Appel à propositions de la revue ethnographiques.org
Date limite de soumission : 12 septembre 2022
Coordination :
Audrey Higelin (Sophiapol, Université Paris Nanterre) et Laurent Amiotte-Suchet (Haute école de santé Vaud, Lausanne).
Lorsqu’il élabore le concept d’institution totale, à la suite d’un terrain en hôpital psychiatrique au milieu des années 1950, Erving Goffman le circonscrit ainsi : « On peut définir une institution totale comme un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. Les prisons constituent un bon exemple de ce type d’institutions mais nombre de leurs traits caractéristiques se retrouvent dans les collectivités dont les membres n’ont pas contrevenu aux lois » (Goffman 1968 : 41).
La typologie goffmanienne des institutions totales définit ces dernières par un certain nombre de caractéristiques et de pratiques communes, au titre desquelles une frontière qui sépare l’intérieur de l’extérieur, une vie en communauté régie par des règles strictes, la promiscuité, la prise en charge des besoins et l’assignation aux individus qui y vivent d’un statut défini par l’institution, au détriment de leur identité propre.
La fortune de ce concept a notamment permis d’affiner la compréhension sociologique des lieux d’enfermement en encourageant leur appréhension par l’ethnographie (Mahi 2015 ; Bruslé et Michalon 2016), mais pourrait avoir pour revers une relative banalisation qui en a réduit la portée et la créativité heuristique (Amourous et Blanc 2001 ; Chevallier 2015). Ainsi le concept se trouve-t-il régulièrement remis sur le métier : à titre d’exemple, les réflexions quant à l’actualité et la pertinence de l’application de l’idéal-type d’« institution totale » au contexte carcéral actuel sont nombreuses (Chauvenet et al. 1996 ; Marchetti 2001 ; Lemire et Vacheret 2007 ; Bony 2015 ; Rostaing 2009 ; Chantraine 2004 ; Kensey 2007 ; Rostaing 2021 ; Chetcuti-Osorovitz 2021), et les recherches autour de l’institution hospitalière, notamment psychiatrique, de même que les travaux consacrés aux institutions spécialisées dans le domaine du handicap, connaissent ces dernières années un effet d’accélération (Ogien 1989 ; Fassin et Memmi 2004 ; Lecompte 2013 ; Giami 2013 ; Dargère 2014 ; Velpry 2016 ; Moreau 2017 ; Nayak 2017).
On assiste en effet aujourd’hui, au sein des institutions d’enfermement, à un certain nombre de changements : un mouvement amorcé de désenclavement au cours des dernières années, la multiplication des moyens de communication et une plus grande implication, voire participation, des individus pris en charge par les institutions totales à la définition des modalités de leur parcours (Gardien 2010 ; Bureau et Hermann-Mesfen 2014 ; Vuattoux 2021). Le concept d’institution totale ne cesse de faire l’objet d’un questionnement dense et fécond, dans le cadre de colloques [1], et des groupes de recherche se sont constitués autour de problématiques liées directement à ce concept [2]. Ces travaux multiples proposent une lecture renouvelée du concept d’institution totale, au regard des mutations qu’a connues la société occidentale dans les dernières décennies, notamment dans le domaine juridique, de plus en plus protecteur des droits de la personne. Il paraît donc pertinent de revenir à la définition première du concept, d’en faire l’examen, d’interroger sa pertinence, sa vitalité et l’ampleur de ses évolutions en le mettant à l’épreuve des réalités empiriques.
Les propositions d’article pourront s’articuler autour de trois axes :
1. Contours et définitions du concept
Forgé pour les hôpitaux psychiatriques, étendu par Goffman lui-même dès sa définition aux prisons, puis à des institutions aussi différentes que des camps de concentration, des casernes ou des monastères, le concept a ensuite été régulièrement mobilisé dans les sciences sociales, qu’il s’agisse, de manière non exhaustive, de l’étude historique ou sociologique de l’institution militaire (Pinto 1975), des lycées professionnels (Vienne 2005), des classes préparatoires (Darmon 2013), de centres éducatifs fermés (Lenzi et Milburn 2015), de centres de demandeurs et demandeuses d’asile et camps de réfugié.e.s (Fischer 2005), d’institutions spécialisées hébergeant des personnes désignées comme « handicapées » (Diederich 1990 ; Barillet-Lepley 2001 ; Santamaria 2009 ; Fournier 2020), de maisons de retraite (Planson 2000), de foyers ou camps de travailleurs et travailleuses (Bruslé et Morelle 2014) ou encore de refuges pour animaux « de ferme » ou utilisés en laboratoire (Donaldson et Kymlicka 2015 ; Gallino-Visman 2018).
Les propositions d’article pourront ainsi analyser le concept en faisant retour sur son acception originelle mais aussi en faisant état de sa malléabilité et de ses usages à travers le temps. Seront également bienvenues les propositions qui s’efforceront de mettre en évidence puis d’étudier des notions proches du concept d’institution totale, ou constitutives de celui-ci, afin de l’éclairer utilement et de compléter la définition goffmanienne.
Une attention particulière sera portée aux propositions qui ouvriront leurs interrogations sur la question des circulations entre institutions dites totales, leurs frontières, et/ou se placeront dans une perspective comparatiste desdites institutions. Les contributions pourront notamment analyser la manière dont l’institution totale agit au-delà des personnes recluses, par l’intermédiaire de leurs proches (Touraut 2012) ou des personnes qui évoluent au sein de l’institution.
