Le genre : de l’impasse à la catégorie pertinente pour l’analyse du handicap en prison pour hommes

Résumé

Comment définir le handicap ? Question déjà complexe et qui implique plusieurs points de vue. Comment définir le handicap dans une prison pour hommes ? Voici la question que j’ai eu à résoudre lors d’une recherche doctorale. Cette question est venue “troubler“ une ethnographie au premier abord sans encombre : décrire un milieu qui attise la curiosité, suscite l’indignation et les positionnements moraux. Or, que décrire lorsque le sujet est à la fois foisonnant et conflictuel, quand il semble nous glisser entre les mains ? Une analyse interactionniste a permis de comprendre l’activité constante de jugement, de classement et de catégorisation en prison. La théorie de la « performativité du genre » a ensuite aidé à stabiliser mes analyses. Cet article propose de décrire comment se saisir du « trouble dans le genre », que j’ai éprouvé et provoqué dans le milieu carcéral, m’a permis de découvrir les normes d’hypermasculinité qui régissaient l’ordre pénitentiaire. Dans ce contexte, les prisonniers vus comme handicapés agissaient comme une sorte d’irritant, attirant l’attention sur l’existence de faiblesses et de souffrances que le contexte pénitentiaire œuvrait pour ignorer.

mots-clés : genre, masculinité, prison, handicap, interactionnisme

Abstract

On the difficulties of using gender as a framework for analyzing handicap in a men’s prison.

How can we define handicap ? The question is complex and implies a number of points of view. This difficulty is intensified when it comes to defining handicap in a men’s prison, the question I had to resolve for my doctoral research. Gender “troubled” an ethnography that seemed relatively straight-forward : my task was to describe a context that provokes both curiosity and moral indignation, and yet the gendered aspects of this context kept escaping me. In the end, an interactionist perspective allowed me to understand the constant processes of judgment, classification and categorization at work, while the concept of « gender performativity » allowed me to stabilize my analysis. In this article, I outline how, by concentrating on the « gender trouble » that I experienced and provoked through my interactions with the prison setting, I finally shed light on the prison’s underlying script of a social order based in hyper-masculinity. In this context, male prisoners viewed as handicapped act as a kind of irritant, calling attention to the existence of forms of weakness and suffering that the prison setting works to ignore.

keywords : gender, handicap, interactionism, masculinity, prisons

Sommaire

La masculinité « volée » comme trame invisible de l’enquête de terrain

« Août 2015, maison centrale de X. Monsieur Vannart [1] est lourdement handicapé. Il est en fauteuil roulant et a besoin d’aide pour tous le actes de la vie quotidienne. Il vit dans une aile aménagée, d’où il ne sort que pour aller à l’infirmerie. Il est aidé par une aide-ménagère qui vient de l’extérieur une fois par jour en semaine, et le reste du temps par un autre détenu-aidant. Nous sommes assis l’un en face de l’autre pendant l’entretien et de temps à autre, nous regardons par la fenêtre qui donne sur la cour de promenade. On y voit des jeunes hommes qui “marchent“ en groupes en exhibant des corps musclés. Monsieur Vannart les regarde et me dit qu’il en a assez de leur “mascarade“. En discutant de sa vie en prison, et notamment du fait qu’il refuse de sortir en promenade ne souhaitant pas croiser d’autres détenus, il me dit : “Quand ils me voient [surveillants et détenus], dans mon fauteuil, ils sont comme des chiens enragés, comme des chiens à qui on a arraché quelque chose de la gueule. Sans rien faire, rien que de me voir, c’est comme si je leur vole quelque chose et ils ont la rage contre moi“ » (extrait du journal du terrain).

C’est le début du travail de terrain en prison et cette phrase restera dans ma tête tout au long de l’enquête et particulièrement lors des analyses. Les paroles de Monsieur Vannart sont une véritable secousse en ce début de recherche. Elles me paraissent très importantes et je me les répète souvent mais je ne comprends pas pourquoi elles m’interpellent autant. Cependant, je suis rapidement submergée par un grand nombre de situations que j’observe et d’histoires de vie que j’écoute. La portée de ce moment heuristique m’échappe. C’est seulement à la fin des analyses et de l’écriture que je saisis le fil de la situation : Monsieur Vannart, ne pouvant incarner la figure de l’homme viril, renvoie aux autres protagonistes (surveillants et détenus) la fragilité de cette incarnation, en leur “volant“ la possibilité d’être assurés en toute circonstance de leur masculinité. Alors même qu’en prison, c’est cette même incarnation qui permet la survie identitaire de chacun. C’est pour cela que ces détenus évitent tout contact avec Monsieur Vannart et que les professionnel·les font état de leur profond malaise dans les interactions avec lui.

Cet article est issu du travail d’une thèse en sociologie sur la prise en charge du handicap en prison. La recherche a été menée dans différents espaces où la catégorie « handicap » pouvait se manifester : en prison [2], dans les textes législatifs et administratifs [3], et dans les interactions avec l’administration pénitentiaire et des associations militantes pour les droits des personnes handicapées ou des personnes détenues. En cela, elle respecte les principes d’une ethnographie multi-située (Marcus 2005) : la recherche s’est déroulée sur différents sites (cellules, bureaux, cabinets médicaux, ateliers de travail dans différentes prisons), tout en se situant dans différents « espaces » (le champ pénal et le champ du handicap).

Dans une première partie, je vais rendre compte de la méthodologie de recherche. Ensuite, dans une deuxième partie, j’évoquerai les multiples difficultés qui m’ont menée à thématiser la question du genre. Dans une troisième partie, je montrerai les obstacles à pouvoir penser cette recherche en termes de genre. Enfin, la quatrième partie montrera la résolution partielle permise par l’adoption d’un cadre conceptuel articulé autour du genre.

Quelle méthode pour trouver le handicap en prison ?

Ce projet de thèse est issu d’une commande qui articulait l’analyse des politiques d’accessibilité en prison et les « problématiques » des professionnel·les de terrain face aux « personnes âgées et malades » en détention. Il s’agissait de repérer les pratiques du système pénitentiaire envers des personnes handicapées détenues. Une partie de la recherche a été financée par un organisme de santé publique, ce qui a enrichi et a permis d’affiner les premières hypothèses autour des prises en charge sanitaires et sociales et de la collaboration des professionnel·les en prison : personnels soignants, conseillers et conseillères d’insertion et de probation et personnels de surveillance.

