Émotions fortes au musée dans le roman contemporain
La littérature est un terrain d’observation privilégié de la palette d’émotions qui peut naître dans les galeries d’un musée. À l’image de Marcel Proust, qui fait de la vue d’un « petit pan de mur jaune » au musée du Jeu de Paume le catalyseur de l’effondrement mortel de Bergotte, la littérature offre la possibilité de dramatiser l’expérience muséale forte d’une manière plus vivante que le discours critique. Aujourd’hui, s’il s’est affranchi des règles canoniques du Bildungsroman et du passage obligé par la scène au musée, le roman du XXIe siècle est toujours fasciné par l’espace muséal et les scènes qui s’y déroulent prennent de plus en plus d’espace dans une certaine catégorie de romans autofictionnels nord-américains du XXIe siècle. Dans ces romans, écrit le critique Hari Kunzru, le schéma narratif classique se dissout dans une série de rencontres esthétiques jalonnant le cheminement d’un narrateur, qui est toujours très proche de l’auteur, sans jamais être tout à fait lui (2014). C’est dans cette étroite marge entre l’auteur réel et le narrateur fictif, entre le plan référentiel et le plan fictionnel, que peut se développer un espace de réflexion sur l’expérience esthétique dans le monde contemporain.
Cette contribution propose d’observer une série de dérèglements survenant au musée, grâce à la lecture de trois extraits de romans présentant au lecteur des formes d’intrusion et de transgression dans une institution rassemblant les plus grands trésors artistiques de l’humanité. Paradoxalement, c’est souvent l’image prestigieuse ou sclérosée des musées occidentaux, leur monumentalité, leur hermétisme spatial et culturel, la valeur incommensurable de leurs collections et la rigidité de leurs protocoles, qui incitent les auteurs à en déconstruire les codes et à y imaginer des situations renversant l’ordre établi. Ce fut le cas récemment de la romancière Jakuta Alikavazovic (2021), qui, lors de sa nuit passée au Louvre dans le cadre d’une expérience littéraire, fut hantée par l’invitation que lui faisait autrefois son père à imaginer un stratagème visant à voler la Joconde [1]. C’est aussi l’écart entre l’univers institutionnalisé du musée et l’expérience ou les fantasmes personnels de la relation à l’œuvre que les romans considérés ici aiment à faire jouer ou mettre en tension grâce au dispositif romanesque. Chacun des textes choisis, par les échanges qu’il orchestre entre plusieurs acteurs du musée (visiteur, gardien, expert) offre un point de vue sur la relation intime, conflictuelle, ou passionnelle de ses personnages à une œuvre d’art, tout en introduisant un événement ou une émotion déstabilisant leur routine.
La figure qui domine le choix de ce corpus est celle de l’écrivain américain Ben Lerner (1979-), car les deux premières scènes constituent des hypotextes de la troisième, issue de son premier roman, Au départ d’Atocha [2], qui met en scène la vie d’un jeune poète américain à Madrid. Le texte recouvre des capacités référentielles importantes, non seulement en raison de la proximité biographique entre l’auteur et le narrateur, mais aussi parce que, comme dans les deux autres textes, les institutions et œuvres citées y sont réelles et aisément identifiées par les lecteurs. Comme l’ont formalisé les travaux de John Searle (1982) puis de Christine Montalbetti [3], la greffe du référentiel dans le fictionnel n’invalide pas le régime fictionnel du texte ; mais sa part importante dans le texte de Lerner est caractéristique d’un nouveau type de romans aux États-Unis nourris largement par l’autobiographie de l’auteur, mais mobilisant parallèlement les ressorts de la fiction (caractérisation, dramatisation et invention) pour problématiser des questionnements sur la création et de la réception de l’art dans le monde contemporain. Par les réflexions que les rencontres avec l’œuvre activent, la mise en scène invite le lecteur à se positionner à son tour dans une réflexion brisant l’étanchéité entre régime fictionnel et référentiel. La fiction devient « un dispositif de médiation puissant et sensible de l’expérience muséale » (Poli et Triquet 2022 : 194).
Javier Marías, Un cœur si blanc, ou « Le syndrome du gardien de musée » [4]
La première scène est issue du roman Un cœur si blanc de l’écrivain espagnol Javier Marías. Elle constitue un épisode d’une vingtaine de pages, amené par les réminiscences du narrateur sur les origines de la fortune de son père, Ranz, ancien expert en art attaché au Prado. Elle se déroule dans une salle du musée et engage une réflexion sur une forme extrême de transgression. En retraçant les activités de son père, le narrateur se rappelle cet épisode qui marqua sa carrière, quand il surprit un jour un des gardiens les plus anciens du musée sur le point de mettre le feu à un Rembrandt.
Ce qui est d’emblée paradoxal dans cette scène, c’est que celui qui y « agit en intrus » est tout sauf un intrus dans le musée, c’est-à-dire un individu qui aurait pénétré le sanctuaire muséal de manière illégitime. C’est au contraire, un intime de ses murs, un homme qui arpente et scrute ses salles chaque jour depuis vingt-cinq ans, un gardien de musée. Une des fonctions du roman, mise en évidence notamment par les travaux de Mikhaïl Bakhtine (2006 (1978)) sur la polyphonie, est de donner une voix à ceux qui n’en ont pas dans le canon, qu’il s’agisse de minorités ou de classes sociales peu entendues. Dans le texte de Marías, la fiction permet de donner chair et voix à un personnage qui jusqu’au XXe siècle fut rarement représenté autrement que comme personnage secondaire [5] et qui bien qu’étant un personnel indispensable à la préservation du patrimoine muséal reste pour beaucoup invisible ou insignifiant.
