Introduction : semer le trouble avec des pierres
Le musée Fenaille, musée d’histoire et d’archéologie du Rouergue situé à Rodez dans l’Aveyron, détient et expose une impressionnante collection d’étranges mégalithes à bas-reliefs figurant des personnages, hommes ou femmes, que l’on nomme des « statues-menhirs ». Cette collection dont les spécimens sont datés du IIIe millénaire avant notre ère, unique en son genre en Europe, est emblématique de l’établissement et en fait la réputation nationale et internationale.
Installée au troisième étage du musée, elle a voisiné entre décembre 2010 et avril 2011 d’abord, puis entre décembre 2022 et septembre 2023 (pour les vingt ans de la réouverture du musée) avec une exposition temporaire intitulée Rolling sur les pas de Henri Mattuse (Pierre 2010), hébergée quelques niveaux plus bas. Cette dernière retrace l’itinéraire singulier de ce géologue, né en 1856 et mort en 1914, formé à l’agronomie et qui a conduit des recherches sur les sols et les roches de Cayenne et de La Réunion. Nommé directeur du Laboratoire de géologie de Douarnenez à partir de 1899, il rejoint le Centre national des roches sédentarisées en 1902. Il y développe des recherches qui le conduiront à fonder la « cinélithique », la science du déplacement volontaire des roches. Mort accidentellement en 1914 dans le Tarn, il s’était retiré depuis 1910 à Saint-Pierre-de-Bétirac dans l’Aveyron où il avait rapporté des statues-menhirs découvertes en France et qui forment aujourd’hui la collection Henri-Mattuse. Dans les dernières années de sa vie, ainsi que l’attestent son journal et les croquis retrouvés, il s’était consacré à l’étude du mode de vie de ces surprenants mégalithes.
Les visiteurs, qui suivent pas à pas l’histoire de ce savant, éprouvent avec plus ou moins de joie ou d’agacement au fil de l’exposition, le sentiment d’avoir été « roulés ». Et pour cause, Henri Mattuse – anagramme de « statue-menhir » – est un canular tiré de l’imagination d’un auteur jeunesse, Olivier Douzou (2010). Celui-ci a recréé le trajet d’un petit galet aveyronnais, Rolling, qui décide de rejoindre ses congénères sur les plages bretonnes en entraînant avec lui des statues-menhirs. Cette aventure, qui n’est pas sans référence au Petit Poucet, introduit à la fin de son récit le personnage d’Henri Mattuse. Le choix scénographique, concerté entre l’auteur jeunesse et la conservation du musée, a été de prendre le savant comme point de départ et de dérouler une exposition scientifique. Et malgré l’énormité de certains énoncés ou le bricolage humoristique de certaines saynètes, la confusion s’installe chez les visiteurs et les visiteuses confrontées à une double lecture, cernées par le sérieux d’apparat et l’improbabilité des énoncés. Quelque chose s’est introduit au sein de la confiance spontanée d’un public envers l’institution muséale, dérangeant dans son confort et le perturbant dans ses habitudes de visite. Comment caractériser ce quelque chose de troublant ? « Comment vous dire par quels sentiments je suis passée ? », raconte une visiteuse de 67 ans qui tient à rappeler que « pourtant, [elle n’est] pas de la première jeunesse ». Autrement dit, à quel type d’intrusion, fomentée par la conservation du musée elle-même et ressentie par le public, la figure d’Henri Mattuse nous confronte-t-elle ? Et que nous dit-elle du rôle, de l’imaginaire et de la place du musée dans nos sociétés ?
L’autorité portée par l’institution muséale, garante généralement de la rigueur scientifique et de la production d’objets vrais sinon authentifiés, affaiblit de fait l’esprit critique du visiteur qui a délégué certaines de ses fonctions (questionnement autour des sources, de la vérité, de l’authenticité, etc.) à l’équipe du musée [1]. Mais si le musée se veut aussi un espace de formation de la critique, alors il se doit d’inventer des dispositifs qui permettent de l’activer et de la maintenir [2]. L’hypothèse que nous formulons est que l’exposition Rolling fonctionne comme une sorte de « héros réflexif », à l’image des héros culturels qui, venant de l’extérieur, étaient réputés avoir apporté à certaines sociétés telle règle sociale, telle connaissance ou telle technique. À l’instar de ces derniers, il se veut aussi être un semeur de trouble qui contraint à refaire le monde ou à se refaire dans le monde – en l’occurrence celui du musée – en le déboulonnant de son siège d’autorité (refaire le monde) et en aiguisant son regard sur les dispositifs qu’il propose (se refaire dans le monde). Mais entre ce qu’un dispositif veut être ou faire et la manière dont des individus s’en emparent, il y a souvent un écart. Rolling n’échappe pas à la règle.
Après avoir présenté le cadre, les contenus et la réception de l’exposition par les visiteuses et visiteurs, nous en livrerons les enjeux tels qu’ils ont été pensés par la conservation du musée. Nous ferons ensuite état de retours de visite attestant l’efficacité réflexive de l’exposition. De ces derniers, certains n’étaient pas attendus, comme chez celles et ceux qui ont entrepris de défendre la « vérité » ou la « possibilité » d’Henri Mattuse. Quelques-unes de ces réactions invitent, pour finir, à cerner les contours d’une expérience à resituer dans l’ère de la post-vérité (Revault d’Allonnes 2018) [3].
