Les dessins sur le sable du Nord de l’île d’Ambrym (Vanuatu) : une étude ethnomathématique

Résumé

L’activité communément appelée « dessins sur le sable » a été observée tout au long du XXe siècle dans différentes sociétés autochtones de Vanuatu (Pacifique Sud). Elle consiste à tracer avec un doigt une ligne continue – contrainte par un quadrillage de lignes ou de points – sur le sable ou la terre battue des villages. Outre la présentation du contexte de la pratique contemporaine du dessin sur le sable dans le Nord de l’île d’Ambrym (centre de l’archipel de Vanuatu), et de la terminologie vernaculaire associée à cette activité, cet article se concentre sur les aspects géométriques et algorithmiques du dessin sur le sable, impliquant l’usage de différents concepts mathématiques (séquence ordonnée de motifs, mouvements, algorithme, itération, transformation et symétrie). Quelques outils conceptuels et méthodologiques (inspirés de la théorie des graphes et de la programmation informatique) sont ici introduits pour analyser plus loin les procédures et les processus cognitifs impliqués dans la création de ces dessins.

mots-clés : dessin sur le sable, ethnomathématique, pratique algorithmique et géométrique, modélisation, graphes, Vanuatu

Abstract

The activity commonly known as “sand drawing” has been observed throughout the 20th century in various indigenous societies from Vanuatu (South Pacific). It consists in drawing a continuous line with the finger—either in the sand or on dusty ground—drawn through the framework of a grid made of either perpendicular lines or dots. The paper starts by giving some elements regarding both the context of the contemporary practice of sand drawing in North Ambrym Island (central Vanuatu) and the vernacular terminology associated with this activity. Then, the article focuses on the geometric and algorithmic aspects of sand drawing, involving the use of different mathematical concepts (ordered sequence of patterns, movement, algorithm, iteration, transformation, and symmetry). Some conceptual and methodological tools (inspired by graph theory and computer programming) are introduced here to further analyze the procedures and the cognitive processes involved in the creation of these drawings.

keywords  : sand drawing, ethnomathematics, algorithmic et geometric practices, modelling, graphs, Vanuatu

Sommaire

Dessins sur le sable : un bref état de l’art

La réalisation de dessins formés d’une ligne continue tracée sur le sol a pu être observée tout au long du XXe siècle par des ethnologues dans différentes aires culturelles, chez les Tckokwe en Angola (Kubik 1987 ; Fontinha 1983), les Tamouls du Tamil Nadu (Steinmann 1989 ; Nagarajan 2018), et dans certaines sociétés mélanésiennes du Pacifique Sud notamment (Firth 1930 ; Bell 1935 ; Deacon et Wedgwood 1934). Dans l’archipel de Vanuatu [1], cette activité évoquée par l’appellation « dessin sur le sable » (« sand drawing » en anglais, « sandroin » en bichlamar) consiste à réaliser avec le doigt – sur la terre battue des villages ou le sable des plages – des figures formées le plus souvent d’une seule ligne continue refermée sur elle-même, et contrainte par une grille composée de lignes ou de points.

Fig. 1. Dessin fanwochepu (nom d’un village aujourd’hui disparu), Nord Ambrym
© Vandendriessche
Vidéo 1. Tracé du dessin fanwochepu
© Vandendriessche

Si depuis quelques décennies la pratique du dessin sur le sable est devenue une activité emblématique de la jeune République de Vanuatu [2], elle aurait été développée dans le passé uniquement dans des sociétés du centre et du nord de l’archipel (Huffman 1996). De fait, cette activité est encore très pratiquée de nos jours dans les provinces de Malampa (regroupant les îles de Malekula, Ambrym, et Paama), et de Penama (îles de Pentecôte, Maewo, et Ambae), et, dans une moindre mesure aux îles Banks (cf. Fig. 2), dans la société Mwotlap de Motalava notamment (Cabane 1997, 2012 ; VKS 2009).

Fig. 2. Carte de la République de Vanuatu

De nos jours, la pratique des dessins sur le sable est reconnue comme un art graphique traditionnel comportant – dans les sociétés concernées – une dimension mnémotechnique impliquée dans la remémoration de connaissances rituelles, mythologiques, et/ou environnementales, considérées comme faisant partie de la Kastom ; « terme que les Vanuatais utilisent pour caractériser leurs pratiques et savoirs, en les distinguant de tout ce qu’ils identifient comme provenant de l’extérieur » (Bolton 2003 : xiii). Si, au Vanuatu, la pratique du dessin sur le sable apparaît donc comme une activité transculturelle, elle comporte néanmoins au Centre/Nord de l’archipel des caractéristiques locales fortes identifiées comme de véritables marqueurs culturels (VKS 2009).

Dans la première moitié du XXe siècle, l’anthropologue britannique John Layard (1891-1974) et le jeune étudiant de Cambridge Arthur Bernard Deacon (1903-1927) furent les premiers ethnographes à documenter cette pratique aux Nouvelles-Hébrides (devenues la République de Vanuatu en 1980). Nous savons que Layard a enregistré une centaine de dessins sur le sable au cours d’une recherche de terrain menée entre 1914 et 1915 sur les îlots de Vao et d’Atchin situés au Nord-Ouest de l’île de Malekula (Layard 1942 ; Geismar et al. 2010). Si, peu avant son décès, Layard envisageait de préparer l’ensemble de ces dessins pour publication, l’ouvrage n’a malheureusement pas été finalisé (Huffman 1996). Seule une dizaine de « tracés sur le sable » (sand-tracings) furent publiés dans un article de 1936, synthétisé par la suite dans le chapitre « Sand-Tracings from Vao and Atchin » de la monographie Stone Men of Malekula (1942). Sous l’impulsion de l’anthropologue de Cambridge Alfred Cort Haddon (1855-1940), Deacon mena quant à lui des recherches ethnographiques entre 1926 et 1927, principalement dans les deux sociétés Seniang et Mewun de la côte Sud-Ouest de l’île de Malekula. Au cours de son séjour, il collecta un grand nombre de dessins sur le sable pratiqués dans cette région, et, pour une moindre part, sur les îles d’Ambae et d’Ambrym. Deacon enregistra chaque dessin avec précision, en donnant toutes les informations permettant sa reproduction : il précisa ainsi, pour chacun des 91 dessins reproduits, la grille formée de lignes perpendiculaires ou d’un réseau de points, le point de départ de la procédure de dessin, et numérota les segments (rectilignes ou courbes) tracés successivement par le dessinateur.

Victime de complications de la malaria, Deacon décéda prématurément à l’âge de 24 ans sur l’île de Malekula, et les matériaux ethnographiques qu’il avait collectés furent rapatriés à l’université de Cambridge. Par la suite, un financement de l’université permit à Haddon de solliciter l’étudiante en anthropologie Camilla Wedgwood qui édita ces documents (Geismar 2014). En 1934, paru tout d’abord la monographie Malekula : A Vanishing People, puis les notes consacrées aux dessins sur le sable furent publiées séparément dans un article intitulé « Geometrical Drawings from Malekula and other Islands of the New Hebrides » (Deacon et Wedgwood 1934). Par le nombre de dessins documentés, cet article demeure à ce jour la principale publication consacrée aux dessins sur le sable de cette région mélanésienne, proposant au lecteur tout à la fois les procédures de dessin et des informations sur les contextes culturels de leur production. Cette publication posthume de Deacon est d’ailleurs toujours considérée par quelques praticiens vanuatais comme un travail de référence permettant la remémoration de certains dessins oubliés [3].

Comme nous l’avons montré ailleurs (Vandendriessche et Petit 2017), Deacon semble être l’un des premiers anthropologues à suggérer une dimension mathématique propre à une activité technique/procédurale pratiquée dans des sociétés de tradition orale. Il évoque en effet les « capacités mathématiques » – et d’abstraction – manifestées par les habitants des Nouvelles-Hébrides au travers de la pratique du dessin sur le sable impliquant la réalisation de « figures géométriques » (geometrical drawings) « d’une grande complexité » (amazingly intricate and ingenious) (Deacon et Wedgwood 1934 ; Deacon 1934 : xxiii). Layard, quant à lui, n’aborde pas explicitement la question de la relation entre la création de ces dessins et les mathématiques. Néanmoins, en suggérant que ces « tracés sur le sable » représentent des « labyrinthes » – dont il est question dans la mythologie des îlots de Vao et d’Atchin (Layard 1942 : 649) –, il compare de fait les dessins sur le sable à un objet qui intéressa les auteurs de récréations mathématiques du XIXe siècle notamment (Lucas 1992 ; Ball 1896).

Le problème dit « des labyrinthes » – posé par ces auteurs – vise à mettre en œuvre une façon systématique de retrouver son chemin dans un labyrinthe. Des études récentes ont montré que la résolution de ce problème a joué un rôle significatif dans l’émergence de la théorie mathématique des graphes (Wate-Mizuno 2014). Un graphe est une structure mathématique composée d’objets et d’une relation entre ces objets. Ces derniers sont représentés par des points appelés « sommets », et la relation entre deux objets (ou sommets) par des lignes courbes ou rectilignes dénommées « arêtes ». Une telle structure permet ainsi de représenter un ensemble d’individus par les sommets du graphe, liés entre eux par une relation donnée et schématisée par le réseau d’arêtes. En anthropologie de la parenté, par exemple, cet outil mathématique s’est avéré pertinent pour formaliser les réseaux de parenté d’une société donnée (Hamberger et Daillant 2008).

Dans les années 1980, c’est également ce concept de graphe qu’a choisi la mathématicienne américaine Marcia Ascher (1935-2013), l’un des membres fondateurs de l’ethnomathématique, pour analyser le corpus de dessins sur le sable recueillis avec précision par Layard et Deacon [4] (Ascher 1988). En comparant un dessin sur le sable à un graphe dont les sommets sont formés par les différents croisements de la ligne continue, et dont les arêtes sont les segments de courbe reliant ces croisements entre eux, Ascher définit des classes de dessins (ou de graphes) partageant certaines propriétés formelles. Ce travail fut entrepris par la mathématicienne dans la perspective de mettre au jour les « idées mathématiques » impliquées dans la pratique du dessin sur le sable qu’elle proposa d’analyser comme de véritables « procédures » mathématiques (Ascher 1991 ; Chemillier 2004, 2007).

