Prologue
Novembre 2021 : Intrigués par des petits panneaux indiquant un écomusée, ma famille et moi avons emprunté les rues étroites du village de Grésy-sur-Isère (Savoie) montant à flanc de coteau. L’accueil est aménagé dans un vaste bâtiment, moderne et bien équipé. Le billet plein tarif pour la visite du « village-musée » coûte 10 euros. Par un chemin de pavés autobloquants, couvert en toits de tôles légères, nous remontons la pente où se trouvaient jusqu’au début du XXe siècle les vignes des coteaux du Salin.
Nous accédons ainsi à une succession de petites maisons et de hangars. Les premières donnent le ton : l’une est remplie de postes de radio de différentes époques, l’autre de télévisions, puis une salle de classe difficile à dater est reconstituée, avec pupitres et encriers (« L’école d’autrefois » nous dit un écriteau). Vient ensuite un espace consacré aux travaux de couture et de tissage : rouets, machines à coudre, fers à repasser, costumes anciens sur des mannequins (salle intitulée « Au bonheur des dames »). Nous traversons une vingtaine d’espaces, en intérieur ou en plein-air, évoquant le moulin, l’apiculture, le charron, l’alambic, le four à pain, les corbillards, la vigne et le vin [1]. Le dernier bâtiment abrite une reconstitution de divers espaces domestiques, salles à manger, cuisines, chambres évoquant « l’habitat du XIXe au XXe siècle ». À la fin du parcours, nous repassons par l’accueil où une dégustation de vin de Savoie et de jus de fruit nous est proposée. Je peux discuter avec le créateur du lieu, présent cet après-midi. Il a construit le « village » avec l’aide de ses proches, au fil des années. Une association, « Les coteaux du Salin », a été créée en 1998 pour gérer l’ensemble : elle ne bénéficie d’aucune aide ou subvention, les postes des quatre salarié·es étant financés par le produit de la boutique. Il a fondé le village-musée sur la base de sa collection personnelle, puis l’a enrichi par des achats (occasions, brocantes) ; enfin, me dit-il, « les gens ont apporté tout ce qui les embarrassait ».
Cette phrase m’a immédiatement interpellé car elle faisait directement écho à certains aspects de mes recherches concernant le parcours des objets de patrimoine [2]. Ce qui embarrasse, donc ce qui est importun dans les familles peut devenir important pour le musée [3]. Mais quelle place l’objet embarrassant trouve-t-il dans une collection muséale ? Comment ce passage de l’espace intime aux réserves ou à l’exposition est-il accepté par la vision classique de ce qui est digne d’être patrimonialisé institutionnellement ? Et selon cette logique du débarras, certaines choses n’encombrent-elles pas à leur tour le musée ? Telles sont quelques-unes des questions que je voudrais considérer ici.
Logique de la collecte : accumuler n’importe quoi ?
Cette micro-observation et ce dialogue informel n’ont pas la prétention de constituer une enquête. Toutefois, après cette visite à Grésy-sur-Isère, j’ai effectué quelques recherches complémentaires et visionné un reportage diffusé en mai 2018 par France 3 Auvergne-Rhône-Alpes. L’« écomusée de la combe de Savoie » s’apprêtait à changer de nom pour devenir « village-musée » à l’occasion de ses vingt années d’existence. Sur le site internet de la chaîne, la présentation du lieu se veut bienveillante : « C’est en 1998 que Secondo Chabod, président de l’association “Les coteaux du salin”, a créé cette véritable brocante dans laquelle [une] boîte à tabac, un métier à tisser ou encore une chemise de nuit d’époque sont exposés » [4]. Une brocante, vraiment ? Dans le reportage télévisé, une voix off raconte comment le créateur du village-musée a mené son « petit travail de mémoire » : « En vingt ans, il a chiné, glané des pièces rares et surtout symboliques de l’évolution du monde, des techniques et des modes de vie ». Le verbe « chiner » renvoie aussi à la brocante, mais on nous dit plus loin que l’essentiel des collections a été constitué grâce à des dons. Le récit proposé caractérise la politique d’accumulation du village-musée, qui le situe dans les catégories muséographiques classiques. C’est un peu un « musée du musée », comme on en trouve partout dans le monde, peut-être un peu plus en France qu’ailleurs, par tradition. L’histoire est bien connue (Battesti 2012 ; Chaumier 2003 ; Desvallées et Mairesse 2011 ; Gob et Drouguet 2014) de ces lieux souvent fascinants où un groupe de passionnés a rassemblé ce qui lui paraissait intéressant car représentatif ou typique d’un passé collectif.
