquer « les problèmes » et puis « cette connerie » qui l’a amené en prison – « Il y a eu un coup qui a été mis, qui était volontaire sans l’être. [En se tournant vers elle] Ah ? N’est-ce pas ? », ou encore quand il mesure ses actes – « Pour moi c’est des aléas de la vie, des banalités… […] Pour moi ce n’est pas grave quoi… [En se tournant vers elle] Ah ? C’est vrai ? […] Non ? Eh ? ». À chaque fois Madame M. se limite à chuchoter « Oui, c’est vrai », à hocher de la tête ou à marmonner en gardant les yeux baissés. Au fur et à mesure que le temps passe, l’apparente demande d’approbation de Monsieur Q. vis-à-vis de sa femme se révèle davantage comme une injonction à acquiescer. À ce point de l’entretien j’arrête de m’adresser exclusivement à lui et je me tourne vers les deux membres du couple, soit pour qu’elle puisse compléter le récit plutôt confus de Monsieur Q., soit parce que je me sens profondément gênée par son attitude que je juge vexatoire à l’égard de sa compagne, vu qu’il ne la laisse pas s’exprimer librement.
Le cœur de l’entretien est le moment où les deux, ensemble, reconstituent les détails de l’épisode qui a conduit Monsieur Q. à une garde à vue de 48 heures, puis à un mois de prison, puis à un bracelet électronique, à six mois de sursis et à deux ans d’obligation de soins et de suivi par un psychologue. Monsieur Q. raconte le moment du passage à l’acte : « Je l’ai sentie sur mon dos, du coup je lui ai envoyé un coup de pied, comme ça, à l’arrière [Il montre le geste, avec la jambe]. Et elle s’est pris le talon ici quoi [en indiquant le nez] ». Je lui demande s’il portait des chaussures. Il me répond : « Non, pieds nus. Eh bon, c’est tout. Je suis reparti et elle m’a dit “Viens voir, ça va pas”, et puis je suis revenu et puis j’ai vu que ça n’allait pas […] ». Madame M. garde le silence. Il continue : « Il faut le dire, je t’ai secouru tout de suite… ». Ensemble, le couple m’a raconté comment Monsieur Q. a fracassé le nez de Madame M. avec un coup de pied – fracture suivie par une vingtaine de jours d’ITT et par une intervention chirurgicale de reconstruction – et la façon dont elle a été traînée par sa propre mère à la gendarmerie, contre son gré, pour porter plainte. La reconstitution de l’épisode se fait grâce à l’interaction entre les deux, parfois collaborative, d’autres fois ouvertement conflictuelle jusqu’à arriver à des véritables disputes en pleine situation d’entretien.
Madame M., en s’adressant à Monsieur Q. : « Je t’ai rappelé pour m’aider à conduire la voiture parce que je ne pouvais pas conduire. Je n’arrivais pas à ouvrir l’œil et j’avais envie de vomir tout le temps. Tu t’en souviens ? »
Monsieur Q. : « Mais il faut raconter toute l’histoire ! Je ne t’ai pas laissé non plus, bébé […] ».
Madame M., en se tournant vers moi : « Arrivée chez mon premier client je commence à vomir, du coup je l’ai rappelé [elle a rappelé Monsieur Q.] et je lui ai dit : “Il faut que tu viennes conduire la voiture, il faut que je ferme les yeux, surtout que je ne regarde pas la route”. […] Mais mon ex-mari m’avait vue le matin. […] Il a vu que j’avais des lunettes de soleil. Il s’est approché de la voiture et il a dit “Mais qu’est-ce que c’est ce délire ?”. Enfin, bref, j’ai pas voulu lui parler, je suis partie et il a donné le signalement à mes parents le soir, d’aller voir ce qui se passait. […, elle parle de la plainte à la gendarmerie] Franchement je n’avais pas trop le choix. Le signalement était donné de toute manière, je n’avais pas le choix. […] Je n’ai pas choisi d’aller porter plainte ».
Monsieur Q., avec méfiance : « Bah oui, hein ».
Madame M. : « J’ai suivi le mouvement de ce qu’on me disait… »
Monsieur Q. : « Ah si, tu l’as choisi. C’est toi qui as porté plainte quoi ».
