Introduction. Censure et sous-déclaration du vandalisme d’art
Elle m’a coûté cher cette histoire ! Mais je suis devenu célèbre dans le monde entier. Tout le monde parlait de moi, on m’a même consacré des études aux États-Unis ! Le revers de la médaille, c’est que je ne suis plus invité aux expositions, on me considère comme un voyou. Je suis devenu l’homme à abattre. On ne m’a jamais pardonné de m’être attaqué au veau d’or de l’art contemporain
(Entretien avec Pierre Pinoncelli, le 24 avril 2014)
Les atteintes portées aux œuvres, qui plus est lorsqu’elles ont lieu dans des musées, déclenchent un vif intérêt et font l’objet de réactions parfois antagonistes, auxquelles cet article se propose de porter attention. Il s’agira donc ici de s’intéresser à la réception de telles actions, d’examiner non seulement les manières dont elles sont revendiquées, mais aussi celles dont elles sont traitées et commentées, notamment au sein des milieux de l’art et des musées.
La censure dont font l’objet ces actes (Cordess et Turcan 1993 : 100) induit des zones d’ombre importantes, notamment en raison de la sous-déclaration, par les responsables de musées, des gestes de vandalisme dont ils sont victimes. « Une réaction qui a un effet sur les conditions d’étude de l’iconoclasme au sein des musées est le silence mis en évidence par Peter Moritz Pickhaus : les conservateurs ont tendance à éviter de divulguer les informations et même à renoncer aux actions légales et aux demandes de réparation », note Dario Gamboni (2015 : 279). Les modalités de réaction des responsables de musées aux atteintes portées aux œuvres d’art dont ils ont la responsabilité feront l’objet d’une première partie de cet article.
Face à ce double constat – la réticence des responsables de musées à communiquer sur le vandalisme d’art et à porter plainte – j’ai fait le choix, afin d’enquêter sur le phénomène, de constituer un corpus d’actes de vandalisme perpétrés dans des musées d’art occidentaux, en consultant des archives de presse. Ces sources offrent également la possibilité d’accéder aux discours relayés à propos des actes de vandalisme, et partant d’approcher un aspect de la réception de ces actions – ce sera l’objet de la seconde partie de cet article.
Plusieurs bases de données recensant des archives de journaux (Europresse, Factiva, NewsBank) ont ainsi été utilisées pour recueillir des informations factuelles, permettant, en filigrane, d’identifier la façon dont divers commentateurs et acteurs sociaux réagissent aux actes de vandalisme. La recherche avancée par mot-clé dans ces bases de données offre de plus un intérêt non négligeable lorsque l’on souhaite s’attacher à considérer ce qui a été désigné comme tel. J’ai donc constitué un corpus de soixante-treize cas d’actions ayant été décrites comme une forme de « vandalisme » et ayant eu lieu dans des musées d’art européens et nord-américains, entre 1970 et 2018 et ayant été médiatisés. Cette enquête (Bessette 2021), menée entre 2013 et 2018, repose sur un assemblage de plusieurs approches, puisque ces recherches préliminaires ont suscité, préparé et alimenté une série d’entretiens auprès des acteurs sociaux concernés : directeurs, conservateurs, agents et responsables de la sécurité de musées, artistes – dont les œuvres ont, ou non, été vandalisées –, et bien sûr, « vandales » d’œuvres d’art.
Cette étude porte sur des comportements qui sont qualifiés de « vandalisme », catégorisés comme tels. Le choix de ce terme, souvent retenu par les médias, contribue à façonner la perception sociale des actions effectuées sur des œuvres d’art, alors que certaines sont conçues par leurs auteurs comme un apport artistique ou comme un hommage à l’œuvre ciblée. Cet article propose une analyse centrée sur le vandalisme artistique, c’est-à-dire sur ces atteintes effectuées dans une optique créative revendiquée – dans le texte, on distinguera par ce terme ce type particulier d’atteinte du vandalisme d’art en général –, en vue de poser la question de leur réception par les acteurs du milieu de l’art. De quelle manière ces actes conçus par leurs auteurs comme une forme d’expression artistique y sont-ils appréhendés ?
Ces réactions (discours et manifestations de soutien, tout comme ceux visant à condamner ou à discréditer les gestes de vandalisme artistique) doivent être considérées à l’aune de la place qu’occupent leurs auteurs au sein du milieu de l’art. Certains acteurs sociaux font autorité dans leur domaine et occupent, comme l’écrit Bernard Lahire, « des positions ou ont des propriétés sociales qui leur permettent d’avoir un point de vue plus important que celui des autres » : un individu en position prépondérante « accomplit des actes magiques parce qu’il est investi par l’ensemble de la communauté d’un pouvoir d’action hors du commun. Il a notamment le pouvoir de consacrer ou de disqualifier, de faire exister ou de renvoyer au néant » (Lahire 2015 : 43, 92). Occupant des positions légitimées, certains acteurs possèdent une sorte d’efficience – « Le seul capital utile, efficient, est ce capital méconnu, reconnu, légitime, que l’on appelle “prestige” ou “autorité” », écrivait Pierre Bourdieu (Bourdieu 1977 : 5) –, et ont accumulé un capital symbolique qui leur confère cette capacité (Moulin et Quemin 1993 : 1444) [1]. Pierre Bourdieu a attiré l’attention sur l’importance du prestige de ceux qui interviennent [2], l’efficacité de leur soutien étant fonction de leur notoriété : « Ces actes de transfert symbolique sont d’autant plus efficients que celui qui les a accomplis détient plus de capital symbolique, c’est-à-dire qu’il est connu en général ou dans un secteur particulier du champ [3] » (Bourdieu 2013 : 465). Il s’agit d’engager son propre capital symbolique en faveur de la réputation d’une œuvre ou d’un artiste.
