Aborder le terrain avec les études genre : défis ethnographiques et féministes
Avec le mouvement #MeToo, ainsi qu’avec la politisation croissante du sexisme ordinaire dans les médias comme dans les mouvements sociaux, nous assistons aujourd’hui à ce que certaines [1] appellent une quatrième vague féministe. Ces mobilisations remettent les rapports de genre [2] et la convergence des luttes au centre des débats publics. Elles contestent l’idée courante selon laquelle l’égalité entre les sexes serait acquise et s’inscrivent ainsi dans un combat pour un monde plus juste. Dans un sillon similaire, des mouvements sociaux plus récents réclament une meilleure reconnaissance des droits des personnes transgenres et non binaires et une prise en compte politique des discriminations qu’elles rencontrent.
Pourtant, si la question du genre est devenue incontournable, tant dans l’espace public que dans les politiques académiques, les compréhensions théoriques du genre ainsi que les analyses des sources des inégalités et les réponses proposées pour y remédier sont multiples et controversées. Par ailleurs, alors que certains courants sont déjà tombés dans l’oubli, d’autres – tels que l’écoféminisme ou la pensée différentialiste des années 1970 – sont en train d’être réinvestis et renouvelés (Hache 2016 ; Froidevaux-Metterie 2021). Reflétant cette ébullition théorique, sociale et politique, ethnographiques.org s’y met aussi avec ce numéro, qui rassemble des réflexions de chercheuses qui se saisissent de la perspective de genre pour revisiter leurs terrains.
Ce numéro propose d’aborder l’analyse en termes de genre comme un lieu de déploiement et de questionnement de la recherche en train de se faire. L’objectif est double : insister sur la fécondité analytique de cette perspective et lui laisser sa part de complexité et d’ambiguïté. Le numéro contribue ainsi aux réflexions sur les sciences sociales en train de se faire (Niewöhner 2016), des sciences qui tirent leur force analytique de leur capacité à rendre compte de la présence de la chercheuse dans la construction des réalités restituées. Nous avons fait le choix de ne privilégier aucun courant de pensée, et d’ouvrir notre numéro aux non-spécialistes. Ainsi, nous abordons la perspective de genre dans le travail de terrain non pas comme un problème à résoudre une fois pour toutes, mais comme autant de défis concrets et situés, nécessitant des solutions pragmatiques, artisanales et réflexives. Seul notre souhait de mettre en valeur la démarche ethnographique comme base de réflexion empirique et théorique a guidé la confection du numéro, persuadées que nous sommes que la valeur heuristique de la perspective de genre émerge en dialogue avec une démarche inductive, sensible aux nuances, aux détails, à l’ordinaire, à la multiplicité des vérités et des mondes, et à la part d’interprétation inhérente à la saisie du réel. Ce choix reflète le caractère “indiscipliné” des études genre, que nous faisons volontiers nôtre. Produit d’une histoire complexe ainsi que de millions d’heures de travail intellectuel, souvent mal reconnu, voire dénigré et oublié, ces études ont créé depuis les années 1960 un corpus d’observations, de concepts et d’approches théoriques d’une rare pertinence. Peu de champs de recherche ont aussi profondément transformé les sciences sociales et humaines, et elles continuent d’innover en la matière.
Dans cette introduction, nous revenons dans un premier temps sur quelques enseignements qui ont contribué à la création du champ qui s’appelle aujourd’hui « études genre », sans pour autant reproduire une histoire progressiste ou téléologique. Cependant, même cette démarche introductive, élémentaire s’il en est dans le monde académique, nous pose “problème”. D’un côté, nous souhaiterions souligner la centralité de la pensée féministe et des études genre pour toute théorie culturelle et sociale (voir Chabaud-Rychter et al. 2010). Il faut le dire et le redire, car le réflexe androcentrique de rendre à César ce qui est à Césarine reste vivace dans le monde académique (voir à ce propos Mathieu 1999). D’un autre côté, nous ressentons le besoin, voire l’urgence qu’il peut y avoir à résister à la survalorisation du statut académique des études genre. Comme pour d’autres champs de recherche liés aux mouvements sociaux, les thèmes et théories des études genre émergent des expériences de dévalorisation ou d’invisibilisation vécues au quotidien (Mathieu et al. 2020), ainsi que de leur politisation par des collectifs qui créent de nouvelles connaissances et méthodes pour pallier les différentes formes d’« injustice épistémique » (Fricker 2007) qui les affectent. Or, si la tentation d’académisation répond à un besoin bien compréhensible d’acquérir une plus grande légitimité épistémique, ainsi que les positions institutionnelles et les fonds de recherche qui lui sont associés, le risque est de se priver des liens organiques avec le féminisme et les mouvements militants qui luttent pour la justice sociale et l’égalité de genre dans toutes ses formes.
Pour respecter cette tension, nous faisons le pari que la démarche ethnographique porte en elle cette graine de “réalité” qui permet en même temps de décrire et de théoriser les rapports de genre dans leur complexité. Ainsi, toujours munies de nos ambivalences (que nous espérons productives) [3], nous présenterons dans un deuxième temps quelques pistes de recherche qui se sont déployées dans la rencontre entre ethnographie et féminisme, et qui tissent les fils rouges de ce numéro. Privilégier l’approche ethnographique, c’est placer notre « malaise » (Strathern 1987) au bon endroit, soit entre l’ouverture aux surprises et la solidité des connaissances acquises : alors que les études genre démontrent et critiquent l’omniprésence d’une vision naturalisée de la différence sexuelle et des systèmes de hiérarchie et d’exploitation qu’elle implique, sur le terrain, ces évidences perdent de leur lisibilité, les données empiriques venant troubler, compliquer et assouplir les constructions théoriques. Nous concluons cette introduction en esquissant quelques idées d’ouverture.