Fig. 3. L’île d’Ambrym, Vanuatu

Si ce travail précurseur a été un point de départ essentiel pour entreprendre nos propres recherches sur les dessins sur le sable, il a été mené, comme la plupart des études ethnomathématiques de l’époque, sur la base de publications secondaires (et non d’études directes). Le présent article est quant à lui le résultat d’une recherche de terrain menée depuis 2006 dans le nord de l’île d’Ambrym, autour du village de Fona [5] (cf. Fig. 3). Cette étude a permis de réunir un corpus de 52 dessins sur le sable (filmés et reproduits) – complété de matériaux linguistiques (terminologie technique, mythes ou récits, accompagnant parfois la réalisation de ces dessins). Dans une première partie, cet article se concentre sur le contexte de la pratique contemporaine des dessins sur le sable de Nord Ambrym, en précisant tout à la fois les relations que cette pratique entretient avec les rituels et la mythologie de cette société, et les savoirs techniques partagés que souligne la terminologie vernaculaire associée à cette activité. Dans un second temps, nous analyserons les aspects géométriques et algorithmiques de la pratique des dessins sur le sable, impliquant l’usage de différents concepts mathématiques (séquence ordonnée de motifs, algorithme, itération, transformation, et symétrie). Enfin, dans une troisième partie, nous introduirons quelques outils conceptuels et méthodologiques (inspirés de la théorie des graphes et de la programmation informatique) qui ont permis d’analyser plus loin les procédures et les processus cognitifs impliqués dans la création de ces dessins.

Pratique contemporaine du dessin sur le sable dans le Nord Ambrym

Contexte de la pratique

Dans le nord de l’île d’Ambrym, tous nos interlocuteurs ont fait référence aux dessins sur le sable en utilisant le terme vernaculaire tu dont le sens littéral est « écrire », mais aussi « représenter », « dessiner », ou encore « palabrer ». Plus précisément, les habitants de cette région désignent l’activité « dessin sur le sable » par le verbe tu suivi de l’expression en tan « sur le sol ». Ce verbe, lorsqu’il est employé dans le sens de « palabrer », renvoie explicitement aux palabres entre différents groupes (familles ou villages) visant à résoudre – étape par étape – les problèmes soulevés par l’organisation de certains évènements rituels tels que les mariages ou les baptêmes. Dans le contexte de la pratique des dessins sur le sable, cette interprétation littérale du verbe tu semble ainsi faire écho à l’aspect procédural de cette activité (cf. la section intitulée « Aspects séquentiels et algorithmiques du dessin sur le sable du Nord-Ambrym ») [6].

Si la pratique du dessin sur le sable relève d’un savoir partagé – tout le monde ou presque pouvant réaliser quelques-uns de ces dessins –, ce sont généralement des hommes (aînés ou jeunes adultes) qui sont désignés par les habitants de cette région comme les plus experts dans la réalisation de dessins sur le sable. Il y a néanmoins des exceptions. De fait, au cours de cette étude, nous avons pu travailler avec quelques femmes reconnues localement (et parfois au-delà) comme des expertes de cette pratique. Dans le passé, selon les aînés avec lesquels nous avons travaillé, le dessin sur le sable était une activité exclusivement masculine. Après leur journée de travail dans les jardins, très souvent les hommes se retrouvaient sur la place de danse cérémonielle (har, ou nasara en bichlamar) [7] pour y réaliser des dessins sur le sable, en laissant libre cours à leur imagination pour en inventer de nouveaux [8]. De nos jours, dans le Nord Ambrym, la création de nouveaux dessins sur le sable constitue une pratique contemporaine mise en œuvre par quelques rares dessinateurs talentueux sur la base du répertoire traditionnel (cf. plus bas la section sur le contexte de la pratique et la section intitulée « transformation »).

La pratique des dessins sur le sable est réputée sérieuse et non ludique [9]. Les motifs représentés par ces dessins renvoient explicitement à des éléments environnementaux, mythiques, et/ou rituels. Par exemple, le dessin temarr ne luan, « l’esprit de luan » (lu « cacher » ; luan « le fait de se cacher ») fait référence à la société secrète luan et à un rituel de même nom (Layard 1936 : 152 ; Guiart 1951 : 57-62 ; Rio 2007). Il s’agit d’un rituel d’initiation de plusieurs mois destiné aux jeunes hommes, dont la dernière édition s’est déroulée dans le Nord Ambrym il y a une vingtaine d’années. Les savoirs acquis au cours de cette initiation rituelle très stricte, exigeante, et secrète, apportent du prestige aux initiés. Le dessin temarr ne luan est peint sur un morceau de bois et placé à l’entrée du mel « maison de hommes » (ou nakamal en bichlamar) abritant les participants. Cette dernière représentation de l’esprit (de la société secrète) de luan est porteuse d’un « tabou » et seul un initié peut fabriquer cet artefact.

Fig. 4a. Dessin luan « se cacher »
© Vandendriessche
Fig. 4b. Dessin bulbul algon « pirogue lézard »
© Vandendriessche
Fig. 4c. perrlio « poteau de bois (magique) »
© Vandendriessche

D’autres dessins sur le sable rappellent des histoires populaires ou des récits de la mythologie locale. À titre d’exemple, le dessin bulbul algon « pirogue lézard » est en relation avec l’histoire de Yaulon, l’un des héros mythiques de la société de Nord Ambrym (Guiart 1951 : 81). Bulbul désigne la pirogue de ce personnage, tandis que algon « lézard » évoque le symbole du quatrième grade (sagran) du système de chefferie traditionnel (Patterson 1981) dont l’élaboration est attribuée à ce héros de la mythologie locale.

Le dessin perrlio quant à lui représente l’un des poteaux (perr) en bois de lio (« red wud » en bichlamar, Bischofia javanica) d’une mel « maison des hommes » du village d’Olal. Il s’agit d’un bois magique auquel on attribue le pouvoir diabolique d’attraper et de dévorer toute personne s’en approchant. Dans le même ordre d’idée, pelaperaoù (nom d’un dispositif marin meurtrier) est un dessin d’une grande complexité représentant un personnage installé dans une machine d’attaque équipée de longs couteaux (cf. Fig. 5a). Selon Johnson Koran (chef du village de Fona), il s’agit d’un « homme mauvais de Nord Ambrym » qui se glisse dans l’« engin » et « coupe les jambes des gens qui se baignent sur la plage de Ranon ».

Fig. 5a. Dessin pelaperaoù (dispositif marin meurtrier)
© Vandendriessche
Fig. 5b. Dessin poar (pluvier doré du Pacifique)
© Vandendriessche

Enfin, certains dessins sont accompagnés d’une histoire explicitant le contexte de leur création. C’est le cas, par exemple, du dessin poar (cf. Fig. 5b) dont l’auteur serait un homme prénommé Rrirrrirr, du village de Wo, décédé il y a quelques décennies, et reconnu comme ayant été un expert du dessin sur le sable. On raconte qu’un jour, il aperçut des oiseaux de mer (poar, pluvier doré du Pacifique, Pluvialis fulva) qui s’étaient posés dans son jardin afin de se nourrir dans les rigoles (sitan) fraîchement creusées pour y planter des taros. Après les avoir chassés, il serait rentré au village en gardant à l’esprit l’image de ces oiseaux qu’il aurait ensuite représentés en créant le dessin poar. Attesté par plusieurs habitants de Nord Ambrym, ce témoignage confirme que certains dessins sur le sable – pratiqués de nos jours dans cette région – sont de création récente [10].

Il y a encore quelques décennies, cette activité s’inscrivait dans un système de prescription/prohibition en lien avec la culture des ignames. Plusieurs autochtones se souviennent en effet des recommandations de leurs aînés les incitant à réaliser les dessins sur le sable exclusivement pendant les mois de récolte des tubercules (entre février et juillet), en raison de l’impact négatif que cette pratique pouvait avoir sur la croissance des ignames. Réaliser des dessins sur le sable pendant la phase de croissance de ces tubercules semble ainsi avoir été perçue comme ayant une incidence sur la progression de la tige du plant d’igname qui s’enroule sur le tuteur : elle favoriserait l’emmêlement de cette tige et ralentirait ainsi la croissance de la plante [11].

Terminologie vernaculaire associée à la pratique du dessin sur le sable

Une terminologie technique est associée à la pratique du dessin sur le sable dans le Nord Ambrym, et employée spontanément par les praticiens en action. Ces termes vernaculaires relèvent également d’un savoir partagé souvent mobilisé par l’assistance pour guider un dessinateur hésitant.

La grille

Les lignes horizontales (en se plaçant du point de vue du dessinateur) sont désignées par le terme yeroù qui signifie également « poutres », « linteaux », ou « pannes » des maisons traditionnelles. Les lignes verticales sont quant à elles désignées par le terme yen « patte/jambe » qui dénomme également les poteaux de bois soutenant les habitations. Comme pour d’autres activités relevant de pratiques coutumières (kastom), telles que la construction de maisons traditionnelles, le tressage de nattes ou de paniers, l’agriculture des jardins, etc., le système de numération vernaculaire est systématiquement utilisé par les dessinateurs pour dénombrer les lignes horizontales et verticales de la grille de façon à en vérifier l’exactitude [12].

Les points d’intersection des lignes horizontales (yeroù) et verticales (yen) sont nommés pute par les praticiens, précisant qu’il s’agit de « points de jonction » (joen paen en bichlamar). Le même terme est ainsi utilisé pour désigner les « nœuds » formés sur une pièce de bois par les points de jonction des branches sur le tronc de l’arbre. Seuls points de rencontre entre le trait continu du dessin et les lignes de la grille, ces nœuds (pute) sont traversés avec précision par le doigt du dessinateur. De plus, nous avons pu observer que lorsqu’un praticien fait une courte pause dans le tracé, cela se produit le plus souvent sur un nœud de la grille ; point où l’on choisit le chemin à suivre pour rejoindre le nœud suivant (cf. la section « transformation »).