Madame M. : « Oui, mais… [Elle lève la voix et s’adresse à lui, en le regardant] Ce que tu ne comprends pas ici, Q., c’est que je n’étais pas dans un état comme je suis là, quoi. 24 heures après j’étais, tu te souviens, couchée sur le lit, je ne savais pas comment m’arranger sans vomir. [Il confirme par des hochements de tête] Je ne mangeais pas du tout. Il fallait que je me nourrisse, je vomissais tout le temps. Tu m’avais ramené des fraises, du jardin… [Il marmonne] … pour ne pas vomir, mais ça ne passait pas. Le problème c’est que 24 h après j’étais encore pire, j’étais vraiment dans un sale état. […] La seule chose que je voulais c’était dormir ».Quand il reprend le contrôle du récit, Monsieur Q. souligne à plusieurs reprises que les femmes sont « des manipulatrices » et qu’à chaque dispute elles vont porter plainte, alors qu’un homme « ne va pas à la gendarmerie. Il faut être clair et net. […] On n’est pas des tafioles, quoi ». Je ne connais pas cette expression. Suite à ma question, Madame M. m’explique avec indifférence ce que le mot signifie. Dans son rapport factuel, lorsqu’elle évoque avec un détachement total les détails de la violence, elle ne montre aucune indignation ni mépris vis-à-vis de son partenaire, ni prise de conscience en relation aux abus subis. Je suis frappée par son attitude qui me laisse profondément effrayée.
Pendant environ une heure, il y a eu trois moments de tension sévère dans l’interaction entre les deux : une première altercation dans la reconstruction du moment du passage à l’acte, une deuxième au sujet de leur supposée jalousie réciproque, une dernière sur les conditions actuelles et futures de leur vie de couple, en raison des contraintes judiciaires. À maintes reprises, le couple commence à se disputer vivement en me laissant à la marge de leur interaction, dans le rôle de spectatrice, au point que Monsieur Q. à un moment dit, en faisant référence à moi : « Elle [la sociologue] ne sait même pas quoi demander. C’est une pièce de théâtre… [rires] ». En effet, le cadre se transforme rapidement d’un entretien sociologique à un dialogue étroit au sein du couple, en se tournant en représentation : mise en scène devant mes yeux de la relation de pouvoir entre les deux.
Si d’une part, au moment de l’entretien, je me sentais mal à l’aise devant Monsieur Q. à cause de la présence de sa compagne, d’autre part, à l’égard de cette femme qui avait subi des violences sévères, j’évitais les relances qui m’auraient permis d’approfondir les faits, ses opinions et ses choix. À contrecœur, j’ai étouffé les commentaires que j’aurais faits si je l’avais rencontrée dans un autre contexte, et j’aurais peut-être attiré son attention sur la gravité des actes supportés ou sur l’importance de contacter une structure de soutien aux victimes de violences. Tout au long de l’entretien j’ai essayé de ne pas alimenter le conflit ni de provoquer une discussion entre les deux. Comme avec Monsieur B., je me suis forcée à maintenir une attitude “neutre”, plutôt qu’empathique ou inquisitrice : j’évitais soigneusement les commentaires et essayais de contrôler les expressions de mon visage, pas seulement pour me protéger, mais surtout pour éviter de déclencher une réaction agressive de Monsieur Q. contre sa compagne, pendant et après l’entretien.
Masculinités violentes en train de se faire
La sociologue australienne Raewyn Connell définit le genre comme une dimension structurante de l’ordre social et invite à le saisir comme praxis sociale inventive et créative, constamment rapportée aux corps et à ce que les corps font (Connell 1995 ; 2011) [16]. Chacun de ces deux échanges, coconstruits par l’enquêtrice et l’enquêté en raison de l’imbrication de plusieurs rapports sociaux, est devenu l’occasion pour observer pratiquement la mise en scène stratégique du genre et sa constante négociation dans l’interaction sociale. Lors de nos rencontres, Monsieur B. et Monsieur Q. ont fait le genre au masculin, par l’engagement actif de leurs corps – par les gestes, les regards, les tons de la voix, par une certaine façon d’occuper l’espace entre nous. En même temps, ils ont montré comment la violence est partie intégrante de la fabrique du genre.
