Des acquisitions singulières qui font débat
Museo Nacional Centro de arte Reina Sofía, Madrid, 21 octobre 2023
Nous sommes un samedi matin et je me rends au musée Reina Sofía pour participer à une table ronde intitulée « Coser para curar. La arpillera como lenguaje y resistencia [1] ». Il s’agit d’un événement organisé à l’occasion du 50e anniversaire du coup d’État chilien de 1973, invitant à assister à la présentation de cinq arpilleras [2] récemment acquises par le musée. Il s’agit de tableaux textiles – réalisés en assemblant des chutes de tissus – fabriqués au Chili pendant les années 1970 et 1980 par des groupes de femmes dénonçant – par les images – les violences subies pendant la dictature. Cette pratique a été largement utilisée dans plusieurs pays d’Amérique latine à partir des années 1970 pour dénoncer les violences des régimes en place (disparitions de civils, répression des mouvements de contestation) et elle est encore employée aujourd’hui par les groupes militants dans les manifestations [3].
Au cours de la table ronde, plusieurs questions sont posées par le public au sujet de cette acquisition qui paraît critiquable à plusieurs des personnes présentes. L’une d’entre elles demande : « Pourquoi ces objets qui ont une charge affective importante pour certains mouvements sociaux se retrouvent esthétisés dans un musée d’art contemporain ? Et pourquoi dans un musée européen et non chilien ? Quid du contexte historique dont ils sont issus ? »
À ces interrogations, la chercheuse en charge des collections d’Amérique latine explique les choix qui ont présidé à une telle acquisition comme étant le résultat d’une politique d’acquisition inclusive, attentive à ne pas reproduire des actions extractivistes telles qu’il a pu en exister par le passé avec les productions artistiques des anciennes colonies. Selon elle, les arpilleras ont toute leur place à côté d’œuvres d’art contemporaines car elles sont fondamentales pour comprendre l’histoire du Chili. Elle précise ensuite que, pour leur exposition dans le musée, l’équipe curatoriale est en train de réfléchir à la manière de présenter également des photographies montrant les lieux où les femmes produisaient les arpilleras et mettant en valeur le contexte historique au sein duquel elles ont été fabriquées.
Les critiques qui animent ce débat sont proches de celles que je documente depuis novembre 2021, alors que le musée Reina Sofía avait exposé trois petites embarcations sculptées en bois (cayucos) produites par les membres de communautés zapatistes du Chiapas, à l’occasion de leur venue en Europe dans le cadre d’une initiative intitulée « Le Voyage pour la vie ».
Pour mieux comprendre ce qui se joue dans ces acquisitions, il faut avant tout restituer le contexte dans lequel elles ont été entreprises : le projet intitulé « Vasos Comunicantes » (Vases communicants), qui articule les collections du musée en huit « épisodes » rassemblant des œuvres allant de 1881 à 2021. Pour cela, le musée a réorganisé ses collections dans l’intention de parler du présent « à travers l’étude critique du passé [4] », ce qui l’a amené d’une part à affirmer une critique décoloniale en concevant une scénographie où la notion d’épisode amène à penser le discours muséal comme une narration de l’histoire, de l’autre à acquérir des artefacts produits par des communautés autochtones et par des mouvements militants.
Le cas des cayucos zapatistes est celui qui nous intéresse dans le cadre de cet article. En effet cette acquisition, qui a suscité de fortes critiques, possède une charge politique inédite étant liée à un événement exceptionnel : la venue en Europe d’une délégation zapatiste et cela à un moment clé de l’histoire du Mexique, en 2021, c’est-à-dire 500 ans après la chute de México-Tenochtitlán [5]. Pour saisir les clés de cette situation, il faut prendre en considération les dynamiques de réécriture de l’histoire, qui s’activent aussi bien au sein de la critique de l’histoire coloniale engagée par le discours muséal que dans le contexte du « Voyage pour la vie » entrepris par la délégation zapatiste avec l’intention de conquérir à l’envers l’ancien continent (Baschet 2021).
Ce cas amène à réfléchir à des problématiques contemporaines auxquelles sont confrontés les musées européens : la patrimonialisation d’objets sensibles (ayant une forte charge émotionnelle ou politique) et l’adoption d’une approche décoloniale. Cette dernière est souvent vue, et critiquée, pour n’être qu’une inclusion, et donc une patrimonialisation d’artefacts qui n’ont pas été produits dans un contexte artistique et qui sont chargés d’un fort contenu symbolique pour les communautés qui en sont les gardiennes (c’est le cas des arpilleras). Cependant, le cas des cayucos zapatistes nous amène à constater que ces logiques peuvent être renversées, lorsqu’elles se retrouvent prises dans une dynamique de récupération du discours décolonial par les communautés autochtones à leur propre fin, comme je vais le démontrer dans les pages qui suivent.
Ainsi, ce cas nous amène à réfléchir de manière singulière aux transformations profondes qui affectent aujourd’hui les musées et leurs modes de fonctionnement puisqu’il se révèle être une « intrusion cachée », c’est-à-dire que derrière une procédure institutionnelle d’inclusion, s’active une dynamique d’intrusion dans les collections, voulue et orchestrée par celles et ceux que le musée a pensé inclure.
Plusieurs éléments que je vais présenter au fil de ce récit m’amènent à formuler cette hypothèse. La mise en relation des données recueillies dans le cadre d’un projet de recherche plus large, commencé en 2017 au Mexique avec une enquête conduite à Madrid [6], me permet de restituer la complexité d’une situation qui, pour être démêlée, oblige à prendre en compte des allers-retours entre le Mexique et l’Europe et à interroger la critique de l’héritage colonial engagée par le musée Reina Sofía à Madrid avec le projet de réorganisation de ses collections, achevé en novembre 2021.