Sur les pas de Henri Mattuse
« La collection de statues-menhirs Henri Mattuse, présentée ici, est complète. Elle comprend six éléments d’époque ainsi que la reproduction des planches dessinées par Henri Mattuse relatives aux accessoires-menhirs qu’il a pu collecter lors de ses expéditions. Malheureusement, nombre de ses objets ont disparu. » Telles sont les phrases d’accroche le public découvre après avoir descendu les quelques marches permettant d’accéder à la première salle de l’exposition. Dans ce petit espace, il est accueilli par un portrait de profil de Henri Mattuse dédicacé par sa propre signature.
En fond, un grand visuel elliptique reproduit d’immenses rochers en bord de mer.
Un texte introductif donne le ton et informe le public des particularités de cette exposition : le parcours proposé « croise la réalité et la fiction, le vrai et le faux, l’Aveyron et la Bretagne pour une invitation à un voyage dans l’univers d’un auteur. » Cette première clé de lecture ne semble pas d’abord avoir d’incidence sur la réception des informations à venir. Disposé sur un socle, un galet au visage rieur est fixé sur un ressort et ouvre en quelque sorte la première salle.
Il s’agit de Rolling, fil directeur de la visite et personnage principal de l’album réalisé par Olivier Douzou. Ici, tous les ingrédients sont réunis pour que les visiteurs retrouvent les dispositifs muséographiques utilisés habituellement dans les espaces introductifs. Mais peu de personnes prêtent attention à la dernière phrase du panneau d’accueil : « Conformément à la loi 25.0032 du 15 janvier 2005, nous certifions qu’aucun caillou n’a été maltraité dans la mise en œuvre de l’exposition. » Le jeu entre l’imposition du cadre muséal « normal » – rhétorique de la conformité, disposition classique de l’accueil – et l’incongruité des visuels (un galet rieur qui se déplace) ou des textes (sur l’absence de maltraitance des cailloux) est installé mais non encore assimilé par le public. À ce stade, la plupart des visiteurs et visiteuses ne voient et ne lisent qu’au travers du filtre de l’idée qu’ils et elles se font d’un musée. Pour l’un d’entre eux, l’effet « musée » semble tel, qu’avant de quitter les lieux il a laissé cet avis sobre et incitatif : « Belle exposition temporaire sur Henri Matisse ».
La salle suivante réunit des objets ou des documents présentant la biographie d’Henri Mattuse avant de dévoiler ses principaux travaux de recherche. Le public y découvre une reproduction grand format d’une vieille photographie couleur sépia révélant la silhouette d’un homme au sommet d’un immense rocher.
Au centre, siège une reproduction « grandeur nature » de la statue-menhir nommée Le jeune homme de Sucé-sur-Erdre, découverte au lieu-dit en 1909 par le géologue.
Sur les murs, une succession de dessins de galets forme un alignement qui se termine par une représentation de Rolling – les planches originales de l’album réalisé par Olivier Douzou sont disposées au fil de l’exposition et dans leur ordre chronologique. Deux vitrines tables rassemblent des objets ou des documents ayant appartenu à Henri Mattuse. Invité à parcourir la vie du scientifique, le public découvre des souvenirs de famille dont une gravure de son « arrière-arrière-grand-père, Wilfried Mattuse », une partie de son matériel de dessin scientifique dont une étonnante « gomme-galet » et plusieurs de ses carnets remplis de relevés et d’annotations liées à ses observations attentives des côtes bretonnes : « 7 décembre 1905, Kérity (Finistère). Air : 13°. Eau : 8°. Présence d’une corde rompue entre les menhirs 6 et 10. Le menhir 10 se serait-il détaché ? ». Une deuxième vitrine rassemble ses instruments de mesure (bobine de fil, plomb de maçon, pied à coulisse…) et son équipement exploratoire composé d’une lampe et d’une besace à galet. La présence d’un appareil photo peut surprendre les personnes les plus attentives car Henri Mattuse pratiquait uniquement le dessin – seule technique permettant une observation fine des ensembles rocheux. À proximité, une biographie – rédigée en grande partie à partir de celle du volcanologue Haroun Tazieff – retrace le parcours du géologue. Le texte est dense, un peu assommant et volontairement long, près de 5 000 signes. Il est davantage fait pour être vu, pour donner visuellement de l’épaisseur à une personnalité qui mériterait une entrée d’encyclopédie. Pourtant, de façon surprenante pour les concepteurs de l’exposition, il est très souvent lu en intégralité par le public. On y remarque généralement les nombreuses aberrations et mentions incongrues – celle du Centre National des Roches Sédentaires (CNRS), du compteur Jagger ou du vélosilex notamment – ou la multiplication des déclinaisons autour du prénom « Pierre » : Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Pierre de la Réunion, Saint-Pierre-de-Bétirac… Les premières maquettes et planches illustrant les théories mattusiennes sont disposées autour de quelques dessins des côtes bretonnes réalisés par la géologue lorsqu’il aperçoit pour la première fois Rolling. Pour beaucoup, le voile se lève alors assez largement sur la nature farceuse de cette étrange exposition, quoiqu’une incertitude demeure quant à la « vérité » de Henri Mattuse en tant que personnage historique. On sourit devant la machine à calcul de l’âge de pierre, « l’alignement de Kérity » ou la « statue-traehz » – une minuscule statue-menhir, « unique au monde », égarée dans la première partie du XXe siècle et retrouvée par une technicienne de surface en 1976 au (fictif) musée Bili-Billig de Saint-Guénolé.