La définition du « musée de société » ne peut être figée et monolithique. Retenons celle-ci :
Deux critères réunissent donc ces musées. Le premier est la référence aux sciences humaines et sociales, ancrées localement dans des territoires, des communautés, des pratiques [...] Le second est un objectif émancipateur par lequel des communautés peuvent proposer leur propre vision de ce qui les constitue comme telles, de ce qu’est leur patrimoine, de ce en quoi consiste leur propre culture, et des manières dont des hommes et des femmes décident de ce qui importe pour eux (Le Marec et Delarge 2022 : chap. 8 et 9) [5]
Dans la typologie établie par Noémie Drouguet, le village-musée des Combes de Savoie correspond à l’un de ces « “musées immuables”, poursuivant la tradition des musées de folklore, [qui] s’opposent aux principes progressistes qui servent de terreau à une approche dite de société » (Drouguet 2015 : 106), un petit musée local entretenant « une vision nostalgique du bon vieux temps » (Drouguet 2015 : 117). Il fait partie également de ces musées issus d’une collection individuelle, ignorant les évolutions de la muséologie des établissements reconnus institutionnellement, conscients de leur désuétude mais jaloux de leur indépendance [6]. Pour Noémie Drouguet, ce type de musée ne peut être qualifié de musée de société, c’est plutôt un musée monoparental (Hudson 1992), puisqu’il s’est constitué autour de la collection de son fondateur. Toutefois, ce dernier a reçu par la suite les objets de ses contemporains, reflétant au moins partiellement la vision qu’a la société de son patrimoine matériel. Mon propos dans cet article ne vise pas à déterminer si le village-musée de la Combe de Savoie mérite ou non tel ou tel label et correspond aux canons modernes de la bonne muséographie, mais le mettre à l’épreuve de certaines typologies permet de mieux comprendre sa logique d’acquisition.
Dans un article programmatique où il annonçait ce que devait être le futur Musée national des Arts et Traditions populaires, Georges Henri Rivière distinguait « quatre stades d’évolution » de ce que l’on nommait alors les musées d’ethnographie et de folklore : les stades d’accumulation, de rassemblement, de sélection et de synthèse.
Un musée idéal réunira les trois derniers stades : le stade de rassemblement dans ses magasins, le stade de sélection dans une série de salles publiques parallèles aux galeries publiques destinées à la synthèse (Rivière 1936 : 68).
Quant au stade d’accumulation, le moment primitif où « le musée reçoit n’importe quoi de n’importe où, de n’importe qui, qu’il expose n’importe comment », Georges Henri Rivière le disqualifiait en deux mots : « Musée injustifiable » (Rivière 1936 : 70). Le « n’importe quoi » de Rivière, clairement dépréciatif, n’est pas celui dont Jean Bazin avait fait le titre d’un de ses derniers textes. Il y caractérisait ainsi le principe ethnographique de la collecte, recueillant non pas des objets catégorisés préalablement (comme c’est le cas par exemple pour une collection de timbres ou de monnaies), mais tous les objets associés à une société humaine. Bazin propose cette définition :
Je collecte ethnographiquement quand, me donnant seulement pour limite non pas un type d’objets, mais l’aire de vie d’une population humaine donnée […] je m’impose de suivre au moins deux règles :
- Ne collecter que de l’usé, c’est-à-dire ce dont ces humains se sont effectivement servis.
- Collecter systématiquement n’importe quoi (Bazin 2008 [1996] : 578)
Ce principe ethnographique vaut aussi bien pour les terrains lointains que pour mon voisin de palier [7], il s’ancre dans l’histoire de la discipline et dans celle de la collecte pour les musées. Le « n’importe quoi » de Bazin n’est pas tout à fait celui de Rivière, mais ils se rejoignent sur un point : pas de hiérarchie entre les objets, qu’elle soit esthétique ou symbolique : « Un ethnographe – frémissez, collectionneurs – traite avec une égale considération les objets courants et les objets exceptionnels : ceux-ci, parce qu’ils témoignent de faits insolites ; ceux-là, parce qu’ils nous donnent les caractères moyens, donc essentiels, d’une civilisation donnée » (Rivière 1931 : 280-281).
Ce postulat théorique pose question dès lors que les sociétés étudiées voient s’accroître le volume de leurs biens matériels, comme s’en inquiétait Isac Chiva : « C’est un problème qui se pose partout : celui de l’obsession du reflet indispensable de soi que toute société doit léguer à l’avenir, ce qui fait que l’on conserve tout et n’importe quoi en guise d’échantillon, de témoin ! » (Chiva et Lévi-Strauss 1992 : 162). On en revient au « n’importe quoi » de Rivière, dans un sens plus nettement péjoratif. Dans cet entretien entre Isac Chiva et Claude Lévi-Strauss, ce dernier affirmait sans ambiguïté son aversion pour les choix muséographiques de Georges Henri Rivière, pour « les choses minables que, par esprit de système, il se croyait obligé [de] faire entrer [aux ATP] ». Dans son viseur,
une production de masse, dénuée de toute qualité esthétique et qu’on se fait un pieux devoir de recueillir parce qu’elle est devenue périmée et témoigne pour un passé disparu depuis la veille. […] Je ne conçois pas qu’on fasse entrer aux ATP. -Cela s’est vu- un de ces jeux de petits footballeurs manœuvrés à l’aide de tringles, comme il y en avait encore récemment dans les cafés avant que les jeux électroniques ne les supplantent. Si différents que puissent être les critères dans les musées des beaux-arts et ceux des arts et traditions populaires, il faut se décider à reconnaître que si tout mérite d’être étudié, tout ne mérite pas d’être admiré ou montré, ni peut-être même conservé. Au conseil artistique des Musées nationaux, je vois parfois passer, pour le compte des ATP., des choses affligeantes (Chiva et Lévi-Strauss 1992 : 162).