Les modalités de réaction des responsables de musées
En 1974, Tony Shafrazi, alors jeune artiste, s’est rendu au Museum of Modern Art de New York pour inscrire en lettres rouges « KILL LIES ALL » sur Guernica (Pablo Picasso, 1937) à l’aide d’une bombe aérosol. Décrivant son action comme une forme d’art novateur, il a plus tard expliqué avoir voulu procéder « à une mise à jour de l’œuvre » : il avait le sentiment que l’impact et la signification de Guernica s’étaient assourdis et souhaitait lui redonner vie. Après l’intervention de Shafrazi, Elisabeth Shaw, la porte-parole du musée, a déclaré qu’à l’origine, le musée espérait tenir cette dégradation secrète, expliquant que les musées ont toujours peur que ce type de publicité puisse encourager d’autres actes de vandalisme. On le comprend, les atteintes portées aux œuvres exposées dans des musées sont largement sous-déclarées, phénomène qu’illustrent de manière éloquente les propos tenus par le conseiller sûreté des musées de France, Guy Tubiana :
— On a à peu près une vingtaine de vols par an, les dégradations, il n’y a pas vraiment de chiffres, pourquoi, parce que souvent ce n’est pas déclaré.
— (Question :) Le musée n’est pas obligé de déclarer ?
— Mais évidemment, mais après ils ne le font pas.
— (Question :) Et vous pensez que c’est une proportion importante ?
— Oui. Vous voulez que je vous dise… 80 %, c’est ça le problème. (…) les vols ils déclarent en général, mais les dégradations… c’est très réticent, c’est pour ça d’ailleurs, ceci explique cela, c’est peut-être pour ça qu’on n’en a pas beaucoup. Les dégradations sont souvent cachées car elles nuisent à la réputation des lieux.
(Entretien avec Guy Tubiana, commandant de police, mis à disposition au ministère de la Culture en qualité de conseiller sûreté des Musées de France, le 25 février 2014)
Si, comme l’évoque Guy Tubiana, la plupart des dégradations demeurent confidentielles dans un souci de préserver la réputation de l’institution concernée, c’est aussi que le préjudice subi par un musée peut déborder la question des dommages matériels. M. J. Williams a souligné l’intérêt qu’ont ces institutions à minimiser, notamment vis-à-vis des prêteurs et des assureurs, leur vulnérabilité aux attaques (Williams 2009 : 593). Celles-ci sont en effet susceptibles d’avoir des répercussions importantes pour les établissements muséaux, non seulement à court terme (frais liés à la restauration, voire à la fermeture (ou à la gratuité) temporaire du musée), mais également au long cours.
Cette question a été évoquée lors d’un entretien avec Sébastien Gokalp, alors conservateur du patrimoine au musée d’Art moderne de la Ville de Paris :
C’est très important que les collections gardent leur intégrité, s’il y a la moindre atteinte à l’œuvre, intentionnelle ou non intentionnelle, on va moins nous prêter d’œuvres parce qu’il y a un risque de dégradation. Les prêteurs se disent que si jamais ils prêtent les œuvres elles seront abîmées, donc… (…) Après il peut toujours y avoir des accidents ; évidemment pour un musée c’est très mauvais pour sa réputation ; ça se règle en général entre l’assureur, le prêteur et le musée.
(Entretien avec Sébastien Gokalp, conservateur du patrimoine au musée d’Art moderne de la Ville de Paris (2008-2016), le 15 mai 2014)
Xavier Dectot, alors directeur du Louvre-Lens – musée où La Liberté Guidant le Peuple a été vandalisée en 2013 – analyse quant à lui la tendance des responsables de musées à tenir sous silence les atteintes dont les œuvres sont la cible en termes de relation avec la chose publique :
En toute franchise je pense que sur la majorité des actes de vandalisme, ça ne se sait pas. C’est ceux qui sont spectaculaires… Je pense qu’il y a une question de génération, dans les conservateurs, directeurs de musée, aussi, de relation à l’œuvre, de relation avec la chose publique qui joue, il y a aussi les actes de vandalisme qu’on peut cacher et ceux qu’on ne peut pas cacher. (…) Il y a une vraie violence de la presse dans ces cas-là. C’est arrivé un jeudi soir, le 7 février, le vendredi matin, on est arrivés très tôt, les journalistes étaient déjà tout autour du musée (…) On est sortis manger en passant par les sous-sols en sortant par la voie d’accès camion, donc vous voyez… c’était un peu la folie.
(Entretien avec Xavier Dectot, conservateur du patrimoine et historien de l’art, directeur du Louvre Lens (2011-2016), le 20 février 2014)
Une grande partie des musées a ainsi tendance à appliquer un embargo sur la discussion des dégradations dont ils sont victimes, comme le note David Freedberg, soulignant l’appréhension compréhensible des personnels les plus intimement concernés pas la conservation des objets, qui peuvent être enclins à éluder (Freedberg 1985 : 12). Dario Gamboni fait ainsi l’hypothèse que certains responsables de musées ont tendance à « nier l’existence de réactions qui, si on les juge signifiantes, doivent impliquer une sorte de critique du musée ainsi que de l’art et de la culture qu’il représente » (Gamboni 2015 : 280). Dans ce contexte, le vandalisme, tabou autour duquel une sorte d’omerta se créé, doit idéalement tomber aux oubliettes.
Cependant, différents facteurs, tels que le statut de l’œuvre et du musée concernés, ou l’ampleur des dégâts occasionnés, peuvent entrer en jeu dans la décision de rendre public un cas de vandalisme. Il y a les atteintes qu’il est possible de maintenir confidentielles et celles qui ne peuvent l’être, certaines circonstances étant susceptibles de compromettre la volonté de ne pas ébruiter une dégradation. Nathalie Heinich, évoquant « les coups de marteau qui, assurance oblige, avaient forcé les responsables du musée à assigner Pinoncelli en justice, entraînant ainsi la couverture médiatique au titre des faits divers », souligne que l’ampleur de l’atteinte est susceptible d’obliger les responsables du musée à transformer le geste en affaire judiciaire (Heinich, cité dans Edelman et Heinich 2002 : 60). Or assigner un acte de vandalisme devant la justice entraîne ou amplifie sa couverture médiatique – « c’est une main courante qui a révélé ce baiser et tout a échappé à tous » explique Eric Mézil, le directeur de la Collection Lambert en Avignon, où Rindy Sam a laissé une trace de rouge à lèvres sur la toile Phèdre de Cy Twombly, en y déposant un baiser (Mézil et Rondeau 2009 : 25). Renoncer à porter plainte peut donc être un moyen de modérer la diffusion de l’information. Les responsables de musées se trouvent alors face à un dilemme, susceptible de trouver sa résolution en fonction de l’ampleur des dégâts – l’importance des frais de restauration étant susceptible d’influencer la décision de porter l’affaire en justice.