Quand ils n’étaient pas frontalement agressifs à mon égard (en me coupant la parole, en levant la voix, en refusant nettement mes propos), Monsieur B. et Monsieur Q. ont occupé le champ de notre interaction (ou de l’interaction avec la compagne) d’une façon plus insidieuse. Par le contrôle unilatéral du récit, chacun à sa manière, ils ont limité mon « space for action » (Kelly et Westmarland 2015) – ainsi que celui de la compagne présente – en m’obligeant ainsi à subir, passivement, leur débordement. La peur que j’ai ressentie (peur pour moi ou pour Madame M.) a été la conséquence de l’enchaînement d’une série d’actes précis. Dans le contexte particulier de chaque situation d’enquête, les pratiques discursives et corporelles déployées par les enquêtés ont contribué à leur affirmation de soi en tant qu’hommes [17], ainsi qu’à la définition de hiérarchies entre les acteurs du terrain, notamment par rapport à la (femme) chercheuse ou, dans le cas de Monsieur Q., par rapport à sa femme présente lors de l’entretien.
Dans le cas de l’échange avec Monsieur B., en déclenchant son récit impétueux, l’enquêté a clairement imposé le contrôle de la situation, en réduisant mes possibilités d’action, de réaction et d’interaction. En évitant mes questions, il m’a forcée à me conformer au modèle normatif de féminité associé à l’écoute et à l’empathie, à la passivité et à la disponibilité affective – un modèle que j’avais d’ailleurs délibérément choisi (car je le considérais “non menaçant”) quand je lui avais proposé un entretien. Au moment où je me suis écartée de ce modèle, mon comportement a été perçu comme une tentative de miner la hiérarchie qu’il avait clairement établie entre nous, en nous assignant des rôles spécifiques (et sexués) : à lui celui du narrateur, profitant de ma présence pour m’impressionner avec des récits héroïques de la vie de banlieue, mesurant son recours à l’argot et à des expressions de plus en plus vulgaires ; à moi la place de la spectatrice bienveillante, sûrement pas censée interrompre ou poser des questions perçues comme “provocatrices”. Mes efforts pour reprendre les rênes de la situation d’entretien, ou au moins pour introduire le point de vue de la victime dans son récit à sens unique, ont déclenché des tensions qui, bien qu’elles n’aient pas abouti à un acte de violence physique, en ont évoqué la possibilité concrète – au moins selon ma propre perception. À plusieurs reprises Monsieur B. a souhaité me montrer qu’il était capable de faire violence et que cette compétence lui permettait d’exercer un contrôle et un pouvoir, sinon sur sa femme – désormais sous protection grâce au TGD – au moins sur la femme qu’il avait devant lui pendant le déroulement de l’entretien. Sur le terrain, je suis devenue malgré moi la cible de la masculinité violente de Monsieur B. La peur que j’ai ressentie a clairement fait preuve de l’efficacité de cette menace implicite, se traduisant dans les limites et les contraintes dans ma façon de conduire l’entretien [18].
En ce qui concerne la rencontre avec Monsieur Q., si initialement l’inattendue présence de sa femme m’avait perturbée, au fur et à mesure que l’entretien se déroulait, ce sentiment s’est accentué jusqu’à devenir malaise, inconfort et colère. Face au récit détaché de sa compagne et confrontée à la façon dont Monsieur Q. lui imposait son interprétation des faits tout en l’appelant affectueusement « bébé », je jouais le rôle d’une impuissante spectatrice devant les multiples violences masculines visiblement à l’œuvre au sein du couple. Malgré les efforts de Madame M. pour négocier la hiérarchie imposée par son partenaire – des efforts qui se sont manifestés pendant les trois moments d’altercation au cours de l’entretien – Monsieur Q. a réussi à exercer un contrôle sur sa partenaire ainsi qu’à maîtriser le récit, jusqu’à avoir le dernier mot sur leur situation actuelle, avant que j’éteigne le magnétophone : « C’est déjà mieux qu’avant bébé, c’est déjà beaucoup mieux qu’avant… ».
La notion de « contrôle coercitif » élaboré par Evan Stark inclut dans la définition de violences conjugales toute une série de pratiques masculines capables de piéger la vie des femmes et de restreindre leur liberté, sans nécessairement avoir recours à la violence physique et sexuelle (Stark 2007 ; 2009). Ces subtiles tactiques de contrôle répondent à un large éventail de comportements de l’agresseur envers sa partenaire, tactiques qui s’avèrent particulièrement efficaces en raison des inégalités structurelles entre les sexes et de l’encore large acceptation sociale du contrôle des hommes sur les femmes. Les masculinités mises en scène par Monsieur B. et par Monsieur Q. au sein de nos rencontres se sont localement construites sur la capacité d’exercer un « contrôle coercitif », non seulement au sein du couple mais aussi dans la relation avec la chercheure, réalisant ainsi la « tension vers » un modèle idéalisé de masculinité en position de domination [19]. L’ensemble de ces pratiques fonctionne à la fois comme « rappel à l’ordre » et comme « production d’un ordre » : en affirmant (ou confirmant) l’existence d’asymétries sexuelles et de frontières sociales, la violence de genre « intime aux femmes de se conduire en femmes » (Fassin 2009 : 303), dans le couple tout comme dans la relation d’enquête.