Je me permets cette longue citation car elle est caractéristique d’une vision du musée distinguant clairement l’importun de l’important. La critique de Lévi-Strauss se fonde sur une distinction étanche entre musée d’arts et traditions populaires et musée de société : au premier les objets simples mais beaux ; au second les objets ordinaires représentatifs, tel le baby-foot dont le grand anthropologue rechigne à seulement prononcer le nom. Il existe donc bien, dans son esprit – et Isac Chiva semble en partie d’accord – des choses importunes, incongrues, « affligeantes » aux ATP, qui reflètent le mauvais goût de la société moderne. La nouvelle muséologie (Desvallées 1994) et la muséologie de la rupture (Hainard 1986 ; Mairesse et Van Geert 2022) avaient dépassé ce débat dès les années 1980, en inscrivant les objets dans le cadre d’un propos problématisé. Ainsi, ce qu’on collecte dans les rayons d’un supermarché peut avoir la même valence [8], dans un discours donné, que le vieil outil patiné par l’usage. Quant à une frontière entre l’acceptable et le minable qui passerait par le caractère esthétique ou authentique des objets, elle résiste mal aux différentes analyses effectuées par les sciences sociales (Cometti 2015 ; Schaeffer 2015 ; Boltanski et Esquerre 2017, entre autres). Cette vision tranchée entre ce qui importe ou déroge au musée est sans doute périmée, mais demeure vivace dans le public.
Des sociétés encombrées, des musées submergés
À Grésy-sur-Isère, le village musée a accepté presque n’importe quoi, mais pas venant de n’importe où puisque la provenance savoyarde est privilégiée. Ses expositions ne sont pas conçues n’importe comment, elles s’efforcent d’être méthodiques sous un premier abord assez fouillis, qui n’est d’ailleurs pas sans charme. Nous nous trouvons à un stade intermédiaire entre l’accumulation et le rassemblement, pour reprendre la typologie de Rivière. La frontière entre réserves et exposition semble poreuse, il en va ainsi des séries de postes de radio et de machines à coudre alignées côte à côte sans qu’il soit possible de déterminer une quelconque logique de sélection. En 2003, un rapport sénatorial s’interrogeait sur les réserves des musées français : « cavernes d’Ali Baba ou bric-à-brac ? » (Richert 2003 : 6). Les deux, serait-on tenté de répondre en visitant le village-musée. J’ai lancé ma réflexion à partir de cette phrase du fondateur du musée : « les gens ont apporté tout ce qui les embarrassait ». S’agit-il de supposer que le musée n’est « qu’une sorte de “décharge publique” pour un passé souvent sombre et laid ? » (Roth 1989 : 126). Le passé valorisé à Grésy-sur-Isère n’a rien de « sombre et laid ». C’est même un certain âge d’or que le village-musée est censé refléter selon son créateur pour qui « un objet, une situation, un atelier, font remonter à la surface des souvenirs qui étaient enfouis. Et puis on a une chance : c’est que ne remontent à la surface que les bons souvenirs » [9]. La valorisation nostalgique est assumée et si les donateurs se sont débarrassés de ce qui les encombrait, ils ne l’ont pas fait n’importe comment mais en se dessaisissant d’un héritage individuel qu’ils estimaient digne d’être promu au rang de patrimoine collectif.
Reste un problème majeur : depuis que le musée est devenu le réceptacle potentiel de toute chose présente dans la société humaine, depuis que nous pouvons y retrouver « n’importe quoi », en réserve ou en vitrine, la question du tri entre ce qu’il importe de conserver et ce qui ne mérite que l’élimination se pose sous un autre jour et les spécialistes s’interrogent ouvertement : « Les collections patrimoniales ont-elles un avenir ? » (Culture et musées 2021). Même si les politiques muséales tendent désormais à privilégier la médiation et l’engagement social plutôt que l’accroissement des collections, la réalité quotidienne des musées grands ou petits est largement soumise à une problématique d’encombrement. Malgré des ambitions théoriques décroissantes, « rien n’indique cependant que le système de valeurs sur lequel se fonde notre société ait soudainement rejeté les principes d’accumulation ; le nombre d’objets acquis ou conservés par de nombreux musées n’a pas réellement diminué, et ces établissements continuent d’être largement confrontés à des problèmes de gestion de leurs collections, dans des réserves souvent trop exiguës » (Mairesse 2021 : 44-45) [10]. À propos des collections du musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) Marie-Charlotte Calafat remarque que même le public s’interroge sur la nécessité de « garder autant de choses » :
Le volume est remis en question, mais aussi la nature même des collections. En effet, ces réactions portent sur la conservation de séries de mêmes typologies d’objets : jougs, sonnettes de table, bouillottes, quenouilles, etc., témoins, vestiges dupliqués d’un passé jugé lointain, d’une société révolue. Ces objets semblent bien éloignés de l’idée que certains publics se font des œuvres de musée en général, et du Mucem en particulier (Calafat 2021 : 54).