Le récit que j’ai construit rend nécessaire avant tout d’observer les œuvres pour répondre à plusieurs interrogations : comment sont-elles présentées ? À quels critères répond le discours muséal par les choix scénographiques qui ont été faits ? Comment se met en place la politique d’inclusion du musée et comment celle-ci s’articule-t-elle à la perspective décoloniale ?
Je propose par la suite de s’acheminer dans les coulisses du « Voyage pour la vie » zapatiste, en s’arrêtant sur quelques étapes décisives pour expliquer cette acquisition controversée.
Au niveau méthodologique, cette enquête prend appui sur des études ayant proposé des « approches écologiques » des œuvres (Kreplak 2017), tout autant que sur des travaux développant une ethnographie des musées (Domínguez Rubio 2014 ; Yaneva 2003a, 2003b ; Von Oswald 2022), que sur les travaux de ces anthropologues étudiant la « biographie des choses » (Appadurai 1986 ; Kopytoff 1986) et leur entrée dans les musées (Bonnot 2002 et 2014). Ainsi, au recueil d’entretien avec des professionnels du musée [7] et à l’étude de situations d’interaction (comme celle des visites commentées), nous avons associé l’étude de la trajectoire de ces artefacts depuis leur apparition dans les réseaux militants jusqu’à leur intégration dans l’institution muséale, leur présentation matérielle dans les collections et aussi l’étude des discours qui ont conduit à l’ouverture de la salle « Un autre monde possible » où ces artefacts sont présentés.
Présentation de la salle « Otro mundo posible »
La salle 002.13 intitulée : « Un autre monde possible [8] », s’inscrit dans l’épisode 7 du musée nommé « Dispositivo 92 ¿Puede la Historia ser rebobinada ? [9] ». Plus précisément, cette salle est divisée en deux parties. Dans la première sont présentées les petites embarcations sculptées en bois (los cayucos), les pagaies en bois qui les accompagnent, un textile sur lequel a été brodée une image appelée « l’Hydre capitaliste » (un monstre à plusieurs têtes et tentacules) et qui symbolise la vision zapatiste du capitalisme (fig. 1), produite par des soldats de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN ou Ejercito de liberación nacional) en 2016 dans le cadre du festival CompArte [10].
Avec cette peinture avait été achetée également une grande toile intitulée « La Autonomía », toujours réalisée par les communautés zapatistes en 2016, présentée dans la salle en 2021 et conservée par la suite dans les réserves du musée.
Les trois cayucos sont exposés au milieu de la salle, accompagnés par un cartel qui affiche l’énoncé suivant : « Comunidades bases de apoyo zapatistas. Chiapas, México. Cayucos, 2021. Madera tallada y pintada [11] ». (fig.2). Ces trois petites embarcations, parties du Caracol [12] La Realidad avec une première délégation arrivée en Espagne par la mer en avril 2021, représentent le passé, le présent et le futur du mouvement zapatiste (fig.3).
Ainsi un cayuco est illustré avec les images des anciens dieux mayas, un autre présente des images qui racontent la période clandestine de l’EZLN, un troisième montre la vie en autonomie dans les Caracoles, les centres administratifs du territoire zapatiste au Chiapas. Lors de leur première présentation en novembre 2021, un autre cayuco (que les Zapatistes n’ont pas voulu vendre mais seulement prêter au musée [13]) était présent, il avait été peint par des enfants avec des images qui représentent leur vision du futur : des champs cultivés de maïs, une nature florissante (fig. 3bis).
Face aux cayucos, un écran montre un film produit par les Zapatistes qui donne à voir la vie des communautés dans les Caracoles [14].
Dans la seconde partie de la salle sont présentées des œuvres du collectif russe « Chto Delat [15] », résultant de leurs nombreux voyages dans les Caracoles zapatistes (Chto Delat 2022). En effet, ce collectif d’artistes russes avait réalisé la plupart des œuvres exposées à la suite de sa participation, en 2014, à La Escuelita, une expérience d’éducation à l’autonomie par l’immersion dans la vie d’une famille zapatiste [16].
Dans cette partie sont présentées la vidéo d’un entretien que le collectif d’artistes a réalisé avec le sous-commandant Moisés [17] (fig. 4) et plusieurs marionnettes accrochées à un mur représentant les personnages issus de la rhétorique narrative créée par Marcos [18], tels que Don Durito [19](fig. 5) : il s’agit de personnages fictifs appelés dans leurs performances « les acteurs des messages du Chiapas ».
L’installation est complétée par une vitrine des publications des artistes et des objets issus de leurs voyages au Chiapas ainsi qu’un grand écran permettant de visionner des vidéos de performances dans lesquelles le collectif d’artistes met en scène les principes de l’autonomie zapatiste [20].
Les productions zapatistes sont présentées dans une partie de la salle séparée de celles des artistes russes par un grand textile (fig. 6) qu’ils ont réalisé.
Si la présence du textile peut être lue comme une séparation entre les œuvres d’artistes et les productions de communautés autochtones qui en marquerait la différence de statut ou encore de registre esthétique, l’ancienne adjointe à la direction nous explique que ce n’est pas ainsi que la salle a été pensée. Dans son esprit, la disposition des objets dans la salle voudrait permettre des allers-retours entre les différents objets et a été pensée comme la « mise en dialogue » de ces productions. Ainsi cette installation révèle certains choix méthodologiques mais aussi politiques dans la construction du discours muséal.