La question de recherche paraissait alors relativement simple : décrire les manières dont les personnes détenues considérées comme ayant un handicap étaient prises en charge par les professionnel·les travaillant dans les différents établissements. L’objet de recherche ne provenait pas de mes observations du milieu, ni de réflexions préalables, ce qui a eu des conséquences sur la suite du processus. J’avais présumé, lorsque ce sujet m’a été proposé, que les personnes « handicapées » étaient préalablement repérées par un ou plusieurs appareils administratifs. Mon travail aurait alors été d’observer des situations définies, dans des lieux précis et de recueillir les témoignages des personnes concernées.

Or, mon travail d’observation dans les quatre prisons s’est révélé beaucoup plus complexe. Il est devenu rapidement évident que la figure de la « personne handicapée détenue » est absente de l’univers carcéral. Lors de l’enquête, les prisons n’effectuaient aucune « détection » formelle leur permettant de catégoriser certains détenus comme étant « handicapés. » Les dispositifs informels qui eux existaient, souvent appelés « bricolages » par les professionnel·les, prenaient la forme de réponses ad hoc à des problèmes ponctuels, pouvant se pérenniser. Ces dispositifs étaient considérés comme des moyens de gérer la vie en détention et n’étaient pas recensées au niveau national. Ils s’inscrivaient dans des formes de catégorisations ordinaires. Lorsque j’évoquais le handicap, les professionnel·les pouvaient parfois se saisir de ce terme, mais le plus souvent elles et ils parlaient de « fous », « simplets », « sourds », « aveugles », « grabataires », « malades », « fragiles », « cachetonnés », « incuriques » etc. Ces catégorisations m’ont permis d’accéder à la définition indigène du handicap mais dans la suite de l’article, j’utiliserai le terme générique de handicap.

Pour compliquer encore la situation, il a fallu trouver un moyen de mettre en place une recherche qualitative en partant d’un positionnement hypothético-déductif prédéfini par un comité scientifique. Or, c’est notamment lors de cette phase initiale qu’a été effectué l’un des choix méthodologiques principal : puisque les prisons pour hommes abritent la grande majorité des détenu·es en France, il a été décidé lors des réunions du comité scientifique qu’elles étaient « représentatives » de toutes les prisons et donc de toutes les populations de détenu·es.

Les établissements choisis pour la recherche étaient donc des établissements pour hommes majeurs. Il s’agissait d’établissements « ordinaires », c’est-à-dire pas connus comme hébergeant des personnes ayants des troubles de santé spécifiques, mais dans lesquels existaient un ou des dispositifs informels de « prise en charge » de personnes « malades » ou « vulnérables » selon les termes de l’administration de chaque prison. Après avoir effectué un travail de repérage, à travers des entretiens avec des professionnel·les de l’administration centrale, la lecture de documents (rapports, films, témoignages, etc.) et des conversations informelles, j’ai identifié une maison centrale avec une unité aménagée pour des personnes ayant des troubles moteurs ; un centre de détention avec une aile et un atelier de travail pour les personnes vivant avec des troubles mentaux ; un centre pénitentiaire récemment construit et considéré comme parfaitement accessible aux personnes handicapées ; et une maison d’arrêt disposant de certaines cellules aménagées ainsi que d’une organisation du quotidien spécifique pour les personnes « vulnérables » et une convention avec une association d’auxiliaires de vie.

Une fois mon entrée en prison négociée, il s’agissait d’observer des lieux de vie (quartiers, unités et cellules) et de travail (ateliers de travail, cellules) de personnes “reconnues” comme handicapées du fait de bénéficier des dispositifs spécifiques, de mener des entretiens avec elles et avec celles qui se considéraient concernées par le handicap, ainsi que d’observer certaines réunions des professionnel·les. Il n’était pas aisé d’évoquer la catégorie de personne handicapée, ni avec les professionnel·les ni les personnes détenues : ils et elles préféraient parler des choses plus valorisantes, qui mettaient en avant une certaine représentation de la masculinité, comme j’allais le comprendre plus tard. Cependant, dans ces récits apparaissait un certain nombre de classements des personnes détenues par les autorités pénitentiaires qui laissaient entrevoir une multitude de définitions du handicap [4]. Ces tris prennent racine dans des catégorisations sociales ordinaires – par exemple, celles du « mec bien » ou du « sale type », du « faible » et « fort » ; judiciaires : prévenu ou condamné ; criminologiques : braqueur ou pointeur pour ne donner que celles qui se trouvent aux deux extrémités des hiérarchies ; ou pénitentiaires : caïd, protégé, indic’, allié – et permettent les positionnements identitaires des détenus (Le Caisne 2004). À partir de la découverte de ces classements, la méthode de recherche est devenue ethnographique et inductive puisque pour traiter le sujet, il fallait comprendre les « méthodes » propres aux actrices et acteurs de ce milieu (Garfinkel 2007).

Les analyses de cet article viennent principalement de cette partie de la recherche, c’est-à-dire de deux ans d’observations dans quatre prisons. Pendant ces deux années, j’ai mené 52 entretiens non-directifs et approfondis avec des personnes détenues, dont 49 avec des personnes qui se considéraient ou étaient considérées par les autorités pénitentiaires comme ayant ce que j’appellerai un « handicap » et 3 avec des détenus-aidants [5]. Il s’agissait des personnes rencontrées dans les dispositifs pré-identifiés, d’autres dans des dispositifs découverts sur le terrain, mais aussi de détenus qui n’étaient pas repérés par les professionnel·les et qui avaient répondu à un courrier que j’avais adressé à l’ensemble de la population de chaque prison. Les entretiens avec les personnes détenues étaient souvent longs et répétés. Ils avaient pour but de comprendre leur vécu immédiat mais aussi de retracer leurs parcours.

J’ai également rencontré et mené des entretiens avec 62 professionnel·les intervenant en prison : directeurs et directrices, surveillant·es, médecins, psychologues, assistantes sociales. S’ajoutent à ce corpus un grand nombre d’observations et des conversations informelles, ainsi que des discussions avec des personnes du monde associatif lié au handicap et à la prison.