L’enquête menée récemment par ce grand musée sur la problématique des déchets en Méditerranée (Tastevin et Chevallier 2017) [11] a débouché sur une exposition valorisant notamment des centaines de sacs plastiques, caractérisant une ère consumériste en partie révolue [12] mais qui a laissé des traces matérielles tenaces. La contradiction entre la conservation d’objets au titre de la transmission des savoirs et la nécessaire déflation matérielle mettrait-elle en cause l’idée même de collection : « La crise d’accumulation du passé, l’idéologie de la décroissance font que contrairement au projet scientifique et culturel des musées réaffirmant leur prééminence, les collections muséales sont menacées » (Jacobi 2021 :6).
Les recherches menées par Laurence Provencher-Saint-Pierre au Québec montrent comment le refus de collecter ou de conserver fait désormais partie de la panoplie obligatoire du conservateur de musée de société, confronté à une politique d’acquisition exponentielle héritée du passé et à l’abondance des sollicitations au quotidien. Le refus, loin d’être un signe de désintérêt, devient la condition d’une pérennité (Provencher 2020, 2022 : 205). Il s’agit de collecter de façon « responsable » et raisonnée, tout en n’étant pas figé sur des positions strictes quant à l’inaliénabilité.
Ces constats quant à la constitution et à la gestion des collections mériteraient d’être historicisés de façon beaucoup plus détaillée. La loi no 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France [13] a imposé un cadre précis aux établissements bénéficiant de l’appellation, concernant notamment l’acquisition et l’inventaire. Mais ne sont soumis à ce cadre que les musées labellisés « musée de France », ce qui est loin d’être le cas de toutes les structures, notamment associatives. Sur les 150 adhérents de la Fédération des écomusées et musées de société (FEMS), 60 % étaient « musées de France » en 2023 [14]. Ce qui ne signifie pas que les 40 % restants ne respectent pas les exigences minimales quant à la gestion des collections, mais que la souplesse est de mise sur le terrain. C’est d’ailleurs aussi largement le cas pour les écomusées et musées de société soumis à la loi de 2002 par leur statut. Ainsi, le passage obligatoire par une commission d’acquisition pour toute entrée d’objet en collection [15] n’est pas, en pratique, incompatible avec le mode d’action spécifique de ces établissements pluridisciplinaires fondés sur l’articulation étroite des collections avec la recherche ethnographique. Aux récentes rencontres professionnelles de la FEMS, certains conservateurs déploraient la saturation de leurs réserves, qui a un coût important pour leur fonctionnement [16]. L’invocation du projet scientifique et culturel (PSC) imposé par le label « musée de France » leur permet parfois de justifier le refus d’un don, qui est désormais une constante pour ce type de musée. Le cadre de 2002 n’est donc pas exclusivement contraignant, il est aussi un atout pour maîtriser le trop-plein. À propos du Mucem, héritier direct du musée national des Arts et Traditions populaires, Marie-Charlotte Calafat se demande si la diversité et l’étendue des collections sont « une chance ou un fardeau » (2021 : 67). Elle explique parfaitement comment la législation, notamment le statut de « matériels d’étude » [17], peut être adaptée au fonctionnement des musées de société.
L’encombrement des musées par des collections pléthoriques et la submersion du monde par les objets de toutes sortes sont deux questionnements qu’il est heuristique de connecter. Être embarrassé par des objets, meubles ou immeubles, est un leitmotiv de l’époque moderne, du moins dans les milieux sociaux ayant accès à la profusion matérielle procurée par la société de consommation, au point d’être atteints par la « boulimie d’objets » (Guillard 2014). Le constat inquiétant amène certains à s’interroger sur l’humanité dans son entier : « Le marché enfle, déborde de toujours plus d’objets et d’images : plus il se développe, plus se renforce chez la minorité consommatrice l’impression d’une disponibilité infinie des choses. Le rapprochement entre l’homme et la marchandise atteint son paroxysme, de telle sorte que la nouvelle étape du processus de marchandisation, l’implacable horizon, semble être la fusion homme- marchandise » (Galluzzo 2020 : 237). Manuel Charpy et Gil Bartholeyns montrent que l’accroissement exponentiel des biens d’équipement domestique, à l’échelle mondiale – c’est-à-dire pour ce qui concerne les pays industrialisés – a des effets délétères sur la vie sociale : « On est submergé ! » s’exclame un nombre croissant de consommateurs, « celles et ceux qui n’en peuvent plus de la saturation de leur logement par les objets et se tournent vers des professionnels du tri et du “lâcher prise” » (Charpy et Bartholeyns 2021 : 159). Rien d’étonnant à ce que cette surabondance retentisse dans les réserves de musées ayant pour but de comprendre et de faire comprendre les phénomènes sociaux.