L’épisode est préparé par des considérations sur les paradoxes attachés à la fonction de gardien. Ranz, dit le narrateur, conscient des dangers pour la psyché de l’inertie du métier, estime que le gardien « enfermé dans une salle toujours avec les mêmes peintures, pendant des heures chaque matin et quelques après-midi assis sur sa petite chaise […] » est susceptible de « devenir fou ou nourrir une haine mortelle envers les toiles en question » (Marías 1993 : 152). Ainsi Ranz a-t-il développé un système de rotation empêchant les agents de surveiller les mêmes œuvres pendant plus de trente jours.
Le « syndrome du gardien de musée », ou « l’expression pathologique d’un conflit inhérent à son emploi », tel que le qualifie Ben Lerner dans un entretien sur ce texte (Lerner : 2014c), fait l’objet de peu d’études approfondies. Mais à l’image du pompier pyromane, le gardien vandale existe bel et bien. Citons parmi d’autres l’exemple récent de ce gardien russe qui dessina à l’aide du stylo du musée des formes d’yeux sur les visages d’un tableau d’Anna Leporskaya (Dafoe 2022). Dans son ouvrage sur la destruction de l’art, Dario Gamboni rappelle que « l’iconoclasme expose brutalement la contradiction entre la conservation et la médiation qui est inhérente à la fonction des musées et va plus loin en suggérant qu’il existe « une relation perverse entre protection et dégradation » ; il l’illustre en revenant sur un fait divers survenu à Paris en 1962 qui révéla après enquête que le vandale ayant marqué d’une croix neuf tableaux du Louvre n’était autre qu’un de ses gardiens et qu’il avait pour cela utilisé son trousseau de clés du musée (1997 : 147, ma traduction).
Dans le roman de Marías, Ranz découvre un soir, à l’heure de la fermeture, un des gardiens du musée « en train de taquiner le bord d’un Rembrandt avec un briquet jetable » (p. 153). Prénommé Mateu, le gardien se trouve devant l’un des joyaux du musée, le tableau Artémise de Rembrandt [6], « seul Rembrandt incontestable au musée du Prado » (p. 153). L’œuvre représente une femme à la position et au volume imposants. Elle est richement vêtue et nimbée de lumière, et une jeune femme, agenouillée, tournée de trois-quarts, lui apporte une coupe.
Alors que Ranz s’approche du gardien, tout en dissimulant dans son dos un extincteur, Mateu promène son briquet de plus en plus près de la toile, « comme s’il voulait l’illuminer tout entière » (p. 155). L’expert l’amène alors vers un dialogue prudent au cours duquel Mateu révèle bientôt les raisons étonnantes de sa colère :
« Eh bien, Mateu, il vous plaît si peu ?
J’en ai marre de cette grosse », répondit Mateu. Il ne supportait pas Sophonisbe. « Je ne peux pas la sentir avec ses perles », ajouta-t-il (il est vrai qu’Artémise est grosse et porte des perles autour du cou et au front sur le Rembrandt). « La petite servante qui remplit sa coupe a l’air plus jolie, mais il n’y a pas moyen de bien voir sa figure. » (p. 156).
Dans une étude sur l’iconoclasme, David Freedberg dénombre trois raisons pouvant motiver l’acte de destruction : celle de la publicité que le geste permet de s’attirer (le militantisme écologique au musée que nous connaissons actuellement pourrait s’y rattacher) ; celle qui représente des tentatives de diminuer un pouvoir (politique, religieux) en s’attaquant à un symbole de ce pouvoir (comme une statue). Enfin, la raison d’un tel acte est souvent liée à la puissance que l’image visée détient sur l’imaginaire du vandale ; elle émane parfois d’une simple « peur des sens » stimulés par l’image (Freedberg 1989 : 435). C’est pour Freedberg l’un des motifs les plus communs justifiant des actes de destruction. Il rappelle le cas célèbre de la suffragette Mary Richardson qui lacéra le Vénus au miroir de Vélasquez car au-delà du geste politique, elle « n’aimai[t] pas la façon dont les visiteurs masculins du musée restaient bouche bée devant elle à longueur de journée » (Freedberg 1989 : 419).
Le désir destructeur de Mateu devant un tableau inanimé auquel l’artiste a réussi à donner un tel éclat qu’il lui paraît vivant traduit sa haine envers le personnage d’Artémise, sujet central du tableau, et sa frustration devant l’éternelle immobilité de l’autre jeune femme qui, dans sa position, dérobe à son regard une partie de son visage et de son corps depuis plus de vingt-cinq ans. La réaction de Mateu semble traduire le pouvoir érotique de l’image sur sa psyché, un pouvoir que son geste vise à éradiquer. Si l’on emprunte à Freedberg les termes de ses analyses, la réaction forte de Mateu relèverait du « désir présent en chacun de nous de rompre l’identité entre l’image et son prototype » (Freedberg 2021 : 149, ma traduction), auquel seul le geste de destruction permet de mettre un terme : en détruisant le tableau, l’iconoclaste rompt cette identité à jamais.
Les discours de Ranz sur la valeur économique du tableau : « Il vaut des millions » (p. 158) exacerbent la haine de Mateu : « En plus, cette grosse merde vaut des millions, quelle foutaise ! » (p. 158). À ce stade du récit, Mateu a désormais noirci le cadre du Rembrandt. C’est un changement de tactique qu’opère Ranz qui permet de désamorcer la situation. Brandissant l’extincteur en faisant désormais mine de s’atteler à la destruction d’Artémise de concert avec Mateu tout en usant du même sociolecte que lui (« La grosse va s’en prendre plein la figure et va foutre le camp une bonne fois […]. Je vais le mettre en bouillie », p. 158), Ranz offre un miroir au gardien, qui soudainement rappelé à sa responsabilité, s’inquiète de voir un autre agent du musée, et de plus, son supérieur, menacer une des œuvres que lui protège au quotidien : « “Eh là, dit-il très sérieusement, qu’est-ce que vous allez faire avec ça ? Vous allez abîmer le tableau !” » (p. 159).