Quand définir le handicap en prison pour hommes, c’est observer comment le genre « se fait »

Avant d’effectuer mes observations et entretiens avec les détenus, j’avais consulté et analysé un corpus documentaire et mené des entretiens avec des personnes ayant des fonctions de direction ou intervenant dans le milieu pénitentiaire. À cette étape, la chose la plus complexe restait de “trouver” des personnes handicapées en prison. Pour certains, il n’y avait, presque par définition, pas de personnes handicapées en prison car « si on est en prison, c’est qu’on est tout à fait capable et donc on n’est pas handicapé » (directeur de prison, maison d’arrêt) ; ou comme me l’avait annoncé un intervenant dans une autre prison pour hommes : « Votre recherche n’a pas beaucoup de sens parce que pour être en prison, il faut être fort physiquement et mentalement » (intervenant musique, maison d’arrêt), ce qui, apparemment pour lui, entrait en contradiction avec le handicap. Pour d’autres, par contre, toute personne incarcérée était « quand même un peu handicapée pour avoir fait ce qu’elle a fait » (chef de détention, centre pénitentiaire) ou bien « vu leurs conditions de vie et toutes les carences qu’ils ont eues, ils sont tous un peu handicapés » (cheffe de détention, centre de détention).

Au-delà de ces discours contradictoires, qu’un·e même professionnel·le pouvait tenir au cours du même entretien, la question faisait appel à des représentations très diverses de ce qu’est une personne handicapée et apparaissait comme gênante pour plusieurs raisons. Selon les uns, le nombre de personnes handicapées était largement insuffisant pour constituer une cible d’intervention, quand selon d’autres, c’est la notion même de handicap qui posait problème. Une troisième forme de résistance m’a aussi été opposée : pour certain·es interlocuteurs, le choix des établissements pour hommes pouvait nuire à la recherche car les handicaps les plus lourds et donc les « vraies handicapées » selon leur définition se trouveraient chez les femmes incarcérées.

Deux précisions s’imposent ici quant aux deux “espaces” étudiés : la prison et le handicap. Il s’agit d’espaces qui maintiennent une relation d’attraction-répulsion. Par ailleurs, ils représentent deux champs d’action publique qui ne sont pas censés se rencontrer, alors même qu’il est convenu de les penser comme provenant historiquement d’un seul et même dispositif (Foucault 1972).

Le handicap, de catégorie administrative à catégorie réalisée

Comme l’ont montré les études sociales du handicap, la définition du handicap résulte de multiples discussions, débats et affrontements (Stiker 2009) et se caractérise par son variabilité et instabilité en fonction des contextes et des points de vue adoptés (Ebersold 1992).

En France, ce sont uniquement les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) qui ont le mandat de reconnaître une personne comme « handicapée » selon une définition légale [6]. Pour cette catégorisation officielle, elles utilisent des données tant médicales que sociales. Malgré ce cadre, les différentes autres institutions, leurs services et les personnes concernées elles-mêmes s’approprient différemment la définition du handicap.

Dans ma recherche, il s’agissait donc de repérer les personnes qui avaient été reconnues comme telles par une MDPH. Mais cela rendait invisibles les personnes qui ne l’avaient pas été, que ce soit parce qu’elles le refusaient ou parce qu’elles n’avaient pas pu y accéder. Le risque dans ce cas était que j’endosse moi-même le rôle de celle qui décide qui est handicapé ou non en prison.

Pour éviter cet écueil, j’ai adopté deux stratégies : « pister » l’objet (Marcus 2002) et repérer les « méthodes » (Garfinkel 2007) que développent les personnes pour y faire face. Autrement dit, une approche « écologique » du handicap a été privilégiée (Fougeyrollas et Roy 1996), qui ne partait pas d’une présumée incapacité des personnes mais des besoins d’adaptation de l’environnement que certaines différences physiques ou mentales pouvaient requérir.

En effet, les évolutions des politiques sociales ont déplacé la focale, il s’agit aujourd’hui non pas de séparer les personnes ayant diverses limitations mais de rendre accessibles tous les environnements, et cela non seulement pour les limitations motrices mais aussi pour les différences sensorielles, psychiques et cognitives et de permettre ainsi la pleine participation sociale de chacun.e. Ces nouveaux impératifs de l’action publique paraissent difficiles à mettre en place pour de nombreuses institutions et plus particulièrement en prison : aujourd’hui, les prisons françaises doivent se rendre « accessibles » à toutes et à tous, bien que cela paraisse paradoxal.

La prison, un espace masculin ?

Les prisons françaises aujourd’hui sont des espaces non mixtes, avec une très grande majorité d’hommes adultes. Selon les années, les femmes représentent entre 3 % et 4 % de la population pénale incarcérée. Le taux d’incarcération des mineurs, filles et garçons, plafonne autour d’1 % [7]. Le plus souvent, les femmes et les mineurs sont incarcéré·es dans des « quartiers » spécifiques rattachés à un établissement pénitentiaire d’hommes. Nous le voyons déjà, les établissements pour hommes majeurs représentent, ne serait-ce que numériquement, la référence de la prison.

La riche littérature qui tente de saisir le monde carcéral le dépeint comme un lieu très particulier, fonctionnant avec des règles internes n’ayant pas forcément cours ailleurs dans la société. Des recherches déjà classiques montrent que pour les détenu·es, l’adaptation à ce monde suivrait alors un processus identitaire nommé « prisonization » (Clemmer 1940). La peine de prison, constituée de privations physiques, émotionnelles et symboliques suscite également des attitudes très particulières parmi les incarcéré·es (Sykes 2019 ; Chauvenet et al. 2008). Un courant important de cette littérature met en avant le fait que la prison opère comme une sorte de sous-culture qui impose aux hommes incarcérés d’incarner et même de surjouer la virilité (Britton 1997).

Dans cet univers saturé de relations inégalitaires et de pouvoir (Chantraine 2004 ; Chauvenet 1998), fortement contraint pour les personnes détenues (Rostaing 1997), sont venues s’ajouter un certain nombre de contraintes légales, nationales et internationales [8], qui s’appliquent essentiellement au personnel pénitentiaire. L’introduction de normes juridiques réglant le bon traitement des détenus (Chantraine et Kaminski 2008) octroie des droits aux personnes détenues et contrôle les pratiques pénitentiaires. Or, ces droits, quand ils sont connus, sont l’objet de multiples interprétations donnant lieu à des transgressions, transformations et contournement des règles, tant par les professionnel·les que par les détenu·es (Salle et Chantraine 2009). Plus particulièrement en lien avec le sujet de cet article, ces nouvelles normes juridiques font apparaitre une nouvelle figure au sein des détentions, celle du détenu vulnérable, à protéger. Or, la figure du « vulnérable » contrevient au premier abord à la sous-culture carcérale empreinte d’« hypermasculinité » (Jewkes 2005) et interroge la prison en tant qu’institution genrée (Acker 1990).