Fig. 6a et b. Dessin « lengkon et paul » (de création récente)
© Vandendriessche
Fig. 6c et d. Dessin ao « crabe »
© Vandendriessche

Si, à notre connaissance, aucun terme vernaculaire n’est utilisé pour évoquer la « grille » en elle-même, l’usage des termes yeroù, yen, et pute, associé à la pratique du dessin sur le sable, suggère que cette grille est perçue comme une armature ou un cadre soutenant le tracé. Parfois réduites à quelques lignes perpendiculaires, d’autres grilles résultent d’un tracé plus complexe que le dessinateur réalise avec beaucoup de précision et de soin. Pour le praticien, le tracé de la grille est très souvent un moment de réflexion et de concentration favorisant la remémoration du dessin.

Règles du tracé

La plupart des dessins sur le sable consistent en une ligne continue contrainte par les deux règles de tracé suivantes : 1/ à l’intérieur [13] de la grille, si une portion de courbe peut en croiser une autre, elle ne repasse jamais continûment sur cette dernière, et, 2/ le point final du tracé doit coïncider avec le point de départ [14]. À notre connaissance, aucun terme vernaculaire ne renvoie spécifiquement à la première propriété. En revanche, la seconde est très souvent signalée par les dessinateurs par l’emploi du terme paritu, littéralement « début » (pari) de l’ « action de dessiner » (tu), pour signaler à l’assistance que leur doigt est revenu au point de départ comme l’implique la règle.

Désigner les motifs de base

Les motifs simples – ou élémentaires – composant les dessins sur le sable du corpus sont désignés par des termes vernaculaires. Ces termes sont généralement des verbes d’action en lien avec le mouvement impliqué dans la réalisation du motif. Cinq verbes sont ainsi utilisés pour désigner la réalisation des motifs 1 à 5 représentés par la figure ci-dessous [15].

Fig. 7a. Cinq motifs « élémentaires »
© Da Silva
Fig. 7b. Itération du motif désigné par le verbe li
© Da Silva

Si les verbes hu « piquer » (quelque chose avec un bâton), kuvür « tourner » (autour de quelque chose en revenant au point de départ), et li « nouer - faire un nœud », sont utilisés dans d’autres contextes, les deux verbes itel et hupeng semblent spécifiques à la pratique du dessin sur le sable. L’étymologie du verbe itel proviendrait du terme tel « corde », utilisée, par exemple, pour lier des « fruits à pain » à l’aide d’un nœud et en faciliter ainsi le portage. Le verbe hupeng résulte quant à lui de l’agglutination du verbe hu « piquer » et du nom peng « turbot vert » (coquillage, Turbo marmoratus), renvoyant ainsi à la saisie de ce mollusque.

Enfin, les numéraux vernaculaires (ru « deux, sul « trois », wirr « quatre », etc.) sont parfois employés pour signaler l’itération d’un motif de base. Par exemple, li pà sul « nouer trois fois » désigne le motif obtenu par l’enchainement de trois boucles (cf. Fig. 7b), symbolisant généralement des personnages humains.

Désigner des mouvements du tracé

Nous définissons par « mouvement » tout tracé reliant un point de la grille à un autre point (les deux points pouvant éventuellement être confondus dans le cas d’une boucle). Un « motif » peut alors être analysé comme un enchainement d’un ou plusieurs mouvements. De ce point de vue, les motifs élémentaires désignés par les termes li et hu (cf. Fig. 7a) sont constitués d’un unique mouvement, tandis que les autres motifs de la Fig. 7 sont réalisés par une succession de mouvements.

Le verbe tukor « traverser » (un espace, une maison ou un jardin par exemple) est employé lorsque que le dessin traverse un carreau de la grille par sa diagonale (cf. Fig. 8a). La ligne continue doit parfois traverser l’un des coins de la grille, vers l’extérieur, en formant un grand arc permettant de pénétrer à nouveau dans la grille par le coin symétrique (cf. Fig. 8. b-c). Cette action est décrite par le verbe hoùre qui désigne l’action de sortir puis de rentrer à nouveau dans un même espace (une maison ou un village par exemple). Les adjectifs gerlam « grand » et kakai « petit » sont parfois adjoints au verbe hoùre pour préciser la longueur du mouvement opéré.

Fig. 8a. Mouvement tukor
© Da Silva
Fig. 8b. Mouvement hoùre gerlam
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Fig. 8c. Mouvement hoùre kakai
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Lorsque le tracé enveloppe un motif précédemment réalisé, en sortant puis revenant dans la grille par le même nœud, c’est le verbe roù « entourer/envelopper » (quelque chose) qui est employé. A titre d’exemple, dans le cas du dessin vatu [16], le tracé entourant le motif représentant la tête d’un individu (cf. Fig. 9) est décrit par l’expression tel ep roù pweten « la corde entoure la tête ».

Fig. 9a. Mouvement roù « entourer »
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Fig. 9b. Dessin vatu, de création récente, inspiré par l’image du chef coutumier imprimée sur la monnaie de Vanuatu
© Vandendriessche
© Vandendriessche
Fig. 9c et d. Monnaie vanuataise
© Vandendriessche

Dans certains cas, l’action kuvür « tourner » (autour de quelque chose en revenant au point de départ) est parfois précisée par l’adjonction d’un second terme (verbe ou nom). Lorsque le cercle est complètement réalisé (i.e. refermé sur lui-même), le dessinateur pourra adjoindre le verbe pupu « entourer », en annonçant kuvür pupu (lit. « tourner entourer »). L’expression kuvür pwereoù est utilisée lorsque le cercle est incomplet, et prolongé par deux diagonales (tukor) ; le sens littéral de pwereoù étant « plus long » ou « un peu plus loin ». Enfin, les expression ran mwir « vers la gauche » et ran pamto « vers la droite » indiquent que l’action kuvür doit démarrer par un virage à gauche (resp. à droite) (cf. Fig. 10).

Fig. 10a. kuvür ran mwir « tourner vers la gauche »
© Da Silva
Fig. 10b. kuvür ran pamto « tourner vers la droite »
© Da Silva
Fig. 10c. kuvür pwereoù « tourner plus long ».
© Da Silva

L’expression roù lipi « envelopper le tronc de l’arbre pi » [17] décrit un tracé sinusoïdal entre plusieurs nœuds consécutifs de la grille, comme le montre la Fig. 11a ci-dessous (voir également le dessin awuyil analysé dans la section suivante). Enfin, le mouvement consistant à enchaîner successivement des petites boucles (li) reliées par des arcs tracés entre deux nœuds consécutifs de la grille (cf. Fig. 11b) est indiqué par le verbe likete « attacher (deux choses ensemble) ». L’usage de ce verbe suggère que ce tracé est perçu comme un lien permettant de maintenir ensemble les lignes (yen/yeroù) de la grille.

Fig. 11a. roù lipi « envelopper le tronc de l’arbre pi »
© Da Silva
Fig. 11b. likete « attacher »
© Da Silva

L’existence de cette terminologie associée à la pratique du dessin sur le sable – et son utilisation spontanée par les dessinateurs – semble indiquer que ces dessins sont appréhendés par les praticiens comme des séquences ordonnées de motifs (ou successions de mouvements) organisés en procédure. Cette observation incite à analyser les dessins sur le sable en les considérant comme le résultat d’une véritable pratique algorithmique.

Expression de la symétrie

La plupart des figures produites par les dessins sur le sable de Nord Ambrym présentent un ou plusieurs axes de symétrie, et, le plus souvent, deux axes de symétrie perpendiculaires. Cette propriété de symétrie des dessins est de plus perceptible dans les mouvements du tracé. Une partie du dessin étant très souvent réalisée continûment d’un côté de la grille, puis de l’autre de façon symétrique (cf. Fig. 12). Un tel mouvement est exprimé par l’expression vernaculaire tahitu (tahi « l’autre côté/reflet de quelque chose (e.g. objet, lieu) », tu « dessiner ») que l’on peut traduire par « dessiner la même chose de l’autre côté ». Certains dessinateurs ont par ailleurs mentionné l’importance de ces mouvements symétriques pour la mémorisation de ces dessins complexes.

Fig. 12a et b. Illustration de l’usage de l’expression tahitu « dessiner la même chose de l’autre côté »
© Vandendriessche

De façon remarquable, certaines histoires accompagnant la réalisation de dessins sur le sable semblent faire écho à l’omniprésence de la symétrie dans le corpus étudié. Par exemple, le dessin sur sable konan lipang « tabou [du] banian » est accompagné d’un récit décrivant l’origine de la danse rom pratiquée dans le Nord Ambrym [18] (cf. Fig. 13). L’histoire met en scène deux femmes assises de part et d’autre d’un banian, tissant toutes deux un masque pour leurs enfants. Bien qu’elles ne puissent pas se voir, ces deux femmes réalisent par la suite qu’elles ont fabriqué exactement le même masque.

Fig. 13a. Le dessin konan lipang « tabou (du) banian »
© Vandendriessche
Fig. 13b. La danse rom
© Vandendriessche

Des séquences ordonnées de motifs

Certaines séquences ordonnées de motifs de base (cf. Section sur la terminologie vernaculaire associée à la pratique du dessin sur le sable) se retrouvent à l’identique dans plusieurs dessins du corpus, ou bien sont itérées au sein du même dessin. Par exemple, l’itération de la séquence composée des trois motifs/actions élémentaires « tukor + kuvür + itel » (cf. Fig. 14 ; Vidéo 2) mise en œuvre dans la procédure de dessin perrlio (poteau de bois magique, cf. Fig. 4c) est également impliquée dans la réalisation de nombreux dessins du corpus.

Fig. 14a, b, c et d. Succession de motifs de base tukor + kuvür + itel impliquée dans le dessin perrlio (poteau de bois magique)
© Vandendriessche (fig. 14a, b et c)
© Da Silva (fig. 14d)
Vidéo 2. Itération de la séquence « tukor + kuvür + itel »
© Vandendriessche

Dans son étude consacrée aux dessins sur le sable recueillis par Deacon (1934), l’ethnomathématicienne Marcia Ascher met en évidence que l’élaboration de certains de ces dessins relève de la mise en œuvre d’une série de « transformations élémentaires » appliquées à un ou plusieurs motifs (ou « procédures de tracé ») (Ascher 1988, 1991 : 51-59). Plus précisément si A et B sont des procédures de tracé, Ascher note 1/ AB la procédure obtenue en exécutant « A suivie de B », et 2/ AT la procédure obtenue en transformant la procédure A en une autre procédure selon une transformation géométrique T donnée. Par exemple, si, partant du point d’aboutissement de la procédure A, on répète la même procédure de dessin, le « processus » est l’identité, la procédure résultante sera encore A, et la procédure globale « A suivie de A », formalisée par l’expression AA. Lorsque chaque mouvement d’une procédure A subit une rotation horaire de 90°, le processus est la rotation de 90°, la nouvelle procédure est symbolisée par A90, et la procédure globale est notée AA90 [19].