Il est intéressant de relever qu’un autre facteur moins prévisible semble avoir une influence sur les suites données aux atteintes faites aux œuvres muséalisées : il apparaît que les « artistes-vandales » sont comparativement moins souvent poursuivis en justice que les autres types de vandales dont l’identité est connue. Ceci est en partie dû au fait que les responsables de musées ont tendance à moins porter plainte contre eux. Comme si certaines affaires, considérées relever du milieu de l’art, étaient traitées « en interne ». Lorsque l’artiste Olle Carlström a pressé un plat de pommes de terre contre Interior from Kumla Prison, un tableau de Dick Bengtsson qu’il jugeait outrageant en raison de la croix gammée qui y était représentée, en 1986, au Moderna Museet, la direction du musée lui a simplement demandé de présenter ses excuses à l’auteur de l’œuvre, son confrère. Le directeur du MoMA a quant à lui enjoint l’Ontario College of Art and Design, où Jubal Brown poursuivait des études d’art lorsqu’il a régurgité des colorants sur un tableau de Piet Mondrian, à sanctionner le jeune homme pour sa performance – sans succès – mais Jubal Brown n’a pas été poursuivi. Cela ne signifie pas pour autant que ces gestes sont acceptés et appréciés au sein du milieu de l’art. Impunité n’est pas synonyme d’absolution, et ne pas porter plainte n’équivaut pas à valider. Par exemple, si les musées concernés n’ont pas porté plainte contre Jubal Brown lorsqu’il a porté atteinte en 1996 à Port du Havre de Raoul Dufy à l’Art Gallery of Ontario et à Composition in White, Black and Red de Piet Mondrian au MoMA, la critique d’art Paddy Johnson souligne qu’il y avait consensus, dans le milieu, à dénoncer des actes de vandalisme et non de performances artistiques.
Les responsables du Perez Art Museum de Miami ont, quant à eux, fustigé la performance protestataire de Maximo Caminero, qui y a cassé l’une des urnes composant Colored Vases en 2014, mais ont néanmoins préféré se passer d’un procès. « J’apprécie vraiment qu’ils aient accepté de parvenir à un accord pour éviter un procès et tout le bazar, a commenté Maximo Caminero. Je pense que c’est mieux pour tout le monde. Mieux pour le musée de ne pas mettre un artiste en prison. Mieux pour moi. Mieux pour Ai Weiwei » (c’est moi qui souligne).
De même, le MoMA de New York n’avait pas porté plainte contre Tony Shafrazi, qui a revendiqué comme une action artistique l’intervention qu’il a réalisée en 1974 sur Guernica. Peut-être est-il effectivement peu opportun pour un musée d’envoyer un artiste en prison, comme le suggère Helen E. Scott : « (Shafrazi) a crié : “Appelez le conservateur, je suis un artiste !” En dépit de son évidente culpabilité et de sa volonté d’avouer le crime, le MoMA ne l’a pas poursuivi. (…) Le musée étant pris entre les rôles conflictuels de défenseur de l’avant-garde et de gardien culturel, le personnel a simplement cherché à mettre l’affaire derrière eux aussi rapidement et discrètement que possible » (Scott 2013 : 82). On peut relever ici la tentative de Shafrazi de déplacer la qualification de son acte, avant tout commentaire : notons qu’il convoque le conservateur, pas la sécurité.
Ces hypothèses ouvrent deux pistes de réflexion. D’une part, celle des problématiques induites par la reconnaissance d’un statut artistique à un geste de vandalisme porté par une intention créatrice. D’autre part, on peut concevoir que les responsables de musées, placés dans une situation quelque peu inconfortable et paradoxale lorsqu’une atteinte est perpétrée par un artiste et revendiquée comme une forme d’art, puissent hésiter à porter plainte et à transformer le geste en « affaire » judiciaire et médiatique. La suite de cet article se focalisera sur trois cas de vandalisme artistique qui ont donné lieu à des polémiques et à des prises de position marquées au sein des milieux de l’art, notamment en raison des poursuites qui ont été engagées à l’encontre de leurs auteurs.
Réactions d’acteurs du milieu de l’art à trois cas particulièrement commentés de vandalisme artistique
La réception des actes de vandalisme artistique doit être considérée de manière spécifique : leurs auteurs ayant la particularité d’attaquer l’art autant qu’ils s’en revendiquent, ces gestes concernent à double titre le milieu de l’art. Au sein de ce milieu, les dispositions dont sont porteurs différents acteurs sont susceptibles de détonner vis-à-vis de celles des responsables d’institutions muséales – dont les réactions sont essentiellement liées à leur mission de conservation – et de donner lieu à d’autres formes de réception du vandalisme d’art en tant qu’art. L’on peut ainsi se questionner sur la manière dont sont reçus les actes de vandalisme artistique par des acteurs dont les problématiques ne sont pas les mêmes que celles des responsables de musées victimes de dégradations (la question de la restauration pouvant, par exemple, se poser différemment du point de vue de conservateurs de musées, d’artistes dont les œuvres ont été endommagées, ou encore de critiques d’art [4]). Les interventions des artistes-vandales sont-elles parfois défendues comme des propositions artistiques dignes d’intérêt ? Si la plupart des actes de vandalisme artistique sont ignorés ou condamnés sans discussion par les acteurs de ce milieu, certains cas, qui ont pour point commun d’avoir entrainé poursuites et sanctions judiciaires, font à ce titre figure d’exception et ont suscité diverses prises de position.
