En quête constante d’un juste intervalle
Cet article expose un épisode singulier de mon dernier terrain de recherche effectué dans le cadre d’un doctorat en anthropologie, à l’occasion duquel je me suis retrouvée confinée avec une famille d’éleveurs-agriculteurs bouriates [1], dans les steppes du nord-est de la Mongolie, en mars 2020. Cette quarantaine ciblée, qui ne concernait que cette famille, s’est produite à un moment de crise en Mongolie où le gouvernement apprenait la présence du coronavirus sur le territoire, après des mois de précautions et de mesures préventives scrupuleusement respectées par la population.
Dans un premier temps en effet, le gouvernement mongol a géré la crise sanitaire de la Covid-19 (le SARS-Cov-2) en mettant en place des dispositions strictes visant à empêcher l’entrée du virus sur le territoire, et dans le même temps à prévenir sa propagation par des mesures de distanciation sociale (avant même d’avoir la preuve de l’existence du virus sur son territoire) [2]. Ces règles et leur respect scrupuleux, présenté comme fruit d’une conscience collective et d’un comportement responsable et solidaire de la population mongole, se sont manifestement révélés efficaces, et le pays en tira une grande fierté. Le caractère strict des mesures et la rapidité d’action du gouvernement s’expliquaient par la grande proximité géographique de la Mongolie avec la Chine, mais aussi et surtout par la conscience du gouvernement mongol du manque d’infrastructures dans le pays qui aurait difficilement pu faire face à une telle pandémie.
L’événement déclencheur a été la venue en Mongolie d’un Français porteur du coronavirus au début du mois de mars, diagnostiqué positif six jours après son arrivée. La nouvelle de ce premier cas officiel a provoqué une vague de panique dans tout le pays, en même temps qu’elle a fait ressortir une méfiance importante vis-à-vis des étrangers. C’est dans ce contexte que je me suis retrouvée mise à l’écart, en « quarantaine » (karantin) [3] – précisément en raison du fait que j’étais étrangère et que je me trouvais à cet endroit à ce moment particulier –, en entraînant malgré moi dans cette expérience la famille chez qui je séjournais.
Mes recherches doctorales, qui ont pour objet la sociabilité, les rituels et le rapport au chez-soi des éleveurs bouriates de Mongolie, nécessitaient en effet de passer un temps prolongé en milieu rural et de partager le quotidien de familles d’éleveurs en participant aux activités quotidiennes autant que possible, conformément à la méthode d’observation participante prônée par l’anthropologie depuis Malinowski (1989 [1922]) [4].
Pour une meilleure compréhension du cas présenté, il me semble essentiel de donner quelques détails sur ma famille d’accueil et les rapports que nous entretenions. Il s’agit d’un foyer bouriate d’éleveurs-agriculteurs dont j’ai fait la connaissance en 2015, à l’occasion de mon premier terrain ethnographique en Mongolie. Cette famille vit dans le district de Bayan-Uul, dans la région du Dornod, au nord-est du pays (fig. 2), et a deux lieux de résidence auxquels je ferai référence dans cet article : un campement, lieu de résidence principal, situé à 35 km du village de Bayan-Uul, « à la campagne » (hödöö), dans les steppes (fig. 3), ainsi qu’une maison au cœur du village – littéralement « centre du district » (sumyn töv) en mongol – qui permet à Gerel et sa fille d’y habiter pendant l’année scolaire [5]. Les membres piliers de ce foyer sont : Gerel (45 ans), la mère de famille ; Boldoo, le père de famille décédé il y a 2 ans, que je fais le choix d’inclure dans les protagonistes étant donné qu’il occupe dans l’histoire une place importante ; leur fille cadette Ariuna (10 ans) ; leur fils aîné Tseveen (23 ans), revenu au campement dans le but d’aider sa mère après la mort de son père ; et enfin Enhee (50 ans), un homme présentant un déficit mental que la famille a pris sous son aile vingt ans plus tôt, et qui assure la fonction de berger [6]. Faire la rencontre de Boldoo et Gerel m’a amenée à passer la quasi-totalité de mon terrain de master d’anthropologie chez eux et à y retourner régulièrement lors de mes séjours ultérieurs entre 2015 et 2020. L’entente avec eux a été immédiate et le lien s’est renforcé au fil des années, peut-être pour avoir partagé avec la famille des moments importants et difficiles, tels que les mois qui ont suivi le décès de Boldoo. Le fait d’être « apparentée » à cette famille [7], considérée par ailleurs comme particulièrement généreuse et bienveillante à Bayan-Uul, m’a notamment permis de me constituer un vaste réseau relationnel et de rencontrer d’autres familles chez qui j’ai pu séjourner par la suite.