Mais pour d’autres, le canular conserve son emprise. Une jeune stagiaire suivant une visite guidée de l’exposition a été surprise et déçue d’apprendre que la « statue-traehz » n’était finalement qu’un simple grain de sable disposé sur un écrin…
Le parcours se poursuit, dans la joie amusée, la perplexité, la déception ou le sérieux, par la fréquentation de nouvelles vitrines illustrant les observations de terrain de Henri Mattuse, celles qui sont à l’origine de sa grande théorie du mouvement côtier (Maen en-dro). Ce grand principe universel s’oppose à celui des marées, puisqu’il s’agit de constater que ce sont les roches et les falaises qui s’avancent ou se retirent dans l’océan, et non ce dernier. Cette théorie s’inscrit dans le cadre plus large de la cinélithique – la science du déplacement des roches – dont elle est le joyau. Les visiteurs et visiteuses découvrent alors les qualités d’observation du savant dont atteste notamment le repérage d’un incroyable alignement de microlithes de quelques millimètres sur une plage bretonne et retrouvé dix ans plus tard sur un autre site du fait d’une translation mystérieuse que la cinélithique aura justement à expliquer.
Une série de « maglithes », des pierres lumineuses (signalées « en voie d’extinction ») trouvées sur la plage de la Torche à Penmarc’h, sont aussi exposées et classées par puissance.
Une visiteuse a sollicité l’un des agents de surveillance pour qu’il éteigne la lumière de la salle afin de pouvoir apprécier la luminosité de ces pierres. Pour elle et pour d’autres, le cadre muséal doit encore, à ce stade de l’exposition, tenir ses promesses de vérité. Deux autres sculptures disposées sur des socles complètent les lieux en reproduisant en volume deux personnages des aventures de Rolling : Pierrette et Pierrine, dénommée par Henri Mattuse La demoiselle de Savigné et La demoiselle de Pierre-Buffière
Ces « statues-menhirs » ont été réalisées par des décorateurs de théâtre et présentent un aspect relativement réaliste tout en conservant la patine d’une résine peinte. L’illusion d’être face à une pièce originale n’est à ce stade plus du tout l’effet recherché par les concepteurs de l’exposition. Cependant, le musée a reçu en 2023 une très officielle demande d’autorisation pour reproduire la demoiselle de Pierre-Buffière dans un ouvrage vulgarisation sur le mégalithisme de la Haute-Vienne suite à la visite d’un des auteurs, étonné et ravi de découvrir à Rodez un monument original de sa région.
Le dernier espace de l’exposition présente une collection de bilis (galets en breton) personnifiés et individualisés : Bili Olidée, Bili Zékid, Bili Monade… Ici, dans une petite couveuse, deux bébés bilis sont maintenus au chaud par une lampe.
Là, un panneau décrit les particularités des « descendantes alpines des statues-menhirs », à savoir les remarquables « statues-ménuires ». Une autre illustration répertorie les curiosités géologiques découvertes dans la région et présentées dans les proches vitrines. Le public peut notamment observer un confetti menhir, un grain de sable géant ou une véritable sardine-menhir. Ainsi, les visiteurs et visiteuses qui avaient suivi d’abord avec sérieux le discours développé dès l’entrée, s’étonnant puis s’amusant des incohérences ou des aberrations remarquées au fil de la visite, sont désormais mis devant le fait accompli du canular perpétré. Mais un doute est entretenu car la dernière section met aussi en avant des illustrateurs qui ont rendu hommage dans leurs œuvres aux travaux de Henri Mattuse. Dans un style et une esthétique totalement différente, Katsuya Fukya fait référence aux maglithes dans son illustration du Petit Poucet.
Umberto Pietroso restitue à l’aquarelle les maisons mobiles du pôle Henri-Mattuse à Penmarc’h (Fig. 11) et Piotr Lomonosov reproduit les roches et côtes du Finistère étudiées par le scientifique (Fig. 12).
Cette ultime mise en abîme désarçonne et (re)plonge le public dans un certain trouble. Un agent du musée Fenaille, très informé du canular, a été perturbé par cette section. Et si cet Henri Mattuse avait réellement existé ? Et si la vérité de cette fiction c’était finalement ce personnage ? Les derniers éléments présentés réunissent une série de cartes postales punaisées et reliées à des points correspondants au trajet du géologue à travers la France, de la Bretagne à l’Aveyron.