Le cas de Pierre Pinoncelli
En 1993, Pierre Pinoncelli s’est rendu au Carré d’art de Nîmes pour uriner sur l’œuvre Fontaine de Marcel Duchamp, avant de lui asséner un coup de marteau. Il a téléphoné à la radio pour revendiquer son geste, expliquant qu’il s’agissait d’un acte artistique, effectué en hommage à Duchamp : en rendant l’urinoir à sa fonction première, il entendait lui redonner vie. Pierre Pinoncelli a réitéré 13 ans plus tard, en 2006, au Musée national d’Art moderne - Centre Pompidou à Paris, où il a à nouveau frappé d’un coup de marteau la céramique d’un exemplaire de Fontaine avant d’y inscrire le mot « Dada » au feutre. Il ne conçoit pas ces actions comme du vandalisme mais comme des gestes de création artistique se situant dans le prolongement de la pensée de Marcel Duchamp :
— J’ai toujours prétendu et argumenté que je n’ai jamais fait de vandalisme, que j’ai fait un acte artistique, qu’ils n’ont d’ailleurs pas jugé sur le fond. Donc un acte artistique, la preuve c’est que quand ils ont réparé mon urinoir, ils ont détruit mon œuvre. (…). Les gens au début ont essayé de me faire passer pour un casseur (…) et j’ai commencé à argumenter en disant que j’ai voulu inverser le processus de Duchamp, c’est-à-dire que Duchamp avait pris un objet ordinaire, l’avait transformé en objet d’art, et moi j’ai pris un objet d’art, qui était un urinoir et en urinant dedans j’en ai refait une pissotière. Le plus drôle, c’est qu’en fait j’étais condamné pour avoir uriné dans un urinoir, c’était à la fois une œuvre d’art et pas une œuvre d’art, donc ils se sont retrouvés pris.
— (Question :) Donc tout le monde a réagi pareil ?
— Non, il y en a qui étaient tout de suite avec moi, il y a toute une garde rapprochée qui était avec moi.
(Entretien avec Pierre Pinoncelli, le 24 avril 2014)
Fig. 1.
L’artiste Pierre Pinoncelli, à Saint-Rémy-de-Provence, en janvier 2006.
Crédit : Eric Franceschi ; Divergence
Voir l’article dans Le Monde, 18 octobre 2021, voir l’image
Fig. 2.
Fontaine (Marcel Duchamp, 1917/1964)
Crédit : Association Marcel Duchamp ; Adagp, Paris
Voir l’image
Les performances effectuées par Pierre Pinoncelli sur Fontaine ont généré diverses prises de position dans la presse artistique : dans un article du Monde intitulé « Le droit d’auteur devant la justice », le journaliste culturel Harry Bellet se demande s’il est devenu le co-auteur de Fontaine, avant de qualifier de surprenante la « lettre d’Alfred Pacquement publiée dans Le Monde, dans laquelle le directeur du Musée National d’Art Moderne considère Pinoncelli comme un vandale » et lui « dénie la qualité d’artiste ». La critique d’art Frédérique Joseph-Lowery fait référence à ce débat, tout en prenant position, lorsqu’elle évoque dans Art Press « un acte contemporain tout aussi interrogateur que celui de Duchamp en 1917 ». Catherine Millet, critique d’art fondatrice et directrice de la rédaction de la revue Art Press, interroge quant à elle le statut accordé à Pierre Pinoncelli dans un éditorial significativement intitulé Duchamp, Pinoncelli, même combat : « Quant à l’artiste, celui-ci n’est-il qu’un vandale comme le supposent le musée et le tribunal qui le condamne ? Ou bien est-il un artiste dont l’arbitraire doit être respecté de la même façon que celui instauré par Duchamp ? ». La réponse est sans équivoque pour Jacques Caumont, un historien de l’art spécialiste de Marcel Duchamp, qui a publié à la même période une lettre ouverte à Alfred Pacquement [5] – le directeur du MNAM-Centre Pompidou lorsque Pierre Pinoncelli y est intervenu sur Fontaine en 2006 – afin d’apporter son soutien à l’artiste-vandale, alors poursuivi par le musée : « Pierre Pinoncelli doit être salué et honoré avec maestria pour avoir mis un point final aux temps héroïques des Chevaliers du dadaïsme ». Jacques Caumont a également publié une tribune [6] dans le journal Libération, dans laquelle il s’interroge sur les raisons pour lesquelles le directeur du MNAM-Centre Pompidou s’entêtait et affirmant que mettre fin aux poursuites serait, « de la part d’un lieu responsable de la présentation et de la transmission de l’art du XXe siècle, faire preuve d’une connaissance minimum de ce qu’est l’art contemporain ».
Il est également notable que dans l’attente du procès en appel qui faisait suite à sa première intervention sur Fontaine, une association, nommée « Les amis de Pinoncelli », a été créée afin de soutenir financièrement ce dernier en cas de lourde amende. Dans ce cadre, plus de 40 artistes ont alors créé des œuvres sur le thème de l’urinoir pour une exposition-vente organisée en soutien à Pierre Pinoncelli (qui s’était donné les moyens d’obtenir du « renfort » en faxant un compte rendu de sa performance à diverses personnalités du milieu de l’art en août 1993). Certains des artistes ayant créé des œuvres destinées à l’exposition-vente organisée en soutien à Pierre Pinoncelli jouissaient d’une importante notoriété, notamment Ben Vautier, dit Ben, qui s’était alors distingué en écrivant à Art Press pour exiger que la célèbre revue d’art reconnaisse l’intervention effectuée par Pinoncelli sur Fontaine en 1993 comme un acte artistique.