En effet, au niveau méthodologique, la réorganisation des collections s’est construite sur le principe des vases communicants, c’est-à-dire sur l’idée que la narration proposée par le musée amène à se saisir des œuvres artistiques en même temps que des objets de nature historique (archives, documents, etc.), venant ainsi contextualiser les œuvres. Selon cette idée : « le travail des Zapatistes répond à celui de Chto Delat » [21].
Le choix de l’acquisition et de la présentation des productions zapatistes dans le cadre de ce réaménagement des collections, est le fruit d’une politique muséale particulière portée par Manuel Borja-Villel, qui avait dirigé le musée entre janvier 2008 et janvier 2023 et qui revendiquait le fait de penser le musée comme le lieu où s’élaborent des récits alternatifs de l’histoire dans une visée explicitement décoloniale : « L’élaboration d’un récit alternatif et partagé est, en ce moment, plus nécessaire que jamais. Il doit émerger des groupes et des individus qui n’ont pas eu une voix propre et intégrer ce que l’auteur marocain Abdelkébir Khatibi a appelé la “double critique”, c’est-à-dire la remise en cause de la raison coloniale et de la position coloniale [22] » (Borja-Villel 2022 : 5). Pour mettre en place cette politique muséale, il avait proposé la notion de « Museo del Sur » (Borja-Villel 2008) en faisant du musée un outil pour une relecture radicale de la modernité globale dans l’intention de rompre avec le cloisonnement hégémonique de l’Occident (Dussel 1994). Dans son projet, les épistémologies du Sud, défendues par le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos (2012), devaient devenir « la colonne vertébrale du discours muséal » (Carrillo 2023 : 73-88).
Approches décoloniales : regarder vers le Sud depuis le Sud ?
Pour comprendre la présence des artefacts zapatistes dans le projet global de réorganisation des collections du musée, il faut resituer la présentation de ces œuvres dans le contexte plus large des salles voisines et dans l’ensemble de l’épisode 7 (fig. 7). Le point de départ pour cet épisode de la collection est l’Exposition universelle Sevilla 1992, célébrant les 500 ans de la conquête coloniale des Amériques.
Ce choix, explique la commissaire de la salle, était issu de la volonté de l’équipe de direction d’établir, par le discours muséal, une relation Sud-Sud :
« L’Espagne est un pays du sud de l’Europe qui dialogue avec des pays du sud du monde. Cette relation avec le Sud s’est construite depuis la Conquista, et le musée a mis en place une politique d’exposition qui depuis la première réorganisation des collections en 2009, puis celle de 2021, souhaite porter un regard critique sur ces relations : c’est pourquoi comme point de départ de l’épisode 7 nous avons choisi l’exposition universelle de Séville de 1992 [23] ».
Ainsi dans la toute première salle de l’épisode sont présentées des affiches de la manifestation Sevilla 1992, la maquette du bâtiment de l’exposition, des œuvres d’artistes qui avaient élevé leur voix pour critiquer la portée coloniale de cet événement et les célébrations qui y avaient été associées sous le nom de « Rencontres de deux mondes ». La succession des salles qui suivent avait été pensée de manière dialectique dans l’intention de mettre en résonance le récit de l’histoire coloniale espagnole avec des contre-récits. Par conséquent, dans les salles qui suivent Sevilla 1992, on donne à voir ce que la Conquista avait produit : d’une part la violence, représentée par la salle intitulée « Fantasma de la historia », où étaient présentés les travaux d’artistes péruviens, de l’autre la résistance, incarnée par les artefacts zapatistes présentés dans la salle « Otro mundo posible ».
Pour comprendre la portée décoloniale du discours muséal mis en scène, il faut s’arrêter sur 1992, année d’ouverture du musée, mais surtout année centrale dans l’organisation de l’épisode car d’importance capitale pour l’Espagne et pour l’émergence de la pensée décoloniale en Amérique du Sud et en Amérique centrale.
Dans la salle présentant des objets issus de l’Exposition universelle Sevilla 1992, l’intention était de mettre en dialogue différents événements qui, depuis 1990, ont bâti la modernité espagnole : l’exposition universelle de Séville, les Jeux olympiques à Barcelone et Madrid Capitale européenne de la culture, qui ont tous eu lieu la même année. Sur le site du musée, une telle muséographie est expliquée par la volonté de soulever « les ombres et les lumières » du passé colonial ibérique.
L’année 1992 avait en effet été une année de commémoration officielle de la « découverte » de l’Amérique mais en même temps de nombreuses contre-célébrations qui ont porté dans l’espace public des visions très opposées de ce que symbolise cette date : célébration ou deuil, découverte ou invasion (Colin et Quiroz 2023). Les œuvres présentées dans les différentes salles de cet épisode devaient rendre compte de ce double mouvement ayant amené à une critique de la « colonialité ».
De plus, c’est en 1992 que cette notion apparaît dans un article du sociologue péruvien Anibal Quijano. La critique décoloniale latino-américaine est avant tout associée à la notion de « colonialité du pouvoir » qui désigne les rapports coloniaux de domination et qui englobe la notion de colonisation. Pour les tenants de la pensée décoloniale, la colonialité n’a pas disparu au XXe siècle, mais est adossée à de nouveaux dispositifs de pouvoir qui engagent la soumission du Sud à l’ordre symbolique du Nord global. C’est par des pratiques et des actions contre-hégémoniques que s’exprime la critique décoloniale actuelle. Héritière des travaux des intellectuels de la première génération [24], cette pensée irrigue aujourd’hui également la critique des circuits d’hégémonie culturelle engagée par les tenants d’une pensée décoloniale dans le monde de l’art en Europe, comme cela est le cas pour le musée Reina Sofía. En effet, le discours décolonial a pris une ampleur considérable durant ces dix dernières années, dès l’arrivée en Europe de penseurs du Sud intégrés à des programmes de recherche ou de production artistique [25]. Leurs textes ont commencé à être traduits, et plusieurs notions, comme celle d’un universalisme pluriversel – s’opposant à un universalisme occidental eurocentré – ont été diffusées grâce à l’apparition de nouvelles publications [26] et la création de groupes de recherche [27].