Considérons, par exemple, le dessin sur sable nimbingge (une variété d’igname) recueilli par Deacon dans le sud-ouest de l’île de Malekula (Deacon et Wedgwood 1934 : 138 et 148), dont certaines variantes sont connues de nos jours des habitants du Nord Ambrym sous le nom de peng « turbot vert ». Ce dessin a été analysé par Ascher en termes de « procédures de tracé » et de « processus » : le choix de la procédure initiale A (cf. Fig. 15) permet de décrire la procédure globale par l’itération d’un même motif suivant la série de processus AA90A180A270.

Fig. 15a. Motif résultant de la procédure A initiale
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Fig 15b, c et d. Série de processus A90A180A270 impliquée dans le tracé du dessin nimbingge.
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Le dessin de sable nimbingge (ou peng), comme d’autres dessins de la même région, peuvent ainsi être formalisés/analysés comme une (ou plusieurs) série(s) de « processus » appliquée(s) à des séquences ordonnées de motifs (ou « procédures de tracé »). Cette conceptualisation s’est avérée pertinente pour analyser un nombre significatif de dessins sur le sable (cf. Fig. 4c, dessin perrlio et Fig. 13a, dessin konang lipang ci-dessus) que nous avons collectés sur Ambrym depuis 2006. Notons enfin que ce point de vue d’observateur pourrait relever d’une certaine perception locale. À titre d’exemple, le praticien Wulukon (aîné aujourd’hui décédé du village de Ranhor, Nord Ambrym) décrivit la réalisation du dessin peng en commençant par la description du motif (à itérer) identifié par Ascher, puis annonça successivement pe pa ru « celui-ci deux fois », pe pa sul « celui-ci trois fois », pe pa wirr « celui-ci quatre fois », insistant ainsi sur l’itération de ce motif.

Transformation

Certains exemples suggèrent que les dessins sur le sable ont circulé dans le Nord d’Ambrym (et au-delà) en subissant des transformations au niveau des procédures et/ou des figures finales. Comme indiqué plus haut, des variantes de la procédure de dessin nimbingge sont connues dans le Nord Ambrym sous le nom de peng « turbot vert ». Plus précisément, la réalisation du dessin nimbingge est ici précédée du tracé d’un premier motif ayant comme point de départ et point d’arrivée le centre de la grille (cf. Fig. 16a, Vidéos 3 et 5).

Pour le tracé de la seconde partie du dessin, il existe (au moins) trois variantes, – ou chemins (rod en bichlamar) selon les propres termes des dessinateurs. Pour deux d’entre elles, le point de départ de cette seconde partie diffère du point d’arrivée du premier motif (au centre de la grille), créant ainsi une discontinuité dans le tracé (cf. Fig. 16b).

Fig. 16a. Première partie de peng
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Fig. 16b. Discontinuité entre la première et la seconde partie du dessin
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Certains dessinateurs réalisent la seconde partie du dessin en suivant le « chemin » emprunté par le tracé nimbingge décrit plus haut (cf. Fig. 15), alors que d’autres praticiens procèdent différemment. En particulier, comme le montre la Fig. 17a, un cercle (mouvement kuvür) peut être inséré au début de la procédure ; cercle qui sera donc omis à la fin du tracé. Ainsi, le motif itéré à quatre reprises dans le tracé nimbingge ne le sera que deux fois dans ce cas (cf. Vidéos 3 et 4).

Fig. 17a. Variante 1 de peng : un cercle (mouvement kuvür) est ajouté au motif A de la Fig. 15
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Fig. 17b. Variante 2 de peng : réalisée sans rupture de tracé
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Vidéo 3. Variante 1 de peng
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Video 4. Animation de la variante 1 de peng
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Vidéo 5. Variante 2 de peng
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Video 6. Animation de la variante 2 de peng
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Pour la troisième variante, la seconde partie du dessin est réalisée dans la continuité de la première (sans rupture du tracé). Il en résulte une transformation significative de la procédure de dessin. Le tracé débute par deux cercles consécutifs, et le motif itéré dans nimbingge n’apparait ici qu’une seule fois (cf. Vidéos 5 et 6).

Le dessin poar (que nous étudierons en détail plus bas, cf. Section sur les variantes et décomposition en couches) comporte également plusieurs variantes connues dans le Nord Ambrym. L’existence de ces variantes est révélatrice de l’intérêt que des créateurs de dessins sur le sable ont porté aux procédures, ne s’intéressant pas aux seules figures finales, mais cherchant différents chemins menant exactement au même dessin. Dans certains cas cependant, c’est plutôt la figure finale que l’on a cherché à transformer. Des procédures de tracé ont pu ainsi être modifiées de façon à ajouter ou supprimer certains motifs d’un dessin donné. Par exemple, la procédure konan lipang (cf. Fig. 18a) que nous avons apprise à Bahaltalam (village proche de Fona) a été enregistrée par le linguiste britannique Michael Franjieh dans le village de Ranvetlam situé plus au sud. Si les deux dessins sont très proches et ont la même signification (cf. Section sur la terminologie vernaculaire associée à la pratique du dessin sur le sable), celui de Ranvetlam comporte deux motifs symétriques (cf. Fig. 18b) représentant les deux femmes assises de chaque côté du banian ; motifs ne figurant pas sur le dessin que nous avons collecté.

Fig. 18a. Dessin 1 : konan lipang de Bahaltalam
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Fig. 18b. Dessin 2 : rom, variante de konan lipang
© Michael Franjieh, 2018 (avec l’aimable autorisation de son auteur)

Supposons que ce dernier (cf. Dessin 1, Fig. 18a) ait été transformé en le dessin enregistré à Ranvetlam (cf. Dessin 2, Fig. 18b). L’opération de transformation aurait probablement consisté en plusieurs modifications successives. La première consisterait en l’ajout de deux motifs symétriques tous deux résultant de la même procédure de base li pà sul décrite plus haut (cf. Fig. 7), comme l’illustre la figure suivante (cf. Fig. 19).

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Fig. 19 a et b. Transformation de konan lipang – ajout d’un motif
© Franjieh

La seconde modification implique de remplacer deux arcs symétriques du Dessin 1 (cf. surlignage bleu, Fig. 20a) par deux motifs plus élaborés, décrits par l’expression hufan pweten « soutenir sa tête » (cf. surlignage bleu, Fig. 20b).

Fig. 20a. Variante de Bahatalam
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Fig. 20b. Variante de Ranvetlam
© Franjieh

Enfin, l’élargissement de deux petites boucles (li, cf. Dessin 1, Fig. 20a, surlignage rouge) permet d’obtenir les deux grandes boucles décrites par le verbe roù « envelopper » (cf. Dessin 2, Fig. 20b, surlignage rouge).

Des algorithmes géométriques 

Des algorithmes géométriques [20] se retrouvent à l’identique – ou sous des formes proches – dans la réalisation de plusieurs dessins du corpus. Par exemple, les dessins kil « sauterelle », vyu « tortue », et, dans une certaine mesure le dessin awuyil « la liane yil » (Epipremnum pinnatum), mettent en œuvre la même procédure reposant sur l’application d’un même principe de tracé (à quelques mouvements près).

Fig. 21a. Dessin kil « sauterelle »
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Fig. 21b. Dessin vyu « tortue »
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Fig. 21c. awuyil « liane yil »
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Pour kil « sauterelle », cet algorithme permet de dessiner la partie du dessin représentant le « corps » de l’animal (cf. Fig. 22). Cette procédure – réalisée ici sur une grille rectangulaire de 4 lignes horizontales et 3 lignes verticales (4×3) – implique de suivre les lignes diagonales de la grille ; lorsque le tracé sort de la grille, on le fait rentrer de nouveau par le nœud du quadrillage le plus proche, à l’exception des cas où le tracé sort par l’un des quatre coins de la grille, et doit alors rentrer de nouveau dans celle-ci par le « coin » symétrique (selon l’axe de symétrie vertical de la figure).

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Fig. 22a et b. La première partie du dessin kil « sauterelle »
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Vidéo 7. Tracé de la première partie du dessin kil
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Vidéo 8. Animation du dessin kil
Première partie en bleu (corps de l’animal), seconde partie en rouge
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À notre connaissance, cet algorithme, tout comme le dessin que cette procédure permet de réaliser, ne portent pas de nom vernaculaire dans le Nord Ambrym. Ce principe logique de tracé se retrouve néanmoins dans la réalisation de plusieurs dessins du corpus. Réalisées sur une grille de dimension 5×3, le dessin vyu « tortue » démarre par la réalisation de deux lignes discontinues (cf. Fig.23a-b). La figure est ensuite complétée en suivant le principe de l’algorithme impliqué dans kil, à un mouvement près, remplacé par un mouvement équivalent permettant de représenter la carapace de l’animal (cf. Fig. 23c-d).

Fig. 23a. Première ligne (bleue)
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Fig. 23b. Seconde ligne (rouge)
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Fig. 23c et d. Reprise de l’ « algorithme de la tortue »
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Il y a une centaine d’années, Deacon a enregistré le dessin hi « tortue » (cf. Fig.24a), présenté comme provenant de l’île d’Ambrym (from Ambrim, Deacon et Wedgwood 1934 : 139) [21]. De fait, il s’agit d’une variante du dessin vyu mettant en œuvre la totalité de l’algorithme en question, à un mouvement équivalent près (cf. Fig. 24b). Ce tracé est encore réalisé de nos jours par quelques experts natifs d’autres îles vivant à Port Vila (cf. note 23).