Nathalie Heinich rapporte que lui aurait été faite la réponse suivante : « Mais Ben tu ne vois pas qu’il n’a fait tout ça que pour la presse et pas pour l’art, il aurait fait n’importe quoi pour qu’on parle de lui, on ne peut pas inscrire son nom dans l’histoire de l’art en lui ôtant tout sens à part celui de pleurnicher pour de la publicité » (Edelman et Heinich 2002 : 74), et suggère que l’acte se trouve discrédité du fait du soupçon qu’il pourrait n’être porté que par une recherche de renom, disqualification qui « invalide l’interprétation comme performance, dès lors qu’elle ouvre la voie à la dénégation de la qualité d’artiste imputée à l’auteur de l’acte » (Edelman et Heinich 2002 : 75). Il s’agit d’un raisonnement souvent adopté dans les discours critiques formulés à l’encontre des gestes de vandalisme, surtout lorsqu’ils sont effectués par des artistes revendiquant des intentions créatives. Cette idée a été exprimée de manière récurrente lors d’entretiens menés avec divers acteurs du milieu de l’art ; notamment par Sebastien Gokalp, alors conservateur au musée d’Art moderne de la Ville de Paris :
— (Question :) Que pensez-vous du geste de Pierre Pinoncelli sur Fontaine ?
— Il utilise la notoriété de l’œuvre pour développer la sienne ; s’il avait dégradé une œuvre dadaïste mineure, personne n’aurait pris sa défense, on aurait juste trouvé son geste stupide et destructeur. Il dit mettre en perspective l’iconoclasme de Duchamp et le sien, mais les œuvres de Duchamp ont ouvert des portes, celles de Pinoncelli ne génèrent rien, si ce n’est un buzz sans réel intérêt. (…) C’est un performeur… finalement il utilise la notoriété d’un artiste pour la sienne, ce qui franchement n’est pas un geste très glorieux, en tout cas pas un geste artistique, plutôt un geste de communication, d’autopromotion.
(Entretien avec Sébastien Gokalp, conservateur du patrimoine au musée d’Art moderne de la Ville de Paris (2008-2016), le 15 mai 2014)
Didier Ottinger, qui était conservateur du MNAM-Centre Pompidou, au moment où a eu lieu la seconde intervention de Pierre Pinoncelli sur Fontaine, partage certains éléments de cette analyse en termes de recherche de reconnaissance :
— Il joue avec les stéréotypes qui sont associés à l’art moderne dans le sens commun, auprès du grand public, pour essayer de faire croire qu’il est la continuité interne de… mais à l’intérieur du monde de l’art personne ne croit à ce discours, simplement comme il est largement reproduit dans des médias, voire complaisamment soutenu par certains journalistes, il y a une confusion absolue qui s’instaure, mais ce n’est pas sérieux. (…)
— (Question :) Est-ce que vous pensez que les artistes vandales croient à ce qu’ils font, ou qu’ils profitent de ces symptômes, ou qu’ils en sont les victimes ?
— D’abord ils sont instinctivement attirés vers les œuvres plus importantes qu’eux-mêmes et ils essaient de vampiriser la notoriété de ces œuvres, et après, face à la réalité de leurs actes, ils essaient de la rationaliser, et puis ils sont aidés en cela par des conseils, des avocats, des historiens de l’art (…) qui vont les aider à théoriser leur geste…
— (Question :) Vous pensez qu’ils font ces gestes dans une optique de création…
— Non
— (Question :) … ou de visibilité
— Oui, ou d’obsession de reconnaissance, et après ils enveloppent ça dans des arguments soi-disant artistiques…
(Entretien avec Didier Ottinger, conservateur du patrimoine, directeur-adjoint du MNAM - Centre Pompidou, le 12 mars 2014)
Les propos tenus par Didier Ottinger et par Sébastien Gokalp indiquent que les actes de Pierre Pinoncelli – si ce ne sont les gestes de vandalisme revendiqués comme des formes de création en général – ne sauraient, dans leur milieu, être reconnus en tant qu’art. Les soutiens qui ont été apportés à Pierre Pinoncelli sont notables mais trop exceptionnels pour que l’on puisse considérer qu’il existe un consensus autour de la désignation de ses interventions comme artistiques au sein de ce milieu. Par ailleurs, cette mobilisation semble principalement liée aux poursuites judiciaires dont a fait l’objet l’artiste, et être en grande partie engagée par un réseau préexistant – Pierre Pinoncelli fait partie de L’École de Nice, tout comme Ben et une partie des artistes qui ont créé des œuvres pour l’exposition-vente de l’association « Les amis de Pinoncelli » (Arman, Noël Dolla, Claude Gilli, Bernard Pagès, Serge Oldenbourg, Claude Viallat). En dehors de ce cercle relativement restreint, ses interventions restent en grande partie controversées, et leur statut artistique est moins mis en avant que leur aspect destructif.
Le cas d’Alexander Brener
Si les actions de Pinoncelli se démarquent par le nombre de commentaires qu’elles ont occasionné, l’artiste russe Alexander Brener a lui aussi reçu des manifestations de soutien de la part d’acteurs du milieu de l’art après avoir tracé en vert à la bombe aérosol le signe du dollar américain sur la peinture Suprematisme (White Cross on Grey) (1920-1927) de Kazimir Malevich, le 4 janvier 1997 au Stedelijk Museum d’Amsterdam.
Fig. 3.
L’œuvre Suprématisme (croix blanche) de Kazimir Malevich, taguée par Alexander Brener au Stedelijk Museum.