Puis, dans une vitrine, sa machine à écrire est exposée avec encore, glissé à l’intérieur du magasin, son « dernier écrit connu ». On peut y lire ces quelques lignes : « Qui saurait prétendre détenir toute la vérité sur les pierres ? Encore aujourd’hui je me suis courbé pour en cueillir une de quatre pouces à peine de haut. Je l’observe et incontestablement c’est elle qui me domine ; dans tout son silence. »
L’expo-fiction ou la fiction comme intrus désirable
Rolling relève d’un genre ou du moins s’inscrit dans un ensemble plus ou moins homogène de pratiques muséales que nous proposons de réunir sous le nom d’expo-fiction. Il s’agit de dispositifs expositionnels qui, tout en reprenant les codes de la présentation des objets et ceux du propos muséal, reposent sur des propositions fictives, contrefactuelles ou explicitement dégagées du souci d’authenticité et de vérité dans le but, non de tromper le public mais de susciter en lui une réflexion sur l’objet de l’exposition, sur l’exposition comme dispositif, voire sur l’action muséale en général. L’expo-fiction traite donc de la question du faux, du fake ou de la forgerie, classique dans les Museum Studies mais très souvent saisie au prisme de la dénonciation, de la révélation ou de l’authentification – soit, dans son versant négatif. Cependant, cette question comporte également un côté lumineux que l’expo-fiction met en valeur en activant la réflexivité des concepteurs comme du public sur la référentialité de l’exposition et les discours de vérité et d’autorité qu’elle produit. Elle entreprend de nouer un pacte de visite singulier qui la distingue clairement des autres présences du faux dans les musées. Il n’est donc pas question de tromper. Rolling ne cherche évidemment pas à façonner le chaînon manquant entre le mobile et l’immobile ou entre l’humain et le minéral à l’instar de Charles Dawson inventant en 1912 un Piltdown Man, missing link entre l’homme et le singe, et exposé jusqu’en 1953 au Bristish Museum comme « le plus vieil Anglais [4] ». L’expo-fiction ne prend pas en charge ces sérieux intrus.
Elle n’intègre pas non plus les expositions de fiction partagée qui traitent d’objets fictifs qui ont une emprise sur le monde réel au-delà même du moment de l’exposition. Une scénographie autour de Tintin ou de Corto Maltese avec des planches originales, le musée Harry Potter à Londres qui expose, entre autres, d’« authentiques accessoires », ou encore le banc de Forrest Gump – celui de la fameuse réplique « Life is a box of chocolates » – déplacé et exposé au Savannah History Museum, n’engagent pas de réflexion sur la vérité, la réalité ou l’authenticité : il s’agit bien du vrai Tintin dessiné par Hergé lui-même, de la signature autographe d’Hugo Pratt, du vrai balai de Harry Potter ou du banc où Forrest Gump/Tom Hanks s’est concrètement assis. À l’inverse de l’expo-fiction qui trouble l’ordinaire muséal et l’inquiète, ces expositions de fiction conduisent à une sorte de défictionnalisation des objets en les ancrant dans la réalité de leurs usages et en les inscrivant dans un patrimoine partagé où l’authenticité et la singularité fondent leur valeur exceptionnelle plus ou moins universelle. L’autorité du musée s’en trouve en quelque manière renforcée.
Rien de tout cela au musée Fenaille puisque Rolling annonce à son public, dès son panneau d’ouverture, que le parcours « croise la réalité et la fiction, le vrai et le faux » sans chercher à dénoncer le second terme, ou à le faire entrer dans le premier. Il s’agit là de l’une des déclinaisons possibles du genre de l’expo-fiction. On en trouvera des versions différentes, par exemple, dans les dispositifs très inventifs qui font la réputation du Musée d’ethnographie de Neuchâtel (MEN) où l’on a pu fréquenter des machines à reproduire le geste du tourné de la fondue savoyarde, à congeler les traditions ou à distiller de la musique, ainsi qu’une entreprise de conservation du savoir-faire du dernier facteur de langue de bois ou encore les résultats d’une enquête-collecte visant à faire inscrire le secret bancaire au rang des traditions vivantes helvétiques [5]. Les manières dont des artistes contemporains se mettent en scène dans des autofictions plastiques interrogeant le thème de la vocation, la fonction de l’art ou le rôle de l’exposition ou de la collection en forment une autre déclinaison que Sandrine Morsillo (2003) a proposé de qualifier, dans un sens restreint, d’« expofiction » (sans tiret). Christian Boltanski, Sophie Calle ou Susan Hiller en ont, entre autres, largement usé. Mais le geste pionnier de la formule, par sa radicalité même, est à trouver dans le grand œuvre de Norman Daly, façonnant pour le Andrew Dickinson White Museum of Art de la Cornell University où il enseignait l’ensemble des reliques d’une civilisation imaginaire de l’âge de fer, celle des Llhuros, donnant lieu à une grande exposition en 1972 [6].
Chacun de ces assemblages d’expo-fiction façonne donc un écosystème spécifique au sein duquel le public est mis en demeure, souvent par le biais de l’impertinence ou de l’humour, et parfois par celui de l’inquiétante familiarité, de penser ce que peut ou ce que doit être un musée. Ainsi, si Rolling est sans commune mesure avec la civilisation des Llhuros, les projets autofictionnels de Boltanski, les expositions du MEN ou les installations de Susan Hiller au Freud Museum, il n’est pas sans lien avec chacun de ses parents d’expo-fiction.
Le point de départ du projet d’exposition est lié à l’édition de l’album jeunesse Rolling en 2010. Le musée Fenaille souhaite en effet soumettre sa fameuse collection de statues-menhirs à des regards neufs. L’idée première était de proposer une autre lecture de ces monuments trop longtemps cantonnés aux seuls champs de l’archéologie et la préhistoire. Pour répondre à l’intérêt porté par le jeune public aux statues-menhirs, le musée lance un appel à projet auprès d’un auteur-illustrateur. Olivier Douzou est rapidement choisi car une première collaboration avait déjà eu lieu en 2009 lors de l’édition de l’album Musique pour statues-menhirs. L’auteur avait alors réalisé la scénographie des différents concerts organisés à cette occasion.
Né et installé à Rodez, architecte de formation, Olivier Douzou a publié son premier ouvrage jeunesse Jojo la Mache en 1993. Il a créé en suivant le secteur jeunesse des Éditions du Rouergue dont il assure la direction. Il est l’auteur de plus de quatre-vingt-dix albums, traduits dans une vingtaine de langues.