Fig. 24a. hi « tortue », adapté du dessin collecté par Deacon (1934 : 154)
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Fig. 24b et c. Algorithme T(5,3) où le mouvement du haut a été remplacé par un mouvement équivalent pour tracer la carapace de la tortue
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Dans le cas du dessin awuyil, réalisé sur une grille de dimension 4×5 (cf. Fig. 21c), le même algorithme est appliqué, non pas au début de la procédure, mais dans un second temps pour conclure le tracé. Si le principe logique est identique à celui identifié dans les procédures de dessin kil et vyu, les mouvements arrondis reliant les points à l’extérieur de la grille sont remplacés par des lignes brisées désignées par le terme vernaculaire hu « piquer » (cf. Fig. 21c et Fig. 25). Ce dernier point semble être un critère important pour les praticiens autochtones lorsqu’il s’agit de comparer les modes opératoires de ces différents dessins. De fait, les dessinateurs avec lesquels nous avons travaillé n’identifient pas spontanément un même principe de tracé dans la réalisation des dessins awuyil et kil.

Nous l’avons vu, l’algorithme géométrique décrit ci-dessus – que nous appellerons dans la suite « algorithme de la tortue » [22] – est réalisé sur des grilles rectangulaires de tailles différentes : 4×3 pour kil, 5×3 pour vyu, et 4×5 pour awuyil. Nous noterons ces trois variantes de l’algorithme de la tortue T(4,3), T(5,3) et T(4,5) respectivement ; et, plus généralement, T(l,c) désignera cet algorithme réalisé sur une grille de l lignes horizontales et c lignes verticales.

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Fig. 25a, b et c. Algorithme T(l,c) réalisé sur des grilles de dimensions différentes. De haut en bas : T(4,3) (kil) ; T(5,3) (vyu) ; T(4,5) (awuyil)
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L’ensemble des données ethnographiques analysées dans cette section confirment le caractère géométrique et algorithmique de la pratique du dessin sur le sable, impliquant la mise en œuvre d’algorithmes, de séquences ordonnées de motifs, ainsi que des transformations de figures et de procédures. Pour analyser de façon systématique l’ensemble de ces phénomènes/propriétés, nous avons entrepris de les décrire mathématiquement. Nous le signalions dans l’introduction, la mathématicienne Marcia Ascher proposa dans les années 1980 une modélisation des dessins sur le sable en mobilisant le concept de graphe. Selon cette conceptualisation, deux sommets (ou nœuds de la grille) sont en relation lorsqu’un segment de courbe (arêtes) les relie. Dans ce qui suit, nous proposons une nouvelle définition des sommets et des relations de ce graphe qui fait écho à la pratique du dessin sur le sable telle que nous l’avons observée sur le terrain.

Des dessins sur le sable aux graphes : une nouvelle approche

Règle de direction dans le tracé 

A quelques exceptions près, tous les dessins du corpus respectent le principe de tracé suivant : la ligne continue traverse les différents nœuds de la grille sans créer de point anguleux et en suivant l’une des deux directions données par les deux diagonales du quadrillage (cf. Fig. 26a).

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Fig. 26a et b. Nœuds et directions : chaque nœud de la grille est traversé suivant deux directions
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Si cette règle de tracé ne semble pas faire l’objet d’un discours vernaculaire particulier, tous les dessinateurs avec lesquels nous avons travaillé l’ont néanmoins respectée. Nous avons de plus suscité des réactions de ces experts en réalisant nous-mêmes des dessins sans appliquer cette contrainte ; manœuvre systématiquement corrigée par nos interlocuteurs, insistant sur l’importance de cette règle sans toutefois en expliciter la raison (sur le plan technique notamment). Cette règle a très probablement été appliquée de façon systématique par les créateurs de dessins sur le sable dans le passé, et semble guider les dessinateurs actuels de Nord Ambrym [23] lorsqu’ils entreprennent par « essai-erreur » de retrouver le tracé d’un dessin oublié.

Ce phénomène incite à introduire un type de graphe dans lequel chaque sommet est, non pas un nœud de la grille comme le proposait Ascher (1988), mais un couple (S,d), où S est un nœud de la grille et d est l’une des deux directions diagonales (cf. Fig. 27). Ainsi chaque nœud de la grille engendre deux sommets d’un graphe – que nous noterons Gmod dans la suite. Pour en faciliter la lecture, nous représentons par des points coloriés en rouge les sommets (S,d) de direction 1, et en bleu les sommets (S,d) de direction 2. Deux sommets (S,d) et (S’,d’) de Gmod sont alors en relation s’il existe un mouvement/arc du dessin qui part de S dans la direction d et qui arrive en S’ dans la direction d’. [24].

Fig. 27a et b. Un nœud de la grille engendre deux sommets du graphe Gmod
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Illustrons cet outil conceptuel en analysant l’un des motifs symétriques du dessin konang lipang (introduit plus haut, cf. Section sur la terminologie vernaculaire associée à la pratique du dessin sur le sable), réalisé sur une grille de dimension (3×3) et comportant ainsi 9 nœuds (cf. Fig. 28).

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Fig. 28a et b. Première partie du dessin konang lipang consistant en la réalisation de deux motifs symétriques
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Sur la Fig. 29 ci-dessous, les nœuds de la grille sont désignés par une lettre (de A à I), et les 20 mouvements du tracé sont numérotés de 1 à 20 dans l’ordre du parcours. Chaque nœud de la grille engendre ainsi deux sommets (un rouge et un bleu) du graphe Gmod.

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Fig. 29a et b. Motif de konang lipang et sa représentation par un graphe Gmod
Certains sommets sont orphelins puisque le tracé n’emprunte parfois qu’une des deux directions possibles en un nœud.
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Notons que le tracé traverse généralement chaque nœud de la grille sans changer de direction. Par conséquent, chaque sommet du graphe Gmod possède un nombre pair (éventuellement nul) d’arêtes incidentes. Le nombre d’arêtes incidentes à un sommet d’un graphe est appelé le degré de ce sommet. Il est bien connu des mathématiciens qu’un graphe dont tous les degrés sont pairs est « eulérien » [25], c’est-à-dire qu’il peut être parcouru continûment en partant d’un sommet, sans repasser deux fois sur la même arête, et en revenant au sommet de départ. Si tel est le cas, ce parcours continu dans le graphe est appelé un « chemin eulérien ». Un tel chemin eulérien n’est généralement pas unique, et c’est ainsi que deux procédures différentes pour réaliser un même dessin sur le sable (cf. variantes de peng, section « transformation », et variantes de poar, section sur les variantes et décomposition en couches) correspondent à deux chemins eulériens distincts dans Gmod.

Cycles et treillis

On appellera « cycle » tout chemin fermé dans un graphe traversant une série de sommets distincts deux à deux, à l’exception du premier et du dernier qui sont identiques. Un cycle qui emprunte tous les sommets de Gmod correspond à une partie du dessin qui passe par tous les nœuds de la grille, une fois dans la direction 1 et une seconde fois dans la direction 2. Tous les sommets d’un cycle sont alors de degré 2 (cf. Fig. 30).

Ce type de dessin (ou partie de dessin) possède un aspect de « treillis », empruntant ici le terme introduit par Deacon pour différencier/classifier les différents types de dessins qu’il avait collectés (Deacon et Wedgwood 1934 : 136) [26]. Nous dirons ainsi qu’un dessin sur le sable (ou une partie de celui-ci) est un treillis lorsque son graphe Gmod est un cycle qui parcourt tous les sommets du graphe.

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Fig. 30a et b. Un treillis – inspiré d’un motif collecté par Deacon (1934 : 173) : son graphe Gmod est un cycle parcourant les 8 sommets
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Un cycle ne possède qu’un seul chemin eulérien à une permutation circulaire – de l’ordre de parcours des arêtes – près (cf. Fig. 30). Les treillis jouissent ainsi d’une certaine stabilité opératoire puisqu’il n’y a véritablement qu’une seule façon de les parcourir (modulo le choix du point de départ et le sens de parcours). Cette propriété facilite la recherche de dessins sur le sable qui mettraient en œuvre le même type de treillis.

L’algorithme géométrique T(l,c) (cf. Section « des algorithmes géométriques ») – impliqué dans la réalisation des dessins kil, vyu, et awuyil – permet de produire une famille de treillis moyennant certaines conditions à imposer aux nombres l et c. La programmation (en Python) de l’algorithme de la tortue T(l,c) a permis de tester ce dernier sur un grand nombre de grilles de dimensions différentes, en faisant varier le nombre de lignes verticales et horizontales. Nous avons ainsi pu conjecturer, puis démontrer [27], que l’algorithme T(l,c) produit un treillis si et seulement si c est impair, et, l et c sont premiers entre eux (i.e. n’ont pas de diviseurs communs autres que 1). La Fig. 31 ci-dessous illustre ce résultat dans le cas des algorithmes T(4,5) et T(4,6), 4 et 6 n’étant pas premiers entre eux alors que 4 et 5 le sont. Bien que produisant un cycle, l’algorithme T(4,6) n’engendre pas un treillis : chaque nœud de la grille est traversé une et une seule fois dans l’une des deux directions, de ce fait seule la moitié des sommets de Gmod sont atteints. Par contraste, l’algorithme T(4,5) (à l’œuvre dans le dessin awuyil, cf. Fig. 21c) produit un treillis puisque son graphe Gmod est un cycle parcourant tous les sommets de ce dernier.

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Fig. 31a et b. T(4,5) produit un treillis, son graphe Gmod est un cycle qui parcourt tous les sommets
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Fig. 31 c et d. T(4,6) n’engendre pas un treillis : bien que produisant un cycle, la moitié des sommets de Gmod ne sont pas atteints
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En outre, si les informations enregistrées à ce jour ne permettent pas d’attester que les dessinateurs perçoivent ce résultat, aucun dessin du corpus collecté ne met en œuvre un algorithme T(l,c) ne produisant pas un treillis (cf. T(4,6) décrit ci-dessus). Plus généralement, du point de vue des dessinateurs, la réalisation d’un dessin sur le sable semble impliquer la saturation de la grille i.e. passage du tracé par tous les nœuds de la grille dans les deux directions autorisées. Et, s’il y a quelques exceptions, la plupart des dessins sur le sable du corpus partagent cette propriété.

La réalisation d’un treillis correspond souvent à une étape/phase de la réalisation d’un dessin sur le sable soulignée par les dessinateurs eux-mêmes dans une situation de transmission notamment. Dans le cas du dessin kil « sauterelle », par exemple, le treillis réalisé par l’algorithme T(4,3) (cf. Section « des algorithmes géométriques ») permet selon les praticiens de représenter le corps de l’animal. Quant à la première partie de vyu « tortue », la carapace est réalisée par l’algorithme T(5,3) dont la mémorisation est un préliminaire indispensable à l’apprentissage de ce dessin, comme certains dessinateurs nous l’ont signalé. Ces observations incitent à décomposer un dessin sur le sable en différentes couches qui, superposées, produisent le dessin final.