Héritages lourds à porter
À certains moments de l’existence, deuil ou déménagement par exemple, des choses, qui paraissaient jusqu’alors n’encombrer personne, deviennent sinon indésirables, du moins importunes. Le tri à effectuer alors entre ce que l’on transmet, ce que l’on conserve et ce dont on se débarrasse engage les personnes concernées dans un processus mettant en jeu leur parcours social, leur histoire intime, ainsi que le parcours et l’histoire des objets en cause. La littérature a su tirer de belles pages de ces moments de bascule (Flem 2004 ; Allamand 2022) que mes enquêtes m’ont amené à observer en anthropologue, tâchant de déterminer ce qui relève de l’allègement d’un trop-plein matériel du désir de sacralisation patrimoniale, c’est-à-dire d’une reconnaissance muséale. La frontière entre les deux n’est pas souvent très nette.
Celles et ceux qui conservent des objets susceptibles d’être reconnus comme intéressants par les institutions patrimoniales se retrouvent encombrés matériellement et symboliquement par cet héritage au moment de le transmettre. Collectionneurs ou non [18], ils et elles sont tiraillés entre la volonté de ne pas voir se perdre les choses jusqu’alors protégées de l’élimination et les scrupules à faire peser cette charge sur leurs descendants. C’est ainsi que Josette, collectionneuse de poteries de grès de la vallée de la Bourbince en Saône-et-Loire, m’a apostrophé lors d’une visite que je lui rendais : « Alors : qu’est-ce que je fais de tout ça ? », comme si je pouvais lui apporter une solution quant au devenir de sa collection, voire de l’ensemble de son « bazar » pour reprendre son propre mot. Car la transmission lui paraissait très hypothétique : « Je pense que mes enfants ne s’encombreront pas de ça. Peut-être en souvenir, une jolie bouteille, mais bon…Pffui… » Et même sur l’avenir des objets hérités de son père, elle s’avouait sans certitude : « Voilà, alors je ne sais pas si un de mes enfants voudra ça, sinon… » Sinon, un brocanteur emportera tout, à moins qu’elle ne décide d’anticiper en donnant au musée ou en laissant des consignes en ce sens à ses enfants.
Lucien Mothu n’avait laissé aucune instruction à sa famille quant à l’avenir de ses maquettes de locomotives à vapeur. C’était pourtant un ensemble considérable de trois machines reproduites au 1/14e, soit des maquettes pesant plusieurs dizaines de kilos et mesurant plusieurs mètres. En plus de l’atelier du maquettiste et des voies ferrées nécessaires au bon fonctionnement des locomotives, cet héritage occupait la totalité du sous-sol du pavillon familial près du Havre. La question qui s’est posée aux enfants et petits-enfants de Lucien suite à son décès était double : comment se libérer matériellement de ces choses ? Comment faire en sorte que l’œuvre du maquettiste ne soit pas oubliée ? Un cas comme celui-ci, certes exceptionnel par la nature et les dimensions de l’ensemble mais relativement commun chez les collectionneurs et les créateurs de tous ordres (maquettistes, artistes amateurs, artisans retraités…), montre bien l’ambivalence de la posture des héritiers au moment des choix. Ainsi la phrase de Secondo Chabod à propos de « ce qui embarrasse les gens » ne restitue qu’une partie du problème. Car pour les Mothu, littéralement embarrassés et importunés par les maquettes et l’équipement annexes, il n’était pas envisageable de s’en débarrasser mais bien de faire en sorte que tout cela ne soit pas dispersé et vendu à des particuliers. Il fallait donc donner, mais pas à n’importe qui et pas n’importe comment. Après avoir sollicité plusieurs musées et institutions spécialisées, la famille Mothu s’est adressée à l’écomusée du Creusot-Montceau, à plus de 500 kilomètres du Havre, qui fut le seul à accepter la condition impérative posée par les donateurs : pas question de disperser l’ensemble, maquettes et atelier. Lors de la cérémonie de réception du don au Creusot, en janvier 2002, les élus locaux et les responsables de l’écomusée s’efforcèrent de justifier l’acquisition, car l’opportunité d’une telle donation n’avait rien d’évidente. Pourquoi acquérir des maquettes créées par un homme n’ayant jamais vécu dans la région, dans un écomusée où le ferroviaire n’est pas un thème central [19] ? De son côté, la famille Mothu s’est sentie obligée d’expliquer pourquoi elle se débarrassait ainsi d’un héritage qui lui était si cher. Il fut question de « partager le poids » d’une mémoire finalement encombrante, celle du maquettiste et de son œuvre. Je ne développe pas davantage l’analyse d’un cas travaillé par ailleurs (Bonnot 2006, 2014), mais il me semble utile de m’y référer pour mesurer la difficulté de distinguer le nécessaire soulagement d’une charge matérielle et mémorielle trop lourde et la volonté de protéger, de transmettre et de valoriser un patrimoine familial appelé à devenir collectif par la muséalisation. Les héritiers sont attachés au double sens du terme, activement et passivement, aux objets et par les objets, par l’effet d’une surcharge mémorielle entraînant l’impossibilité morale et symbolique d’éliminer purement et simplement certains objets hérités. Le don au musée est une issue pour se débarrasser dignement.