Sans catégoriser de licites ou d’illicites les pratiques observées, j’ai appelé « ordre pénitentiaire » cette articulation entre deux normativités au sein de la prison : d’un côté la particularité des pratiques quotidiennes dans un lieu d’enfermement, avec le jeu autour des codes et conventions carcérales (Crewe 2005), de l’autre, les tentatives de normalisation de la vie carcérale avec le respect de certaines normes et règles telle que l’accessibilité par exemple. Cet ordre se situe donc pour moi dans l’assemblage entre pratiques contraintes et injonctions des politiques publiques.

De plus, un certain nombre de changements sociétaux ont largement contribué à transformer la prison. Les tentatives de « désinstitutionalisation » des hôpitaux psychiatriques, la remise en question de la responsabilité pénale ou l’impossibilité de commuer des peines de prison semblent avoir contribué à augmenter le nombre de prisonniers présentant diverses troubles. Certains nouveaux délits – comme la consommation de stupéfiants ou encore le renforcement de la réponse pénale face aux délits sexuels ou aux personnes qui « nuisent à l’ordre public » – placent en prison de plus en plus des personnes ayant des problèmes de santé, brouillant ainsi les frontières entre pénalité et soin (Tcherkessoff 2006).

À cette situation s’ajoute le fait qu’en France, à la différence d’autres pays, il n’y a pas d’établissement pénitentiaire pour personnes handicapées. Il existe bien sûr des dispositifs qui permettent de gérer la phase aigüe d’une maladie [9], certains qui engagent la responsabilité pénale [10], d’autres le pronostic vital [11], ou encore d’autres qui permettent de prendre en compte la santé des personnes [12]. Ainsi, des personnes ayant diverses incapacités peuvent se retrouver en prison ordinaire, où aucun dispositif officiel ne leur est destiné.

Les difficultés de concilier prison et handicap

La première difficulté de ma recherche était donc de comprendre la manière dont se définissait le handicap en prison. Très rapidement, les professionnel·les ont commencé à faire état de leur sentiment de malaise face aux personnes qu’ils ou elles considéraient comme handicapées : ils et elles se déclaraient choqué·es, en difficulté face à ces personnes tout en mettant en avant leurs doutes ou leurs convictions sur le bien-fondé de leur enfermement.

Ainsi, les personnes considérées comme handicapées au sein de la prison semblaient occuper une place ambiguë : elles étaient considérées comme moins dangereuses, tout en troublant l’ordre pénitentiaire, plus encore que les « détenus virulents ». Les professionnel·les reconnaissaient ne pas savoir quoi faire de certaines personnes qui pouvaient être qualifiées de handicapées. Très souvent, dans les entretiens, un glissement assez rapide se faisait, partant du handicap pour aller vers les personnes homosexuelles, transgenres, malades ou encore vers des personnes ayant commis des crimes sexuels contre enfants. En somme, toutes les personnes qui semblaient déroger à l’ordre pénitentiaire établi.

En creux de ces discours est alors apparue la figure du détenu telle qu’attendue dans ce contexte et qui sert de base à l’ordre pénitentiaire : autonome, maître de lui, de son corps et de son esprit mais aussi et surtout de ses choix. Une personne qui pose des actes stratégiques et en assume les conséquences, dont l’incarcération s’inscrit dans une carrière pénale librement choisie.

De cette figure du détenu découlent de multiples catégorisations qui ont cours en prison, utilisées et partagées par détenus et professionnel·les. Pratiquement dans chaque conversation apparaissaient des « faibles », des « fragiles », des « malsains », des « victimes », des « impulsifs », des « violents », des « virulents » et des « prédateurs ». Ces catégorisations, utilisées constamment par tou·tes les acteurs et actrices en prison pour décrire et rendre compte de leur quotidien. Deux grandes catégories se sont dessinées : les « vulnérables » à protéger et les « dangereux » à surveiller. Les personnes considérées comme handicapées se voyaient souvent affublées d’étiquettes renvoyant à la saleté, à la féminité et à la morbidité, figurant la faiblesse et la non-maîtrise de soi. Lors d’une conversation informelle, un chef de bâtiment dans une maison d’arrêt m’explique qu’avec les personnes handicapées, « c’est un peu comme avec les femmes. Il faut faire attention à la vulnérabilité et la dangerosité en même temps, et ça, pour nous c’est compliqué ». M. Pélissier (65 ans, détenu en maison centrale pour une peine de 25 ans) qui se déplaçait en fauteuil roulant et vivait dans une aile aménagée me racontait que les autres détenus rejettaient ceux vivant dans cette unité, « sous prétexte qu’on est sale et malade, qu’on est des homosexuels et on a violé des gamins et des gamines, qu’on est des infectés et on a le sida. Ils ne veulent pas être infirmes, d’accord, mais aucun respect, même les surveillants, ils ne disent rien mais on sent qu’il n’y a pas de respect ». Par ailleurs, dans la prison où était incarcéré M. Pélissier, les autres détenus avaient réussi à imposer que les vêtements des personnes de l’unité médicalisée ne soient pas lavés dans la buanderie commune pour éviter tout contact, même indirect.

Ces figures apparaissaient également dans les entretiens avec les personnes détenues : ces hommes avaient souvent une reconnaissance médico-administrative [13] de leur handicap et étaient venus m’en parler de leur propre gré. Dans les entretiens, le rejet de la faiblesse et de la vulnérabilité prenait des formes très diverses, comme le refus d’évoquer le handicap, d’évoquer une autre difficulté ou les difficultés d’une autre personne. Souvent, le délit ou crime qu’ils avaient commis étaient mobilisés pour mettre en avant une posture qu’ils avaient l’air de trouver plus « masculine ». Plus rarement, la maladie même était construite comme une épreuve à dépasser. Les entretiens se transformaient souvent en moments où ces hommes cherchaient à me montrer, par des paroles, des postures, des anecdotes, des mises en scènes, etc., qu’ils étaient de vrais hommes et que dans le fond ils n’étaient pas (vraiment) handicapés.