Crédit : Nicolas Exertier
Voir l’article sur le blog de Nicolas Exertier, voir l’image
Cet artiste de performance a expliqué qu’il s’agissait d’un « dialogue avec Malevich », et non de vandalisme. Bien qu’il ait (ou parce qu’il a) été condamné à dix mois de prison assortis de deux ans de probation, son argumentaire a convaincu certains acteurs du milieu de l’art. Le potentiel créatif de l’attaque a notamment été souligné par le critique d’art fondateur de Flash Art, Giancarlo Politi, qui a créé une controverse en lui exprimant son soutien dans son magazine :
Je suis de plus en plus déterminé à défendre le geste d’Alexander Brener, que je considère comme le geste créatif d’un artiste… Je suis en faveur de la liberté d’expression, tout comme je suis en faveur de la liberté de respirer, de la liberté de sourire, de la liberté de mourir ou de l’envie de vivre. Je défends le geste d’Alexander Brener car il pulse d’énergie, car il administre le bouche-à-bouche à une œuvre d’art qui est morte, comme toute œuvre d’art ou de culture enfouie dans notre mémoire, notre conscience, nos livres, est morte… Les musées sont tenus d’exposer des œuvres d’art, mais ils ont le devoir de les protéger. Si j’avais présidé le procès contre Alexander Brener, j’aurais demandé que le musée Stedelijk soit poursuivi pour son incapacité à protéger une œuvre d’art ...
Cette prise de position en faveur de l’intervention d’Alexander Brener a donné lieu à certaines réactions outrées. L’artiste Rainer Ganahl a, par exemple, publié un article intitulé « Brener & Flash Art : Terrorism & Naiveté » dans la revue d’art contemporain Zingmagazine. Après y avoir expliqué comment il était devenu un très bon ami d’Alexander Brener à Moscou, il s’insurge contre le soutien qui lui a été apporté par le magazine Flash Art International :
Flash Art échoue non seulement à toute responsabilité sociale et critique, mais est devenu complètement complice d’une attitude naïve, exploratoire, sensationnaliste, tabloïde dans la promotion d’un tel comportement irresponsable. Cet acte de destruction pourrait être qualifié de terrorisme social pour attirer l’attention des médias et de conception erronée de l’art. (…) J’aime toujours Brener en tant qu’ami (…) Mais je trouve que son récent « actionnisme » de destruction est abject, futile, improductif et irresponsable à tous les niveaux. Je ne considère pas cela comme un acte artistique, mais comme un symptôme social, narcissique et médiatique intéressant que nous verrons malheureusement bientôt plus souvent.
Toujours dans Flash Art International, Glenn D. Lowry, le directeur du Museum of Modern Art de New York, a exprimé son refus d’une analyse de l’attaque en termes créatifs, affirmant que l’acte de Brener reposait entièrement sur l’œuvre de Malevich et devait de ce fait être considéré comme un geste parasitaire plus que comme un geste créateur. Certains artistes ont, au contraire, témoigné leur soutien à Alexander Brener dans diverses tribunes, comme les membres du collectif d’artistes slovènes IRWIN, rattaché au collectif d’art politique slovène NSK (Neue Slowenische Kunst), qui a également produit une lettre d’appui [7] à Brener au moment de ses démêlées avec la justice hollandaise. Il est intéressant de noter, d’une part, la proximité qu’entretient Alexander Brener avec ces collectifs (à travers par exemple des projets artistiques en commun) ; et d’autre part que la mobilisation en faveur de l’action d’Alexander Brener est étroitement liée aux poursuites judiciaires dont il a fait l’objet, comme le souligne Maxence Alcalde : « Finalement, ce que la majorité des observateurs retient du bombage de Suprématisme est la dégradation d’une œuvre et la condamnation judicaire du responsable de ce vandalisme. Les revendications politiques ou esthétiques ne viennent qu’en second lieu lorsque ces dernières ont l’occasion de s’exprimer » (Alcade 2006 : 262).
Les actes de vandalisme artistique qui ont généré le plus de discours et de prises de position médiatiques de la part d’acteurs du milieu de l’art sont ceux dont les auteurs ont été poursuivis en justice (voire incarcérés, comme Alexander Brener). C’est souvent contre de telles sanctions que des voix s’élèvent, même si l’argumentaire est soutenu par une affirmation de la portée artistique de l’acte. On a remarqué que les artistes-vandales ont tendance à être moins souvent poursuivis par les musées que les auteurs de gestes de vandalisme dont les activités et les motivations n’ont pas trait au milieu de l’art. On peut ajouter à ce constat le fait que lorsque des affaires de vandalisme artistique sont portées en justice, certains acteurs du milieu de l’art s’impliquent pour faire valoir leurs arguments, comme s’il n’était pas concevable de laisser à la seule appréciation du système judiciaire l’évaluation de la pertinence et des mérites artistiques revendiqués par l’auteur du geste.
La prise en considération des actions d’Alexander Brener en termes artistiques est loin d’être consensuelle au sein du milieu de l’art et l’on ne peut estimer qu’elles y soient perçues comme légitimes, malgré l’appui de quelques acteurs. Il en va de même pour celles de Pierre Pinoncelli. Il est toutefois notable qu’elles ont suscité des débats, des prises de position, ont été parfois défendues, ce qui peut s’expliquer en partie par les conséquences judiciaires auxquelles elles ont donné lieu, mais aussi par le profil et par les mobiles de leurs auteurs – ces deux artistes de performance ont en commun de s’être fait connaître par leurs happenings subversifs et d’avoir ainsi obtenu une certaine notoriété avant leurs interventions sur des œuvres exposées dans des musées. Leurs interventions, respectivement sur Fontaine et sur Suprematisme s’inscrivent de manière cohérente dans la lignée de leurs happenings. Elles ont été conçues dans une optique de dialogue créatif avec un artiste révéré – Marcel Duchamp pour Pinoncelli, dont plusieurs créations sont directement inspirées des œuvres de l’inventeur du ready-made ; Kazimir Malevich pour Brener. Et surtout, même si les prises de position en faveur de la reconnaissance de la portée artistique de leurs actes ont souvent été polémiques, Brener et Pinoncelli étaient intégrés dans un réseau qui leur a garanti un certain soutien.