Inflexions des études genre
Nous partons du constat que les études genre sont, aujourd’hui comme hier, en évolution constante. En même temps démarche et champ de recherche, elles ont pour caractéristique principale d’interroger les rapports de pouvoir et d’exploitation basés sur le genre et de décortiquer les processus d’invisibilisation, de différenciation et de hiérarchisation à l’œuvre. Parallèlement, elles questionnent le statut ontologique et épistémologique du genre : qu’est-ce que le genre et comment pouvons-nous le saisir ? Trois inflexions majeures, à nos yeux, ont constitué ce champ depuis les années 1960 : premièrement, la remise en question des cadres de production du travail scientifique ; deuxièmement, la critique des processus de catégorisation qui leur sont intrinsèquement liés ; et troisièmement, un questionnement portant sur la distinction entre le biologique et le social, ainsi que sur la matérialité du genre.
Productions des savoirs au prisme du genre
Les études genre ont inlassablement démontré comment un champ de recherche peut réfléchir de manière critique aux processus à la base de sa propre production scientifique. Dès le départ, ces études ne se sont pas contentées de formuler des critiques sur la production des connaissances dans d’autres domaines, elles ont aussi, simultanément et systématiquement, tourné le regard vers la fabrique de leurs propres savoirs, en analysant notamment comment ils sont modelés par des rapports de pouvoir. Ainsi, elles se sont remises en question et en mouvement en réponse aux critiques légitimes des biais et angles morts induits par les origines sociales de celles qui furent considérées comme les porte-parole légitimes des mouvements féministes : des femmes blanches, issues du « Global North », bourgeoises et d’orientation largement hétérosexuelle. Plusieurs déploiements analytiques sont nés de ces autocritiques, chacun apportant son nouveau lot de questionnements.
Les études genre commencent avec la lutte politique contre l’effacement des femmes “en général” dans la production de la connaissance et dans les représentations culturelles. En 1929 déjà, dans Une chambre à soi, Virginia Woolf constatait combien les bibliothèques étaient vides de toute forme de savoir sur la vie quotidienne des femmes et lançait un appel solennel pour combler ce manque. Cet appel a été entendu et repris avec enthousiasme dans les années 1960 avec la constitution d’études par des femmes, sur les femmes et pour les femmes, en lien avec divers mouvements sociaux de l’époque, du mouvement pour la santé des femmes à l’écoféminisme. L’un des objectifs de ces premiers travaux a été de rendre visibles les femmes en tant qu’actrices sociales. En montrant comment elles ont été systématiquement ignorées, ces études ont mis à jour la dimension socioculturelle et historique de la production des connaissances, et notamment l’androcentrisme imprégnant le regard des chercheurs [4]. L’anthropologie a joué un rôle décisif dans cette nouvelle orientation avec, par exemple, les travaux d’Annette Weiner (1977) qui a revisité les écrits de Bronislaw Malinowski, montrant en quoi l’intégration des points de vue et expériences des femmes met à mal le modèle proposé par celui qui est considéré comme le père fondateur de la méthode ethnographique. En analysant l’échange de biens et de services entre femmes, Weiner révèle un pan entier du système économique trobriandais, moins valorisé symboliquement mais plus vital matériellement et socialement.
Des anthropologues femmes se sont appliquées alors à critiquer et compléter des savoirs anthropologiques classiques, qui apparaissaient de plus en plus comme étant construits par des hommes (les anthropologues) en dialogue avec d’autres hommes (les informateurs-clés), en ignorant et invisibilisant les espaces de vie et les expériences des femmes (Lamphere et Rosaldo 1974 ; Reiter 1975 ; Behar et Gordon 1995). Sur le plan théorique, elles ont commencé également à théoriser les causes et les logiques de cet androcentrisme, en mettant en évidence l’association entre « la femme » et « la nature » (Ortner 1972 ; Mathieu 1973), mais aussi le caractère implicitement androcentrique du concept de culture lui-même (Abu-Lughod 1991).
Le constat de l’effacement de pans entiers de l’expérience humaine et du savoir associé n’a depuis lors cessé d’amener les études genre à questionner leurs dynamiques d’inclusion et d’exclusion et à élargir leur périmètre. Durant les années 1970, des femmes non blanches, des lesbiennes (voir féminisme chicana, Black feminism, études gaies et lesbiennes) ainsi que des femmes issues des classes ouvrières (Bunch et Myron 1974) pointent le fait que leurs expériences sont encore largement exclues des travaux et théorisations engagés jusque-là. Ce constat a fait émerger l’idée centrale selon laquelle le genre en tant que catégorie devrait toujours être abordé dans son imbrication avec d’autres catégories de différenciation sociale. En parallèle, les analyses ethnométhodologiques (Garfinkel 1967 ; West et Zimmerman 1987) et interactionnistes (Goffman 1977) mettent l’accent sur les pratiques qui produisent le genre en situation, y compris dans leurs dimensions matérielle et spatiale. Les années 1980 voient émerger les études portant sur les hommes et les masculinités. Les Men and Masculinity Studies permettent de prendre en compte l’hétérogénéité des catégories ainsi que de focaliser sur les relations entre les diverses formes de masculinité et féminité. À la même période, les feminist sex wars mettent la question de la sexualité au centre de débats virulents entre féministes.
Ces déplacements en ont permis d’autres, notamment ceux effectués par les études subalternes et postcoloniales (Mohanty 1984 ; Spivak 1988), puis décoloniales (Lugones 2010 ; Vergès 2019) qui ont montré comment la construction du savoir dominant se fait dans une perspective occidentalo-centrée (l’Ouest) au détriment des autres sociétés du monde (le “reste”). Dans les années 1990, l’attention s’est également focalisée sur l’hétéronormativité et les sexualités et désirs non hétérosexuels (les études queer et plus tard études sur la transidentité). Plus récemment, les études genre ont pointé encore d’autres angles morts de la production des savoirs en s’intéressant aux acteurs non humains, geste heuristique initié notamment par les études sociales des sciences et des technologies (Latour 1997), les humanités environnementales (Cielemęcka et Åsberg 2019), l’anthropologie du « plus qu’humain » (Dooren et al. 2016) et finalement par le courant théorique des « nouveaux matérialismes féministes » (Alaimo et Hekman 2008 ; Coole et Frost 2010 ; Dolphijn et van der Tuin 2013).