Dès le premier entretien avec un détenu, il est devenu évident que la question du handicap pouvait être approchée uniquement au travers des catégorisations pénitentiaires.

« Le premier entretien avec un détenu. Il a lieu dans les parloirs, dans le local pour les expertises médicales. Le surveillant responsable des parloirs et le détenu m’attendent dans un couloir sombre - avec une grille et une porte immense de chaque côté - qui relie la partie administrative de la prison, les parloirs et la “détention” où se trouvent les bâtiments hébergeant les détenus. […] Entretien très difficile. Le détenu se trouve caché derrière le surveillant, légèrement courbé. Lorsque nous nous retrouvons dans le local où aura lieu l’entretien, je me rends compte que le détenu ne correspond pas du tout à l’image que j’avais d’un détenu handicapé, ce que sa position légèrement courbée m’avait laissé croire. Il ressemble à l’image cinématographique du détenu, jeune, blanc, grand et musclé, la tête rasée, avec la démarche et la posture attendues d’un homme qui s’impose et qui prend de la place. D’emblée, Samuel (35 ans) m’annonce qu’il ne va peut-être pas rester, car il n’est pas concerné par l’enquête, et je suis presque prête à lui concéder en le laissant partir tant je suis interloquée par son apparence physique. Néanmoins, quelque chose dans sa posture m’interpelle et je lui demande de rester et de me dire au moins ce qui l’a conduit à répondre à mon courrier et d’accepter l’entretien. Il me répond : “Je ne sais pas, quelque chose dans votre lettre m’a poussé à venir vous voir, c’est fou j’étais tellement chaud, je me suis dit, j’ai tellement de choses à lui raconter, et là, je ne vois pas du tout”. Après un laps de temps où nous négocions l’enregistrement de l’entretien, je lui demande de me dire à quoi il a pensé quand il était tellement chaud à l’idée de faire un entretien sur le handicap. Il réfléchit, se tortille sur sa chaise, se relève même, faisant mine de partir, puis s’assoit lourdement et me dit : “Bah, à ma phase maniaque que j’ai faite il y a trois quatre mois, à la phase dépressive après. Un peu quand j’étais jeune, on pensait que j’avais des troubles, on m’a trimbalé à voir des psys et à vouloir me mettre dans des foyers pour gogols, mais je crois pas que j’avais des troubles à l’époque. Mais là franchement, ça va, rien à dire, je prends les médocs, je gère. Il faut pas blaguer avec les médocs, et sinon je fais mon sport, je cours, je cours, je cours tout le temps dans la cour. Le psy me demande pourquoi je cours, je lui dis, je sais pas mais je cours”. Il rit et nous entamons l’entretien. » (Août 2015, maison centrale, extrait des notes de terrain retravaillées). 

Samuel continuera de m’expliquer, dans les entretiens qui vont suivre, la manière dont il « gère » ses difficultés – selon lui, celles-ci sont apparues parce qu’il a « trop fait le dur, trop pris sur [lui] » ; et la façon dont il a « maitrisé et dépassé » la maladie – signe de sa force et surtout, qu’il ne fait pas partie des « vulnérables, fous et cachetonnés ».

Ainsi, il a fallu déterminer le statut à donner à tous les récits, plus au moins proches de la réalité comme le reconnaitront la plupart des personnes détenues interviewées qui me prévenaient de ne pas croire leurs codétenus et, qui parfois revenaient sur certains de leurs récits. En effet, la plupart insistaient dans les entretiens sur les conquêtes féminines, l’argent caché, la famille « normale », les « gros coups », les épreuves imposées au corps, des repas gargantuesques, les « prises de bec » avec l’administration. Certains affirmaient leur connaissance des codes pénitentiaires, et soulignaient leur propre dangerosité et esprit stratégique, quand d’autres se désignaient comme n’ayant rien à faire en prison. Pourquoi une telle emphase sur ces éléments sans lien apparent avec la thématique du handicap ?

Outre l’élément de surprise, certaines situations observées en prison me laissaient perplexe, notamment pendant les demi-journées passées dans une aile aménagée pour personnes handicapées. En effet, lors de ces visites, je restais souvent plusieurs heures avec des prisonniers présentant des déficiences motrices sévères, se déplaçant en fauteuil roulant, ne pouvant pas se coucher ou aller aux toilettes seuls, ayant souvent des douleurs physiques fortes. D’autres avaient des troubles psychiques importants, et d’autres encore, aucun handicap perceptible. Dans l’établissement, deux autres personnes se déplaçaient en fauteuil roulant mais elles n’étaient pas considérées comme handicapées, car elles étaient complétement autonomes dans leur vie quotidienne et ne vivaient donc pas dans cette unité. Le crime ou le délit commis avaient aussi son importance. Certaines personnes dans l’unité pour personnes handicapées avaient commis des crimes considérés comme « dégradants » et avaient des profils atypiques pour la détention. Cela amenait surveillants et détenus à s’accorder que même sans handicap, « ils ne pourraient pas survivre dans une détention normale ». La crainte des rapports violents avec les autres détenus leur octroyait donc toute leur place dans cette unité appelée « spécifique ». À l’instar des professionnel·les parlant de leur malaise face à cette unité, je ressentais un fort sentiment d’inconfort dû à ma position face à eux. Je ne pouvais qu’observer leur souffrance sans aucun moyen de la soulager, et de surcroît, je devais constamment les ramener face à leur vulnérabilité.

Malgré cette vulnérabilité, ils cherchaient tout de même à préserver une certaine image du détenu. M. Dunod, par exemple, avait 75 ans à la fin d’une peine de perpétuité. Il se déplaçait en fauteuil roulant, atteint d’une maladie douloureuse qui nécessitait de fréquentes interventions médicales. Il était souvent en conflit avec l’administration de la prison, revendiquant ses droits par tous les moyens, y compris une grève de la faim. Cependant, il semblait particulièrement fier quand il me racontait ses visites fréquentes à l’hôpital et comment les « petits papis et mamies dans la salle d’attente » étaient effrayés de le voir arriver avec des menottes, attaché dans son fauteuil roulant. Bien que légalement il était en droit de ne plus être « entravé » [14] lorsqu’il se rendait à l’hôpital, il semblait plus tenir à son image du détenu qui effraie qu’au respect de ce droit. Il cherchait alors à me montrer qu’il avait « pas mal de force dans les bras et [était] encore capable » et donc potentiellement dangereux. Lorsqu’il était lassé de me raconter ses expériences médicales, responsables, selon lui, de « lui avoir ôté [sa] masculinité », il évoquait des souvenirs de ses précédentes peines en retraçant l’histoire de quelques maisons centrales françaises. Il maintenait également une posture d’influence au sein de l’unité, étant la personne qui discute en priorité avec les autorités de la prison et tentait d’imposer ses choix aux autres détenus de l’unité, reproduisant ainsi – au sein de cette unité regroupant ceux qui faisaient l’objet d’un rejet violent de la part des autres détenus – les hiérarchies classiques d’une maison centrale.