La perspective décoloniale a également alimenté la politique d’exposition du musée Reina Sofía à partir de la nomination de l’ancien directeur Manuel Borja-Villel [28], qui défend l’idée d’un « musée remis en cause » (museo interpelado) par le présent et qui a le devoir de construire des narrations muséographiques alternatives à l’histoire moderne (Borja-Villel 2020 : 235-241). Une première réorganisation des collections en ce sens avait eu lieu en 2009 (Carrillo 2016), témoignant d’un intérêt fort pour les territoires latino-américains ; et c’est au cours des premières années de son mandat qu’ont été conçues plusieurs expositions [29] à visée décoloniale en collaboration avec le réseau de recherche « Red Conceptualimos del Sur » [30](Longoni 2009), fondé au sein du musée en 2007. À ce propos, on peut citer l’exposition « La deriva es nuestra » (2010), interrogeant l’avenir des villes latino-américaines en particulier au Brésil et au Chili ; et « Principio Potosí » [31] (2010), qui critique la notion de modernité en histoire de l’art à partir de la peinture coloniale baroque des XVIe et XVIIIe siècles et dont certaines des œuvres étaient présentées dans une des salles de l’épisode 7. Cette perspective critique de l’héritage colonial était également issue d’une série de rencontres dédiées à la critique de l’histoire de l’art dans l’État espagnol – réunissant chercheurs, artistes et activistes – intitulées « Desacuerdos : sobre arte, políticas y esfera pública en el Estado español » [32], qui se sont tenues de 2002 à 2007 au MACBA de Barcelone, et par la suite au musée Reina Sofía jusqu’à sa dernière édition en 2014.
L’acquisition des cayucos zapatistes hérite ainsi de cette histoire de l’institution et de la volonté de l’équipe de direction de donner au discours muséal un « tournant historique », dans l’intention de faire du musée « un espace hétérochronique, où la polarité entre un présent irréfléchi et un passé cristallisé entrerait en crise, multipliant les temps possibles, contradictoires et entrelacés avec le présent, sans éluder les frictions possibles inhérentes à la politique de la mémoire [33] ». (Carrillo 2023 : 86).
Et c’est bien au nom de l’Histoire que les responsables de collections défendent leur choix de montrer des productions (celles des Zapatistes) n’étant pas considérées jusque-là comme des œuvres artistiques : « le musée a un rôle pédagogique qui ne peut pas ignorer la prise en compte de productions qui sont importantes pour la compréhension de l’histoire [34] ». Cette acquisition, expliquée comme une inclusion de ces acteurs de l’histoire auparavant à la marge, amène tout autant à considérer le besoin de réécriture de l’Histoire défendu par le musée que celui qui anime le « Voyage pour la vie » entrepris par la délégation zapatiste en 2021.
Quand le Sud vient à la rencontre du Nord : le « Voyage pour la vie » en Europe
Annoncé par l’Armée zapatiste de libération nationale le 5 octobre 2020 avec un communiqué intitulé « Une montagne en haute mer [35] », le « Voyage pour la vie », est un projet porté par le mouvement zapatiste souhaitant partir à la rencontre de collectifs, signataires de la « Déclaration pour la vie [36] » et militants pour un « autre monde » sur les cinq continents. Cette visite à l’Europe, subtilement appelée « invasion » dans le communiqué qui suivra celui de l’annonce du voyage, suggérant ainsi qu’il s’agissait de refaire à l’envers le processus de la conquête, avait mobilisé un grand nombre de collectifs militants européens, dont plusieurs engagés dans le soutien des communautés zapatistes depuis la création de l’EZLN.
L’Armée zapatiste de libération nationale est une organisation mexicaine formée par des intellectuels et militants de Mexico et des paysans des communautés autonomes du Chiapas qui, après des années de clandestinité, s’est manifestée sur la scène publique lors du soulèvement du 1er janvier 1994. Cette action, qui a amené les miliciens de l’EZLN à occuper la ville de San Cristóbal de Las Casas, était une réponse directe à la politique néolibérale portée par le Mexique [37] et était issue d’une longue préparation ayant amené des communautés paysannes à se politiser pour faire valoir leurs droits. Après ce soulèvement ont suivi trente années de luttes pour résister aux attaques de l’armée fédérale, des paramilitaires et du gouvernement mexicain, et plus généralement contre l’économie néo-libérale et le capitalisme au niveau international [38].
Au début des années 1990, le soulèvement zapatiste incarnait une option stratégique : « changer le monde sans prendre le pouvoir » (Hollaway 2002). Ce mouvement a ainsi rassemblé autour de lui des sympathisants du monde entier, adhérents à la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone [39] et intéressés à soutenir et comprendre un modèle de lutte centrée sur l’organisation autonome des communautés sous forme d’autogestion avec un système parallèle d’éducation, de santé, de police et de justice [40]. En prenant appui sur les traditions mayas, les Zapatistes ont mis en place des formes non étatiques de gouvernement.