De Gmod au concept de couche

Nous dirons qu’un dessin sur le sable est décomposable en deux « couches » lorsque son graphe Gmod possède une partition de ses arêtes en deux sous-graphes G1 et G2 eulériens (ou semi-eulériens [28]) ayant au moins un sommet (S0,d0) en commun. Dans ce cas, le dessin peut être réalisé en traçant successivement deux sous-dessins en partant du nœud (physique de la grille) S0 dans la direction d0. De ce point de vue, les dessins kil et awuyil (cf. Section « des algorithmes géométriques ») résultent de la superposition de deux couches successives (cf. Fig. 32).

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Fig. 32a, b et c. Décomposition de kil en deux couches correspondant à deux sous-graphes eulériens de Gmod
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Fig. 32d, e et f. Décomposition d’une variante du dessin awuyil réalisé sur une grille de dimension 5×7
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Pour ces derniers dessins, nous l’avons vu, la décomposition du tracé en couches successives a été suggérée par les dessinateurs eux-mêmes. Si tel n’est pas le cas, une analyse fine des procédures de tracé permet de mettre en évidence de telles décompositions.

Variantes et décomposition en couches : le cas du dessin sur le sable poar

Une décomposition du dessin « poar »

Le dessin poar évoqué plus haut (cf. Section sur le contexte de la pratique) est le plus souvent réalisé sur une grille de dimension 3×5 – même si la même procédure est parfois réalisée spontanément sur une grille de dimension 3×7 (cf. Vidéo 14, Section « modification de la grille »). Au cours de notre étude, nous avons enregistré plusieurs procédures permettant de réaliser ce dessin (ou famille de dessins). Deux de ces variantes seront ici analysées et dénommées Variante J et Variante L, en référence aux premiers dessinateurs qui nous ont montré ces différents tracés. L’analyse comparée de ces deux variantes (cf. animations des deux tracés sur une grille de dimension 3×5 – variante J : Vidéo 9 ; variante L : Vidéo 10) a permis de proposer une décomposition du dessin poar en deux couches superposées.

Video 9. Animation du dessin poar selon la variante J
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Video 10. Animation du dessin poar selon la variante L
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Fig. 33a. Le dessin poar sur une grille de dimension 3×5
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Fig. 33b. Modélisation informatique du dessin sur le sable poar
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Première phase

La première partie du tracé est réalisée selon des procédés différents d’une variante à l’autre. Il s’agit néanmoins dans les deux cas d’entremêler les deux motifs 1 et 2 illustrés par la Fig. 34, en démarrant du nœud (0,2) de la grille, dans la direction 1 (variante J) ou la direction 2 (variante L).

Fig. 34a. Motif 1
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Fig. 34b. Motif 2 (treillis)
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Fig. 34c. Motif 1 et Motif 2
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Comme le montre la Fig. 34c, les lignes verticales de la grille sont prolongées dans leur partie supérieure, offrant ainsi des points d’appuis pour dessiner les pointes (mouvements hu), et, dans un second temps, la tête des oiseaux (réduites à de petites boucles sur la figure 33b). Ce phénomène nous a incité à ajouter une ligne horizontale à la grille (cf. Fig. 35b), les extrémités supérieures des lignes verticales étant de fait assimilables à de véritables nœuds de la grille.

La Fig. 35a ci-dessous représente le graphe Gmod de cette première phase de tracé et illustre la décomposition de ce graphe en deux sous-graphes 1 et 2 (vert et bleu) correspondant aux motifs 1 et 2. Il s’agit d’un graphe semi-eulérien puisque qu’il possède deux sommets de degré impair (de degré 3, notés D et A) dont nous savons qu’ils sont obligatoirement les points de départ et d’arrivée d’une chaîne eulérienne de ce graphe (cf. note 26).

Fig. 35a. Graphe semi-eulérien Gmod de la première partie de poar
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Fig. 35b. Première partie du dessin poar
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Les chemins parcourus dans ce graphe Gmod diffèrent significativement d’une variante à l’autre. Dans le cas de la variante J, le tracé de la première partie du dessin poar se traduit dans Gmod par une chaine eulérienne, parcourant toutes les arêtes du graphe en joignant les deux sommets de degré impair. Comme l’illustrent la Fig. 36 et la Vidéo 11 ci-dessous, le sous-graphe 1 (vert) est presque entièrement parcouru (en suivant les arêtes 1 à 22), jusqu’à un point de raccord (entre les arêtes 22 et 23). Le sous-graphe 2 (bleu) est alors parcouru dans sa totalité (arêtes 23 à 50), jusqu’au même point de raccord, de façon à parcourir la dernière arête (n° 51).

Comme mentionné plus haut, des changements de direction dans le tracé sont exceptionnels sur les nœuds des grilles des dessins sur le sable de Nord Ambrym. Des changements de direction peuvent néanmoins se produire à l’extérieur de la grille, opérés par un mouvement « hu  » (cf. Section sur la terminologie vernaculaire associée à la pratique du dessin sur le sable), comme c’est le cas pour le dessin awuyil (cf. Fig. 21c) et dans la partie supérieure du dessin poar ; pour ce dernier, ces changements de direction sont représentés dans Gmod par les arêtes 6, 12, 18, 24, et 38.

Fig. 36. Gmod de la variante J
Le parcours des arêtes 1 à 51 forme une chaîne eulérienne.
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Video 11. Chemin dans Gmod correspondant à la variante J du tracé de poar
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Dans le cas de la variante L du tracé, un changement de direction inhabituel est opéré sur le noeud (0,2) de la grille (cf. Vidéo 10 : 0.10 ; Vidéo 13 : 1.01). L’analyse du parcours dans Gmod qu’engendre cette variante du dessin poar – met au jour la raison pour laquelle un tel changement de direction doit être opérée. Comme l’illustre la Fig. 37 et la Vidéo 12, le sommet de départ est ici de degré pair (degré 2). Or, dans ce cas, il est impossible de réaliser une chaine eulérienne en partant d’un tel sommet. En effet, le graphe Gmod étant semi-eulérien, aucun chemin ne pourra revenir au point de départ après avoir parcouru tout le graphe. Cette difficulté est résolue par un changement de direction dans le tracé une fois revenu au point de départ. Cela se traduit dans Gmod par un « saut » entre deux sommets, ou bien par l’ajout d’une arête supplémentaire (cf. arête 39). Enfin, comme l’illustre la Fig. 37, le chemin (dans Gmod) produit par la variante L du tracé passe à deux reprises du sous-graphe 1 au sous-graphe 2 (cf. sommets notés « Raccord » sur la figure).

Fig. 37. Gmod de la variante L
La création de l’arête 39 correspond à une (exceptionnelle) rupture de direction en un des nœuds du quadrillage.
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Video 12. Chemin dans Gmod correspondant à la variante L du tracé de poar
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La seconde phase et l’algorithme de la tortue

Cette seconde phase du tracé démarre du nœud (4,2) et consiste en la réalisation d’un treillis composé 1/ d’une série de motifs itel disposés sur le bas et les côtés latéraux de la grille, et, 2/ des oiseaux représentés sur le haut de cette dernière (cf. Vidéo 9 : 0.12 et Vidéo 10 : 0.12). De façon remarquable, le motif obtenu peut être réduit en un dessin que l’algorithme de la tortue permet de réaliser. Plus précisément, en substituant les différents motifs itel par des arcs de cercle (cf. Fig. 38a), et les « oiseaux » par de petites boucles que l’on peut ensuite effacer, on obtient un dessin réalisable par l’algorithme T(2,5) sur la partie basse de la grille.

Fig. 38a. Transformation des motifs itel
© Da Silva
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Fig. 38b, c et d. Transformation de la seconde couche de poar
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Le sitan

Une fois ce dernier motif réalisé, une longue ligne courbe permet de rejoindre le point de départ (cf. Fig. 39). Nous l’avons évoqué plus haut (cf. Section « contexte de la pratique »), cette ligne représente une rigole fraîchement creusée dans le jardin pour y planter des taros (sitan). Ce dernier tracé apparaît donc en lui-même comme un élément saillant du dessin assimilable à un trait final.

Fig. 39. Trait final de poar : le sitan (variantes J et L).
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Décomposition en couches

Ces différentes phases du dessin incitent à proposer la décomposition de poar en deux couches superposées. La couche 2 correspond à la seconde phase de tracé. La première phase quant à elle ne produit pas véritablement une couche (puisque le graphe Gmod associé n’est pas eulérien). Néanmoins, le sitan vient compléter le motif de la première phase (motif 1 + motif 2), obtenant ainsi un sous-dessin dont le graphe Gmod est eulérien ; sous-dessin qui peut ainsi être analysé comme la couche 1 du dessin poar (cf. Fig. 40).

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Fig. 40a et b. Les deux couches (surlignée en rouge/vert et bleu respectivement) du dessin poar (variantes J et L).
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Modification de la grille

Le dessin poar – présenté et analysé précédemment – est construit sur une grille de dimension 3×5. Dans un premier temps, tous les dessinateurs que nous avons rencontrés ont réalisé ce dessin en prenant appui sur une telle grille, ou, dans certains cas, en y adjoignant deux lignes verticales (cf. Fig. 41a ; Vidéos 13). Cette observation nous a incité à vérifier les valeurs du nombre c de lignes verticales pour lesquelles le dessin est réalisable – en suivant la même logique de tracé – sur une grille de dimension 3×c. Pour les deux méthodes, on vérifie aisément que la procédure de tracé de la première couche peut être appliquée à toute grille de dimension 3×c. Quant à la seconde couche, nous avons vu que sa réalisation est corrélée à l’implémentation de l’algorithme de la tortue T(2,c). Or, comme mentionné plus haut, l’algorithme T(l,c) n’est un treillis que dans le cas où c est impair, et, l et c sont premiers entre eux. Ainsi, l’algorithme T(2,c) génère un treillis si et seulement si c est impair. La réalisation de la seconde couche de poar (et donc du dessin poar lui-même) n’est donc possible que sur une grille de dimension 3×c, possédant un nombre impair de lignes verticales. Ce résultat théorique en tête, nous avons souhaité recueillir le point de vue des praticiens/acteurs sur ce phénomène.

