« Dieu merci ». Une lecture photo-ethnographique d’une recherche sur des migrants catholiques à Lyon
L’ouvrage Dieu merci de Valérie Aubourg et Benjamin Vanderlick est un encouragement et une audace aussi bien en anthropologie des religions qu’en anthropologie visuelle. Cet ouvrage écrit à deux mains présente les résultats d’une recherche menée auprès de catholiques lyonnais en provenance des sociétés africaines et créoles, en optant pour une forme d’écriture tour à tour discursive et en images. Le choix de cette écriture en partie visuelle contribue littéralement à rendre visibles des pratiques et personnes discrètes, invisibilisées, voire minoritaires et parfois dépréciées dans la société française. Les médias notamment relaient peu la diversité des fidèles et lieux du catholicisme en France aujourd’hui, sans parler de ce qui se joue dans la « confrontation entre le catholicisme du Sud et celui des sociétés d’accueil » (p.14). Or ici, en faisant le pari des apports d’une approche visuelle et ethnographique de ces pratiques catholiques peu étudiées, les auteurs enrichissent l’anthropologie du catholicisme. Outre l’originalité et la nécessité du sujet de recherche, le choix de la photographie soulève la question stimulante des rapports entre le visible, l’invisible et le visuel, particulièrement à propos pour une recherche qui relève de l’anthropologie des religions, dans le sens où elle permet de suggérer les rapports à l’invisible au cœur de l’expérience religieuse. Cette dimension vécue du religieux est l’objet d’une attention privilégiée des chercheurs tout au long de l’ouvrage. Remarquons en outre que la préoccupation graphique des chercheurs est plus large, comme le révèle le soin porté à la couverture de l’ouvrage : elle est habillée aux motifs colorés de pagnes africains portés par nombre des migrantes catholiques africaines ou créoles. Le titre est repris sous la forme d’un calligramme, l’expression écrite « Dieu merci » dessinant une croix chrétienne.
Une première question peut guider la lecture : comment les auteurs ont-ils tissé les liens entre le discursif et le visuel pour rendre compte de leurs observations et analyses ? L’ouvrage semble au premier abord construit en deux temps : le texte sous forme discursive de l’anthropologue Valérie Aubourg, puis les photographies de l’ethnologue Benjamin Vanderlick. Pourtant, il est possible d’en faire plusieurs lectures, avec une certaine liberté : lecture classique en suivant la succession des chapitres et des pages, ou lecture flottante, naviguant entre les différentes parties du livre, orientée par les associations et échos suscités par les grandes lignes d’analyse et par les éléments ethnographiques rapportés avec détail.
Entre ces deux parties du livre, sept vignettes réunissant textes et images nous sont proposées. Elles portent sur des lieux sacrés ; des figures de vénération ; des objets mobiles comme les chapelets, qui renvoient à la pratique très courante de la prière parmi ces fidèles ; un rite de passage ; ou encore des portraits mais aussi un concept, celui de catholicisme créole. Sur la page de droite, une ou plusieurs photographies. Sur celle de gauche, un titre annonce le sujet, un court texte le contextualise ou encore présente des données de terrain et quelques brèves analyses. « Le songe d’Aya » se distingue des autres vignettes, en proposant le récit de cette femme qui revient sur son expérience de la migration entre Afrique et Europe, vécue et interprétée au prisme de sa foi catholique. Par ce format, qui rappelle celui des posters présentés lors des évènements scientifiques ou encore celui des expositions de photographies, les auteurs mettent en dialogue différentes formes d’écriture de la recherche, menant le lecteur vers une compréhension des enjeux posés par le vécu et les pratiques religieuses des catholiques africains et créoles en sol métropolitain français.
Religions d’ici et d’ailleurs
La partie « Religions d’ici et d’ailleurs » présente de très nombreuses photographies de Benjamin Vanderlick, agencées et imprimées avec une très bonne qualité en grand format, avec une image disposée par page, ou parfois en très grand format sur deux pages. On apprend que les prises de vue ont été réalisées aux moments des entretiens, souvent dans les domiciles des personnes – des portraits dans ce cas, et dans des espaces de sociabilité catholique.
Ces photographies montrent tout d’abord comment le catholicisme de ces Antillais et Africains s’inscrit visuellement et modifie les temporalités et espaces journaliers – espaces de la maison et espaces urbains de différents quartiers de la métropole lyonnaise–, les chercheurs ayant privilégié une approche par les « formes ordinaires de la vie religieuse » (Piette 2000). Les prises de vue montrent l’intérieur des domiciles ou encore le quotidien de ces pratiques, de moments de commensalité, comme les repas du dimanche ou un petit-déjeuner partagé après le culte. Les images captent les lieux forgés par ces pratiques, et la discrète visibilité des symboles catholiques, à l’intérieur ou à l’extérieur des foyers : autels domestiques ou personnels qui matérialisent les entités protectrices et de dévotion des fidèles ; chapelet accroché au rétroviseur d’une voiture, tiré du sac à main ou passé autour du cou d’une fidèle ; image du Christ imprimée sur le tissu africain d’une robe portée par une femme dans la rue. Dans le cas des chapelets, la légende un peu redondante est certainement due au fait que ces objets passent le plus souvent inaperçus dans le paysage urbain, tandis qu’ils sont au cœur de la pratique de prière quotidienne de nombre de ces catholiques.