Pendant toutes ces années, les Zapatistes ont organisé un grand nombre d’événements culturels tournés vers l’extérieur, leur permettant de faire connaître leurs luttes et d’en fédérer d’autres semblables [41]. Ces événements, comme la toute dernière célébration du 1er janvier 2024, ont toujours rassemblé au Chiapas, dans les Caracoles zapatistes, un nombre important de membres de la communauté internationale soutenant le mouvement. Le « Voyage pour la vie » est une initiative sans égale, car c’est le tout premier événement organisé en Europe et non au Mexique, et ayant amené à se déplacer plusieurs membres de communautés zapatistes qui n’avaient jamais quitté leurs territoires auparavant [42].
Le premier « acte » de ce voyage nommé Capitulo Europa, a débuté avec l’arrivée – le 22 juin dans le port de Vigo en Galice – d’une petite délégation maritime (l’Escadron 421) formée par 7 personnes [43] et s’est poursuivi avec la venue de plus de 170 membres des communautés autonomes du Chiapas arrivées en avion à l’aéroport de Vienne le 14 septembre 2021.
La nouvelle délégation ainsi formée, « la Extemporánea » [44] (fig. 8), s’est divisée en petits groupes pour aller à la rencontre de différents collectifs se réclamant de l’« Europe d’en bas », dans plusieurs pays du continent (Italie, France, Espagne, Allemagne, Suisse, Finlande, etc.), que les Zapatistes ont appelé « Tierra insumisa » Slumil K’ajxemk’op [45]. Cette tournée européenne s’est achevée à Madrid le 7 décembre 2021.
La ville de Madrid a constitué à deux reprises une étape décisive de ce voyage : au terme de ce dernier, mais également lors d’un rassemblement organisé le 13 août 2021, journée de la commémoration de la chute de México-Tenochtitlán en 1521 par l’armée de Hernan Cortés, mais qui marque aussi, en 1992, le début de la résistance pour les peuples autochtones. À cette occasion, l’Escadron 421 a défilé à Madrid de la Puerta Sol à Place Colón – érigé à la mémoire de Christophe Colomb – sur un char en forme de navire précédé par le slogan « No nos conquistaron [46] ». Alors qu’en 2019, le président du Mexique (Andrés Manuel López Obrador dit AMLO) [47] exigeait du roi d’Espagne des excuses pour les violences subies par les peuples indigènes mexicains pendant la Conquista, les Zapatistes venaient dire qu’ils refusaient d’être enfermés dans une position de victimes, qu’en jouant une conquête inversée, ils venaient envahir cette « terre qui ne se résigne pas », pour écouter et apprendre d’autres histoires de lutte pour la vie.
Cet événement, annoncé par l’EZLN et les réseaux militants, comme la prise de Madrid par les indigènes 500 ans après la conquête espagnole, a été la source de discours dissonants sur l’acquisition des œuvres zapatistes de la part du musée.
D’une part, l’acquisition des œuvres produites par les communautés zapatistes a amené à une valorisation du « Voyage pour la vie » sur une scène majeure de l’art européen, d’autre part, cette inclusion des productions zapatistes dans les collections du musée semble venir neutraliser leur charge politique.
En effet, il ne s’agit pas ici seulement d’une action d’inclusion d’artefacts issus du monde militant comme dans le cas des arpilleras mentionnées en début d’article. La présence de ces objets acquiert une efficacité singulière du fait du contexte dans lesquels ils sont arrivés au musée, dans le cadre d’un voyage se voulant une conquête à l’envers, et dont la signification a été réaffirmée lors du défilé madrilène du 13 août. Par cet événement, les Zapatistes souhaitaient dire aux Espagnols : « Ils ne nous ont pas conquis, nous sommes toujours en résistance et en rébellion [48] ».
Si les cayucos, exposés dans le musée, sont contextualisés par la présence de vidéos montrant la vie des communautés zapatistes, en revanche il manque aux visiteurs le contexte de leur apparition et de leur acquisition pour saisir ce qui se joue derrière cette inclusion.
Pour mieux comprendre ces enjeux, il est nécessaire d’associer à l’analyse de ces événements celle des opérations matérielles de cette mise en collection. Quels nouveaux acteurs viennent perturber la chaîne d’acquisition ? Comment se fait l’achat de ces objets et quelles questions juridiques pose leur statut par rapport au droit d’auteur ? Comment passent-ils d’un « registre de valeurs » à un autre ? Ces différents éléments apparaissent comme autant d’indices d’un processus d’inclusion qui ne se suffit pas à lui-même mais qui cache l’intrusion d’artefacts montrant les limites de la démarche décoloniale entreprise par le musée.
Perturbations dans la chaîne patrimoniale
Le processus d’acquisition des productions zapatistes amène à suivre plusieurs chemins. Celui des acteurs de l’institution madrilène, mais également celui de ces acteurs qui, depuis le Mexique, ont permis la mise en relation entre le musée et la délégation maritime. En effet, les quatre petites embarcations en bois (dont les trois acquises par le musée et celle qui a été prêtée au départ) sont arrivées en Espagne avec la délégation maritime débarquée à Vigo en juin 2021 et, par la suite, ont été transportées à Madrid par un collectif espagnol d’accueil de la délégation. Entre-temps, plusieurs événements avaient permis une mise en visibilité des productions zapatistes au sein des équipes du musée. Plusieurs des personnes impliquées dans le service d’activités publiques avaient adhéré à la commission artistique de soutien au voyage zapatiste [49] et avaient intégré dans leur programmation des activités en lien avec le « Voyage pour la vie ». Ce service, qui depuis 2009 travaillait pour matérialiser l’idée d’un « musée interconnecté » (Borja-Villel 2020), investi dans la génération de nouvelles formes de sociabilité et attentif au présent en s’associant à différents réseaux artistiques et citoyennes [50], avait organisé en 2021 une manifestation intitulée « Sobre el precipicio del tiempo. Prácticas de imaginación insurgente [51] », proposant des rencontres autour de l’histoire du zapatisme, des séances collectives avec le jeu zapatiste [52], une exposition [53] de peintures zapatistes produites dans le cadre du festival CompArte au Chiapas ainsi que des productions filmiques d’artistes issus des communautés autonomes. L’équipe de direction du musée et les responsables des collections avaient participé à certains de ces événements et étaient ainsi entrés en communication avec des sympathisants mexicains du mouvement travaillant dans les mondes de l’art et de la recherche universitaire. Ces derniers avaient joué le rôle de facilitateurs du processus d’acquisition des cayucos jusqu’à leur arrivée dans le musée en novembre 2021.