Un des résultats du croisement de ces réflexions a été de poser consécutivement la question de l’objectivité du savoir et celle des médiations technologiques et matérielles qui font exister ces perspectives. L’ethnographie féministe a notamment pu mettre en évidence les effets de cadrage produits par des technologies pensées d’une manière andro- et anthropocentrée, cadrages qui excluent souvent la prise en compte d’autres vécus, ainsi que les affects et émotions, la relationnalité et le travail en coulisse nécessaire à la production du savoir. Aujourd’hui, la notion de « savoir situé » est devenue un mot courant en sciences sociales pour mettre en lumière la partialité des récits que l’on peut faire sur le monde, mais on oublie souvent que cette notion puise ses racines dans l’épistémologie féministe marxiste (Flores Espinola 2012). La philosophe féministe Sandra Harding a posé cette question de manière frontale : est-ce que les femmes auraient un point de vue spécifique sur le monde en raison des conditions spécifiques de leurs existences et que se passerait-il si l’on commençait à l’étudier depuis leur perspective ? (Harding 1997). Ces questions ont animé les réflexions des chercheuses qui ont formulé les principes de l’épistémologie du point de vue (« standpoint epistemology »).
C’est Nancy Hartsock (1983 ; 1998) qui, s’appuyant également sur la théorie marxiste, lance en 1983 ce débat important. Partant du principe que les conditions matérielles des vies structurent la conscience des classes – et par analogie les classes des hommes et des femmes – elle affirme que les groupes dominés bénéficient d’une forme de « privilège épistémique ». En dialogue avec Hartsock, Sandra Harding (2004) met en avant le concept d’objectivité « forte » pour insister sur l’importance d’intégrer les multiples perspectives des groupes opprimés, exclus ou marginalisés, et souligner la pertinence de produire du savoir depuis les marges. Or, le risque avec cette compréhension est de réifier les bases identitaires des différentes perspectives et d’idéaliser le privilège épistémique qui en découlerait. Donna Haraway (2007) pour sa part rappelle que « voir, ça s’apprend » – en effet, « la vue d’en dessous » n’est ni une compétence naturelle des groupes dominées ni forcément « meilleure » – et nous incite à porter attention aux médiations technologiques et à la dimension incorporée des savoirs situés. Cherchant à éviter les écueils aussi bien d’un relativisme radical que d’une objectivité mythifiée qui correspondrait à une « vue de nulle part » ou au « truc de Dieu », elle précise que « seule la perspective partielle assure une vision objective. […] L’objectivité féministe est affaire de place circonscrite et de savoir situé, pas de transcendance et de division entre sujet et objet » (Haraway 2007 : 117).
Catégories fissurées
En parallèle et depuis leurs débuts, les études genre ont questionné l’utilité analytique et les effets performatifs de l’acte même de catégoriser. De quoi sont faites et à quoi servent les catégories, d’un point de vue épistémique ? Appartenons-nous toujours à un sexe (et seulement un ?) et est-ce que le sexe est la seule catégorie en jeu ? Ne faudrait-il pas plutôt penser le genre comme le résultat d’une activité continuellement engagée et négociée à partir de catégories partielles, fissurées, toujours en train de se (dé)faire ? Et est-il possible et souhaitable de faire sans, alors même que ces catégories sont indispensables à la mise en lumière quantitative des inégalités ? En somme, quelles « ficelles » du métier (Becker 2002) ethnographique peut-on actionner pour éviter de reproduire une lecture catégorielle essentialisante, en restant ouverte aux surprises du terrain, tout en rendant compte des asymétries, des rapports de pouvoir et des différences que l’on observe fatalement au cours d’une enquête et qui informent nos interprétations.
Les « études intersectionnelles », ainsi nommées en études féministes du droit par Kimberlé Crenshaw (1989) et largement transposées ensuite aux divers champs des sciences sociales, tentent de répondre à ces questions. L’intersectionnalité élargit l’analyse au-delà d’un ou de l’autre système de catégorisation (de classe, de “race”, d’ethnie, d’âge, de handicap, d’orientation sexuelle, etc.) pour tenir compte de leur imbrication mutuelle. D’un point de vue ethnographique, cette approche soulève des questions de méthode épineuses mais fascinantes : qu’est-ce qui change dans une recherche si les catégories ne servent plus d’ancrage stable mais que leur imbrication demeure néanmoins pertinente pour rendre compte des inégalités ? S’il n’y a pas de recettes toutes faites pour guider nos choix ethnographiques en matière de catégorisation, une attention réflexive soutenue portant sur la construction croisée des catégories aussi bien émiques qu’étiques permet de décortiquer les logiques particulières à l’œuvre dans une situation donnée, mais aussi d’effectuer des analogies et des comparaisons entre les formes d’imbrication dans toute leur diversité.