Faire le genre lorsqu’on fait de la recherche (ethnographique)
Dans cet article j’ai souhaité présenter les entretiens avec Monsieur B. et avec Monsieur Q., non pas comme des simples “techniques” pour obtenir des informations de la part des enquêtés, mais comme des contextes concrets dans lesquels se réalise l’interaction entre la chercheuse et l’interviewé·e, en l’occurrence une femme et un homme. Loin d’être uniquement un « instrument d’enquête » (Beaud 1996 : 231), l’espace-temps de l’entretien constitue une sphère sociale à part entière, où l’on peut observer les rapports de pouvoir à l’œuvre, à partir de notre positionnement partiel et dans la relation aux acteurs impliqués. Dans ce sens, les deux rencontres évoquées sont devenues deux « terrains difficiles » en raison de la relation et des caractéristiques des acteurs impliqués (Boumaza et Campana 2007 ; Bizeul 2007).
Dans chaque contexte particulier, mon ressenti et mes émotions ont fonctionné comme « sentinelles », en signalant la valeur de ce qui était en jeu sur le terrain (Zanna et Héas 2021 : 10). La peur, la gêne et la colère que j’ai éprouvées ont impacté mon interprétation des données et affecté les processus de sélection des futurs interviewés. Après l’entretien avec Monsieur B. j’ai commencé à ne plus solliciter que des hommes qui à mes yeux avaient l’air “moins dangereux”, un critère entièrement subjectif et sans réelle valeur scientifique. Dans les deux cas, après les entretiens j’ai contacté les responsables des stages de responsabilisation auxquels j’avais assisté : concernant Monsieur B., pour les informer des menaces que j’avais reçues par sms deux mois après notre entretien ; quant à Monsieur Q., pour indiquer la condition de sa compagne et signaler la nécessité d’envisager un contact systématique avec les femmes partenaires des hommes pris en charge, comme prévu par les lignes directrices internationales (COE 2008 ; 2014).
Ces expériences désagréables ont également été l’occasion d’observer d’une façon critique et réflexive comment j’ai fait le genre (au féminin, de ma position de chercheuse) au sein de la relation d’enquête, un cadre qui présuppose toujours des rôles assignés : pour l’enquêté·e, celui d’un sujet parlant ; pour l’enquêteur·rice, celui d’un sujet à l’écoute. Toutefois, sur le terrain cette division de rôles peut s’articuler selon différentes configurations, en fonction des rapports de genre mais aussi, plus largement, selon la « distance sociale » entre les acteurs sociaux impliqués dans l’interaction. Dans son ethnographie de longue durée dans le quartier de East Harlem à New York, Philippe Bourgois (un homme adulte, blanc, universitaire) décrit les échanges avec les enquêtés (des jeunes hommes racisés ou issus de l’immigration, parfois en décrochage scolaire, toxicomanes ou membres de gangs) révélant ses nombreuses réactions verbales et corporelles face aux propos et aux récits de ses interlocuteurs (Bourgois 2001) [20]. En illustrant ces interactions, l’anthropologue raconte la façon dont il exprime explicitement sa surprise, désaccord, désarroi, jusqu’à entrer parfois en conflit avec ses enquêtés, sans pour autant avoir besoin d’exercer un contrôle sur ces propres réactions ni d’avoir recours aux rituels de la safety dance (Gwen Sharp et Emily Kremer 2006, cité par Cuny 2020 : 92).