Le chemin d’entrée dans le musée de ces productions a impliqué un ensemble d’acteurs qui font la singularité de cette acquisition dont le processus s’est achevé en septembre 2022, lorsque les problèmes juridiques concernant le paiement des droits d’auteur ont été résolus, d’abord avec le paiement de ces droits à une association espagnole ayant fait l’intermédiaire, ensuite avec une donation – orchestrée par le EZLN – de la somme correspondante à l’acquisition des cayucos. Le musée ne pouvant pas rétribuer un seul auteur, ni un collectif n’ayant pas d’identité juridique, les Zapatistes ont d’abord désigné l’association galicienne « Pallasos en rebeldía » (Les bouffons en révolte) comme entité juridique recevant la somme de l’achat de leurs productions pour la redonner ensuite à l’ONG espagnole Open Arms [54], engagée dans le sauvetage des migrants en Méditerranée [55].
En plus de ce problème juridique, la présentation de ces productions a amené les chargés des collections à faire face à d’autres singularités dues à leur statut. Interrogée sur les choix de la présentation de ces artefacts, la curatrice de l’épisode 7 déclare s’être appuyée sur le code déontologique de l’ICOM [56] qui énonce des normes à suivre dans le cas de présentation d’œuvres données par des communautés. La première présentation des cayucos, cependant, ne semblait pas tout à fait correspondre à la manière dont les sculptures devaient être disposées dans l’espace. En effet, lors de la visite au musée d’une partie de la délégation la Extemporánea, pendant leur passage à Madrid, les quatre femmes zapatistes qui avaient découvert les cayucos exposés dans la salle « Otro mundo posible » avaient expliqué aux responsables lequel était le bon ordre de présentation : d’abord le cayuco qui parle des anciens Mayas, ensuite celui qui représente la période de la clandestinité, puis celui peint avec des images de la vie dans les caracoles et en dernier celui sur le futur, peint par les enfants, et qui avait été seulement prêté au musée.
Si leur présence dans le musée pourrait porter à penser qu’elles sont passées par un processus d’artification (Heinich et Shapiro 2012) qui leur confère le statut d’œuvres d’art, leur présentation dans une salle d’exposition avec les œuvres d’un collectif d’artistes reconnus par le monde international de l’art et les critiques qui ont suivi nous amènent à constater qu’elles conservent un statut singulier.
Il s’agit en effet d’objets qui mettent à l’épreuve les procédures standards de mise en exposition et qui peuvent être vus comme des œuvres « indisciplinées » (unruly), telles qu’elles ont été définies par Fernando Domínguez Rubio dans son étude des pratiques d’exposition au Museum of Modern Art à New York (MoMa) :
Les objets indisciplinés peuvent être définis comme des œuvres d’art qui ne peuvent pas être facilement placées dans les positions d’objets existantes, perturbant ainsi les dynamiques et les routines établies, forçant de nouvelles collaborations et de nouveaux ajustements, brisant les frontières et remettant en question les positions institutionnalisées du sujet et de l’objet (…) Ils sont généralement décrits comme des “problèmes”, des “perturbations”, des “pépins” ou des “défis” qui doivent être réglés ou résolus [57]. (Domínguez Rubio 2014 : 6-7)
Dans le cas de l’étude de Domínguez Rubio, la catégorie d’« objet indiscipliné » est appliquée à des objets qui sont déjà reconnus dans le monde de l’art ; ici, nous tirons profit de cette définition pour expliquer ces « perturbations » amenées dans la logique muséale par les productions zapatistes.
En effet, leur valeur esthétique ne semble pas préoccuper les chargés des collections, qui expliquent privilégier leur potentiel pédagogique à un jugement esthétique, ni les artistes du collectif russe exposant leurs travaux dans la même salle. Il m’a été expliqué que ces œuvres pouvaient cohabiter dans le même espace que les productions zapatistes, car il s’agit d’artistes qui « cherchent une autre relation à l’art ».
Lors d’une visite guidée de l’exposition avec l’ancienne directrice adjointe, celle-ci m’a indiqué en quoi cette disposition de la salle répond à l’orientation générale du projet d’exposition de créer des rapports dialogiques entre les œuvres aidant le visiteur à se saisir de leur signification : « les cayucos sont contextualisés par la vidéo qui montre la vie dans les espaces autonomes qu’ils ont construits au Chiapas et à leur tour les travaux zapatistes contextualisent les productions des artistes russes [58] ».
Par cette mise en exposition, le choix opéré par les responsables du musée est de ne pas suivre une logique de séparation entre des œuvres qui ont une valeur esthétique et d’autres qui auraient une valeur documentaire, comme cela se fait dans d’autres musées d’art contemporain (Domíguez Rubio et Silva 2013). Au Reina Sofía, les responsables des collections défendent la valeur historique des cayucos et des objets qui les accompagnent, ces derniers construisant un tout avec les œuvres du collectif russe, qui permet au musée de montrer une « vision ample d’une Europe décoloniale [59] » et de situer sa collection d’un point de vue historique et politique.