Deux des articles dans le présent numéro utilisent une approche intersectionnelle pour montrer que les catégories « femmes » et « hommes » à elles seules ne rendent pas compte des logiques sociales à l’œuvre dans les interactions quotidiennes sur le terrain. Faten Khazaei, dans « La colonialité du genre, ou comment “sauver” les victimes migrantes des violences conjugales », se base sur un terrain ethnographique mené dans un centre hospitalier en Suisse romande pour analyser comment la prise en charge des femmes victimes de violences conjugales est traversée par des dynamiques de racialisation qui créent une différence flagrante entre les traitements accordés aux femmes catégorisées comme Suissesses et celles présumées venues du « Sud global » dans le cadre d’une migration. Dans « Le genre : de l’impasse à la catégorie pertinente pour l’analyse du handicap en prison pour hommes », Yana Zdravkova, pour sa part, met à jour une dynamique analogue à travers une étude ethnographique de la prise en charge de détenus porteurs de handicap dans quatre prisons pour hommes en France. Partant du « trouble » que la catégorie même de « personne handicapée » sème dans le contexte « hyperviril » de la prison, elle montre comment la faiblesse, les souffrances et le manque d’autonomie d’hommes considérés comme handicapés entravent la juste reconnaissance de leurs besoins, aussi bien par l’institution que par les autres détenus, voire par les personnes en situation de handicap elles-mêmes. Les deux études mettent ainsi en relief des situations d’intersection où le genre est fondamentalement imbriqué dans d’autres logiques de classification et de hiérarchisation sociales.
Enfin, certaines chercheuses ont poussé la critique des catégories de genre encore plus loin, à l’instar de Judith Butler qui demande dans Gender Trouble (1990) s’il est encore possible de regrouper – pour les luttes politiques ainsi que pour les analyses – toutes les femmes dans leur diversité dans une seule et même catégorie. La stabilité même des sujets qui en constituent le fondement (Barad 2003) et la possibilité de les prendre comme points de départ est mise en question. Le geste analytique consiste dès lors davantage à montrer comment les catégories sont mises en existence et stabilisées par la réitération, et ainsi « performées ».
Penser la binarité et les matérialités du sexe
Enfin, les études genre ont progressivement mis à mal la notion de bicatégorisation du sexe et questionné la “substance” même du genre, décentrant le regard sur la “nature” du sexe. Les travaux ethnographiques d’anthropologues comme Margaret Mead (1935), qui a montré la variabilité de l’association entre sexe et « tempérament », ou de Nicole-Claude Mathieu (1971), qui a souligné l’existence d’un « troisième sexe social » dans plusieurs sociétés, ont progressivement dénaturalisé le sexe biologique et sa supposée nature dichotomique. De divers points de vue, des travaux menés par des historiennes (Laqueur 1992 ; Duden 1996), des sociologues (Garfinkel 1967 ; Kessler et McKenna 1978 ; West et Zimmerman 1987 ; Hirschauer 1993), et des biologistes féministes (Fausto-Sterling 1993) ont conduit à reconnaître la multiplicité des formes que peut prendre le sexe : sa variabilité, sa flexibilité et son manque de stabilité. Ils mettent aussi en évidence les liens étroits entre la catégorisation biologique binaire femme-homme, l’émergence des sciences modernes et de l’entreprise coloniale, au point où la bicatégorisation est devenue la seule norme sexuée des sociétés occidentales industrialisées (Oyěwùmí 1997 ; Dorlin et Scott 2009).
Dans ce même sillon, les études féministes des sciences ont démontré, grâce à des ethnographies menées dans des laboratoires, comment le savoir issu des sciences naturelles est, lui aussi, le résultat d’une construction influencée par les représentations et stéréotypes de genre dominants (souvent représentatifs d’une vision du monde androcentrée, blanche et bourgeoise), ainsi que par des pratiques d’effacement des traces nécessaires à sa production et des hybridations qui y prolifèrent (Fox Keller 1983 ; Martin 1991 ; Gardey et Löwy 2000). Ces travaux ont montré que si les savoirs sur le sexe sont construits sur un mode binaire, les dynamiques biologiques du corps humain sexué le sont rarement (Hird 2004 ; Kraus 2005). En somme, le fil rouge de ces recherches est de mettre en lumière la dimension sociale des explications biologisantes des différences de genre. La “nature” des différences, et du sexe en particulier, n’est plus considérée comme un point de départ analytique mais au contraire comme le résultat d’une construction sociale dont les mécanismes doivent être expliqués, et qui peut donc être remise en question et modifiée (Hacking 2008).
Plus récemment, ces questionnements ont pris un nouveau souffle, débouchant sur les formulations stimulantes des « nouveaux matérialismes féministes », qui invitent à un dialogue engagé avec les sciences de la vie (Barad 2003 ; Wilson 2015 ; Warin et Hammarström 2018). Avec ce tournant, les études genre questionnent et documentent les différentes matérialités qui constituent nos corps, nos mondes et nos vies, qu’elles soient hormonales, moléculaires, ou encore animales, végétales ou techniques. Elles insistent sur la complexité et la part d’agentivité propre au vivant, de même que sur l’enchevêtrement profond entre le biologique et le social. Elles demandent ainsi de repenser et redéfinir la “matière” du genre et invitent à de nouvelles formes de critiques et d’engagements avec les sciences dites « dures », des heuristiques et des concepts qui permettent de penser au-delà des dualismes tels que nature-culture, matériel-sémiotique, corps-esprit. Comment l’ethnographie, avec sa focalisation sur les pratiques et l’observation fine des situations, peut-elle contribuer à ces questionnements ? Fondamentalement, repenser ces dualismes par le prisme des matérialités conduit à analyser les humains dans leurs entrelacements avec d’autres formes de vies et à approcher le monde comme coconstruit par la rencontre entre entités humaines et plus qu’humaines, une démarche qui reflète les préoccupations, mais aussi l’urgence qu’il y a à questionner la place de l’humain face au dérèglement climatique (Neimanis 2017 ; Shapiro et Kirksey 2017 ; Tsing 2013 ; Welz 2021).