La collection et le dépotoir
Le cas qui me touche le plus personnellement est celui de Jacques Gaudiau, collectionneur et collaborateur de longue date sur mon terrain d’enquête principal. Il collectionnait et étudiait avec moi les productions céramiques de la vallée de la Bourbince qu’il avait découvertes en s’installant dans les années 1990 sur le site même d’une usine désaffectée. Dans le hangar ayant abrité les ateliers des tourneurs potiers et les fours de l’entreprise, Jacques avait accumulé des milliers de poteries, mais aussi des livres, des collections d’outils anciens, de timbres et d’étiquettes de bouteilles de vin – la liste n’est pas exhaustive…
Jacques a appris qu’il était malade au printemps 2021 mais dès le mois de février, à l’occasion d’une de mes visites, il s’était inquiété de la conservation de ses archives : « parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver : j’ai une de mes chattes qui est morte le 24 février, brutalement. Et si ça m’arrivait, qu’est-ce que deviendraient ces archives ? » [20]. En mai, Jacques se montre très pessimiste à l’annonce de sa tumeur. Il veut déjà régler l’après et se débarrasser de tout, en pressant l’écomusée du Creusot-Montceau, par mon intermédiaire [21], d’accueillir dès que possible ses collections. Les semaines et les mois suivants seront jalonnés de nouvelles de plus en plus alarmantes concernant l’état de santé de Jacques. Sa famille a dû rapidement prendre la mesure d’un héritage trop brutalement reçu. Les collections de Jacques, ses livres et ses archives ont été au cœur de ses préoccupations avant même que l’issue fatale et rapide de la maladie devienne évidente. D’abord, une hospitalisation à domicile est envisagée : « Il faut encore que je débarrasse sa salle à manger pour lui installer un lit médicalisé pour qu’il ne soit plus obligé de monter à l’étage », m’écrit son frère Jean-Paul en juillet. Dans ces circonstances, la collection exposée dans la salle à manger devient un problème. Elle occupe un espace important qui serait utile pour les nécessités médicales indispensables.
Mais au fil des semaines, ce retour au domicile s’avère impossible et Jacques est emporté par son cancer le 10 août 2021. Le lendemain, nous nous retrouvons dans sa propriété avec son frère et une responsable de l’écomusée. Jean-Paul a maintenu le rendez-vous en m’écrivant : « si on peut traiter le sujet de l’écomusée, je sais qu’il serait satisfait ». Outre le caractère émotionnellement fort de cette visite, elle mit en évidence la multiplicité des valences entremêlées au moment de la transmission de ces collections, associées au patrimoine industriel local, à l’histoire de l’industrie céramique et à l’œuvre d’un collectionneur, c’est-à-dire une passion individuelle que j’avais la chance de partager depuis des années. Déterminer, à ce moment-là, ce qui était important ou non pour le musée n’était pas dans mes capacités, malgré ma bonne connaissance du sujet. Comme le dira son frère, il fallait effectuer « le tri de toute une vie, pas facile, moralement et physiquement ». Il m’écrira aussi : « C’est sentimentalement difficile, j’espère que de là où il est, il apprécie nos choix… »
Une partie importante et imposante des objets laissés par Jacques à la charge de sa famille était un dépôt provisoire censé revenir, de toute façon, à l’écomusée du Creusot-Montceau. Il s’agissait du mobilier archéologique issu des fouilles du dépotoir de l’usine Langeron, composé de fragments de poteries, de produits invendables, de ratés de cuisson, de moules de plâtre usagés et d’outillages divers (Bonnot et Gaudiau 2013). L’ensemble avait été stocké chez Jacques, initiateur de l’opération, qui avait suffisamment d’espace dans ses hangars situés à proximité du site de fouilles. Après son décès, soucieux de ne pas laisser perdurer la situation, son frère Jean-Paul alerte l’écomusée sur « l’urgence de la prise en charge » du mobilier archéologique. Il déplore que le dossier soit en souffrance depuis trois ans et évoque sa crainte « que tout le travail et l’énergie fournis dans l’extraction de ces objets de fouilles soient perdus ». Nous retrouvons une préoccupation commune à tous les héritiers de biens considérés comme patrimoniaux : que ce ne soit pas perdu, c’est-à-dire éviter la déchetterie ou la destruction, voire la vente à la brocante ou aux enchères. Jean-Paul rappelle dans son message qu’il souhaite « faire au nom de [son] frère un don à titre posthume de sa collection privée de poterie du Pont-des-Vernes Langeron (produits finis), à l’écomusée du Creusot ».