Un terreau muséal favorable à l’inclusion
L’arrivée des cayucos au Reina Sofía s’inscrit dans un double mouvement de reconnaissance ayant permis que les conditions soient réunies pour aboutir à cette intrusion d’artefacts indigènes dans une scène internationale de l’art. D’une part, l’utilisation de l’art par les Zapatistes a acquis une reconnaissance à plusieurs niveaux : au sein des communautés zapatistes elles-mêmes, dans le monde académique, dans le monde de l’art. D’autre part, cette situation a bénéficié d’une politique d’acquisition que le musée Reina Sofía portait depuis l’arrivée de son ancien directeur (Manuel Borja-Villel) et de la mise en place d’une vision « radicale » du musée et de ses missions (Bishop 2021).
Analysons d’abord le premier point. Fortement médiatisée, la lutte zapatiste a toujours fait usage d’artefacts visuels et a été soutenue dès ses débuts par la communauté́ internationale et par une partie de la société civile mexicaine, souvent à travers des actions impliquant la production d’artefacts graphiques (fanzines, posters, affiches) ainsi que la réalisation de peintures murales dans les Caracoles lors de la venue d’artistes. Durant les festivals et les réunions internationales organisées dans les communautés zapatistes, de nombreuses images étaient produites et diffusées. Ces événements ont canalisé et accéléré́ l’émergence de productions artistiques (peintures, broderies, chansons, pièces de théâtre) réalisées par les membres des communautés autonomes d’une part, de l’autre celles d’artistes étrangers ayant produit des œuvres en soutien aux communautés, ou bien à la suite d’un voyage au Chiapas.
Cela a amené aussi bien à la multiplication d’études et de travaux de recherche sur l’art produit par les communautés [60], qu’à une montée en importance de l’art comme moyen de soutien à la lutte pour l’autonomie. C’est dans ce sens qu’en 2016 les communautés autonomes ont appelé les artistes de la communauté internationale à participer au festival CompArte qui a eu lieu toutes les années jusqu’à 2019 (Martínez González 2018). C’est en outre dans ce contexte qu’ont été produites certaines des œuvres acquises par le musée Reina Sofía, comme c’est le cas pour le textile intitulé « Hydra capitalista ».
Par ailleurs, l’arrivée des productions zapatistes dans le musée n’a pas laissé les communautés indifférentes. Au sein de celles-ci, certains semblent voir cette acquisition comme une reconnaissance de leur art et de la valeur économique qui lui est attribuée. L’augmentation du prix des productions des communautés, vendues dans des commerces à San Cristóbal ou dans les magasins ouverts au public dans les caracoles, est manifestement un signe d’artification.
À titre d’exemple j’évoquerai une anecdote que j’ai vécue en septembre 2022, lorsque j’étais au Chiapas et me suis rendue dans la boutique d’un caracol où étaient vendues plusieurs broderies, dont une représentant le bateau « La Montaña » qui avait servi pour la traversée de la délégation maritime. Lorsque j’ai voulu négocier le prix de la broderie, la personne qui tenait la boutique m’a dit « Tu sais, maintenant nos productions sont exposées au Reina Sofía, et auparavant elles étaient déjà dans plusieurs musées, cela vaut vraiment son prix [61] ».
Si l’on revient à Madrid et aux collections du Reina Sofía, il faut aussi comprendre en quoi le musée constituait un terreau favorable à ce processus de patrimonialisation de productions indigènes. Cette acquisition s’inscrit dans un projet muséal élaboré sur une quinzaine d’années et qui défend l’idée d’un musée pour les citoyens et celle de l’art comme patrimoine commun et comme ressource pour regarder l’histoire et le présent. Plus précisément, l’ancien directeur plaidait pour un musée situé dans son temps, portant un regard critique sur le passé colonial de l’Espagne.
Aussi les expositions collectives temporaires qui s’étaient tenues au musée dans les années précédentes s’inscrivaient-elles dans cette lignée. Cela fut le cas de Principio Potosí en 2009 : « Le propos de cette exposition consistait à faire l’hypothèse que la naissance du capitalisme contemporain n’était peut-être pas à trouver dans la révolution industrielle du nord de l’Angleterre ou de la France napoléonienne, mais dans les mines d’argent de la Bolivie coloniale » (Bishop 2021 : 61).
Le même esprit critique avait guidé l’exposition Perder la forma humana (2012) qui se focalisait sur la période qui va de l’année du coup d’état de Pinochet (1973) au soulèvement zapatiste en 1994. Une telle approche décoloniale – voir le monde du point de vue des pays du Sud – avait également amené à l’ouverture de l’exposition Giro grafíco [62], proposant un voyage à travers les initiatives graphiques qui, des années 1960 à nos jours, ont affronté des contextes d’urgence politiquement oppressifs en Amérique latine.
La mise en place de telles expositions reposait sur une conception “multiple” de la modernité : « Celle d’une histoire de l’art qui n’est plus conçue en termes d’avant-gardes et d’œuvres périphériques – comme cela est toujours le cas dans les centres d’art européens qui ignorent à quel point des œuvres apparemment “tardives” ont une valeur qui leur est propre » (Bishop 2021 : 62).
Dans cette vision du musée, l’institution se doit de réunir des « biens communs » (comme les cayucos zapatistes) pour mettre en place son projet d’« éducation radicale », c’est-à-dire de permettre de comprendre le présent en relation avec le passé pour penser les possibilités que peut offrir le futur (Borja-Villel 2022 : 228-241).