En somme, ce foisonnement de nouveaux champs d’études, chacun avec ses textes fondateurs et ses débats théoriques propres, invite, au-delà de la question du genre, à nous interroger sur notre rôle dans la production du savoir et à nous demander : à quelle connaissance voulons-nous contribuer ? Quelles réalités, quels points de vue rendons-nous visibles et, à l’inverse, que laissons-nous invisible dans nos récits ? Ces interrogations reflètent un engagement épistémologique et politique constant : celui de pointer et problématiser les oublis et les exclusions. Pour le dire autrement, les analyses en termes de genre impliquent des choix, fussent-ils provisoires : comment s’y prendre pour “voir” ou “lire” le genre ?
L’ethnographie en action. Manifestement féministe
« Apprendre à savoir, c’est apprendre à discriminer », comme le résume Vinciane Despret (2019 : 30) à propos de la pensée d’Isabelle Stengers. Cette idée pointe, selon nous, une leçon majeure aussi bien des études genre, que de la pratique ethnographique et du geste réflexif qui l’accompagne. Quels que soient les perspectives théoriques adoptées et les résultats obtenus, l’une des contributions de ces études est de questionner le prix de la connaissance et les rapports de pouvoir qui se nichent dans les processus de catégorisation et de différenciation des formes de vies. L’ethnographie féministe a participé étroitement à ce questionnement et a développé un ensemble de techniques que nous considérons, à la suite de Vinciane Despret, comme un « art des conséquences » (2019 : 30). Celui-ci s’articule autour d’une question centrale qui nous accompagne à chaque instant : pourrait-on faire autrement ?
Plutôt que de retracer l’histoire de l’ethnographie féministe (Visweswaran 1997 ; Davis et Craven 2016 ; 2020), nous aimerions mettre en lumière quelques caractéristiques importantes de cette démarche. De l’état de l’art proposé par Dana-Ain Davis et Crista Craven (2016 : 11), nous retenons tout d’abord les qualités suivantes : « a commitment to paying attention to marginality and power differentials, attending to a feminist intellectual history, seeking justice, and producing scholarship in various creative forms that can contribute to movement building and/or be in the service of the people, communities, organizations, and issues we study ». Cependant, quand tant la définition de l’ethnographie que celle de l’adjectif « féministe » sont sujettes à débat (Avanza et al. 2015), fait-il encore sens de parler d’une ethnographie féministe ? Bien que nous soyons conscientes des défis et des controverses qui la caractérisent, nous estimons que l’ethnographie féministe est toujours une démarche « bonne à penser et à pratiquer », car elle demeure une voie d’accès de la recherche qui nourrit de façon implicite des réflexions cruciales pour le futur des sciences (sociales). Dans ce qui suit, nous allons aborder certaines de ces considérations en nous inspirant de la forme narrative du « manifeste » privilégiée par la pensée féministe (voir Weiss 2018), comme en attestent « A Cyborg Manifesto » (Haraway 1991 : 149-181), ou les plus récents « Gens : A Feminist Manifesto for the Study of Capitalism » (Bear et al. 2015), Feminism for the 99%. A Manifesto (Arruzza et al. 2019), « Crip Technoscience Manifesto » (Hamraie et Fritsch 2019), The Care Manifesto (The Care Collective 2020), ou encore Glitch Feminism. A Manifesto (Russell 2020).
Géométries décalées
Une démarche heuristique qui semble commune à l’ethnographie et au féminisme consiste à conceptualiser et théoriser les expériences quotidiennes au prisme de métaphores géométriques. La métaphore center-margins, centre-périphéries, premièrement, a profondément imprégné les travaux féministes. Sherry Ortner constate très tôt que l’axe central à l’aulne duquel se mesure la position des femmes n’est pas nature-culture, mais la relation avec les « centres » de la culture (1972 : 26). Dans les années 1980, la métaphore devient centrale pour mettre en lumière et déconstruire les structures de pouvoir, en particulier pour des féministes non blanches. Des ouvrages clés, tels que Feminist Theory. From Margin to Centre de bell hooks (1984), ou Borderlands/La Frontera : The New Mestiza de Gloria Anzaldúa (1987), ont ainsi établi les coordonnées qui ont marqué les réflexions féministes jusqu’à aujourd’hui. L’idée principale défendue est que la théorie féministe est écrite depuis les centres, par des femmes privilégiées, et que cette théorie ne reflète ni les connaissances ni la conscience ni les expériences de vie en marge – la marge étant ici comprise comme celle d’une société ou d’un système-monde (Mohanty 1991 : 2). Ce constat marque le point de départ d’un renouvellement de la théorie féministe visant à capturer la diversité des réalités et à éclairer ainsi les angles morts de la théorie féministe blanche dominante. Or éclairer ces angles morts ne peut être fait que de l’intérieur, c’est-à-dire en mobilisant les expériences et les vécus marginalisés, pour repenser la géométrie et l’articulation du centre et de la périphérie – une relation qui n’est ni vue ni vécue par les féministes privilégiées. Le mot d’ordre est ainsi de décentrer la théorie féministe, d’ouvrir sa perspective des quelques privilégiées vers les marges, et de placer les marges au centre de l’attention. Anna Tsing résume ainsi l’utilité du terme margins : « to indicate an analytic placement that makes evident both the constraining, oppressive quality of cultural exclusion and the creative potential of rearticulating, enlivening, and rearranging the very social categories that peripheralize a group’s existence » (1994 : 279).
En 2000, Patricia Hill Collins constate, pour sa part, que cette métaphore, qui à l’origine offrait une source de liberté intellectuelle, de force et de créativité, s’est entre-temps diluée – y compris dans le féminisme. Il nous semble toutefois qu’elle reste toujours présente en filigrane dans de nombreuses analyses engagées par l’ethnographie féministe, et que certaines approches récentes la rendent à nouveau heuristiquement fructueuse. C’est ce que propose par exemple les approches qui questionnent les rapports entre espèces par la prise en considération des animaux et des plantes comme faisant part entière de nos “naturecultures” (Haraway 2003 ; Kirksey et Helmreich 2010) ou la volonté de visibiliser des ethnographies qui ne sont pas écrites dans et depuis les centres académiques anciennement impériaux.