Olivier Douzou a eu la liberté de créer sa propre histoire autour de ces monuments, sans consignes particulières de la part du musée sinon celle de réserver une place centrale aux statues-menhirs dans le récit. L’histoire imaginée raconte donc le trajet entre l’Aveyron et la Bretagne d’un petit galet dénommé Rolling. Avec beaucoup de roublardise, il entraîne dans son aventure des statues-menhirs qu’il abandonne sur son chemin. Une histoire de pierres qui roulent et se font rouler. L’artiste s’est particulièrement intéressé à la géographie des statues-menhirs en Rouergue, dispersées sur un vaste territoire sans raison apparente. Ce mystère, comme celui de leur interprétation, participe à la fascination qu’elles ont exercée sur lui. Auteur jeunesse, il aime à rappeler qu’il est sensible, dans un monde où il reste finalement très peu de choses inconnues, à celles qui le demeurent dans la mesure où cela permet de retrouver temporairement cet état d’enfance où l’inconnu domine encore l’environnement.
La sortie de l’ouvrage devait donner lieu à une exposition temporaire réunissant les planches originales de l’album. Finalement, le projet prend une tout autre tournure au fil de l’avancée des différentes scènes. C’est une des dernières pages de l’album qui réoriente le contenu de l’exposition à venir. Le récit s’achève avec une « carte de France-menhir » dressée en « 1909 ou 1910 » par un certain Henri Mattuse, éminent géologue et père de la cinélithique. L’effet d’intrusion du réel – ici, l’intrus c’est le réel – que crée la combinaison de la carte d’un territoire connu et de l’évocation d’une science méconnue avec son illustre représentant ouvre de nouvelles voies. L’équipe du musée et l’auteur en viennent à l’idée d’approfondir le parcours de cet étonnant scientifique dont la personnalité se limite pour l’heure à un nom formé à partir d’une anagramme de « statue-menhir ». Intrus dans la fiction d’O. Douzou, cet effet de réel devient sans doute irrésistible et désirable du fait d’être attendu dans un musée, lieu pour dire les réels méconnus ou disparus. Aussi réoriente-t-il le projet d’exposition – devenant l’expo-fiction que l’on connaît – en lui conférant une capacité, non prévue au départ, à semer le trouble. Le portrait d’Henri Mattuse est ainsi choisi en ouvrant au hasard une page dans une encyclopédie illustrée du XIXe siècle. Tel sera le noyau de l’exposition qui entremêlera donc « la fiction et la réalité, le vrai et le faux », les dessins originaux de l’illustrateur réalisés pour l’album jeunesse et les travaux du savant restitués sous la forme d’archives, planches ou maquettes. Le parcours proposé jouera avec les codes et les pratiques muséographiques que l’on retrouve dans les expositions scientifiques consacrées à une personnalité : partie introductive composée d’archives et de documents concourants à préciser sa biographie, présentation de ses travaux et recherches à partir de maquettes et de dessins, citations et hommages de ses contemporains. Mais ce sont aussi les pratiques des scientifiques eux-mêmes qui sont mises en scène : tenue d’un journal de recherches, pratique d’observations maniaques, inventivité onomastique caractérisent avec humour un ethos savant imaginé qui plonge ses racines populaires dans l’univers des inventeurs, des fous littéraires et des érudits. Autant de figures réelles, supports de multiples représentations et fantasmes, qui contribuent à asseoir la probabilité d’un Henri Mattuse.
On subit ainsi un effet de vertige rendant de moins en moins décidable ce qui relève du réel ou de la fiction et obligeant le public à une vigilance supplémentaire dans son attention aux indices de vérité ou de fabulation. Olivier Douzou évoque l’importance des travaux de Henri Mattuse dans son inspiration tandis que ce dernier mentionne le caractère décisif de sa rencontre avec un étrange galet noir en mouvement pour le développement de ses théories. Ainsi, dans l’album comme dans l’exposition, Rolling – le personnage le plus ouvertement fictionnel – donne naissance à Henri Mattuse, la figure la plus sérieuse, sinon la plus « réelle », celle à laquelle le public adhère le plus spontanément. « L’origine » de sa vocation rend-elle le savant moins vrai ? De même, les relevés d’observations et les travaux du scientifique valident l’existence des pierres en mouvement en général et de Rolling en particulier. Cet étayage rend-il le galet moins faux ?
Telle est la formule qui fait de Henri Mattuse et de Rolling des héros réflexifs aussi bien vis-à-vis de la figure du savant et de la fonction du musée en général qu’à l’égard de ce musée en particulier. Car, pour Fenaille, l’exposition est d’abord auto-référentielle : elle renvoie à la grande collection de ces pierres levées et sculptées singulières.
Ce rapprochement n’échappe pas au public, signe que le pacte tacite de visite qu’implique l’expo-fiction fonctionne. Certaines personnes s’en ouvrent explicitement dans des commentaires laissés après leur passage. Un premier expose la relation sans la caractériser, par une simple juxtaposition intuitive, suivant l’ordre de la visite, passant d’une phrase à l’autre comme d’une salle à l’autre : « La section des menhirs est captivante. Une exposition temporaire “Rolling” comique, iconoclaste nous a beaucoup réjouis... ». Un autre élabore plus logiquement ce rapport : « L’exposition temporaire Rolling [est] à voir absolument. Une visite où l’imagination est mise à contribution, pleine d’humour et de clins d’œil et qui fait le lien avec l’exposition permanente du musée ». Mais l’éloignement des salles peut-être, la configuration différente des espaces d’exposition temporaire et d’exposition permanente, la rupture scénographique, font qu’outre le repérage d’un « clin d’œil », les effets de Rolling sur la réception des statues-menhirs du musée semblent nuls aux yeux des conservateurs. À moins que le musée n’ait pas disposé des instruments qui lui auraient permis de les apprécier.