Dans le cas de ma recherche, en dépit des efforts activement mis en œuvre afin de neutraliser mon sexe ou genre – dans la présentation de moi et dans le contrôle de mes expressions et réactions corporelles – mes interlocuteurs s’attendaient qu’une chercheuse (femme) observe et écoute “comme il se doit” chez une femme – c’est-à-dire, en restant “à sa place” (pas celle d’un sociologue, mais celle socialement assignée à son genre). Bien que la distance sociale avec mes interlocuteurs m’ait placée (en tant que personne blanche, universitaire, de classe moyenne) dans une position sociale hiérarchique supposément privilégiée vis-à-vis de mes enquêtés (des hommes racisés, marginalisés, catégorisés comme « auteurs de violences »), Monsieur B. et Monsieur Q. ont été capables d’inverser les hiérarchies dans la relation d’enquête en s’appuyant sur la dimension de genre (bénéficiant également de mes hésitations à cause de ma maîtrise encore fragile de la langue française), afin de me (ré)assigner à une position subalterne. C’est du reste ce que s’attache à décrire François Bonnet quand il relate comment ses enquêtés (noirs), résidant dans le quartier où il conduit son enquête ethnographique, lui ont, à plusieurs reprises, stratégiquement rappelé la couleur de sa peau (blanche), dans le but de « faire sentir au chercheur sa propre étrangeté au monde qu’il essaie de comprendre » (2008 : 66). En ce sens, la méthode ethnographique se révèle particulièrement fructueuse car elle « parvient à mettre en lumière différents modes d’articulation [des rapports de pouvoir] en rapportant leur imbrication aux situations concrètes où elle se réalise » (Mazouz 2015 : 76).
Toutefois, les deux rencontres décrites précédemment m’ont amenée à réfléchir également aux limites du choix de conduire une recherche sur des hommes auteurs de violences conjugales par une approche ethnographique qui, en tant que telle, présuppose la proximité, l’intimité et l’engagement personnel par les corps. Dans son étude sur les militants de la Ligue du Nord, Martina Avanza soutient qu’« il faut cesser de considérer l’empathie comme une condition nécessaire pour mener une enquête ou comme un implicite de la relation ethnographique » (Avanza 2008 : 56, italiques ajoutés par mes soins). Ma recherche a montré d’autres limites propres à ce sentiment, notamment associé à la féminité, et dont les manifestations sont particulièrement difficiles à gérer quand l’ethnographe se trouve dans le corps d’une femme. Quand pratiquées par une chercheuse, “écouter” et “observer de près” cessent d’être des simples tâches professionnelles, neutres du point de vue du genre ; au contraire, elles semblent acquérir des nuances genrées, comme si elles “se coloraient en rose” à travers l’interprétation de l’enquêtrice. En citant Jeanne Favret-Saada, Avanza affirme également que « la juste distance en ethnologie est […] l’incessant parcours des différentes places que les membres de la société d’accueil vous assignent » (Avanza 2008 : 51, italiques ajoutés par mes soins).
Quelle serait-elle donc la « juste distance » pour une femme sur le terrain, notamment quand elle souhaite étudier et comprendre de l’intérieur la violence masculine ? La “coloration en rose” de démarches propres à l’enquête ethnographique, à notre corps défendant, risque de rendre les femmes chercheures particulièrement vulnérables. Si initialement je ressentais la pression de conduire des entretiens individuels à tout prix, afin de suivre correctement les règles de la tradition ethnographique (selon l’expression d’Eva Moreno, pour « faire les choses “à la lettre” » [21]), suite à la rencontre avec Monsieur B. et Monsieur Q. j’ai privilégié d’autres stratégies d’enquête, notamment en forme de recherche-action : au sein d’un groupe, en présence d’autres professionnel·le·s, parfois sous la forme d’atelier. Dans les deux situations analysées dans cet article, j’ai éprouvé l’injonction simultanée et paradoxale de m’approcher de mes enquêtés (à des fins de recherche) et à la fois de les mettre à distance (à de fins d’auto-préservation physique et mentale). Assumer d’« être affectée et le dire » (Bouillon, Laugrand, Servais 2020) ainsi que choisir de « ne pas taire » les difficultés et « les ratés » de l’enquête (Stavo-Debauge, Roca i Escoda et Hummel 2017) a favorisé le questionnement réflexif et en même temps a contribué à éclairer le microfonctionnement quotidien de la violence masculine (ordinaire, implicite, banale) contre les femmes dans toutes les sphères de la vie sociale. Ce travail (épuisant, invisible et non rémunéré) est révélateur de l’expérience des femmes sur le terrain d’enquête et représente encore une autre façon de faire le genre et de l’observer en train de se faire.