En plus d’amener les périphéries au centre de l’attention, les ethnographes féministes, en particulier Marilyn Strathern (1990), ont problématisé le geste analytique capturé par une autre métaphore géométrique, celle de figure-fond. Cette métaphore met en évidence le fait que le geste analytique principal de l’ethnographie classique consiste à imaginer une culture comme une unité clairement définie et circonscrite, aussi bien du point de vue de son ancrage géographique que de son contenu. Cette unité sert ensuite de base à l’analyse des entités contenues dans ces unités culturelles, en particulier celle des objets qui constituent la culture matérielle. Dans un tel régime géométrique, la tâche principale des anthropologues est alors de « slot things into the social and historical systems (such as “society” or “culture”) wherein their significance is produced » (Henare et al. 2007). Les objets sont ainsi considérés comme des figures, des illustrations du système en question, et donc des entités passives. L’article « Gringa, habille-toi ! Le corps vêtu, un texte caché des Andes » de Camille Riverti dans ce numéro constitue un bel exemple de la raison pour laquelle cette vision en figure-fond a été questionnée et déconstruite par des ethnographes féministes. En portant une attention détaillée aux pratiques vestimentaires des femmes des communautés andines péruviennes, Camille Riverti met en avant le rôle actif que jouent les vêtements dans les logiques de catégorisation des individus. Les jupes des femmes opèrent comme de véritables agents de résistance aux rapports racistes qui se jouent entre « blanches » et « indigènes » et portent un « texte caché » avec lequel ces femmes jouent de manière active. Elle montre par la même occasion que la mobilisation des jupes pour « défaire » les logiques racistes « fait », par la même occasion, le genre, en renforçant la domination intracommunautaire des hommes sur les femmes à travers le symbolisme vestimentaire du mariage.
Allant encore bien plus loin dans le questionnement des métaphores géométriques, certaines féministes prônent d’abandonner une vision géométrique euclidienne, mesurant distances et inclusions sur des axes linéaires, pour lui préférer une vision topologique (Barad 2003 : 803), étendant ainsi la critique féministe à une critique de l’héritage épistémo-ontologique moderne. Faisons alors un pas de côté pour décaler les régimes géométriques.
Response-ability
« Ain’t I A Woman ? » (hooks 1981) ; « Can the Subaltern Speak ? » (Spivak 1988) : deux questions devenues emblématiques qui, même si originellement formulées dans des contextes différents, renvoient toutes les deux à une question épistémologique centrale, celle de la représentation. La notion de représentation cristallise en effet un ensemble de questions épistémologiques fondamentales et acquiert dès lors une importance cruciale aussi bien dans les débats féministes qu’en anthropologie. Ces questions participent d’une « crise de la représentation » en sciences sociales (Clifford et Marcus 1986) dans les années 1980, nourrie par les critiques féministes et postcoloniales, en premier lieu celle portée par Gayatri Chakravorty Spivak (Ortner 1995 : 188). Comme le remarque Gilligan Beer, le mot « représentation » « sustains a needed distance between experience and formulation. It recognizes the fictive in our understanding. » (1989 : 64). Ainsi, cette notion permet d’attirer l’attention sur la relation entre « knowledge (i.e., re-presentations), on the one hand, and the known (i.e., that which is purportedly represented), on the other » comme le formule Barad (2003 : 804), et de montrer aussi bien son caractère arbitraire que l’ensemble des enjeux de pouvoir qui la traverse. Les représentations de l’expérience des femmes et de leurs réalités, loin d’être un miroir neutre, sont traversées par les idéologies et les croyances des personnes qui produisent ces représentations. Or si l’épistémologie moderne dominante tend à invisibiliser la production du savoir et à présenter les “faits” dans une dimension transcendantale, l’essentiel du savoir “sur les femmes” est produit par des hommes.
La première solution apportée à ce problème consiste à produire des représentations corrigées (voir Scott 1988 : 3), c’est-à-dire, produites par les femmes sur les femmes. L’article de Thierry Amrein dans ce numéro, « Des actrices et un chercheur : une configuration qui pose problème sur le terrain ? », montre à quel point cette revendication féministe continue de résonner, constituant aujourd’hui encore un défi à affronter pour les enquêteurs hommes menant des recherches avec des enquêtées femmes. À la lumière d’écrits féministes, Amrein décortique les relations qu’il a entretenues avec les enquêtées dans le cadre d’un projet de recherche sur l’encouragement à l’entrepreneuriat féminin dans le canton du Valais en Suisse. Il conclut que, dans son cas, la sensibilité qu’il a acquise à travers une formation doctorale en études genre, ainsi que l’intérêt qu’il a montré à leurs expériences et leurs points de vue, ont contribué à « défaire le genre ».
La solution consistant à reprendre le contrôle des représentations “des femmes” par “les femmes” laisse toutefois surgir un nouvel enjeu politique. Dans la mesure où les représentations présentent le potentiel de s’imposer comme représentations uniques et “authentiques” d’un groupe, la question de “qui parle pour qui ? ”, qui peut s’arroger le droit d’être porte-parole d’un groupe, s’avère aussi porteuse d’enjeux de pouvoir. Cette interrogation est cruciale en ethnographie car elle n’épargne pas la relation des enquêtrices aux enquêtées. En réponse à cette question toujours irrésolue de la représentation légitime et du parler-pour, des féministes ont développé plus récemment une éthique de la “réponse-abilité” (response-ability) (Haraway 2012 ; Stengers 2022). L’importance est mise sur le fait d’endosser la responsabilité pour les mondes que nous faisons exister par l’écriture. L’acceptation du caractère non innocent de ces restitutions nous invite en même temps à former le regard et l’écoute, y compris à partir d’autres perspectives. Résistons donc à la représentation et devenons réponse-ables !