J’ai ressenti le même sentiment d’inconfort lorsque j’ai passé deux semaines dans une autre prison, au sein d’un lieu de travail aménagé pour personnes ayant une reconnaissance pour handicap psychique et mental. Dans les échanges, j’ai retrouvé les mêmes thèmes que dans les entretiens précédents : les détenus me décrivaient en détails des repas composés de mets copieux et coûteux, des contacts avec des femmes, des conflits avec d’autres détenus ou avec l’administration pénitentiaire, des accidents qui avaient mis à l’épreuve leur corps et d’amitiés fortes. Le sujet du handicap était ici aussi rapidement détourné vers d’autres sujets et notamment vers leurs rapports conflictuels avec les différentes institutions sociales, leurs stratégies de résistance mais aussi leurs tactiques pour supporter le rejet des autres détenus. Yassine, 46 ans, me racontait qu’il devait sortir prochainement et serait hébergé dans un foyer des beaux quartiers de Paris. Il était à la fois inquiet de croiser d’anciens détenus sans forcément être protégé par son statut de personne handicapée et hilare à l’idée que « les bourgeois dès qu’ils voient [ma] tête, ils vont avoir peur ». Cette image de l’homme marginal potentiellement dangereux était maintenue par les surveillants qui me prévenaient à chaque fois qu’à ma place, ils ne se tiendraient pas à proximité d’un tel détenu ou qu’ils ne tourneraient pas le dos à tel autre ; sans m’en dire plus, me laissant ainsi imaginer les scènes à venir. Dans cet établissement, lors de chaque réunion professionnelle en lien avec les détenus ayant un handicap, le directeur rappelait aux professionnel.les qu’il s’agissait « avant tout et en fin de compte, de détenus et donc de personnes dangereuses ». D’une prison à l’autre, d’une personne à l’autre, les discours avaient en commun l’évitement actif de la question du handicap.

Pourtant, au fil des entretiens individuels, ces mêmes détenus pouvaient passer parfois à d’autres registres, beaucoup plus nuancés et complexes. Ils pouvaient alors remettre en cause les hiérarchies solidement ancrées, s’interroger sur les postures de certains mais aussi questionner leur propre parcours. Les plus âgés notamment faisaient preuve d’une grande réflexivité sur leur posture. Ammari, qui avait 48 ans quand je l’ai rencontré dans un centre de détention, me racontait pendant l’entretien la fierté qu’il éprouvait plus jeune lorsqu’on l’appelait le « barge » et la prise de conscience récente des souffrances morales qu’il éprouve désormais, face à cette « vraie maladie ». Il semblait regretter de s’être « enfoncé à jouer le barge, juste pour ne pas être traité comme [son] père », ce qui a occasionné un isolement familial, tout en valorisant son choix d’une carrière criminelle. D’autre part, il reconnaissait ne pas savoir se comporter autrement et à plusieurs reprises dans les entretiens me proposait de me montrer comment « [il faisait] pour s’imposer avec les surveillants ». Il me demandait de l’observer pendant qu’il allait « discuter un peu avec [les surveillants] » pour les provoquer jusqu’à se retrouver plaqué au sol et trainé dans sa cellule. Fait qui se produisait plusieurs fois par semaine.

Quand l’évidence du masculin fait obstacle à la lecture « genrée » dans les prisons pour hommes

Après les premières difficultés, que l’on pouvait considérer comme méthodologiques, d’autres ont surgi, notamment celles d’ordre épistémologique.

Il faut rappeler que l’analyse en termes de genre ne faisait pas partie des hypothèses préalables à la recherche. En effet, même si la démarche inductive a été privilégiée, il apparaissait difficile de saisir une dimension aussi complexe sans l’avoir envisagée en amont et surtout sans être prête à l’aborder frontalement. La question d’ordre épistémologique était celle-ci : même si la méthode inductive nous invite à rester ouvert·es à toute nouveauté, comment concevoir une dimension qui n’était pas du tout envisagée au préalable ? Dans mon cas de surcroît, la prise de conscience tardive de la pertinence d’une perspective de genre m’obligeait à annoncer une évidence : que j’avais “trouvé” du masculin dans des prisons pour hommes.

Si la dimension du genre n’a pas été envisagée en amont, c’est également qu’elle était occultée des textes consultés. D’une part, la lecture faite de ces divers textes était dépendante de mes premières hypothèses. D’autre part, sur le terrain la présence des normes de la virilité était tellement naturalisée que je n’arrivais pas à m’en extraire, ni à en faire un fil conducteur. Enfin, il s’agissait d’hommes, dits « criminels » qui « roulaient les mécaniques », « paradaient » ou « faisaient leur mascarade » selon les expressions des détenus handicapés. Ils faisaient partie des images-types de la virilité (Corbin et al. 2011) et il était, encore une fois, “naturel” qu’ils se comportent ainsi. La question que je me suis posée, dans ces conduites qui me troublaient : ne s’agissait-il pas uniquement d’une forme d’hyper-virilité que j’observais, c’est-à-dire un type de masculinité associé souvent aux criminels ou aux hommes de classe populaire, non blancs (Rivoal 2017) et non pas de masculinité comme un « ordre de genre » (Connell 2014) ? L’envisager en termes de genre n’impliquait-il pas le risque d’une essentialisation et d’une stigmatisation supplémentaire de ces hommes ?