Le diable dans le canular
Ce qui n’implique pas que l’exposition ait été sans aucun effet. L’on ne sème pas le trouble sans risque de troubler « vraiment ». Et l’on ne noue pas de pacte tacite sans toujours éviter l’écueil qu’il ne soit lu par chacune et chacun de manière différente, voire contradictoire. Parfois, à la faveur d’une interprétation imprévue, l’intrus désirable se fait tout à fait indésirable. Et dans d’autres cas, l’intrus reste désirable mais pour des raisons autres que celles initialement voulues par les concepteurs de l’exposition. Ces différences tiennent évidemment à des variations dans les sensibilités, les bagages intellectuels et les biographies personnelles des visiteurs et visiteuses, mais aussi au contexte plus général dans lequel la visite a pu s’effectuer.
Rolling amuse et agace. Elle peut créer un certain inconfort. Ce fut le cas pour certains des membres de la Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron qui est à l’origine du musée Fenaille. Lors du vernissage de l’exposition, l’un d’eux a fait part au conservateur du musée de ses interrogations sur Henri Mattuse. Intrigué par l’invitation qu’il avait reçue, il avait fait des recherches dans les riches fonds que possède le groupe et avait été étonné de ne rien trouver sur cette figure. Cela avait visiblement encore aiguisé sa curiosité. À l’issue de la visite, il ne souffla pas un mot.
On n’accepte pas toujours de bon gré de naviguer dans cette zone d’incertitude où le vrai et le faux sont emmêlés, ce qui n’interdit pas de trouver du plaisir dans cette étrange situation. L’exposition peut ainsi être « réjouissante » de différentes manières et sans forcément impliquer une adhésion entière au dispositif. Deux personnes se présentant comme des « scientifiques » sont mises devant le fait accompli de supercherie dans la toute dernière partie du dispositif. Surprises, elles s’exclament : « On a tout justifié en visitant l’exposition ! ». Mais elles ne renoncent pas à l’idée de corriger leurs erreurs de jugement – à moins qu’il ne s’agisse de prouver au musée qu’il y a trop de vrai pour que ce soit faux : « On va refaire un tour depuis le début », concluent-elles. Une autre personne, qu’un souci de rationalisation logique pousse à démêler le vrai du faux pour prolonger son plaisir de consommer l’expo-fiction, mobilise un outil décisif et le rapporte au directeur du musée : « J’ai l’habitude de vérifier en utilisant les notices d’autorité de la BNF. Henri Mattuse existe ! »
Henri Mattuse existe, évidemment, mais selon quel mode d’existence ? Il n’est pas une chose qu’on peut toucher (comme les statues-menhirs, la machine à écrire, les pages de son journal, son portrait même – qui n’est pas le sien). Il n’est pas quelque chose qui arrive (comme un événement, une rencontre, une découverte, une émotion). Il n’est pas un invisible dont on se souvient (une personne qu’on a connue et qui a disparu) ou dans lequel on croit (comme un fantôme ou une âme). Il a ce mode d’existence particulier des êtres de fiction qu’Étienne Souriau (bb=2009. Les différents modes d’existence (préface d’Isabelle Stengers et Bruno Latour). Paris, Presses universitaires de France.] : 134) qualifie d’« êtres sollicitudinaires », des êtres qui dépendent tout entier de l’attention qu’on leur accorde et de la vie qu’on leur prête. Mais il est dans ce registre des degrés – exister plus ou moins – qui prennent dans l’ordinaire d’une visite ou d’une conversation la forme d’une polarité radicale – être ou ne pas être. Ainsi, si « Henri Mattuse existe », c’est en premier lieu parce qu’il existe plus que ses voisins de l’exposition, que le galet Rolling par exemple. Cette existence en plus est tout particulièrement procurée par les multiples ancrages du personnage dans le monde réel – de « vraies » personnes commentent son travail, décrivent son influence – et y compris hors de l’exposition : il possède sa notice d’autorité dans le catalogue de la BNF.