Le fantasme de destruction du gardien dans cette scène témoigne de la puissance que l’art peut exercer sur l’imaginaire d’un individu. Didier Chartier loue paradoxalement les iconoclastes parce qu’ils restaurent « notre capacité à sentir l’image » (1989 : 145). Or n’est-ce pas parce qu’il ne peut plus « sentir » Artémise que Mateu veut détruire le tableau ? La scène offre un cas de bouleversement affectif si fort qu’il menace d’être fatal au tableau. Commentant le geste du vandale du Louvre qui érafla neuf tableaux, B. Lerner estime que « ce gardien qui utilise un instrument de l’institution pour attaquer l’art qu’il est censé protéger peut servir de symbole à la nature contradictoire de sa position. Il se tient devant des œuvres dont on suppose qu’elles sont capables de bouleverser les spectateurs, mais doit s’assurer qu’elles ne le bouleversent pas trop » (2014c, ma traduction). D’ailleurs le geste de Mateu qui consiste à éclairer le bord inférieur du tableau au moyen d’une flamme puis d’« illuminer » Artémise (p. 144) se teinte peut-être d’une certaine ambiguïté (destruction ou vénération ?), si on le met en parallèle avec les traces de brûlure que l’on observe parfois sur les cadres de tableaux sacrés anciens que les bougies votives de leurs adorateurs finissaient par brunir [7].
La scène constitue un exemple de la manière dont une forte émotion muséale suscitée par la puissance d’une représentation échappe à tout discours rationnel sur le capital artistique, culturel ou économique de l’image. L’émotion, si forte qu’elle en devient destructrice, révèle, grâce à la médiation romanesque, la contradiction inhérente au musée qui protège les œuvres tout en les exposant au public et ainsi aux formes de réactions individuelles les plus intenses. Elle constitue également un témoignage puissant du pouvoir de l’image détachée de son capital artistique. Plutôt qu’une réaction à la beauté de l’œuvre de Rembrandt, elle semble bien plutôt traduire la violence psychologique qu’exerce l’image par son potentiel érotique, incarné par cette jeune femme inaccessible (c’est un personnage figé), son pouvoir fantasmatique étant décuplé par l’incomplétude de sa figure, qui stimule l’imaginaire du spectateur. Le bouleversement de Mateu devant le Rembrandt n’est pas une émotion « artistique » mais correspond à ce que Günther Leypoldt qualifie d’une réaction « secondaire » à l’œuvre d’art, à savoir un des « plaisirs irrationnels [que] sont les émotions fétichistes, quasi religieuses ou libidineuses » projetées sur l’œuvre en question (Leypoldt 2015, ma traduction).
Thomas Bernhard, Maîtres Anciens, ou la déconstruction de l’institution
Le titre du pénultième roman de Thomas Bernhard est suivi du sous-titre « Comédie » et emprunte un certain de nombre de codes au théâtre : le texte est constitué d’un monologue de 254 pages et l’action se déroule dans un périmètre spatial situé entre le seuil de la salle Sebastiano et de la salle Bordone du Kunsthistorisches Museum de Vienne. Le roman est un huis clos muséal reposant sur une unité de lieu et de temps parfaite et un nombre de personnages limité. Le protagoniste, Reger, critique musical autrichien reconnu aux États-Unis, forme le sommet d’une dynamique triangulaire qui l’unit à un gardien, nommé Irrsigler, et à Atzbacher, une connaissance à qui il a donné rendez-vous dans la salle Bordone, et qui se trouve être le narrateur du roman.
Le contexte semble exclure a priori toute possibilité d’intrusion ou d’anomalie. Le cadre, le titre ainsi que le nom du musée (Kunsthistorisches Museum, Musée d’art ancien) connotent l’univers classique d’un grand musée occidental qui n’aurait pas encore été touché par les mutations institutionnelles de la fin du XXe siècle. En effet, le roman se développe sur un fond d’immutabilité parfaite et semble même se complaire dans la codification extrême des usages dans le musée. Le gardien, qui a choisi ce métier pour n’avoir jamais à changer d’habits, est la régularité incarnée (« Chaque fois que Reger apparaissait avec une régularité d’horloge », « examinait à sa manière habituelle », « il aimait cette monotonie » (Bernhard 1985 : 11, 13). À celle-ci s’ajoute sa longévité mortifère, car Irrsigler est un « cadavre au service de l’État depuis trente-cinq ans dans le Musée d’art ancien » (p. 13). Le personnage de Reger est soumis lui aussi à une rigoureuse invariabilité, puisque, c’est l’argument fort du roman, il se positionne depuis plus de trente ans, « tous les deux jours, sauf le lundi » (p. 22) sur une banquette en velours devant L’Homme à la barbe blanche du Tintoret. Ajoutons qu’une « température de dix-huit degrés centigrades règne de manière invariable toute l’année dans le Musée » (p. 20), ce que répète inlassablement le narrateur. Cet immobilisme diégétique, qui connote la fossilisation de l’univers muséal viennois, est souligné par le style caractéristique de Bernhard, une logorrhée faite de bribes tournant d’une phrase à l’autre, comme d’obsédantes rengaines se muant en autant d’épanorthoses, qui finissent par propulser le discours d’un sujet à un autre. Les phrases sont régulièrement ponctuées par la clausule « dit Reger », car la narration est prise en charge par Atzbacher, un personnage secondaire, qui fait office d’intermédiaire narratif entre le discours principal de Reger et le lecteur. Arrivé avant l’heure du rendez-vous, il observe à son insu Reger, assis devant le Tintoret, tout en se remémorant les propos que le critique lui a tenus au cours des vingt dernières années.