Le « reportage photographique » cherche également à rendre compte « des pratiques religieuses accomplies dans le cadre des célébrations ecclésiales » (p.15). De nombreuses photographies de lieux de culte lyonnais figurent ainsi dans l’ouvrage, apportant une géographie visuelle des lieux institutionnels où s’inscrivent aussi les pratiques de ces fidèles, contribuant ainsi à reconfigurer le catholicisme local. Par ailleurs, les objets de culte et images des figures saintes ont été au centre du regard des chercheurs, permettant de révéler des aspects « évocateurs de l’attachement au catholicisme » de ces pratiquants (p.15). Les photographies rendent compte avec détail des façons par lesquelles le lien de dévotion avec les saints s’exprime et se matérialise à partir des objets sur les autels personnalisés mais aussi autour des statues. C’est le cas avec les images de pieds des statues, fleuris ou polis, comme ceux de la statue du curé d’Ars, érodés à force d’être touchés, en particulier par les catholiques réunionnais.
Des images de rituels sont agencées à la suite : messes, processions, vigile pascale, baptême… La ferveur collective y est donnée à voir quand l’objectif se porte sur les personnes qui prient ensemble ou encore qui chantent ensemble, parfois même au sein de véritables chorales. Dans la photographie « Enfants de cœur, église de la sainte Trinité » (p.111), les éléments visuels suggèrent des présences angéliques dans l’espace du culte : les lumières blanches circulaires au plafond de l’église ressemblent à des halos flottant au-dessus des têtes des enfants de cœur, qui sont par ailleurs pris en photographie en légère contre-plongée, ce qui contribue aussi à les magnifier. Cette photographie ne se contente pas d’être belle, mais délivre surtout du sens par rapport à la thématique analysée (Conord 2002) : elle renvoie à l’expérience de transcendance des fidèles lors des moments rituels. Le choix de l’image fixe permet en effet de suggérer les rapports à l’invisible au cœur de l’expérience religieuse (Rougeon 2021).
En outre, des images de moments de convivialité captés par l’œil du photographe donnent à voir l’élaboration d’un véritable catholicisme créole. Les catholiques africains et créoles mangent, chantent, jouent de la musique et dansent ensemble dans une ambiance festive lors des réunions de fidèles, avant ou après les cultes, lors de repas constitués de plats apportés par chacun. Le partage de saveurs communes, venues la plupart du temps de leur pays d’origine, participe à établir un lien fort entre ces migrants, l’alimentation pouvant faire office de marqueur identitaire (Nizard 2007). En plus de la dimension alimentaire, l’enjeu linguistique de ces rencontres est signalé dans le texte. Ces moments de convivialité relèvent d’un art visant à construire une cohésion vers laquelle tendent celles et ceux qui y prennent part. À ce titre, ils mettent en avant un autre aspect du religieux vécu, en ce qu’il engage aussi des rapports interpersonnels relevant d’une certaine horizontalité, investis comme ressource pour s’ancrer socialement dans la société d’accueil, bien que souvent entre-soi.
Enfin, l’attention portée aux sujets faisant l’expérience de ces expressions religieuses se retrouve dans la place donnée aux photographies de portraits diversifiés de fidèles. Si les laïcs ont majoritairement retenu l’attention des chercheurs, les clercs ne sont pas pour autant oubliés. Leur prise en compte – et prise de vue – révèle la préoccupation des auteurs pour les trajectoires migrantes de personnels religieux d’origine africaine et créole, prêtres y compris, mais aussi pour leur rôle médiateur – et ses limites – dans la relation des migrants à l’institution catholique. Le choix des portraits permet par ailleurs d’identifier tout au long de l’ouvrage certaines personnes, photographiées à plusieurs reprises et dans des situations différentes. Une autre lecture de ces images s’installe alors, à partir des rencontres entre le photographe et ces migrants, et à partir de la relation qu’ils ont pu établir. Cela permet en outre de comprendre que les pratiques religieuses des acteurs sont « encastrées dans plusieurs espaces reliés entre eux » (p.66).