Le cas de Maximo Caminero
L’acte de Maximo Caminero, qui a cassé l’une des urnes composant l’installation Colored Vases d’Ai Weiwei en 2014, au Pérez Art Museum de Miami, était porté en premier lieu par une volonté d’attirer l’attention sur la sous-représentation des œuvres d’artistes locaux dans les musées de la ville. Mais cet artiste a déclaré que son geste était également un acte créatif, une performance protestataire inspirée par le triptyque photographique Dropping a Han Dynastie Urn (Ai Weiwei, 1995) – comme son titre l’indique, Ai Weiwei s’y met en scène en train de briser une urne de la Dynastie Han. L’action de de Maximo Caminero, qui a été filmée, s’est d’ailleurs tenue devant ces photographies, au pied desquelles les urnes étaient exposées.
Fig. 4.
« Colored Vases », de l’artiste Ai Weiwei au Pérez Art Museum Miami en Floride, novembre 2013.
Crédit : Daniel Azoulay ; Perez Art Museum Miami, European Pressphoto Agency
Voir l’article dans The New York Times, le 18 février 2014, voir l’image
La similitude entre l’intervention de Maximo Caminero et le geste de création destructive d’Ai Weiwei a été soulignée par certains commentateurs. Kerry Brougher, l’un des commissaires de l’exposition dans laquelle a eu lieu l’acte de vandalisme, a même été sollicité un critique d’art qui souhaitait savoir s’il existait selon lui une différence entre l’action de Caminero et la destruction d’objets culturels effectuée par Ai Weiwei – ce qui ne fait pas de doute à son sens :
Je pense qu’il y a une énorme différence. Ai Weiwei a, je crois, possédé d’une manière ou d’une autre les choses qu’il a détruites (dans son art). Le vase de la dynastie Han était son acquisition, il possédait la pièce, et a décidé de le détruire. (Caminero) a détruit la propriété de quelqu’un d’autre. Cela me frappe comme une forme de vandalisme et non une forme d’art. (…) Je ne suis même pas sûr de pouvoir penser à une œuvre d’art qui est incontestablement du vandalisme et que je considèrerais personnellement comme étant réellement une œuvre d’art.
Selon Kerry Brougher, l’intervention de Maximo Caminero n’est qu’un coup publicitaire. La critique d’art Jessica Dawson estime quant à elle qu’en effectuant un « acte flagrant de vandalisme, en plus de ruiner le travail de l’artiste dissident chinois Ai Weiwei, l’artiste de Miami Maximo Caminero a souillé sa propre réputation ». Elle qualifie son geste d’« incident bizarre de vandalisme imitant l’art » ayant « efficacement mis fin à sa carrière d’artiste ». Pour le galeriste Fredric Snitzer, décrit par le Miami New Times comme un pilier local du monde de l’art, il n’y a pas lieu d’ouvrir un débat autour de la pertinence artistique du geste de l’artiste-vandale :
Quelle est cette conversation, est-il légitime ou non de détruire le travail d’un autre artiste ? C’est un taré mécontent. (…) Ce type est complètement siphonné. C’est stupide. S’il protestait contre le Pérez Art Museum, il aurait pu le faire sauter. Mais qu’est-ce que l’artiste lui a fait ?
L’auteur de l’article sus-cité, Michael E. Miller, ajoute que « ce que Maximo Caminero décrit lui-même comme une « pièce d’art de performance » a irrité beaucoup de gens. Sa décision de briser une urne vieille de 2 000 ans – peinte par l’artiste contemporain chinois Ai Weiwei et exposée au Pérez Art Museum Miami – a selon Miller « rendu furieux tout le monde, des artistes locaux à Ai lui-même ». Pourtant, la réception de l’intervention de Maximo Caminero n’a pas été unilatéralement hostile – les soutiens apportés à l’artiste-vandale semblant une fois encore provenir en grande partie de son cercle proche. Une poignée d’artistes a accepté de faire don d’œuvres pour une vente aux enchères – qui n’est pas sans rappeler l’exposition-vente organisée en soutien à Pierre Pinoncelli évoquée précédemment – destinée à couvrir les frais juridiques de Maximo Caminero, et certains ont défendu sa position : « Nous ne soutenons pas l’acte, mais nous soutenons l’intention », a déclaré Danilo Gonzalez au nom de plusieurs autres artistes. Emilio Martinez, peintre également établi à Miami, a participé à l’organisation de la vente aux enchères et a qualifié l’action de Maximo Caminero d’« héroïque », alors qu’une autre artiste locale, Elsa Roberto, a déclaré qu’elle soutenait l’acte conceptuellement mais pas son exécution. Elle a ajouté que diverses idées « flottaient dans l’air » au moment de la rétrospective d’Ai Weiwei, dans l’optique de saisir cette opportunité pour agir au nom des artistes de Miami – par exemple placer des vases sur les marches de tous les musées du secteur – ce qui semble corroboré par les dires de Maximo Caminero qui a affirmé, lors de nos échanges, que d’autres artistes étaient impliqués. Lorsque je lui ai demandé s’il avait une idée approximative du type de personnes qui soutenaient son action, il m’a fait cette réponse :
Les gens en faveur : de nombreux artistes locaux et d’ailleurs, des critiques d’art, des écrivains d’art, M. Baba Ca Mbow, qui a été élu quelques mois après directeur du Museum of Contemporary Art de North Miami (...) Contre : c’était le même type de personnes, des artistes locaux, critiques d’art, écrivains, etc. Y compris Ai Weiwei dont tout le monde s’attendait à ce qu’il dise quelque chose en ma faveur.
(Échange écrit avec Maximo Caminero, le 17 décembre 2017)
Contrairement aux interventions réalisées par Pierre Pinoncelli et par Alexander Brener sur des œuvres dont les créateurs étaient décédés, le cas de celle de Maximo Caminero offre l’occasion d’observer la réaction d’un acteur au statut tout particulier : l’auteur de l’œuvre prise pour cible. Ai Weiwei, joint par le New York Times, a estimé que l’argument avancé par Caminero « ne justifiait pas un tel acte ». Il a condamné ce geste comme un vandalisme malavisé, déclarant à l’agence de presse mondiale Associated Press qu’il le trouvait « fallacieux » : « Vous ne pouvez pas vous tenir devant une peinture classique et tuer quelqu’un et dire que vous êtes inspiré par (l’artiste)... Cela n’a aucun sens », insistant sur l’idée que son argumentaire ne tenait pas debout et qu’il aurait dû choisir une autre façon de faire valoir sa position que de détruire la propriété de quelqu’un d’autre.