Mais cette uniformité stylistique et narrative sert précisément à mettre en relief les dérèglements auxquels Bernhard soumet la situation simple de son texte. En premier lieu, Bernhard semble prendre plaisir à déroger aux règles du roman au musée, en excluant toute ekphrasis de son roman. Le tableau autour duquel se structure le roman, ne fait l’objet d’aucune description ; il est le « point aveugle » du roman, comme l’a théorisé Christian Klein (2000 : 189-190).
Dans le monde muséal sclérosé que Bernhard dépeint, le moindre écart par rapport à la norme fait alors figure de l’impensable, ce qui constitue d’ailleurs un des ressorts de la « comédie », dans un récit à la tonalité plutôt sombre. Un des cas les plus flagrants de l’incongruité qui heurte la routine pétrifiée des personnages est le rendez-vous que Reger a fixé à Atzbacher : « venez ici demain », lui a-t-il dit. Ces trois mots suffisent pour plonger le narrateur dans la plus insondable perplexité tout au long du récit (« ce fait est, en vérité, le plus inhabituel que je puisse imaginer », p. 27) car venir « demain » contrevient à la routine de Reger qui consiste à voir le tableau tous les deux jours. Le jour du rendez-vous, Atzbacher note que pour la première fois depuis qu’il le connaît, Reger ne s’est pas découvert de son chapeau ! (p. 27).
En réalité, le contexte muséal, décrit comme traditionnel voire passéiste, est soumis à des altérations étonnantes par les personnages du roman. D’abord, il est détourné de sa nature première, celle d’un lieu de partage public d’un patrimoine artistique et culturel. Il n’est nulle question non plus du parcours du visiteur dans le musée puisqu’une seule salle en constitue le décor. Non seulement la banquette est exclusivement réservée à Reger, et via la complicité d’Irrsigler, le droit de s’y asseoir est refusé à tout autre visiteur, mais il arrive souvent que la salle Bordone devienne tout simplement inaccessible à tout autre visiteur que Reger : « Si […] Reger veut être seul pour contempler L’homme à la barbe blanche de Tintoret, Irrsigler ferme tout bonnement la salle aux visiteurs » (p. 12). Comme l’observe C. Klein, « l’espace public est détourné de sa fonction, il est confisqué par un personnage et devient un espace privé » (2000 : 190). Si quelqu’un « agit en intrus » dans ce musée, c’est bien son plus fidèle visiteur, Reger, qui, grâce au statut d’élite intellectuelle dont il jouit auprès d’Irrsigler soumet chaque semaine un fonctionnaire à la désobéissance envers l’institution qui l’emploie.
Bernhard intègre également dans la trame du roman un événement brisant le rituel de Reger. Le désordre situationnel majeur survient lorsque, par le truchement d’une analepse rapportée par le narrateur, on apprend que Reger a un jour découvert, à son arrivée au musée, un visiteur étranger assis sur sa banquette et refusant malgré « les prières instantes » d’Irrsigler de céder sa place (p. 119). Pour Reger, ce Gallois venu contempler le Tintoret est un véritable intrus dans sa mécanique illégitime d’appropriation de la banquette. Mais bien vite, les échanges entre Reger et le Gallois révèlent d’étonnantes affinités : l’étranger est lui aussi au musée dans l’unique but de voir L’homme à la barbe blanche. Sa gémellité avec Reger trouble le schéma romanesque qui définissait Reger, du point de vue d’Atzbacher, comme un « personnage exceptionnel » (p. 22). Le personnage parasite sur sa banquette est en réalité, tout comme lui, un homme qui « déteste les musées » (p. 123). Il s’est déplacé pour voir ce tableau, parce qu’il en possède, chez lui, un double exactement conforme à celui qu’abrite le musée de Vienne. Sur l’ensemble de ces pages, le discours est dominé par la voix de cet autre visiteur, qui semble refuser à Reger la déférence que les autres personnages du roman lui vouent. Sa présence bouleverse ainsi les rapports de pouvoir entre les discours de Reger et de ses deux auditeurs psittacistes [8]. Le raisonnement du Gallois face à la similitude exacte de son propre tableau – dont il a apporté une reproduction photographique – avec le tableau du musée met en question l’authenticité du Tintoret abrité par l’institution viennoise. Lequel est le faux ? Le texte ne résout pas la question. L’hypothèse (non dénuée d’humour) que le tableau contemplé « depuis plus de trente-six ans » (p. 11) par Reger pourrait être une copie contribue à démythifier la figure imposante de Reger, dont la misanthropie et les jugements péremptoires et contestataires sont au cours de ces pages curieusement adoucis par la présence de cet étranger.