Plutôt que de parler pour, faire avec !
La crise de la représentation pointe aussi avec acuité la question des rapports de pouvoir qui se jouent sur le terrain : entre enquêtrices et enquêtées, entre sujet et objet de la recherche. Dans ce contexte, l’accent mis par les études genre sur la part d’émotion et de subjectivité inhérente aux interactions sur le terrain, ainsi que le désir des anthropologues féministes « to write in a non-dominating way » (Abu-Lughod 1991 : 22), apparaissent comme un antidote ou garde-fou contre les inégalités dans la relation d’enquête. En effet, attentives aux marges et aux expériences de domination et d’invisibilité, les ethnographies féministes peignent souvent des portraits plus intimistes, plus riches, plus diversement et densément peuplés que l’ethnographie dite « classique ». Que l’on pense à l’ethnographie des résistances poétiques des femmes bédouines égyptiennes de Lila Abu-Lughod (1986) ou à celle des récits de soi dans des usines familiales japonaises de Dorinne Kondo (1990), l’ethnographie féministe a indubitablement augmenté la multiplicité et diversité des points de vue dans et sur le monde.
Cependant, fidèles à leurs engagements réflexifs, les femmes anthropologues ont également soulevé, dès les années 1980, les risques de romantisation d’une ethnographie féministe qui serait miraculeusement libérée des enjeux de hiérarchie, de manipulation et d’exploitation que pose une démarche ethnographique. Le célèbre article de Judith Stacey (1988), notamment, montre à travers une série d’exemples tirés de ses propres recherches – des « affaires » hors mariage qui devaient rester sous silence, des pratiques homosexuelles qu’elle devait contribuer à cacher –, qu’en engageant davantage de relations intimes et personnalisées avec ses enquêtées, l’ethnographe féministe court le risque de rendre ces mêmes enquêtées plus vulnérables. Clairement, la quête éthique et politique pour des relations scientifiques qui transcendent les relations de pouvoir n’est pas résolue par des déclarations d’intention. Au contraire, des compromis et une pondération d’intérêts parfois divergents sont inévitables. Par ailleurs, le travail émotionnel (Hochschild 2003) que demandent les méthodes sensibles déployées par les socio-anthropologues féministes tend à reproduire une division sexuée du travail de recherche, le coût personnel que paient les chercheuses sur leurs terrains étant dévalorisé et invisibilisé (Carroll 2013). Enfin, comme le démontre l’article de Cristina Oddone dans ce numéro, intitulé « Observer la masculinité violente en train de se faire au sein de la relation d’enquête. Retour réflexif sur une recherche avec des auteurs de violences conjugales », il n’est pas toujours souhaitable, ni même “féministe” d’encourager plus d’horizontalité dans les rapports sur le terrain quand, par exemple, les personnes enquêtées sont des hommes condamnés pour des violences conjugales et qui reproduisent des relations de domination face à la chercheuse. En s’appuyant sur ses notes de terrain, Cristina Oddone revisite deux entretiens pour montrer comment ses interlocuteurs parviennent « par une mise en scène stratégique » à dominer et à dicter la situation et son déroulement contre la volonté de l’enquêtrice d’instaurer un échange horizontal.
Aujourd’hui, loin d’abandonner l’idéal d’une relation d’enquête plus égale et équitable, les chercheuses qui s’engagent pour une ethnographie féministe prennent ces critiques à bras-le-corps, et explorent des méthodes pour mener des recherches qui favorisent encore davantage la coproduction et l’horizontalité (Devault 1990 ; Hesse-Biber et Leavy 2007). Dans un esprit d’expérimentation, ces méthodes empruntent des chemins fort variables, allant d’autres modes d’écriture (fictionnel, auto-ethnographique, poétique ou graphique), aux autres médias représentationnels (films, ethnographies numériques, podcasts, arts plastiques, théâtre et spectacles), en passant par la recherche engagée, ouvertement politique, souvent menée en collaboration étroite avec des personnes et organisations militantes.
Dans leur tour d’horizon de la question, Dana-Ain Davis et Crista Craven (2020 : 289-295) fournissent une riche série d’exemples, dont plusieurs relèvent à la fois d’une démarche engagée et de l’expérimentation avec de nouveaux modes de communication. Ainsi, la monographie de Christen A. Smith, Afro-Paradise : Blackness, Violence, and Performance in Brazil (2016) porte sur un mouvement social (auquel elle participe) contre la violence raciale à Salvador de Bahia, et s’organise plus particulièrement autour d’une pièce de théâtre produite par une ONG militante. Autre exemple, le projet « Fed Up Honeys », qui prend la forme d’un rapport de recherche et d’un site web participatif qui traitent les stéréotypes et discriminations dont les jeunes femmes d’un quartier new-yorkais défavorisé font l’objet au quotidien (Cahill 2006). Prenant une autre orientation encore, Patti Lather (2001) décrit une recherche menée avec et à la demande d’une psychologue féministe travaillant avec un groupe de femmes vivant avec le VIH/SIDA. Le livre qui en résulte représente une expérience d’écriture ethnographique à 50 mains, qui combine des récits à la première personne, des analyses historiques, politiques et sociologiques ainsi que des données produites par les femmes concernées sous forme de mails, de lettres, de poèmes et de conférences. Dans une conclusion que nous faisons volontiers nôtre, Lather affirme que l’ethnographie féministe doit continuer de « generate itself out of its own impossibilities » (2001 : 222). Empruntons le chemin de l’impossible “parler avec” plutôt que “sur” ou “pour”, et voyons jusqu’où cela nous mène.