Mais l’acceptation de ce mode d’existence intermittent, fragile, relatif – exister plus que, exister assez, exister parce qu’on y fait attention, exister le temps d’une visite – n’est pas chose aisée dans le cadre d’une institution telle qu’un musée ou, plus exactement, dans le cadre d’un musée tel que le musée Fenaille. Il s’agit en effet d’un musée d’archéologie et d’histoire qui ancre ses dispositifs sur un rapport positif au savoir scientifique, à la découverte, à la preuve, et où la fiabilité des sources est un sujet à part entière, confié au musée lui-même. L’attente déçue d’une promesse de repos cognitif que l’on peut espérer d’un musée qui prendra en charge les versants abrupts de l’établissement de la preuve, de la vérité et de la distillation des connaissances crée chez une partie du public une certaine résistance. Une dame se plaint auprès d’un agent de sécurité : « Il y a une erreur sur un cartel. Je ne comprends pas ». Et beaucoup interrogent le même gardien au sujet de l’absence de l’une des statues-menhirs de la fin de l’exposition. L’on ne constate qu’un socle vide sur lequel quelques traces suggèrent que la pierre s’est enfuie. Mais dans les « où est passé Pierre-Hic [nom donné par Henri Mattuse à la fugitive] ? », les gardiens entendent une incompréhension non simulée et, parfois, un peu de colère : « Il manque une statue-menhir ! ». La collection permanente du troisième étage a sans doute rendu une partie du public sensible à la rareté et à la fragilité de ce patrimoine, dont les cas de disparitions sont assez nombreux pour que l’on ne plaisante pas trop avec cela. Mais on peut aussi considérer ce genre de réactions à la lumière du fait que ce mode d’existence singulier – intermittent, relatif – qui marque l’exposition et qui fait qu’on peut à la fois être et ne pas être n’est pas celui auquel les objets de musée sont ordinairement voués.
Ces légers déraillements ont fait partie de la vie de l’exposition dès le départ, dès son premier montage en 2010-2011. Une dizaine d’années plus tard, dans un contexte où le rapport à la vérité dans nos sociétés s’est largement complexifié du fait de la multiplication des autorités légitimes concurrentes, créant un étrange mélange de scepticisme parfois radical (complotistes, climato-sceptiques, platistes, etc.) et de confiance dans l’existence de vérités alternatives, Rolling a connu une nouvelle réception. Si elle a naturellement conservé une part de sa fonction de héros réflexif – renvoyant vers la collection permanente, faisant s’interroger le public quant au rôle du musée et aux représentations de la science –, elle a aussi acquis un pouvoir de dire une autre vérité, moins sur les musées ou les installations expositionnelles que sur les pierres elles-mêmes et, parfois, sur soi-même. Elle a vu apparaître des discours qui ne se chargent pas de séparer le vrai du faux en faisant la part des choses que ce soit de façon amusée ou agacée, mais d’affirmer la vérité générale, ou la fausseté générale, du dispositif. Des positions entières qui, même si elles restent minoritaires, sont peut-être le signe que dans des temps troublés l’on vit moins aisément avec les troubles artificiels et que les intrusions, les étrangetés et les hybridités offensent la paix plus qu’elles n’instillent le doute réflexif et n’orientent vers une connaissance élargie.
Un monsieur a illustré avec une joie communicative cette nouvelle perspective où ne pas se contenter de l’entre-deux est chargé d’une nouvelle positivité. La décision ayant été prise de prolonger l’exposition jusqu’au mois de septembre, le musée en a informé son public par la voie des réseaux et de son site Internet. Il a fallu quelques jours pour que les instruments classiques de communication (les affiches et dépliants) soient remplacés par leurs versions mises à jour. Constatant dans cet intervalle que la (nouvelle) date de fin d’accrochage ne correspondait pas avec celle indiquée sur les affiches, la personne a trouvé « l’idée géniale » : dans une exposition où tout est faux, même les dates le sont. L’empire du tout ou rien fraye des voies surprenantes.
Pour d’autres, c’est le pôle du vrai qui l’emporte. Ce qui ne revient pas à penser que l’on rencontrerait désormais des visiteurs ou des visiteuses qui prendraient l’ensemble du propos de l’exposition pour argent comptant. Chez les adultes, ces « croyants » n’existent pas vraiment. En revanche, plusieurs – et on les trouvait en plus grand nombre lors du remontage en 2022-2023 – s’appliquent à mettre autant de vrai que possible dans Rolling. Ainsi, certains s’attachent à la carte de France affichée dans l’une des salles. Les lieux indiqués existent et des cartes postales punaisées les illustrent. Pour renforcer le jeu avec le faux lors du remontage, les concepteurs ont interverti quelques visuels. Dans le public, certaines personnes ont remarqué ces « erreurs » d’affectation et ont indiqué qu’il serait important de les corriger.
D’autres semblent considérer, au sortir de l’exposition, que les théories mattusiennes sont finalement plausibles et qu’elles sont des alternatives assez convaincantes au discours général se satisfaisant par une sorte de paresse intellectuelle de l’inertie et de l’immobilisme des pierres. Héros réflexif qui a réussi peut-être trop bien, Rolling en est venu à la faveur d’un contexte post-Covid et de l’explosion médiatique des scepticismes en tout genre à alimenter un doute et un regard critique non sur le discours muséal, la collection permanente, les dispositifs d’exposition, mais sur la science, le sens commun et les apparences.
Une singulière réaction condense cette tendance à construire l’exposition comme le tenant d’une vérité et d’une réalité qui peinent à se faire voir et entendre. Il s’agit d’un visiteur au profil particulier qui, au printemps 2023, a pris la peine d’écrire à Olivier Douzou, suite à sa lecture de l’album jeunesse [7].
Bonjour Monsieur Douzou,
Je viens de me procurer votre livre « Rolling ». Non je n’ai pas 6 ans et demi mais 10 fois plus, ce qui n’empêche pas d’apprécier les voyages lithiques, je pense en connaître moi-même un rayon.
Un peu d’auto-histoire (sur un mode lapidaire) : je suis charpentier-menuisier de formation mais à 45 balais je suis allé rouler ma bosse à l’université où j’ai étudié l’archéologie et produit au bout de quelques années une maîtrise sur les galet-outils préhistoriques [8]. À cette période j’étais venu visiter le Musée Fenaille qui venait de faire peau neuve en proposant la magnifique exposition de statues-menhirs qu’on lui connaît.