Mais le plus grand paradoxe de ce roman, celui qui en déstabilise la lecture, est la contradiction présentée par son intrigue. Un homme se rend tous les deux jours au musée depuis plus de trois décennies pour contempler un tableau (peut-être faux), mais s’adonne ce faisant à une critique féroce de l’art occidental, de ses musées, et de ses plus grands artistes. Thomas Bernhard, un écrivain connu pour sa profonde détestation de son pays natal et ses invectives contre la bienséance, le catholicisme et l’ensemble des institutions culturelles, prend ici le contrepied, à travers la voix de Reger, de la traditionnelle déférence envers l’institution muséale et de la sacralisation des icônes de l’art. Le personnage qui occupe la banquette de la salle Bordone une douzaine d’heures par semaine depuis plus de trente ans honnit le lieu où il se trouve : « Je suis par nature un détestateur de musées » (p. 33). Le discours de Reger est fondamentalement subversif et s’attaque aux discours sur l’art entendus dans les musées, ceux qui émanent des historiens d’art, des « soi-disant spécialistes » (p. 12). Selon Reger, non seulement ils ruinent toute possibilité pour le spectateur de comprendre ou d’apprécier une œuvre, mais à l’entendre, les historiens d’art sont des vandales : « Les historiens d’art sont les véritables destructeurs de l’art et nous ne devrions pas nous laisser détruire l’art par les historiens d’art, destructeurs de l’art » répète-t-il avec acharnement à Atzbacher (p. 30-31). Reger donne plusieurs raisons de son abjection pour tous ces grands artistes, tous les « soi-disant maîtres anciens », emportant dans son discours les noms de Vélasquez, de Giotto, de Dürer, de Rembrandt et même du Tintoret dont il contemple l’œuvre depuis trente ans (p. 52-53). L’un des motifs qu’il avance pour légitimer ses invectives est lié aux origines et à la nature du musée, dont il vilipende l’étatisation et l’institutionnalisation auquel il a irréversiblement soumis toute forme d’art. Les conditions dans lesquelles les artistes créent une œuvre en s’assujettissant aux désirs de monarques, de leur État, à leurs commandes, ou à leur propre ambition de gloire ou d’argent (p. 52-56) annihilent toute possibilité de créer le véritable chef-d’œuvre, le sublime, selon Reger. Par extension, le discours du critique suggère que la déférence qui auréole le chef-d’œuvre dans son cadre doré au musée prive à jamais les spectateurs de la possibilité d’un contact direct avec l’œuvre. L’argument rappelle ceux, plus anciens, qui se développèrent dès le début du XIXe siècle contre la multiplication des musées, accusés de décontextualiser les œuvres et de répandre « l’esprit de critique, esprit stérile et froid, qui porté trop loin dans les règles des Arts, y devient le principe destructeur du goût et du sentiment », comme l’écrivait au XIXe siècle l’architecte Quatremère de Quincy (1815 : 40, 46).
Une autre notion qui fait échec à faire advenir le sublime au musée est liée selon Reger à l’imperfection. Selon le critique, elle n’épargne aucun des grands maîtres : « Dans tous ces tableaux, nous constatons […] un défaut rédhibitoire qui peu à peu nous gâche tous ces tableaux » (p. 247).
Que fait donc Reger dans ce lieu qu’il déteste ? Et surtout, qu’est-ce qui distingue alors L’homme à la barbe blanche de toutes ces toiles imparfaites abritées par le Musée d’art ancien de Vienne et par tous les musées d’art occidentaux ? Le texte n’identifie pas de « défaut rédhibitoire » sur ce tableau, dont Reger ne dit presque rien, sinon ceci : « L’homme à la barbe blanche a résisté plus de trente ans à mon intelligence et à mon sentiment […], pour cette raison il est pour moi ce qui est exposé de plus précieux ici » (p. 247). À l’instar de ce fragment qui surgit dans les dernières pages du roman, certains brefs replis hors de la fièvre subversive qui anime son discours permettent d’entr’apercevoir une autre facette de Reger : car, lisons-nous aussi dans les mots de Reger, c’est de ce « défaut rédhibitoire » que ces tableaux tirent pour lui leur expression la plus profonde, en ce qu’ils trahissent « cette impuissance d’une part humiliante pour l’esprit, d’autre part aussi troublante pour l’esprit et mortellement touchante » (p. 247). « Mortellement touchante », dit Reger. Ces deux mots constituent une rare intrusion de l’affect dans le monologue de ce critique contestataire de la culture muséale. Dans l’esprit de Reger, l’imperfection est en réalité salvatrice, car si la perfection d’une œuvre peut l’ouvrir aux discours critiques, elle la ferme au regard, alors que la faille, ou dans les termes de Reger, « le défaut rédhibitoire », appelle au contraire le silence et l’infinie contemplation, et invite en somme à une relation vivante et humaine entre le spectateur et l’œuvre. À travers la référence à ce « défaut rédhibitoire », le texte laisse naître une forme de méta-affect, pour ainsi dire, créé par la dichotomie entre l’œuvre intemporelle et autonome et le rappel de son essentielle humanité, manifeste à travers sa réalisation imparfaite. Dans ces fragments, le discours apaisé de Reger laisse affleurer la possibilité d’une relation personnelle entre l’œuvre et celui qui la contemple.
En refusant de produire le moindre discours sur L’homme à la barbe blanche, le roman matérialise les théories radicales du critique : le tableau reste une figure de contemplation centrale mais absente à l’écriture. Or, n’est-ce pas en refusant son actualisation littéraire par l’ekphrasis que le tableau du Tintoret peut échapper au discours traditionnel sur l’art ? Au lieu d’être réduit à quelques attributs inventoriés dans une ekphrasis réductrice, aliénant le tableau au lecteur, il est éclairé par le silence qui l’entoure, il suscite l’imagination du lecteur. Ce faisant il peut être promu au statut de tableau non pas parfait, mais « idéal » au sens propre du terme : un tableau qui en échappant à son actualisation par l’absence de description échappe aussi en quelque sorte à sa « référence » dans le monde réel et se soumet de plein gré à la puissance imaginative de la fiction dans l’esprit du lecteur.
Dans ce texte comme dans le précédent, la dramatisation romanesque ne résout pas mais au contraire exacerbe les contradictions propres au musée. L’œuvre d’art, selon Reger, selon Bernhard, ne saurait être subordonnée à un discours. Que faire alors de tous les discours théoriques et critiques qui habitent le visiteur cultivé lorsqu’il entre au musée ? La question devient centrale dans l’extrait suivant.
Ben Lerner, Au départ d’Atocha, ou « Vivait-il une profonde expérience esthétique ? »
Dans son œuvre romanesque, Ben Lerner consacre une attention particulière à l’art, et ses fictions incluent nombre de scènes aux musées. L’un des motifs récurrents dans son œuvre consiste à représenter les interactions de ses personnages avec des artefacts enchâssés dans le roman et à déployer le potentiel imaginaire du roman comme terrain d’exploration de la relation à l’œuvre d’art. Lerner s’explique de ces pratiques dans un article paru dans la revue Frieze en 2013 : « La littérature peut fonctionner comme un laboratoire dans lequel nous testons les réactions à des œuvres d’art irréalisées ou irréalisables, ou dans lequel nous intégrons des œuvres réelles dans des conditions imaginaires afin d’en observer les effets » (2013, ma traduction).