Certains ont jugé ce point de vue hypocrite, Ai Weiwei ayant lui-même repeint ou brisé de précieuses urnes anciennes : « D’un côté, c’est un acte de vandalisme clair ; de l’autre, peindre sur un vase historique est aussi un acte de vandalisme » a ainsi déclaré l’artiste Alexey Steele. Ce à quoi Ai Weiwei a rétorqué que contrairement à Maximo Caminero, ce qu’il avait détruit lui appartenait. Toujours est-il qu’Ai Weiwei n’a pas semblé se préoccuper outre mesure des conséquences de cette destruction : « Vous savez, ce n’est pas vraiment mes affaires. Le musée avait emprunté (l’œuvre), donc je suppose qu’ils régleront tout cela à leur manière », aurait-il déclaré, expliquant par ailleurs qu’il ne se souciait guère des possibilités de restauration de l’œuvre.
On peut s’interroger sur la propension à poursuivre les vandales en ce qui concerne les auteurs des œuvres ciblées (quand ils sont encore en vie). Lorsque je lui ai demandé qui avait engagé des poursuites contre lui, Maximo Caminero m’a répondu que ce n’était ni le musée ni l’artiste, mais la compagnie d’assurance. Autre exemple, Yoko Ono n’a porté plainte ni contre Jake Platt, l’étudiant en art qui a utilisé un marqueur pour ajouter une ligne rouge sous la ligne noire traversant son œuvre Part Painting/A Circle (1994) au Cincinnati Contemporary Arts Center en 1997 ; ni contre Amanda Mae, l’artiste locale et agente de surveillance au Seattle Art Museum qui est intervenue sur une de ses œuvres, Painting to Hammer a Nail (1961) en 2009. Amanda Mae, qui a intitulé sa performance – consistant à retirer de l’œuvre interactive de Yoko Ono les divers ajouts des visiteurs – Yoko Ono Excavation Survey (YES), a simplement été licenciée par le Seattle Art Museum. À la suite de la performance réalisée par Cai Yuan et Jian Jun Xi (« Mad For Real ») sur My Bed (1998) de Tracey Emin, à la Tate Britain de Londres, en 1999, cette dernière a réfuté qu’il puisse s’agir d’art, mais a refusé de porter plainte, tout en regrettant que le musée ne s’en charge pas. Peut-être est-il particulièrement délicat de poursuivre un autre artiste en justice, de se placer en position de réclamer des sommes importantes – Cy Twombly a porté plainte contre Rindy Sam (après qu’elle ait marqué d’un baiser au rouge à lèvres sa toile Phèdre) pour que son préjudice soit reconnu… à travers un euro symbolique – ou de s’élever contre une action qui est défendue par son auteur comme étant artistique.
Conclusion. Une transgression des « règles de l’art »
L’auto-qualification du statut d’œuvre d’une production par son auteur n’est pas suffisante pour lui conférer une légitimité : la question qui se pose est de savoir si celle-ci peut être reconnue par les acteurs du champ, capables de ratifier, de conférer sens et valeur à une proposition de création. Marcel Mauss écrivait qu’« un objet d’art, par définition, est l’objet reconnu comme tel par un groupe » (Mauss 1971 : 89). La légitimation artistique est le fruit d’interactions dans lesquelles nombre de participants interviennent : différents acteurs du milieu de l’art détenant un pouvoir d’énonciation créatrice (critiques, experts, historiens et théoriciens de l’art, journalistes spécialisés, collectionneurs, mécènes, responsables d’institutions culturelles ou de musées, commissaires d’expositions, artistes, galeristes...) produisent des actes de désignation performatifs qui ont la capacité de faire valoir la qualité d’œuvre et de légitimer certaines propositions artistiques – certaines pratiques peuvent alors dans certains cas n’être plus considérées à l’aune de leur (il)légalité.
L’intérêt, pour Howard Becker, est d’étudier les situations à l’occasion desquelles les acteurs définissent – ou non – quelque chose comme relevant de l’art (Becker 2014 : 170). Si l’on ne peut parler de consensus « du » milieu de l’art, pluriel et éclectique, sur la réception d’aucune œuvre, rien n’indique que les actes de vandalisme artistique n’y sont considérés comme une forme de création légitime. Helen E. Scott a souligné l’impasse dans laquelle se trouvent des acteurs qui failliraient à leur devoir de conservation en reconnaissant ces atteintes comme des créations légitimes (Scott 2009 : 54) – si d’aventure certains souhaitaient intercéder en leur faveur. Les artistes-vandales ne semblent ainsi pas pouvoir bénéficier du pouvoir de légitimation que constituerait le soutien de responsables d’institutions muséales, qui peuvent difficilement cautionner l’intervention sur des œuvres d’art dont ils ont la charge. Par ailleurs, si certains artistes-vandales – comme Alexander Brener ou Pierre Pinoncelli – ont ponctuellement été défendus par des acteurs du milieu de l’art, il semble que ces manifestations de soutien ont été trop rares pour se révéler opérantes.
Au sein du milieu de l’art, les artistes-vandales, même s’ils ont parfois été défendus dans le cas de poursuites judiciaires, font figure d’outsiders. Car le vandalisme d’art transgresse non seulement des normes sociales, mais aussi les « règles de l’art [8] », les codes qui constituent l’ethos du milieu de l’art. L’une de ces conventions diffuses implique le respect dû à une œuvre, à la personnalité de l’auteur s’exprimant dans son œuvre. Enfreignant ostensiblement des conventions fondamentales, outrepassant l’« éthique » du milieu de l’art, les artistes-vandales semblent franchir une ligne rouge déontologique. C’est en quelque sorte une question de morale artistique qui est en jeu.