Ce compte-rendu est initialement paru en italien dans la revue Etnografia e ricerca qualitativa, 14(3), 2021, p. 618-619.
Pour ceux qui s’intéressent à l’ethnographie du catholicisme, les travaux de Laurent Amiotte-Suchet constituent une approche originale et une source d’inspiration par la variété des thèmes qu’il aborde : des pèlerinages mariaux jusqu’au vieillissement dans les couvents et monastères, en passant par l’exorcisme. Dans son dernier ouvrage, l’anthropologue français parcourt et résume une décennie d’observations sur le site des sanctuaires de Lourdes, où il s’est rendu à plusieurs reprises d’abord comme doctorant, ensuite comme enseignant accompagnant des classes d’étudiant.e.s en stage sur le terrain. Le résultat nous paraît doublement utile : d’un côté comme interprétation sociologique d’ensemble du « phénomène Lourdes », de l’autre comme introduction au travail de terrain pour ceux qui débutent dans la pratique de l’ethnographie.
Dans son analyse, l’auteur insiste en particulier sur les efforts de l’institution catholique pour promouvoir une lecture de type spirituel du pèlerinage, en décourageant les attentes miraculeuses issues de la dévotion populaire. Le message officiel de l’Église invite en effet à penser la guérison en termes métaphoriques, c’est-à-dire comme un soulagement des souffrances intérieures plutôt que comme une thérapie au sens médical. L’importance de cette position apparaît clairement si l’on considère les risques que posent les miracles pour une institution centralisée et établie comme l’Église catholique. Les pouvoirs prodigieux sont, de par leur nature, charismatiques et anti-autoritaires et tendent donc – comme Max Weber l’a mis en lumière – à défier le primat d’une caste sacerdotale traditionnelle. De plus, face à un public de masse tel celui qui aujourd’hui se déverse sur Lourdes, une promesse de miracles régulièrement déçue pourrait conduire à une crise de légitimité pour l’institution, qui a associé sa crédibilité au site et à sa réputation. Comment donc satisfaire les nombreux visiteurs qui attendent quelques bénéfices en échange de leur déplacement – souvent contraignant – et de leur fervente dévotion ?
L’auteur s’intéresse à l’une des branches d’un vaste réseau organisationnel et relationnel, à savoir, celle des pèlerinages diocésains de malades. Il s’agit de groupes de bénévoles qui deux fois par an accompagnent pendant une semaine des personnes dépendantes – âgées, malades ou handicapées – et veillent à tous leurs besoins, depuis l’accès au train dans des wagons-lits équipés jusqu’au retour où les pèlerins sont confiés de nouveau à leurs familles. Dans les entretiens avec le chercheur, les bénévoles décrivent le service aux malades comme une expérience personnelle et régénérante qui sort de l’ordinaire, qui leur permet de retrouver ensuite leur quotidien, empreints de souvenirs mémorables et heureux. Un programme dense de réunions, de tâches d’assistance et de moments de prière collective assure la cohésion de groupe qui à son tour – selon un mécanisme durkheimien assez typique – alimente des sentiments positifs chez les participant.e.s. Souvent, ils choisiront d’y retourner et même de transformer le pèlerinage en un rendez-vous annuel régulier. De cette manière, une expérience qui met au centre (et dans des formes souvent assez crues) la fragilité et la souffrance humaines, se change en occasion festive perçue comme joyeuse et gratifiante.
Tout fonctionne, pourvu que – comme la conclusion le révèle – les individus acceptent la lecture collective du voyage à Lourdes comme un « miracle des cœurs » et se laissent entraîner par les dynamiques de type familial – caractérisées par une émotivité et un investissement forts – qui gouvernent ces séjours organisés. Pour celles et ceux qui au contraire se tiennent à l’écart, trop absorbés par leur douleur privée ou par leur scepticisme, l’expérience échoue et le sentiment d’échec est d’autant plus cuisant que les raisons profondes qui les ont poussés à la tenter étaient dramatiques. Pour ces pèlerins qui resteront en retrait, le miracle collectif ne se réalise pas et on peut donc escompter que le retour à la normalité sera doublement douloureux.
Mais les qualités de cet ouvrage vont au-delà de cet examen lucide des dimensions sociologiques qui sous-tendent le succès durable de Lourdes, et s’étendent à son utilité pour l’enseignement. Le néophyte de l’ethnographie y trouvera de fines descriptions de situations exemplaires, comme le passage sous la grotte des apparitions, où y sont disséqués les gestes des fidèles ainsi que l’agencement des lieux et les recommandations des responsables du site sur la meilleure manière de vivre ce rituel. Le lecteur pourra également apprécier l’analyse fine des rapports entre le chercheur et certains de ces informateurs et informatrices : notamment Marie-Cécile, une pèlerine âgée qui deviendra une sorte de collaboratrice, une amie et à qui d’ailleurs, le livre est dédié. Une attention réflexive est également portée au positionnement idéologique de l’auteur, qui se définit athée, sur un terrain empreint de religiosité, et aux solutions parfois ingénieuses ou improvisées qui lui ont permis de gérer des situations imprévues où ses convictions faisaient l’objet d’une discussion explicite parmi les enquêtés.
À la fois témoignage, analyse et introduction pratique au travail de terrain, le livre se distingue dans le domaine des études ethnographiques du catholicisme français comme une contribution intelligente, autoréflexive et, en ce sens, tout à fait bienvenue.