Dans les premières pages de son roman Au départ d’Atocha, Lerner, lecteur de Marías et de Bernhard, met en scène un épisode qui prolonge les questionnements soulevés dans les deux extraits précédents sur les rapports complexes avec l’œuvre d’art au musée. Il remet notamment en question la possibilité de l’émergence d’une émotion forte au musée. La scène se situe, comme celle de Marías, au Prado, et plus précisément dans la salle 58 et celles attenantes.
Adam Gordon, un jeune poète américain accueilli à Madrid dans le cadre d’un programme d’échange universitaire, a pris l’habitude, dès son réveil, de se rendre au musée pour se positionner devant le même tableau, La Descente de croix du peintre flamand Rogier van der Weyden, et y trouver une forme d’équilibre matutinal, mêlant sommeil, café, marijuana et contemplation de l’œuvre.
La ritualisation de la visite semble faire écho à celle de Reger, et l’impression se confirme lorsqu’un jour, la routine d’Adam est, comme celle du critique autrichien, brisée par un visiteur indésirable : « Tournant crucial dans mon projet : un matin, ma place devant le van der Weyden était prise. L’homme se tenait à l’endroit exact où je me plaçais, et ma première réaction fut la surprise » (p. 10). La présence de l’individu devant le Weyden met en branle les prémices de la dimension d’abord spéculative puis réflexive que prendra ensuite le texte : « c’était comme de me regarder en train de regarder le tableau, bien que l’intrus soit plus brun et plus mince que moi » (p. 10).
L’intrus qui a brisé la routine d’Adam devient le catalyseur d’une réflexion dynamique sur la relation à l’art sacré lorsqu’à sa présence intrusive s’ajoute bientôt son comportement tout à fait inattendu : « [j]e m’apprêtais à quitter la salle 58 quand l’homme éclata en sanglots, secoué de hoquets sporadiques » (p. 10). Dans le paragraphe suivant, la scène se répète car le visiteur, silencieux un instant, verse un nouveau sanglot devant « une petite image votive du Christ attribuée à San Leocadio » (p. 11). Puis, après quelques secondes devant le Jardin des délices, il finit par « craquer pour de bon », avant de quitter calmement le musée (p. 13).
L’intrusion soudaine de cet inconnu dans la salle 58 et dans la trame romanesque permet à Lerner de problématiser la grande question de la « profonde émotion esthétique » au musée, un questionnement déjà en filigrane dans les deux textes précédents à travers la violence de Mateu face au Rembrandt et la longévité du rituel de Reger devant le Tintoret. Le bouleversement de l’inconnu génère bientôt les interrogations du narrateur : « Faisait-il ainsi face au mur pour mieux dissimuler son visage et un chagrin antérieur à la visite ? Ou vivait-il une profonde expérience esthétique ? » (p. 10). La première question souligne le scepticisme d’Adam quant à la possibilité d’une émotion forte directement provoquée par le chef-d’œuvre qu’il contemple lui-même chaque jour. L’expression « profonde expérience esthétique », qui mobilise la rhétorique romantique de l’émotion artistique est répétée trois fois dans l’épisode mais les italiques dont elle est affublée ici renforcent l’incrédulité et l’ironie du narrateur.
La Descente de croix de Weyden est une des plus célèbres versions de cet épisode de l’histoire catholique. Le tableau est d’abord imposant par ses dimensions (220X262 cm) et représente les personnages presque en grandeur nature. La version de Weyden se caractérise par le réalisme de la représentation de Jésus et de ceux qui l’entourent ainsi que par un cadrage serré sur les personnages ; excluant toute forme de décor, elle n’offre aucune échappatoire au regard. La notion de tristesse se lit de neuf manières différentes sur les visages des personnages qui occupent l’espace autour du cadavre du Christ ; on note la précision saisissante des larmes qui glissent sur les joues de Joseph d’Arimathie en particulier, l’un des deux personnages soutenant le corps du Christ. Enfin, la position du corps de Marie, similaire à celle de Jésus, accentue la thématique de la douleur créée par la mort d’un fils.
Éclater en sanglots devant un chef-d’œuvre représentant une scène funeste ancrée dans la culture catholique n’est pas chose si commune au musée, sans être toutefois une situation inédite. En 1989, la psychiatre florentine Graziella Magherini qualifia « de syndrome de Stendhal » ces troubles pathologiques que développent nombre d’individus à Florence devant une ou plusieurs œuvres d’art sacré et qui rappellent le malaise décrit par l’écrivain français lors de sa visite à la Basilique Santa Croce, en Italie en 1817 : « En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber » (Stendhal 1826 : 102). L’exaltation de Stendhal semble le rapprocher d’un soudain sentiment, pour lui inédit, de piété, exalté par la beauté sublime des œuvres contemplées. G. Magherini a recensé les réactions de deux cents touristes face à des chefs-d’œuvres des églises ou musées florentins et ses analyses font état du spectre de bouleversements affectifs éprouvés par des touristes, « allant de l’hystérie, voire de la tentative de destruction des tableaux jusqu’à cet évanouissement auquel Stendhal est près de succomber » (Rey 2017 : 2). Le critique Pierre-Louis Rey rapporte que les analyses de Magherini furent ensuite contestées par d’autres psychiatres qui lui reprochèrent d’avoir sous-estimé « les contingences propres aux visites touristiques », comme le dépaysement et l’émerveillement dû au simple fait d’être à Florence, ou la fatigue liée au long cheminement culturel dans la foule et sous la chaleur florentine (Rey 2017 : 2-3). P.-L. Rey inventorie d’ailleurs les éléments qui concourent à nuancer le syndrome de Stendhal comme exclusivement lié à la surcharge de beauté, en relevant dans les carnets de l’écrivain les sensations et conditions physiologiques accompagnant son itinérance dans Florence, à savoir une certaine fatigue, des sentiments d’inconfort, la chaleur écrasante etc., comme dans cet extrait de journal écrit à Santa Croce : « mort de fatigue, les pieds enflés et serrés dans des bottes neuves » ou encore « petite sensation qui empêcherait d’admirer le bon Dieu au milieu de sa gloire » (Stendhal, cité par Rey 2017 : 3).