Apports et limites d’une approche du religieux par la photographie
Toutefois, on pourrait s’attendre à davantage de réflexivité, notamment concernant les situations de la prise de vue, la relation avec les personnes photographiées et la positionnalité des chercheurs, si l’on considère que l’image est indissociable de l’acte qui la fait advenir – la prise de vue –, tout comme pour la pratique ethnographique d’ailleurs. Ceci étant, la présence du photographe se lit dans plusieurs images et plus précisément dans le regard des personnes photographiées, tantôt discrètement, tantôt de façon plus directe. Ces regards échangés avec le photographe révèlent tantôt une curiosité amusée, une perplexité, une façon de vouloir se mettre en scène devant lui ou encore une confiance voire une complicité qualifiant les relations établies sur le terrain et ayant permis de réaliser les prises de vue lors des visites réalisées aux domiciles des interlocuteurs, ou encore la présence à un rituel réunionnais sévé mayes, démaillage de la chevelure.
Le visionnage de ces images de situations, pratiques et personnes diverses provoque de nombreuses impressions chez le lecteur. Les couleurs sautent aux yeux dès le début, en commençant par la couverture jaune et bleue, renvoyant aux couleurs des habits, révélant une esthétique valorisée dans les pratiques vestimentaires. Cela s’étend aux couleurs des objets, images, fleurs, bougies et en général des offrandes déposées sur les autels personnels ou au pied de statues de saints dans les lieux de culte ; couleurs des aliments, déclenchant la mémoire et l’imagination sensorielle du lecteur en ce qui concerne les odeurs et saveurs qui s’en dégagent ; couleurs des objets festifs, comme les ballons de baudruche jonchant le sol de la vaste salle où se réunissent des fidèles malgaches après une messe. Par le biais du visuel, la forte dimension sensorielle de ces expressions et expériences religieuses ressort, indiquant l’importance de la place du corps et des émotions dans le vécu de ces catholiques. En outre, les couleurs dont ces images rendent compte sont également celles des peaux des fidèles [1], invitant elles aussi à s’interroger sur les processus de racialisation et d’ethnicisation des catholiques immigrants en France, clercs compris, et de façon plus large sur ces processus dans la sphère du religieux de nos sociétés contemporaines (Tersigni, Vincent-Mory et Willems 2019).
Tout comme le texte, les photographies de l’ouvrage mettent l’accent sur les différences et la diversité culturelle présente au sein de cet univers religieux et sur la façon par laquelle ces fidèles élaborent un « catholicisme inédit » (p.14) dans l’hexagone, réactivant et se réappropriant des éléments compatibles avec le catholicisme créole, telles des pratiques à visée prophylactique ou de guérison comme les pèlerinages et l’adoration des saints. À ce sujet, Valérie Aubourg prend le soin de préciser : « Ce faisant, nous n’assistons pas à une résurgence à l’identique de dévotions démodées. Un maillage s’opère. Les pratiques religieuses sont investis différemment et se transforment continuellement » (p.66).
Pour autant, les migrants africains et créoles adaptent en retour leurs pratiques, adoptent des codes locaux, et s’inscrivent dans ce catholicisme local, non sans difficultés. Or comment rendre compte en images de la désaffiliation institutionnelle et de la décatholicisation analysée par les auteurs ? Cela va des critiques vis-à-vis des liturgies eucharistiques qui laissent peu de place au corps et aux émotions, en passant par la pauvreté des relations et les dénonciations d’attitudes discriminatoires. Pour résoudre ce dilemme, la part belle est faite à ce qui se déroule dans la sphère privée, aux appartenances multiples, aux pratiques de cumul et au « butinage religieux »(Soarez 2008). Un autre défi pour l’enquête ethnographique sur le plan visuel concerne les « accommodements moraux et assouplissements des pratiques » (p.32), notamment le rapport distancié aux normes conjugales. On touche là aux limites des apports des images fixes. C’est le cas enfin de la solitude vécue par ces catholiques, indissociable de difficultés rencontrées par les migrants pour trouver leur place dans l’Eglise, qui peuvent « se comprendre à l’aune des rapports sociaux de domination culturelle et des représentations dévalorisantes du « populaire » qui perdurent » (p.63).
En se focalisant sur les pratiques et la présence de ces catholiques dans leur ville de résidence en France, l’enquête augure de futurs travaux enthousiasmants, y compris dans une dimension comparative [2]. D’autres pistes se dégagent également. Les pratiques de ces catholiques ont une dimension transnationale, ce qui convie les ethnographes à suivre les circulations des migrants, entre métropole et Outre-mer ou continent africain, afin d’observer les lieux où cette créolisation du catholicisme se joue. En quoi les inflexions apportées à leurs pratiques en France affectent en retour les expressions religieuses catholiques créoles et africaines ? Enfin, l’ouvrage invite à poursuivre l’exploration de ce catholicisme créole, qui s’étend à d’autres cultes – comme l’hindouisme – et ainsi, se pratique sans attache aux frontières institutionnelles des religions, y compris dans leur inscription spatiale. Autant d’indicateurs de la fertilité, de la nécessité et de la pertinence de cette recherche.