Une éthique du care
Pour l’ethnographe féministe, le déploiement de nouvelles catégories, paradigmes, méthodes et modes de restitution n’a de sens que si elle est menée en cohérence avec une éthique féministe du care. Le care au sens de Tronto (1993) est à la fois une activité (qui maintient, répare, et préserve nos corps et nos mondes pour pouvoir y vivre le mieux possible) et une attitude (l’attention soutenue aux détails qui ne se voient pas, aux marges, à l’ordinaire des vies). L’éthique du care s’inscrit dans une analyse de la division sexuée du travail, rappelant l’énergie et le dévouement nécessaires au maintien de la vie sous toutes ses formes, travail endossé de manière inégale par les femmes et les hommes. Elle critique non seulement l’inégale distribution de ce travail, mais également la dévalorisation du banal, du faible et du vulnérable qu’implique sa relégation à l’économie non monétaire et à la sphère dite « féminine ».
Les ethnographes féministes qui explorent et promeuvent cette approche reconnaissent que les valeurs qui lui sont sous-jacentes sont socialement associées au féminin et se prêtent ainsi aux critiques d’essentialisation (Gilligan 2008 ; Laugier 2011). De plus, elles soulignent qu’une ethnographie féministe mettant en avant les valeurs du care n’est pas bonne en soi (Ahmed 2010) ; au contraire, elle peut donner lieu à des formes subtiles d’exploitation ou reproduire une division genrée du travail de recherche. Cependant, en mettant au centre de leurs analyses la vulnérabilité intrinsèque à la vie et les interdépendances inévitables qui en découlent, cette approche nourrit des démarches ethnographiques comme celle de Lovell et al. (2013), qui explorent avec finesse l’expérience humaine face au désastre. L’éthique du care peut ainsi nourrir et orienter tous les stades de l’enquête, du choix du terrain à la manière de se positionner face aux humains et non-humains concernés, ou aux formes de critiques qui en découlent. Adopter une telle posture demande ainsi de passer non seulement des « matters of facts » aux « matters of concern » (Latour 2004) mais aussi aux « matter of care » (Puig de la Bellacasa 2017) qui, en réinvestissant l’imaginaire et le spéculatif, cherchent à ouvrir des nouveaux possibles (Jerak-Zuiderent 2015).
Comme les autres inflexions que nous avons présentées dans cette introduction, l’éthique du care demande à être employée avec toute la réflexivité nécessaire. Ainsi, plutôt que de présumer en avance de ce qui est juste ou bon, nous souhaitons mettre en avant une des forces du travail empirique, qui est de montrer comment les valeurs morales relèvent de réalités situées qui émergent des pratiques (Mol et al. 2015). Cherchons au travers du travail ethnographique à promouvoir ces valeurs en rendant visible ce qui est négligé et infériorisé, en mettant en lumière les liens d’interdépendance nécessaires au maintien des vies … avec soin !
Ouvertures
En guise de conclusion, nous souhaitons mentionner quelques pistes prometteuses qui ne nous semblent pas encore pleinement exploitées, et qui peuvent se développer à partir de la mise en commun du féminisme et de l’ethnographie. Les articles réunis dans ce numéro montrent bien comment la richesse de l’ethnographie réside dans la multiplication des perspectives. Parallèlement, l’une des principales exigences de la recherche féministe (et ce depuis ses débuts) est de multiplier et de nuancer les histoires. Despret (2019) nous invite ainsi à prendre au sérieux le régime temporel du « parfois », qui n’est ni toujours ni jamais. Il nous semble que l’ethnographie féministe pourrait s’approprier cette réflexion avec plus de détermination.
Une autre ouverture est la question des affects et des sens dans la constitution et la restitution de nos histoires (de terrain). Les textes féministes ont notamment souvent été portés et produits de, dans et par la colère (Ahmed 2010). Mais qu’est-ce que des affects tels que la colère, la peur, mais aussi la joie et les sentiments d’attachement font à notre recherche et à la manière dont nous collectons des données et les consignons sous forme de livres et d’articles ? Les résultats de nos recherches perdent-ils de leur scientificité si les affects qui sont constitutifs de leur production sont révélés ? Ou la révélation de cette dimension de la science en train de se faire est-elle au contraire centrale si elle veut continuer à être entendue à l’avenir et se reconnecter aux expériences quotidiennes ?
Enfin, nous aimerions mettre l’accent sur le suffixe -graphie en ethnographie, sur l’écriture ethnographique comme technique. Là aussi, il y a de nombreuses pistes qui ne sont pas encore exploitées, en particulier lorsque l’ethnographie se joint au féminisme queer – démarche veillant à brouiller les catégories et dualismes, et à revaloriser ce qui a été rejeté. Cela peut prendre différentes dimensions : il peut s’agir du soin apporté aux mots que nous utilisons pour écrire et pour faire revivre leurs nuances en intégrant leur histoire, leur étymologie, dans l’écriture. Mais cela peut aussi être un tout autre travail de mémoire. Dans cette exploration des formes, nous pouvons nous rappeler d’anthropologues comme Zora Neale Hurston (1937) ou Laura Bohannan (1954), qui ont délibérément maintenu en suspens la frontière entre fiction et faits.
En conclusion, dans leurs tâtonnements, leurs remises en question, leurs controverses, leurs idéaux moraux et politiques, mais aussi leurs difficultés à les mettre en pratique, les études genre produisent des réflexions qui peuvent nourrir les démarches ethnographiques. Ces dernières, pour leur part, demeurent, nous en sommes convaincues, porteuses d’une richesse empirique et d’une attention qui sont nécessaires à nos constructions théoriques. Dans le climat de crise que nous traversons actuellement, la portée politique du savoir que nous produisons est un enjeu central et nous souhaitons par ce numéro contribuer non seulement aux réflexions méthodologiques sur les sciences sociales en train de se faire, mais également plus largement mettre en lumière les études genre comme une ressource politique et épistémique incontournable en anthropologie.