En même temps, je ne sais pas pourquoi, je me suis lancé dans une collection de cyclomoteurs à galet, dont le Vélosilex, Vélosolex pardon, est le plus emblématique. Je le jure je n’ai pas fait exprès d’un côté de m’intéresser aux galets, de l’autre de m’intéresser aux galets. Une combinaison inattendue et malencontreuse de mon sale caillou et de mes calculs rénaux en est-elle la véritable caus(s)e ? Bref, au guidon de mes Solex et autres VéloVap, et avec quelques autres fêlés du casque, j’ai traversé la France, grimpé le Mont Chauve, suivi la Route du Jaune et bien d’autres épopées au long cours, à 35 à l’heure.
Je reviens à notre ami Bili. Son point de départ est l’Aveyron. J’habite Limogne-en-Quercy où j’ai bâti un lieu pour exposer mes 130 cyclomoteurs à galet (pas de doublon), dénommé « Galgal-46 ». Un galgal est un amas de pierres, ou de galets (mot breton aussi). Chez moi il est le diminutif de Gal-erie de Gal-ets. Et 46 parce que je suis dans le Lot, mais aussi parce que c’est la date de naissance des Vélosolex. Et son point d’arrivée est le phare d’Eckmühl dont l’ombre se couche le soir sur le « Hangar de Jean » à Saint Guénolé, autre musée ami dédié au Solex et quelques autres cyclomoteurs à galet.
Je crois avoir fait, le plus rapidement possible pour garder votre attention, le tour d’une série de concordances qui me font cogiter à un nouveau périple motorisé suivant le parcours de Bili retournant en terre bretonne. J’en suis là pour l’instant.
Je vous soumets tout ceci pensant que peut-être vous auriez de bonnes idées ou envies qui me conforteraient dans cet embryon de projet… Le galet me démange, je ferais bien cette route en deux-roues, seul ou pas… Il faut aussi que je parle à ma chérie de cette nouvelle lubie qui m’occupe pas mal déjà…
J’ai bien conscience en vous écrivant de jeter une pierre à la mer ! Bien cordialement.
C’est à cette « série de concordances » entre un projet personnel mené de longue haleine et Rolling que ce message est consacré. Il n’est pas ici question de recherche d’une vérité générale plus ou moins dissimulée quant au mouvement des pierres, mais d’expression d’une vérité et d’une réalité personnelles qu’un individu avait jusque-là probablement considérées comme relevant d’une idiosyncrasie originale. Rolling lui offre une inattendue chambre d’échos où le goût des cailloux, des galets, des amas pierreux, des collections, des voyages et des Solex se retrouvent. Miroir non prémédité de gestes et de désirs individuels, l’exposition fonctionne dans ce cas unique comme un embrayeur de réflexivité permettant à cet homme de déclarer et de partager, comme peut-être il ne l’a jamais fait (« il faut aussi que je parle à ma chérie »…), la série de ses attachements et de ses « lubies » qui forment la vérité de sa personnalité [9].
Conclusion : au miroir du canular
Expo-fiction à succès, Rolling a bien été le héros réflexif qu’elle n’avait pas prévu d’être au départ puisqu’il s’agissait en premier lieu d’exposer les planches d’Olivier Douzou pour proposer un autre regard, celui de l’enfance, sur les statues-menhirs. L’irruption de la figure du savant Henri Mattuse a réorienté le propos, le ton et l’ensemble du dispositif passant ainsi de l’exposition de fiction à l’expo-fiction. Mais si Rolling a bien fonctionné comme un embrayeur de réflexivité interne au musée – le public « revient » sur les statues-menhirs du troisième étage en visitant l’installation temporaire, le trouble l’invite à une attention supplémentaire à même de déterminer le vrai du faux –, elle a aussi révélé la multiplicité des rapports à la vérité présents chez les visiteurs et les visiteuses à même de dénicher plus ou moins de vérité ou de supercherie dans les différents modules de l’exposition. Le remontage de l’exposition en 2022-2023, une dizaine d’années après la première expérience et à la faveur d’un contexte nouveau où les scepticismes les plus débridés se sont déclarés et ont caractérisé l’entrée dans l’ère de la post-vérité, a accentué cet effet de dispersion des rapports en faisant apparaître de nouvelles réactions visant moins à faire la part des choses qu’à se positionner soit du côté du vrai – où il y aura le plus de vrai possible : même Mattuse existe vraiment – soit du côté du faux – où il y aura le plus de faux possible : même les dates de l’exposition sont fausses.
En rencontrant un nouveau contexte de lecture mais aussi de singuliers individus à qui elle parle vrai, Rolling s’est ouvert à des horizons d’attente que l’espace de réception envisagé n’avait pas anticipés. Il en résulte pour le musée Fenaille une caisse de résonance élargie et la mise en place d’un questionnement sur les rapports pluriels à la vérité, non seulement au sein du musée mais également dans la société en général. L’engagement réflexif du public, ou tout du moins d’une large partie du public, ne s’est pas contenté du chemin tracé au sein du musée vers la collection permanente des statues-menhirs. Il en a mené plusieurs sur les voies décrivant l’ethos et le discours scientifiques, ou la possibilité de vérités alternatives. Enfin, pour une personne au moins, il a été le reflet institutionnel d’une chambre à soi.