2. Evolutions et transformations des institutions totales
Les propositions pourront en outre interroger les évolutions des institutions totales, notamment à l’aune de leur « détotalisation » (Rostaing 2009). Il pourra ainsi s’agir d’analyser les modalités de « décloisonnement » des établissements pénitentiaires (Bonnemaison 1989 ; Combessie 2000 ; Lhuilier, Veil 2000 ; Darley et Lancelevée 2016 ; Dubois 2008), de la désinstitutionnalisation (Castel 2011 ; Goussot et Canevaro 2010 ; Heyer 2013) dans les domaines de la santé mentale et du handicap ou encore des transformations des maisons de retraite (Loffeier 2015) et du développement d’alternatives à l’institutionnalisation des personnes âgées (maintien à domicile, émergence de lieux de vie communautaires autonomes, etc.). En somme, méritent d’être étudiés les processus qui sous-tendent une importante reconfiguration des institutions totales, de leurs missions, de leur cadre juridique et de leurs pratiques, ainsi que des représentations qui leur sont associées.
En effet, si les sociétés modernes n’ont sans doute pas "inventé" l’institution totale, elles semblent cependant en avoir démultiplié le nombre et les formes. Aussi convient-il de comprendre les causes de ce développement, ainsi que les nouveaux facteurs de transformation qui sont à l’œuvre depuis quelques décennies.
3. Enjeux méthodologiques
Les propositions engagées dans cet axe pourront, en premier lieu, analyser les modalités d’entrée et d’enquête au sein de terrains supposés clos, fermés, en somme potentiellement difficiles d’accès. Comment l’ethnographe aborde-t-il.elle l’institution et la relation enquêté.e.s-enquêteur.trice.s (Bernard 2017 ; Bryon-Portet 2011 ; Le Caisne 2000 ; de Galembert, Henneguelle et Touraut 2017) ? Comment la recherche se développe-t-elle ? Globalement, quels sont les effets d’une institution totale sur la recherche, quels sont les appuis théoriques et méthodologiques mobilisés, quelles sont les démarches ethnographiques adoptées ? Dans quelle mesure les recherches en institutions totales posent-elles des spécificités, ou constituent-elles des « terrains difficiles » (Ayimpam et Bouju 2015 ; Boumaza et Campana 2007) ?
Concernant le déroulé et les coulisses de l’enquête en elle-même, il sera par exemple possible d’examiner la place occupée par les sociologues et anthropologues au sein de l’institution et de son quotidien, et l’usage de méthodes ethnographiques dans d’autres disciplines (Artières 2014). On peut notamment suggérer d’articuler les communications autour d’une démarche réflexive et introspective dans l’expérience du terrain et dans la relation ou l’engagement par rapport à celui-ci (notamment Cefaï 2010 ; Olivier de Sardan 2000 ; Favret-Saada 1990). Faire appel à la question de l’engagement émotionnel dans l’ethnographie (Jeantet 2018) peut ainsi être une piste de réflexion (Fernandez 2005 ; Dassié et Istasse 2015). Que produit une expérience à la fois concrète, approfondie et distanciée (puisque personnellement non concernée, à moins d’une observation participante ou participation observante) (Soulé 2007) des institutions totales ?
Enfin, une enquête sur les institutions totales peut-elle se mener uniquement via ses responsables, abstraction faite de ses patient.e.s ou occupant.e.s ? On peut ainsi songer aux prisons ou hôpitaux psychiatriques, dans lesquels la libre participation des enquêté.e.s est parfois sujette à caution. Plus largement, quels sont les enjeux éthiques auxquels peuvent être confronté.e.s les ethnographes, entre « tentation de la dénonciation » (Rostaing 2017) et risque de « participation passive » aux restrictions des libertés sur les terrains des institutions totales (Gillepsie 2019 ; Blattner, Donaldson et Wilcox 2020) ?
Nous remercions Céline Bryon-Portet (Université Paul-Valéry – Montpellier 3), Eléonore Hourt (Sophiapol, Université Paris Nanterre) et Lucie Nayak (Université de Liège, Belgique. LASC - Laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle) pour leur contribution plus que substantielle à l’écriture de cet appel à articles, lui-même largement inspiré de l’appel à contributions du colloque Institutions totales : évolutions et usages du concept au XXIe siècle, organisé par la Société d’ethnologie française en novembre 2021.
Calendrier :
- Les propositions de contributions (résumé d’une page accompagné d’une bibliographie indicative) sont attendues au plus tard pour le 12 septembre 2022. Elles doivent être envoyées, avec la mention « Ethnographier les institutions totales » comme objet du message, à : laurent.amiotte-suchet@hesav.ch ; audreyhigelin@yahoo.fr et redaction@ethnographiques.org.
- Une première sélection sera effectuée sur la base de ces propositions. Une réponse sera donnée le 30 septembre 2022.
- Les articles devront être remis pour le 31 décembre 2022. Ils seront relus par le comité de rédaction ainsi que par des évaluateurs externes.
- Les auteurs sont priés de suivre les consignes (note aux auteurs) accessibles sur la page http://www.ethnographiques.org/Note-aux-auteurs.
- La version définitive devra être remise le 30 mai 2023 pour une publication dans le numéro 46, d’automne 2023.