Face aux prémices d’une lecture genrée, un autre obstacle épistémologique est apparu. Une grande partie des textes qui traitent du genre, que ce soit dans le champ de la prison ou du handicap, l’approchent par le biais des femmes. Plus rarement, ces textes comparent les situations des femmes à celles des hommes. Le genre apparaissait, aussi bien pour le comité scientifique du projet que pour moi-même alors, comme une thématique essentiellement liée aux femmes. De plus, ce constat a été maintes fois confirmé de l’extérieur : lorsque, lors d’un séminaire par exemple, j’évoquais à demi-mot le genre ou la question de l’intersectionnalité lors d’une présentation de mon travail, des personnes de l’audience me rétorquaient que la question du genre était impossible à étudier en l’absence de femmes dans mon échantillon. Et même, lorsque la dimension genrée pouvait être envisagée, il apparaissait difficile de ne pas penser les hommes en rapport avec les femmes : avaient-ils commis des infractions liées à un rapport problématique aux femmes ? Vivaient-ils la détention d’une manière si différente que les femmes ? Pourquoi ne pas envisager tout de même d’enquêter dans des établissements pour femmes ? Bref, le genre ne pouvait être pensé autrement que dans le rapport immédiat et asymétrique aux femmes.

Pendant cette période, la seule fois où j’ai entendu parler du concept de masculinité en prison, c’était lors d’un séminaire, pour décrire des attitudes et paroles misogynes de professionnels ou des détenus. Si, comme nous le savions déjà, la dévalorisation du féminin est partagée par professionnels et détenus en prison pour hommes (Malochet 2005 : 199), l’usage du concept de masculinité tel que présenté ne me semblait pas apporter une compréhension complémentaire. Les textes sur la prison, quand ils parlaient des hommes évoquaient surtout ceux qui incarnaient la masculinité sans aucun doute. Finalement, c’est l’évidence même de la dimension genrée qui rendait le genre inopérant à ce stade.

Performer la masculinité

Ainsi, après un premier moment de réflexion au cours de l’enquête, j’ai abandonné la question du genre. Pendant toute l’enquête, elle n’apparaissait dans aucun guide d’entretien ou grille d’observation ou d’analyse. Il y avait tant à observer. Dans un univers qui cherche à faire perdre aux détenus tous les statuts et rôles de la vie à l’extérieur (Sykes 2019), les pratiques sociales comme le classement et la catégorisation, habituellement implicites, deviennent particulièrement saillantes. Dans un monde restreint de toute part, les enjeux de la réputation, l’honneur, la solidarité entre hommes et des hiérarchies carcérales qui marquent l’univers d’homosocialité (Crewe 2014) sont particulièrement forts. C’est sur cela que j’avais centré mes observations car ces phénomènes me permettaient de « pister » le handicap en prison.

C’est la lecture de Trouble dans le genre (Butler 2005) qui m’a finalement permis de comprendre en quoi le handicap venait interroger, remettre en question et même invalider certains aspects de l’ordre pénitentiaire. L’objectif de la prison étant de priver de tous les supports externes (sociabilités, travail, etc.) permettant de prouver l’appartenance au masculin (Butler 2005), il s’agit dès lors de rendre immédiatement visible les signes corporels de virilité, poussant les hommes à s’engager davantage dans l’incarnation d’une identité masculine. Le concept butlerien de performativité a rendu plus claire la difficulté à laquelle ces détenus faisaient face : ne pas pouvoir performer leur masculinité ou la performer de manière exagérée. Dans les deux cas, ils risquaient d’être perçus comme illégitimes dans le monde de la prison. En effet, une ligne de séparation se dessinait entre les détenus légitimant l’ordre pénitentiaire et ceux qui, au contraire, l’interrogeaient et remettaient en question ses fondements, autrement dit, entre ceux qui bousculaient l’ordre, à la fois interactionnel et normatif, et ceux qui le performaient et ainsi le validaient constamment. Dans ces circonstances, certains des détenus rencontrés, dits ou se disant handicapés, déployaient des efforts considérables pour ne pas se trouver tout en bas des hiérarchies carcérales, alors que d’autres, comme Monsieur Vannart, cherchaient à en être entièrement exclus. Cependant, tous se positionnaient en rapport avec elles. En ce sens, bien qu’ils aient cherché à trouver leur place dans l’ordre pénitentiaire, les détenus handicapés semblaient le troubler par leur existence même.

Prise moi-même dans des « angoisses taxinomiques » (Rhodes 2015) à la recherche du handicap, j’avais préféré neutraliser la dimension genrée. Ce n’était que plus tard, lors de mes analyses avancées, que j’ai découvert l’article précurseur de Carolyn Newton (1994 : 193-202) qui lie les études genre à la sociologie de la prison pour hommes de manière systématique. Selon Newton, le masculin étant considéré comme « neutre », « universel », et le « référent », la variable du genre n’était pas initialement étudiée dans cet univers. Or, « la sociologie de la prison est mieux comprise lorsque le genre est problématisé » (Newton 1994 : 194). Un certain nombre de dimensions structurant les prisons pour hommes que j’avais observées, telles que la solidarité fantasmée entre hommes, les catégorisations et les hiérarchies carcérales, sont en fait des dimensions caractéristiques de la « masculinité hégémonique » et un résultat de celle-ci (Newton 1994 : 195) et dans le fond, du système patriarcal (Jewkes 2005). La prison, peuplée d’hommes très peu représentatifs de la masculinité hégémonique par rapport au monde du “dehors” devenait un miroir qui reflète cet idéal de rapports de pouvoir et de hiérarchisation.

En revanche, selon certains auteurs venant des disability studies (Gerschick et Miller 1995 : 262-275 ; Shakespeare 1999 ; Shuttleworth et al. 2012 : 174-194), le handicap a la force de supplanter tous les autres ressorts identitaires, et notamment le genre. Les personnes handicapées apparaissent comme asexuées et les attributs de leur genre leur sont déniés. Ce phénomène avait été une des principales résistances du terrain lors de ma recherche. Ceci semble d’autant plus vrai que le masculin comme « idéologie de l’homme autonome » s’oppose au handicap, vu comme une forme de dépendance (Shakespeare 1999). Ainsi selon Tom Shakespeare, handicap et féminité sont deux phénomènes qui s’affirment l’un l’autre par ce qu’ils supposent de la dépendance, tandis que handicap et masculinité ne cessent de s’opposer (Shakespeare 1999). À ce propos, l’auteur cite Connell : « La constitution de la masculinité par la performance corporelle signifie que le genre est vulnérable lorsque la performance ne peut être maintenue – par exemple, à la suite d’un handicap physique » (Shakespeare 1999 : 57).