S’instaure ici une distinction entre la collection de poteries Langeron « produits finis » et le mobilier archéologique, issu de la même production mais considéré comme déchet. Dans l’échange entre Jean-Paul et l’écomusée, les deux ensembles sont comme deux poids dans une balance, le don de l’un ayant pour contrepartie la prise en charge rapide de l’autre. Pour l’entreprise, les objets que nous avons mis au jour lors de la fouille étaient des rebuts. Une soixantaine d’années plus tard, leur statut demeure distinct de celui des produits de premier choix, cet « ensemble remarquable qui met en lumière l’histoire de l’industrie céramique sur le territoire de la Communauté urbaine Creusot Montceau », tel que le désigne l’écomusée dans un message de remerciement à Jean-Paul.
Du déchu au déchet
Alors que le collectionneur et le musée s’intéressaient jusqu’alors aux objets déchus de leur fonction utilitaire, l’expérience archéologique les a confrontés à des déchets qu’on pourrait qualifier de primaires, c’est-à-dire ayant acquis ce statut dès le stade de la production. Le déchet est le cœur de métier de l’archéologie, qui a fondé son savoir sur une pratique de « “chiffonnier du passé” qui collecte les débris des temps anciens » (Olivier 2008 : 16) et peut s’intéresser également aux déchets contemporains (Rathje et Murphy 1992). Pour Jean-Paul Demoule, « les archéologues ne fouillent jamais que des débris, villes détruites ou abandonnées, maisons en ruines et remblayées, objets jetés au rebut, etc. » (Demoule 2012 : 167). À cet égard, l’étude descriptive de Cornelius Holtorf sur l’histoire de vie d’un tesson de poterie montre le processus sinueux et en partie aléatoire qui fait passer un fragment céramique du statut de débris à celui d’objet archéologique. Sur le chantier de fouille, les pratiques dites scientifiques se révèlent tout aussi empiriques que les évaluations non scientifiques, fruit de processus routiniers rarement remis en cause – au moment de l’identification, de la datation, etc. : « En une fraction de seconde, un « tesson » peut ainsi devenir une « saleté », ou une « pierre » un « os », ou une « racine » une « trouvaille singulière » » (Holtorf 2002 : 58). Parmi le mobilier du dépotoir Langeron stocké chez Jacques, le même type d’identification a été en œuvre, entre le tesson-débris et le fragment porteur d’informations – typologie, marque de client… Pour le musée d’ethnographie, les déchets sont aussi, historiquement, une source majeure. Les fameuses Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques, texte non signé, mais fondé sur l’enseignement de Marcel Mauss et qui lui est parfois attribué, mettaient en exergue ce point de méthode, appelant l’ethnographe à se libérer de sa « mentalité européenne » de collectionneur pour se consacrer à la recherche du trivial et de l’ordinaire, de la boîte de conserve (Jamin 2004) plutôt que de l’objet rare. En poussant cette logique jusqu’au bout, c’est le déchet qui devient précieux : « En fouillant un tas d’ordures, on peut reconstituer toute la vie d’une société ; beaucoup mieux, le plus souvent, qu’en s’attachant aux objets rares ou riches. » (Instructions sommaires…, 1931 : 9). La proximité entre ethnographie et archéologie est assumée au moins implicitement par l’évocation de la fouille, mais aussi par l’intérêt pour le déchet désormais revendiqué par la discipline.
Certaines choses, parce qu’elles sont des déchets, seraient-elles indignes du musée, malgré les préconisations de Mauss et des ethnographes du musée de l’Homme des années 1930 ? Dans le dialogue déjà cité avec Claude Lévi-Strauss, Isac Chiva renchérissait sur son interlocuteur déplorant la tendance de certains musées à accepter toutes les productions d’une société sans discernement : « Dans cet ordre d’idées, vous savez combien d’œuvres d’art moderne, très chères, très appréciées, sont faites de déchets ! » (Chiva et Lévi-Strauss 1992 : 162) Au-delà du sous-entendu un brin moqueur sur l’art moderne, il y a dans cet échange un point de vue sur le musée qui peut sembler daté mais reste largement partagé. Imaginons ce que Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss ou Isac Chiva auraient pensé de l’entrée au musée d’un morceau de ce que les Anglais appellent le fatberg, contraction de fat (graisse, gras) et d’iceberg : c’est un agglomérat de graisse, de matières grasses et de détritus non biodégradables, qui obstrue les égouts des grandes villes. À Londres, le fatberg a pu atteindre la taille de 250 mètres de long et 130 tonnes, se reforme et doit être détruit à intervalles réguliers, comme celui de 300 tonnes et 1 kilomètre de long qui a bouché les égouts de Birmingham en mai 2021. En 2017, la directrice du Musée de Londres (Museum of London) a fait prélever une parcelle du fatberg pour l’exposer dans ses murs et conserver ce témoignage de la vie moderne et de ses conséquences détritiques. Selon Sharon Ament, l’objectif était de « permettre de nous interroger sur la façon dont on vit aujourd’hui et inciter nos visiteurs à trouver des solutions aux problèmes qui existent dans nos métropoles grandissantes [22] ». En février 2018, la parcelle de fatberg prélevée a fait l’objet d’une exposition, titrée Fatberg ! The Monster of Whitechapel (le nom du quartier où le morceau de fatberg avait été prélevé) [23]. Vyki Sparks,commissaire de l’exposition, se montrait enthousiaste : « C’est grandiose, magnifique, fascinant et dégoûtant. Le parfait objet de musée ! [24] ». L’incongruité de la présence d’un tel amas de déchets au musée est contrebalancée par les multiples affects générés par les fatbergs, du dégoût suscité par cette masse graisseuse et insalubre à la fierté de la « londonianité » – London-ness – des fatbergs et à l’admiration pour l’héroïsme des égoutiers (Michael 2020 : 384). Les fatbergs, et notamment celui du quartier de Whitechapel découvert en 2017 [25], par l’intermédiaire de plusieurs publications, expositions et interventions médiatiques, sont devenus les témoins de la réalité londonienne contemporaine. La commissaire d’exposition argumente encore : « C’est un morceau d’histoire, et l’intérêt de la presse et du public qu’il a suscité confirme nos convictions : c’est un objet vraiment puissant. Les gens en sont fascinés ». La fascination morbide pour le fatberg en fait un objet d’histoire.