Dans le texte de Lerner, l’émotion visible du visiteur devant l’œuvre sacrée – « des sanglots sporadiques », « il craqua pour de bon » (2014a : 11, 13) – évoque le syndrome de Stendhal, mais l’hypothèse du narrateur (est-il venu au musée « avec un chagrin antérieur à la visite ? ») remet en cause la possibilité d’une émotion exclusivement liée à la contemplation de l’œuvre. La co-présence des personnages (un visiteur ému aux larmes, et un narrateur intime connaisseur de l’œuvre mais stoïque) invite donc le lecteur à s’interroger sur la véritable nature de la profonde expérience esthétique, tandis que l’hypothèse que formule le narrateur d’une peine précédant la visite rappelle les observations des psychiatres sur les conditions physiologiques préalables au syndrome de Stendhal.
Lerner complexifie la question en intégrant à cette scène de musée l’analyse introspective de son narrateur, car la réaction de l’étranger avive l’anxiété du jeune poète, qui n’a jamais rien connu de tel :
Depuis longtemps, je m’inquiétais de mon incapacité à faire une telle expérience et j’en étais venu à douter à ce que quiconque le puisse – du moins parmi mes connaissances. J’éprouvais une grande méfiance envers ceux qui m’affirmaient qu’un poème, un tableau ou un morceau de musique avait « changé leur vie », d’autant qu’en général je les avais connus bien avant leur supposée révélation, sans pourtant déceler le moindre changement (p. 10-11).
Ce qui l’intéresse davantage dans l’expérience artistique, poursuit-il, c’est « la rupture entre [s]on expérience personnelle des œuvres et les propos qu’elles suscitaient » (p. 11). Cette scène, qui constitue l’incipit du roman, donne la tonalité critique d’une œuvre qui se détourne explicitement des clichés post-romantiques associés à la réception des arts visuels ou de la littérature. Plus loin dans le roman, une soirée de lecture de poésie renouvelle cette dichotomie, incarnée cette fois par la figure d’un poète espagnol qui « s’apprêtait à lire de la poésie mais on l’aurait plutôt dit sur le point de chanter du flamenco et de fondre en larmes » dit le narrateur (p. 43). Sa déclamation lyrique, ridiculement affectée selon le narrateur (une « caricature », « une envolée histrionique » p. 43, 45), contraste avec sa propre lecture « neutre et monocorde » visant à conférer au public l’assurance que « la force du poème [lui permettait de] se passer d’effets » (p. 46). En mettant plusieurs fois en regard deux postures radicalement opposées, le roman donne à évaluer deux théories de l’art : celle de l’art comme expérience immédiate, quasi religieuse impliquant une forme d’intensité émotionnelle ; et celle d’une expérience rationnelle et critique mais tout aussi engagée. Dans une étude consacrée au détachement comme forme paradoxale d’affect de l’expérience esthétique, Alys Moody remarque que cette posture de détachement se retrouve dans un certain nombre de romans de la dernière décennie aux États-Unis. Moody la relie à la forte mémoire culturelle du modernisme présente chez ces auteurs du XXIe siècle, et notamment de son exhortation critique au détachement esthétique comme forme supérieure d’affect [9]. La courte ekphrasis que le narrateur donne du tableau de Weyden semble d’ailleurs moins relever de la relation personnelle avec l’œuvre que d’une étrange combinaison de discours hétérogènes traduisant une certaine distance critique :
Marie, pâmée, est à jamais saisie dans sa chute ; les bleus de sa robe sont sans égal dans la peinture flamande. Sa posture reprend presque à l’identique celle de Jésus ; Nicodème et son second tiennent en l’air son corps apparemment sans poids. C. 1435 ; 220X252 cm. Huile sur panneau de chêne (p. 10).
La première proposition peut sembler capturer l’expérience à vif du narrateur, voire une forme de saisissement devant la suspension du temps traduite par le tableau [10]. Mais la deuxième et la troisième sont de simples considérations esthétiques sur les tons et la composition du tableau. Les mots « sans égal dans la peinture flamande », qui englobent une large section de l’histoire de l’art occidental, traduisent des connaissances presque encyclopédiques dans une formulation qui évoque la rhétorique des catalogues d’exposition. Enfin, les derniers mots et chiffres reproduisent à l’identique le texte du cartel qui accompagne le tableau dans le musée El Prado. Ce descriptif, qui amalgame plusieurs discours, renforce la posture de détachement critique du visiteur régulier et connaisseur qu’est Adam et contraste avec la réaction affective de l’intrus.