Fig. 41a. Le dessin poar réalisé sur une grille de dimension 3×7
© Vandendriessche
Fig. 41b. poar réalisé sur une grille de dimension 3×11
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Retour sur le terrain

Quelques séances de travail organisées sur le terrain avec des praticiens ont permis un échange de points de vue concernant la décomposition du dessin poar et sa possible réalisation sur des grilles de différentes dimensions. Nos interlocuteurs ont spontanément affirmé être capables de réaliser ce dessin lorsque le nombre de lignes verticales (yen) est 3, 5, 7, 9, 11, 13, etc., et, sur notre demande, ont exécutés ces différentes variantes du dessin (parfois avec un temps de réflexion) ; cf. Vidéo 14. Enfin, ces praticiens ont précisé que poar n’est jamais réalisé sur une grille possédant 4, 6, 8, etc. lignes verticales ; deux d’entre eux ont néanmoins tenté sa réalisation sur des grilles de dimension 3×4 et 3×6.

Vidéo 13. Tracé de poar selon la variante L sur une grille de dimension 3×7
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Vidéo 14. Tracé de poar selon la variante J sur une grille de dimension 3×11
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Dans le document Vidéo 15, le premier praticien démarre la procédure sur une grille de dimension 3×4, selon la variante J, en dessinant (ce que nous avons appelé) les motifs 1 et 2 (cf. Fig. 42a). Il enchaîne ensuite par le tracé de la série des itel de la couche 2. Lorsqu’il s’aperçoit que le motif itel, habituellement tracé avant de dessiner les oiseaux, ne sera pas le dernier de la série, il affirme ne pas pouvoir compléter le dessin (cf. Fig. 42b et Vidéo 15 : 0.47). Ce même dessinateur procède de la même manière sur une grille de dimension 3×6 (cf. Vidéo 16 : 1.24) : dans ce cas néanmoins, il se représente mentalement le tracé menant à la même impasse que pour l’essai précédent.

Fig. 42a. Motifs 1 et 2 suivis du premier itel de poar. Essai de tracé de poar sur une grille de dimension 3×4, variante J
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Fig. 42b. Tracé du itel qui est le dernier de la série dans la couche 2
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Vidéo 15. Essai du tracé de poar (selon la variante J) sur une grille de dimension 3×4
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Vidéo 16. Essai du tracé de poar (selon la variante L) sur une grille de dimension 3×6
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Le second dessinateur procède suivant la variante L, et arrête le tracé sur la première couche après avoir traversé le nœud (2,2) (cf. Vidéo 17). De fait, à ce moment du tracé, le chemin qui respecterait la procédure habituelle a déjà été emprunté. Il reste alors deux chemins disponibles (cf. Fig. 43a-b), l’un d’entre eux permettant de compléter la couche 1 (cf. Fig. 43c). Suivre ces chemins obligerait néanmoins le dessinateur à s’écarter de la procédure initiale, ce qu’il n’envisage pas.

Fig. 43a et b. Le dessinateur arrête son tracé sur le nœud (2,2)
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Fig. 43c. Chemin qui permettrait de compléter les motifs 1 et 2
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Vidéo 17. Essai du tracé de poar (selon la variante L) sur une grille de dimension 3×4
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Comme dans le cas du dessin awuyil (cf. Section « des algorithmes géométriques » et section « de Gmod au concept de couche »), la présence de l’« algorithme de la tortue » dans la procédure de dessin poar n’a pas été spontanément reconnue par nos deux dessinateurs. En revanche, la décomposition de poar en deux sous-dessins (ou couches) semble relevée d’une certaine perception locale. De fait, ce qui ressort de nos échanges avec ces deux praticiens est que la première partie du dessin consiste de leur point de vue à itérer la succession de mouvements kuvür pwereoù (cf. Fig. 10c) ; la seconde partie résultant quant à elle d’une série de itel complétée par le tracé des oiseaux poar et du sitan.

Pour conclure : bilan et prospective

Nous l’avons vu, l’analyse ethnomathématique du corpus de dessins sur le sable de Nord Ambrym tend à montrer que la création de nouveaux dessins a relevé dans cette région d’un travail intellectuel de choix de motifs de base organisés en séquences ordonnées, et de la mise en œuvre d’algorithmes géométriques. Cette pratique aurait ainsi constitué pour les praticiens et créateurs de dessins sur le sable un cadre propice au développement d’une réflexion de nature algorithmique et géométrique. Les séquences ordonnées de motifs, les algorithmes géométriques, sous-tendus par quelques règles opératoires, semblent être ici les outils de travail qui ont permis aux dessinateurs de mener des investigations dans ces configurations planes parfois d’une grande complexité : investigations confirmées par les transformations d’un dessin en un autre, les itérations d’une séquence de motifs, les chemins différents menant au même dessin final, et la décomposition de certains dessins en une superposition de couches.

Si les outils de modélisation (en lien avec la théorie des graphes et la programmation informatique) introduits dans cet article s’écarte du point de vue des acteurs, nous avons néanmoins montré que ces méthodes permettent de rendre compte de certaines variantes d’un même dessin et de formuler des hypothèses sur la façon dont des praticiens ont conçu/imaginé (dans le passé) les procédures impliquées dans les dessins sur le sable. Ainsi le graphe de modélisation Gmod (cf. Section « Des dessins sur sable aux graphes : une nouvelle approche ») est un outil conceptuel prometteur qui permet d’analyser de façon systématique les chemins empruntés par les dessinateurs (Da Silva 2022). Enfin, formaliser ces dessins complexes, tout en devenant soi-même praticien, permet d’acquérir une certaine expertise très utile sur le terrain. De fait, deviennent possibles des interactions avec les experts sur le plan technique et l’identification de propriétés opératoires qui autrement nous auraient probablement échappées.

Sur la base de ce travail se profilent plusieurs pistes de recherche. La première visera à mener plus loin l’étude des processus cognitifs impliqués dans la mémorisation/réalisation (voire la création) de ces procédures de dessin. Dans cette perspective, il sera nécessaire de poursuivre la collaboration engagée avec les dessinateurs/dessinatrices de Nord Ambrym. La réflexion menée ici dans le cas du dessin poar incite à proposer à ces experts des situations graphiques inhabituelles (par exemple l’ajout d’une ligne à la grille d’un dessin donné), et réfléchir ensemble aux stratégies mises en œuvre par ces praticiens pour élaborer de nouveaux chemins. La seconde piste concerne l’étude des variations culturelles locales du dessin sur le sable. Ces dessins (comme tant d’autres pratiques de Vanuatu : tressage de nattes, jeu de ficelle, danse, musique, etc.) ont circulé dans l’archipel en subissant des transformations au niveau des procédures, mais aussi des histoires qui souvent les accompagnent. En ayant recours de façon systématique aux outils conceptuels introduits dans cet article, une analyse comparée de plusieurs corpus de dessins sur le sable provenant d’aires linguistiques et culturelles différentes permettrait de mieux saisir les modes de circulation de cette activité. Plus largement, il semble prometteur de comparer cette pratique mélanésienne du dessin sur le sable à d’autres pratiques consistant en la réalisation de lignes continues, telles que les kōlam du Tamil Nadu (Ascher 2002) ou les sona des Tchokwe de l’Angola (François et Vandendriessche 2016).

Enfin, le présent travail pourrait contribuer à la discussion engagée au Vanuatu depuis une dizaine d’années, visant à réformer les programmes scolaires avec l’objectif de mettre en œuvre localement des enseignements prenant davantage en compte les nombreux contextes culturels et linguistiques du pays (Vandendriessche 2022, François et Vandendriessche 2022). L’usage pédagogique des dessins sur le sable (tout comme d’autres pratiques à caractère algorithmique et/ou géométrique) est de fait envisagé par les institutions scolaires pour dispenser aux jeunes vanuatais un enseignement de mathématiques culturellement signifiant.

Remerciements

Nous remercions chaleureusement les dessinateurs et dessinatrices de Nord Ambrym, Malikli et Lengkon (village de Fantan), Juliano Napur (village de Wo), Buwekon (village de Topol), qui ont avec générosité partagé leur connaissance du dessin sur le sable. Nous dédions ce travail à Bongrowo (village de Magam), décédé en 2016, qui nous a beaucoup appris. Nous remercions également Camille Etul, originaire de Nord Ambrym, pour la vérification des termes vernaculaires. Enfin, cette recherche n’aurait pas été possible sans le soutien de l’Agence Nationale pour la Recherche (projet « Encoder et transmettre des savoirs avec une ficelle : étude comparée des usages culturels de pratiques mathématiques dans la réalisation de figures de fil (Océanie, Amérique du Nord, Amérique du Sud) », ETKnoS, 2016-2021), et celui de l’Institut des Sciences Humaines et Sociales (InSHS) du CNRS (Soutien à la Mobilité Internationale, SMI, 2019, projet « String figure-making, sand drawing, and mat making : a comparative study of (ethno-)mathematical practices from Vanuatu »).

add_to_photos Notes

[1Appelé les Nouvelles-Hébrides par le navigateur anglais James Cook dans les années 1770, cet archipel a été géré par un condominium colonial franco-britannique de 1906 jusqu’à son indépendance en 1980, devenant alors la République de Vanuatu, dont les trois langues officielles sont le bichlamar (pidgin anglais), le français, et l’anglais. Compte tenu des 120 langues vernaculaires pratiquées localement dans le pays (pour environ 300 000 personnes), le bichlamar fonctionne comme lingua franca.

[2Sous l’impulsion de Ralph Regenvanu, à l’époque directeur du Centre Culturel de Vanuatu, un projet financé intitulé La sauvegarde du dessin sur le sable du Vanuatu  (2005-2008) a eu pour objectif de redynamiser cette pratique au travers de différentes actions culturelles et éducatives (organisation de festivals, démonstrations régulières au sein du Musée National de Vanuatu, publication d’ouvrages et de films, introduction de la pratique du dessin sur le sable à l’école). À l’issue de ce projet, la pratique du dessin sur le sable a été inscrite en 2008 sur la liste des patrimoines culturels immatériels de l’humanité de l’UNESCO https://ich.unesco.org/fr/RL/les-dessins-sur-le-sable-de-vanuatu-00073.