Outre que le fatberg nous questionne sur la distinction entre choses « naturelles » (écofact) et objets « culturels » (artefacts) pour reprendre les termes des archéologues, il montre qu’une telle chose difficile à catégoriser et éminemment importune pour la société, peut entrer, au moins par fragments, au musée. L’image négative de la graisse, massivement agglomérée, constitue une sorte de représentation allégorique de la société moderne consumériste. Emblématiques de ce phénomène, associant la problématique des « besoins artificiels » (Keucheyan 2019) et celle de l’obturation des égouts par le trop-plein graisseux, les lingettes nettoyantes ont été identifiées comme les supports solides permettant la constitution du fatberg [26]. L’objet de musée a un pouvoir : faire prendre conscience au public des problèmes des sociétés humaines.
Désencombrer le monde, collecter la vie ?
Résumons : le « n’importe quoi » importe, car il est réputé représentatif. Mais si l’on collecte, par principe, n’importe quoi, des objets importuns s’inviteront forcément dans les réserves muséales déjà submergées. S’interrogeant sur l’évolution des musées de société à l’aune de la différenciation entre patrimoines matériel et immatériel, Alexandre Delarge appelle à ne pas « collecter le patrimoine matériel, ni le patrimoine immatériel, mais bien l’ensemble des deux, dans leurs relations » (Delarge 2022 : 164). Il expose les méthodes d’enquête de l’écomusée du val de Bièvre, qu’il a dirigé, qui s’efforcent d’associer le plus systématiquement possible collecte d’objets et entretiens : « Cette façon de procéder, du fait du temps qu’elle requiert, réduit considérablement le nombre d’objets collectés, mais elle maximise la valeur de sens de chaque objet. Nous estimons qu’il faut collecter moins, mais mieux » (Delarge 2022 : 165).
L’accroissement du volume des collections n’est plus l’objectif des musées, davantage confrontés à la problématique de l’espace disponible pour des réserves très encombrées. Comme à l’expansion massive de l’équipement matériel des sociétés avait correspondu un élargissement du périmètre patrimonial, désormais c’est la question du désencombrement qui se pose alors que le monde occidental réfléchit, au moins dans les discours, à un processus global de décroissance (Latouche 2006 ; Guien 2021). Ce qui embarrasse la société peut acquérir une importance heuristique au musée, mais les réserves de celui-ci ne sont pas extensibles et ce qui paraît important pour certains héritiers peut embarrasser le musée ; on peut parler d’une dialectique de l’importun entre donateurs et musées. D’où une nécessaire retenue dans l’accumulation, d’un côté comme de l’autre, rendue indispensable par l’accroissement des biens matériels et des déchets.
Avant de se préoccuper d’acquérir ce qu’il estime digne de ses collections, le musée doit s’interroger sur les interactions avec les donateurs, dans le cadre d’une réflexion sur la construction des patrimoines familiaux et muséaux, sur les valences multiples des choses héritées, sur l’idée même que le public se fait du musée. C’est la matérialité sans histoire qui est importune, comme l’écrit Alexandre Delarge : « Nous ne collectons donc ni le patrimoine matériel (les objets), ni le patrimoine immatériel, mais le sens des choses, c’est-à-dire la vie » (Delarge 2022 : 170). Dans les quelques cas étudiés dans cet article, c’est la procédure de transmission et les échanges entre les acteurs qui importent. Si le musée accepte tout ce dont les gens veulent se débarrasser, il prend le risque de devenir une sorte de dépotoir. Mais toute chose déchue, y compris le déchet le plus répugnant comme le fatberg peut apprendre quelque chose au public du musée à condition de lui associer une réflexion argumentée et un ensemble de récits.