La posture d’Adam suggère alors une relation à l’art médiée par des connaissances et capacités analytiques que les travaux de Pierre Bourdieu et Alain Darbel associeraient sans nul doute à son profil socio-culturel, celui d’un étudiant issu de classes bourgeoises, cultivé, urbain, cosmopolite et habitué des musées (1969 : 33-66). Mais c’est cette médiation, ou dans les termes d’Adam, « la rupture entre l’expérience personnelle et les propos associés à l’œuvre », qui fera éclore une émotion chez le jeune homme, comme en atteste la suite de l’épisode, lorsque Lerner élargit le faisceau du regard qu’Adam porte sur le visiteur effondré à celui du gardien désormais « en alerte » qui cherche probablement à déterminer « si l’homme était fou […] ou s’il vivait une profonde expérience esthétique » (p. 11). Associant l’émotion forte du visiteur à une potentielle dérive destructrice, la scène rappelle l’inquiétude de Ranz devant l’émotion de Mateu. Mais dans le récit de Lerner, c’est le déchirement des gardiens qui touche Adam, qui s’imagine bientôt leur désarroi : « Fallait-il escorter [le visiteur] jusqu’au hall et évaluer sa santé mentale, ruinant immanquablement son expérience profonde, ou courir le danger de laisser cet individu, peut-être dérangé, de déambuler parmi les trésors nationaux, au risque de perdre leur emploi ? » (p. 12). Faut-il laisser l’émotion forte s’épanouir au risque de perdre son emploi ou protéger l’art au risque de ruiner l’expérience esthétique du visiteur ? Lorsque le visiteur anonyme quitte calmement le musée, le narrateur lit une expression « moins de soulagement que de tristesse » sur le visage des gardiens (p. 13). Comme chez Marías, apparaît ici le paradoxe spécifique à la fonction de gardien de ces œuvres immortelles, qui consiste à protéger des œuvres susceptibles d’émouvoir les visiteurs de ces mêmes émois. Or, c’est ce processus de médiation de l’émotion par celle des gardiens qui finit par créer chez Adam une forme d’affect : « le dilemme des gardiens me touchait […]. Ces déchirements muets m’affectaient plus que les Piéta, les Descente, ou les Annonciation et je me sentais l’un des leurs alors que nous pistions le type de salle en salle » (p. 12). C’est le spectacle d’une expérience vécue par le visiteur anonyme, suivi du dilemme des gardiens, qui suscitent l’émotion chez Adam, une émotion qui trouve bien son origine première dans le tableau de Weyden.
À travers la subjectivité de son personnage-narrateur, Lerner a mis en branle une scénographie complexe qu’il utilise comme dramatisation de questions individuelles regardant l’institution et la réception de l’art. Les réactions plurielles décrites au sein du musée (l’intrus et son émotion, Adam et son ironie première, les gardiens et leur dilemme, la nouvelle émotion d’Adam) invitent les lecteurs à s’interroger quant à leur propre sensibilité ou leur posture, critique ou affective, face au chef-d’œuvre de Weyden.
Le « roman conservatoire » : de la fiction à la critique
Les trois auteurs étudiés dans le cadre de cette contribution éclairent d’un faisceau cru des réactions vives de spectateurs fictifs face à des œuvres canoniques. En inventant, souvent avec humour, des situations imaginaires impliquant visiteurs et personnels de musée devant des œuvres réelles, les trois textes explorent les contradictions liées à une émotion devant un tableau contemplé dans le cadre institutionnalisé qu’est le musée. La circulation entre les textes de Marías, Bernhard et Lerner ainsi que la présence en filigrane des deux premiers dans le troisième remet en cause un certain nombre d’idées reçues sur une conception romantique de l’art et des émotions fortes qui lui sont souvent associées. Dans le texte de Marías, l’émotion de Mateu n’est pas liée à la beauté sublime de l’œuvre mais à la répétition d’une forme de projection érotique à jamais inassouvie. Le roman de Bernhard révèle quant à lui l’aporie du critique devant une œuvre contemplée depuis trente-six ans résistant à son intelligence et son sentiment. Le troisième, qui porte la mémoire des deux premiers, découvre une forme d’affect qui ne s’épanouit que dans la conscience de son détachement de l’émotion.
Depuis une perspective littéraire plus large, la circulation entre les textes permet de souligner les possibilités du roman, à travers son dispositif narratif, imaginaire et intertextuel, à faire advenir une réflexion sur la relation à l’œuvre dans le musée. Le potentiel du roman est notamment activé par la porosité entre « la fiction, le réel et la référence » (Montalbetti 2001a) mise en œuvre dans les trois textes, mais plus présente encore dans celui de Ben Lerner. Également auteur de textes critiques sur l’art, l’écrivain est attaché à l’idée d’un genre qu’il appelle le roman « conservatoire » (« curatorial novel ») : « Je considère le roman comme une forme fondamentalement conservatoire, comme un genre qui absorbe, organise et dramatise les rencontres avec d’autres genres : la poésie, la critique, etc. […] dans une variété d’environnements artificiels décrits en détail afin de tester les réactions d’un personnage » (Lerner 2013). Les romans de Lerner sont représentatifs d’une catégorie de fictions contemporaines occupées en grande partie par leur relation à l’art. Dans une recension du deuxième roman de B. Lerner, H. Kunzru identifie un genre émergent qu’il appelle le roman de l’après-Sebald, d’après l’œuvre de W. G. Sebald, très influente aux États-Unis, qui dissout le schéma narratif classique dans une série de rencontres avec des artéfacts culturels, historiques ou artistiques (Kunzru 2014) [11]. Dans le prolongement de cette réflexion, Kevin Brazil suggère d’élargir l’appellation à « novels after art » où la préposition after traduit en anglais à la fois la filiation et une quête « vers » l’art. Dans nombre de ces romans, plutôt que d’utiliser les réflexions sur l’art pour repenser la relation du genre romanesque à son contexte historique, écrit Brazil « l’écriture essayiste sur l’art se fond dans l’écriture fictionnelle afin d’échapper aux contraintes génériques du roman lui-même » (Brazil 2018 : 171). Cette configuration, qui s’ajoute aux outils classiques de la fiction que sont la dramatisation et la caractérisation, enrichit la puissance de la littérature comme « dispositif de médiation de l’expérience muséale » (Poli et Triquet 2022 : 194) d’une dimension réflexive et critique. Le roman, par la force de l’imagination empathique qu’il suscite, apparait alors comme un terrain privilégié de réflexion, invitant les lecteurs à repenser les idées reçues de la relation à l’œuvre d’art et à imaginer d’autres possibilités de réception de l’art.