[3Les notes et croquis originaux que Deacon a consacrés aux dessins sur le sable des Nouvelles-Hébrides ont été inscrits dans le « Registre de la mémoire du monde » de l’UNESCO en 2003. http://www.unesco.org/new/fr/communication-and-information/memory-of-the-world/register/full-list-of-registered-heritage/registered-heritage-page-1/arthur-bernard-deacon-1903-27-collection-ms-90-98/

[4S’ajoutent à ce corpus, quatre dessins enregistrés par Raymond Firth (1930) auprès d’un homme originaire du Nord de l’île de Pentecôte.

[5Les recherches ethnographiques de terrain sur les dessins sur le sable de Nord Ambrym ont été menées par Éric Vandendriessche. Le présent article est quant à lui le résultat de la collaboration engagée par les deux auteurs dans le cadre du travail doctoral réalisé par Alban Da Silva et dirigé par Éric Vandendriessche, au sein du laboratoire « Sciences, Philosophie, Histoire » (SPHere, CNRS & Université Paris Cité).

[6Ce même verbe tu est également utilisé dans le contexte de la pratique des jeux de ficelle (Guiart 1951 : 79), associé dans ce cas à l’expression en awa « sur/avec la corde ». L’usage des expressions tu en tan et tu en awa suggère une relation conceptuelle opérée entre ces deux pratiques par les autochtones de Nord Ambrym (Vandendriessche 2018, 2022).

[7Nous utilisons la graphie introduite par le linguiste Michael Franjieh (2012), spécialiste de la langue vernaculaire de Nord Ambrym (et de ses variantes dialectales). Le ‘r’ roulé et le ‘r’ rétroflexe (utilisé dans la région du village de Fona, se substituant au ‘r’ tapé, enregistré plus au sud par Franjieh autour du village de Ranvetlam) seront notés /rr/ et /r/ respectivement. Lorsque ces deux ‘r’ sont prononcés de façon consécutive, le ‘r’ roulé précède toujours le ‘r’ rétroflexe, ce que nous noterons simplement /rrr/. Quant aux sons (ʊ) et (y), ils seront respectivement notés /ù/ et /ü/.

[8Il y a environ un siècle, Layard observait l’invention de nouveaux dessins sur le sable, ce qu’il définissait comme un passe-temps intellectuel : « Indeed, now that they are used as games of skill this tendency, as with cat’s cradle, with which they are probably allied, now serves to stimulate the creative ingenuity of the natives, who, while certain designs, of course, become traditional and are copied over and over again, constantly invent new ones as an intellectual pastime  » (Layard 1942 : 654).

[9À notre connaissance, il n’existe pas de catégorie vernaculaire qui correspondrait à celle du « jeu ». Néanmoins, le terme bichlamar pleiplei renvoie explicitement à certains divertissements (jeux de balle, jeux de cartes, marelle, etc.). De fait, la pratique des dessins sur le sable n’est pas identifiée comme relevant de cette catégorie, mais plutôt considérée comme une activité « sérieuse » en raison de ses liens avec la mythologie locale et certains rituels (passages de grade, initiation pour intégrer des sociétés secrètes, etc.).

[10Concernant le(s) contexte(s) de la pratique du dessin sur le sable au Vanuatu, voir également Baron (2020). Dans cette thèse de doctorat, outre une analyse historique des premières recherches consacrées aux dessins sur le sable dans l’archipel des Nouvelles-Hébrides, Jacopo Baron étudie cette pratique – qu’il a pu observer sur l’île d’Ambrym – en inscrivant son travail dans le domaine de l’anthropologie de la mémoire notamment.

[11Une telle efficacité rituelle négative attribuée à la pratique des dessins sur le sable a été confirmée par des interlocuteurs originaires de différents villages du Nord Ambrym. Néanmoins, il semble que ce phénomène ne concerne pas toute la région. À certains endroits, la pratique du dessin sur le sable aurait été uniquement autorisée pendant les cinq jours suivant le décès d’une personne gradée. Notons que la pratique des jeux de ficelle était ancrée dans le même système de prescription/prohibition, en lien avec la croissance des ignames ou les rituels funéraires suivant les régions.

[12Le système de numération vernaculaire de Nord Ambrym est un système de numération orale de base 10. Il se décline comme suit : hu (1), ru (2), sul (3), wirr (4), lim (5), liuse (6), liuru (7), liusul (8), yaferr (9), sangul (10), sangul a hu (10 et 1), sangul a ru (10 et 2), sangul a sul (10 et 3),…, sangul a yaferr (10 et 9). La suite des numéraux est construite en utilisant le terme wingil « dizaine » : wingil be ru (20, lit. « dizaine deux fois »), wingil be sul (30, lit. « dizaine trois fois »), …, wingil be yaferr (90, lit. « dizaine neuf fois »), wingil be sangul (100, lit. « dizaine dix fois »)…

[13Par « intérieur » nous entendons la surface occupée par l’ensemble des carrés délimités par les lignes horizontales et verticales de la grille.

[14Une troisième règle de tracé – concernant les directions selon lesquelles la ligne traverse les nœuds de la grille – sera explicitée plus loin dans la section « Règle de direction dans le tracé » 

[15Les « motifs » de la Fig. 7, ainsi que tous les schémas reproduits dans cet article, ont été obtenus au moyen de l’outil de modélisation informatique des dessins sur le sable écrit en PYTHON par Alban Da Silva pour les besoins de sa thèse de doctorat (Da Silva 2022).

[16Le dessin vatu est de création récente, et a été inspiré par l’image imprimée sur certaines pièces de monnaie de Vanuatu (Vatu), représentant un chef coutumier de Vanuatu.

[17L’arbre pi de la famille des crotons (Codiaeum variegatum) possède des feuilles asymétriques dont l’un des bords a une forme courbe telle celle du tracé décrit par l’expression roù lipi.

[18À propos de la danse rom, voir (Guiart 1951 : 68-69).

[19Les transformations T peuvent être tour à tour l’identité, les rotations de 90°, 180°, et 270°, ainsi que les réflexions d’axes horizontale ou verticale, auxquelles s’ajoute le processus d’« inversion (qui) renverse l’ordre des procédures de dessin : le premier mouvement devient le premier, et ainsi de suite jusqu’à ce que revienne la reprise du premier pour finir. » (Ascher 1998 : 72). Marcia Ascher définit ainsi un ensemble de 12 processus impliqués dans la réalisation de différents dessins sur le sable.

[20Par « algorithme » ou « procédure », nous entendons « toute suite d’opérations produite par un ensemble d’instructions conditionnelles qui prend fin lorsqu’une condition d’arrêt est réalisée ». Nous empruntons l’expression « algorithme géométrique » à l’ethnomathématicien Paulus Gerdes (1952-2014) pour signaler que les opérations à l’œuvre dans la procédure visent à la réalisation d’un tracé ou figure géométrique (Gerdes 1995).

[21Deacon a probablement enregistré cette variante du dessin de la tortue sur l’île d’Ambrym, où il a mené des recherches sur la parenté (Deacon 1927).

[22C’est à partir du dessin dit de la « tortue » réalisé et commenté par Edgar Hinge, animateur au Centre Culturel de Vanuatu (VKS), que nous avons identifié cet algorithme géométrique. Edgar Hinge est Vanuatais, dans la cinquantaine, et originaire de l’île de Pentecôte. Il est reconnu comme un expert de la pratique des dessins sur le sable au sein du VKS notamment. De fait, il connait un très grand nombre de ces dessins (en particulier, ceux pratiqués dans le Nord Pentecôte, mais aussi ceux provenant d’autres régions du centre de l’archipel de Vanuatu). Il réalise ces tracés avec beaucoup d’aisance, et a de plus une bonne connaissance des contextes de production de ces dessins dans sa région natale.

[23Cette règle de tracé est également appliquée dans d’autres sociétés de Vanuatu où le dessin sur le sable est pratiqué ; chez les Raga du Nord de l’île de Pentecôte, ainsi que chez les Sun̄wadia du centre de l’île de Maewo notamment (cf. Da Silva 2022).

[24Si l’introduction du graphe Gmod nous éloigne momentanément du point de vue des praticiens, il permet la mise en évidence de phénomènes/propriétés qu’il serait sans doute difficile de percevoir autrement. La programmation informatique de ce graphe, associée au théorème dit « de Veblen », permet notamment de décomposer Gmod en une union de « cycles » (cf. Section sur les cycles et treillis, et Da Silva 2022). De telles décompositions permettent ainsi d’automatiser la recherche de sous-dessins – ou « couches » – composant un dessin sur le sable (cf. Section intitulée « De Gmod au concept de couche »), et ainsi de faire des hypothèses sur la façon dont ces dessins ont été élaborés par les acteurs. Enfin, l’outil conceptuel Gmod s’est avéré être d’une grande utilité pour comparer différentes variantes d’un même dessin sur le sable (cf. Section sur les variantes et décompositions en couches, et Da Silva 2022).

[25Le théorème d’Euler-Hierholzer affirme que l’on peut parcourir toutes les arêtes d’un graphe connexe sans passer deux fois par la même arête et en revenant au point de départ si et seulement si le graphe ne possède que des sommets de degré pair (Hierholzer et Wiener 1873). Ce théorème précise également le cas où le nombre de sommets de degré impair est deux. Il est alors également possible de parcourir les arêtes du graphe sans repasser sur la même arête, à la différence que, dans ce cas, le point de départ et d’arrivée doivent être précisément les deux sommets impairs. On parle alors de « chaîne eulérienne » et le graphe est dit « semi-eulérien ».

[26Le terme « treillis » est par ailleurs utilisé en théorie des graphes, « lattice-graph » désignant les graphes ayant pour représentation un réseau (König 1990 : 94, 337).

[27Cf. (Da Silva 2022).

[28Cf. note 26.

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Pour citer cet article :

Eric Vandendriessche, Alban Da Silva, 2022. « Les dessins sur le sable du Nord de l’île d’Ambrym (Vanuatu) : une étude ethnomathématique ». ethnographiques.org, Numéro 43 - juin 2022
Enquêter avec les enfants et les adolescent·e·s [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2022/Vandendriessche_DaSilva - consulté le 19.04.2024)
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