Au vu de ces considérations, l’acquisition des artefacts zapatistes rentre dans une dynamique d’inclusion institutionnelle et dans le projet d’un musée du sud (de l’Europe) qui prétend s’écarter de la vision d’une Europe hégémonique dans l’histoire de l’art.
Conclusion : Une inclusion qui cache une intrusion
Le cas que nous venons d’analyser nous place à un endroit stratégique pour observer comment des pratiques de résistance se reconfigurent par l’art et pour comprendre les transformations profondes qui affectent les musées aujourd’hui, à un moment où les approches dites « décoloniales » se multiplient aussi bien dans les musées d’art contemporain que dans les musées d’anthropologie ou d’ethnologie (Schütz 2021 ; Vergès 2023). Ces dynamiques nous montrent que les arènes où sont débattues et se fabriquent les politiques patrimoniales vont bien au-delà de l’institution muséale et deviennent une affaire publique.
Les acquisitions récentes du Reina Sofía ont aussi fait l’objet de controverses dans l’opinion publique madrilène. Dans la presse, certains évoquent le fait que le musée ait acheté des œuvres à un mouvement terroriste [63], d’autres saluent le choix du musée et la donation des Zapatistes à l’ONG Open Arms [64]. Par ailleurs, alors que le Reina Sofía promouvait le projet « Vasos comunicantes » et ses nouvelles acquisitions, un autre grand musée de la capitale, le Prado, ouvrait l’exposition intitulée « Tornaviaje [65] » dédiée à l’art ibéro-américain en Espagne et portant un regard colonial sur les œuvres arrivées dans le pays, depuis les Amériques aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Dans un tel contexte, la présentation des artefacts zapatistes au Reina Sofía pourrait se lire comme la volonté de l’institution muséale de s’écarter d’un « temps du mépris » (De l’Estoile 2007) associé au passé colonial, pour s’inscrire dans un présent qui marquerait le « temps de la reconnaissance » d’une histoire que le musée tenterait de raconter à travers les épisodes de sa narration scénographique.
Ce contexte a également permis l’apparition de discours critiques de la part des militants vis-à-vis de la politique d’inclusion du musée, car certains ont interprété la présence des cayucos comme une réappropriation subtile par le musée des productions zapatistes, ou plus précisément une manière d’inclure les nouveaux acteurs de l’histoire des anciennes colonies dans une institution du vieux monde, comme un acte venant renforcer une vision universaliste du musée.
Pourtant, si on se déplace de l’autre côté de l’Atlantique et que l’on regarde cette opération de patrimonialisation – impliquant des circulations transnationales – d’un autre point de vue, on pourrait également y voir une action émancipatrice de la part des communautés autonomes, surtout en reliant cette acquisition au contexte plus général du « Voyage pour la vie », une initiative que les Zapatistes définissent comme un voyage pour aller à la conquête de l’Europe. En effet, dans un document publié par le collectif mexicain Periodistas Unidos [66] le 5 septembre 2022 et adressé au Musée, à l’association Pallasos en rebeldía et à l’ONG Open Arms par le sous-commandant Marcos, le sous-commandant Galeano [67] et le sous-commandant Moisés, les Zapatistes exposent la dynamique de cette singulière acquisition. Dans ce document, ils expliquent avoir amené les cayucos en Europe lors du voyage de la délégation maritime, en pensant les donner à une association impliquée dans le sauvetage en mer des migrants, ou de les proposer à une vente aux enchères pour financer leur initiative. Ils expliquent aussi avoir accepté de bon gré la proposition d’achat du musée de ces sculptures qui racontent une « histoire incomplète » et qui ont été fabriquées dans l’idée d’encourager « une navigation à l’envers de l’histoire [68] ».
On peut lire dans le communiqué qu’ils auraient même payé pour les voir présents dans le musée et qu’ils étaient prêts à accepter n’importe quel prix d’achat pour voir accomplie cette opportunité [69].
Par ailleurs, lorsqu’une délégation de Zapatistes s’est rendue au musée pour voir les cayucos installés, l’une d’entre eux a appelé ses camarades pour leur montrer la salle du musée et s’est exclamé : « Regardez compañeros y compañeras, on a aussi envahi le musée de la Reine Sofía ! ».
En effet si on prend en compte le contexte d’acquisition des cayucos, apportés en Europe avec un voyage revendiqué comme une conquête à l’envers, l’entrée dans le musée des productions zapatistes pourrait alors se lire comme une intrusion – par ceux qui auparavant étaient exclus – dans une institution culturelle majeure d’un ancien pays colonial. Cela vient ainsi affirmer l’agentivité politique d’une action qui se veut émancipatrice, dans la mesure où l’on peut lire cette entrée dans le musée comme une étape d’un processus plus large porté par les communautés (et appuyé par les militants internationaux) de réécrire sa propre histoire et de se positionner non plus comme les dominés du passé, mais comme les acteurs du futur. En effet, refaire le voyage à l’envers, c’est aussi déjouer une histoire toute faite et ouvrir la possibilité d’une autre histoire.
Dans cette perspective, les trois petites embarcations acquises par le musée doivent aussi être vues comme une manière paradoxale de faire référence aux trois caravelles de Christophe Colomb qui achevèrent leur traversée de l’Atlantique avec la découverte des Amériques. Ici, les cayucos ont entrepris le voyage inverse et ont traversé le même océan 500 ans après la conquête de México-Tenochtitlán, avec le souhait d’écrire une autre histoire, de visibiliser des acteurs qui restent souvent à la marge, de reconfigurer les rapports de pouvoir.