In fine, la masculinité devenait non seulement un rôle à jouer dans l’interaction, ou une posture normative, mais aussi une figure morale à incarner à tout moment de sa vie en particulier en prison. Lorsque ces hommes me parlaient de choses apparemment très éloignées du sujet, ils cherchaient en fait à rendre intelligible leur genre. Le handicap mais aussi la prison étaient des situations qui semblaient les fragiliser, d’où leur insistance à m’exposer différentes facettes de leur masculinité.

Le genre entre trajectoires sociales et vécu carcéral

Dans cet article, j’ai tenté de montrer comment le concept du genre s’est imposé dans la recherche. J’ai été constamment exposée aux activités de « faire le genre » des hommes incarcérés vivant avec un handicap et des professionnel·les qui les surveillent. En tant que femme je me suis également trouvée souvent prise à partie dans les évaluations de ces activités d’accomplissement de genre, tant par les surveillant·es que par les détenus.

Ma présence de femme, extérieure à la prison et qui évoque une identité liée à la faiblesse, l’incapacité présumée et la souffrance semble avoir agi comme révélateur des activités qui performent la masculinité. Ces activités amplifiées par le sujet, et rendues visibles par le cadre théorique, m’ont permis d’accéder à une vision nouvelle des trajectoires des hommes détenus et handicapés. Leur carrière pénale apparait souvent liée à une tentative de mettre à distance la vulnérabilité et d’échapper aux multiples disqualifications qu’ils ont vécues et de se présenter comme des dominants. L’exigence de faire le genre permet donc ici de relier des aspects d’apparence contradictoires : des trajectoires dominées aux incarnations de dominants.

add_to_photos Notes

[1Tous les noms et les prénoms ont été changés. J’évoque chaque personne en fonction de la manière dont elle s’est présentée pendant l’enquête, soit avec son nom de famille, soit uniquement le prénom.

[2J’ai mené mon enquête dans quatre établissements pénitentiaires : une maison d’arrêt, une maison centrale, un centre de détention et un centre pénitentiaire. Les maisons d’arrêt sont les lieux d’enfermement des prévenu.es en attente de procès ou des condamné.es à de courtes peines ; dans les centres de détention sont affectés des condamné·es à des courtes et moyennes peines et ces établissements sont plus particulièrement destinés à la réinsertion ; les maisons centrales sont destinées aux condamné·es considéré·es comme les plus dangereux et ayant les peines les plus longues. Les centres pénitentiaires sont des établissements dans lesquels deux régimes de détention existent, ici un quartier maison d’arrêt et un quartier centre de détention.

[3Une analyse documentaire a précédé le travail d’observation et d’entretiens.

[4Par « classement » (terme utilisé en prison), j’entends l’activité constante de gestion de la vie carcérale effectuée par les surveillant.es de prison : ils et elles « classent » les détenus dans leur lieu de vie (cellule, aile, unité, quartier) et dans leurs activités quotidiennes (travail, sports, activités socio-culturelles) et parfois aussi pour leurs visites médicales.

[5Il s’agit de détenus qui ont le rôle d’auxiliaires de vie et sont payés pour cette activité.

[6Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées définit le handicap comme provenant d’une déficience ou « altération d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant ».

[7Cf. Les chiffres clés de l’Administration pénitentiaire : http://www.justice.gouv.fr/prison-et-reinsertion-10036/les-chiffres-clefs-10041/.

[8Pour en citer quelques-uns : « Règles pénitentiaires européennes » http://www.justice.gouv.fr/europe-et-international-10045/les-regles-penitentiaires-europeennes-10283/, Les rapports du comité contre la torture de l’ONU https://www.coe.int/fr/web/cpt/news-2021, « Loi pénitentiaire » http://www.textes.justice.gouv.fr/dossiers-thematiques-10083/loi-du-241109-appelee-loi-penitentiaire-12127/ et Code de déontologie du service public pénitentiaire : https://www.enap.justice.fr/sites/default/files/edito/pdf/code_deontologie_fevrier2016.pdf, la jurisprudence de la CEDH Détention et santé mentale : https://www.echr.coe.int/Documents/FS_Detention_mental_health_FRA.pdf, Droits des détenus en matière de santé : https://www.echr.coe.int/Documents/FS_Prisoners_health_FRA.pdf, Les personnes handicapée et la Convention Européenne des droits de l’homme : https://www.echr.coe.int/Documents/FS_Disabled_FRA.pdf et des directives du Commissaire des droits de l’homme du Conseil de l’Europe http://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/TreatmentOfPrisoners.aspx

[9S’agissant d’unités hospitalières destinées uniquement à des personnes incarcérées, l’on trouve en France les unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA) pour les troubles psychiques et les unités hospitalières sécurisées interrégionales (UHSI) pour les troubles somatiques. Les dispositifs sanitaires en prison sont les unités sanitaires médico-psychologiques (USMP) qui sont implantés dans chaque établissement et les Services médico-psychologiques régionaux (SMPR) implantés dans certaines maisons d’arrêt et, très rarement dans des centres de détention.

[10Lorsque l’irresponsabilité pénale est prononcée la personne est hospitalisée et considérée comme n’étant pas accessible à une peine.

[11La suspension de peine est prononcée lorsque la personne est condamnée mais son état de santé est jugé incompatible avec une peine d’enfermement.

[12La mise en liberté provisoire pour raison médicale permet aux juges de ne pas incarcérer en détention provisoire des personnes malades en attente de jugement. La libération conditionnelle pour raison médicale est destinée aux personnes suivant un traitement lourd.

[13Octroyée par la MDPH et dont les autorités carcérales pouvaient ne pas être au courant.

[14Les sorties de prison pour se rendre à l’hôpital ou au tribunal, par exemple, obéissent à des règles strictes de sécurité. Plusieurs niveaux de sécurité existent dépendant de l’infraction, de la peine, du reliquat de peine mais aussi l’état de santé. Le fait d’être entravé ou non fait partie des normes de sécurité.

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Pour citer cet article :

Yana Zdravkova, 2023. « Le genre : de l’impasse à la catégorie pertinente pour l’analyse du handicap en prison pour hommes ». ethnographiques.org, Numéro 44 - décembre 2022
Le genre en train de se faire : trouble dans le terrain [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2022/Zdravkova - consulté le 24.04.2024)
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