Il existe depuis 2020 une multitude de travaux sur le thème de la pandémie du Covid-19, en particulier en ce qui concerne la gestion de la maladie en Chine (Street et Kelly 2020 ; Song et Walline 2020 ; Keck 2021 ; Xiang 2020), en Inde (Chatterjee 2020) ou encore en Suède (Johnson 2021). D’autres études examinent la manière dont les personnes âgées font face à la pandémie et au confinement, au Royaume-Uni (Wenning, Polidano, Dikomitis, Mallen 2021) ou au Pérou (Chiappori 2021). L’expérience singulière de mise à l’écart que je rapporte dans cet article vise toutefois à mettre en lumière certaines caractéristiques générales de la sociabilité mongole plutôt que de traiter de la gestion de la maladie. Les auteurs qui se sont intéressés à cette sociabilité se sont principalement concentrés sur l’hospitalité (High 2008, 2017 ; Humphrey 1987, 2012 ; Ruhlmann 2015 ; Sneath 2019), la réciprocité et les obligations sociales (Sneath 1993, 2019), les règles de bonne conduite (Hamayon 1971 ; Humphrey 1997) considérées notamment à travers les techniques et postures du corps (Hamayon 1970 ; Lacaze 2012 ; Ruhlmann 2015) – en somme, des études mettant en évidence l’étayage quotidien d’un ordre social rendu prégnant par la réalisation de ces gestes et paroles de tous les jours. D’autres travaux ont par ailleurs insisté sur la méfiance et la suspicion comme composantes essentielles de cette sociabilité (Haas 2012 ; Højer 2019 ; Pedersen 2011). Si ces traits sont effectivement observables dans le cas que je présente – d’autant plus que le contexte appelle à une méfiance paroxystique –, la situation décrite ici révèle néanmoins une sociabilité plus nuancée, faite de solidarité et de circonspection, de confiance et de méfiance, de proximité et d’éloignement. Malgré la suspicion inhérente aux interactions sociales en Mongolie (Haas 2012 ; Højer 2019), les relations arrivent en effet à former un maillage somme toute résistant qui tient malgré tout, notamment grâce à l’établissement d’une juste distance. L’examen minutieux des notions de méfiance et de confiance des Barga de Mongolie-Intérieure de Paula Haas (2012) m’aidera par ailleurs à mettre en lumière les dynamiques entre proximité/éloignement, familiarité/étrangéité [8], confiance/méfiance et dangerosité : celles-ci sont présentes chez les Bouriates de Mongolie et s’avèrent centrales dans l’établissement d’une juste distance entre les acteurs. Paradoxalement, le moment exceptionnel de mise à l’écart met en lumière la texture habituelle des relations sociales qui se caractérise notamment par la quête constante de cet intervalle.
Cet article distingue deux grandes parties qui suivent l’ordre chronologique du récit : la première concerne le processus de mise à l’écart et englobe les premières 24 heures subséquentes à la prise de connaissance de la présence du virus sur le territoire. La seconde expose la suite de la quarantaine, qui se déroule au campement.
La nouvelle, le chaos et l’isolement
La nouvelle
L’histoire commence le mardi 10 mars à l’aube, au campement (fig. 3). Alors que tout le monde dort, Oyun, le plus proche voisin, fait irruption et nous informe que la quarantaine par région a repris dans le pays. Trois semaines avant cet épisode, en effet, toute circulation interrégionale avait été bloquée à l’occasion du Nouvel An lunaire [9], qui donne généralement lieu à de grands rassemblements familiaux. L’interdiction de circulation annoncée entre les régions, voire les districts, impliquait d’être temporairement immobilisé à Bayan-Uul (fig. 1 et 2) – ce qui n’est pas sans conséquence pour les éleveurs, contraints de se rendre régulièrement à Ulaanbaatar pour y vendre ou acheter divers produits.
Peu après, l’appel téléphonique d’une amie de Gerel nous informe des bruits qui courent au village : on raconte qu’une étrangère se trouve en ce moment sous son toit. Elle rapporte également que les mesures anti-covid spécifiques à Bayan-Uul astreignent les étrangers au district à s’enregistrer au centre administratif dès leur arrivée – un détail que l’on a manifestement négligé, ce dont se doutait l’amie de Gerel. Aussi nous conseille-t-elle de nous rendre au village sans attendre, d’autant plus qu’à l’en croire, les habitants de Bayan-Uul se sont empressés de signaler ma présence à l’administration le matin même. Étant donné que la région du Dornod compte parmi les moins touristiques de Mongolie, la population n’est pas accoutumée au contact – ne serait-ce que visuel – avec les étrangers (occidentaux en particulier) –, ce qui étant donné les circonstances, ne favorisait pas son indulgence à mon égard.
À ce moment-là, je me trouvais en Mongolie depuis 19 jours et à Bayan-Uul chez Gerel depuis 6 jours. Nous avions d’ailleurs fait le chemin ensemble depuis la capitale, en voiture : Gerel et Ariuna y étaient de passage et en avaient profité pour me prendre au retour. Deux amis de la famille ont également été du voyage. La concomitance de cet appel téléphonique avec la nouvelle qui se répandait dans le pays – à savoir la présence du coronavirus sur le territoire mongol, introduit de surcroît par un étranger – ne relevait nullement du hasard.
L’information circulait sur les réseaux sociaux depuis l’aube : un Français employé par une société d’exploitation minière, arrivé en Mongolie le 2 mars, avait été diagnostiqué positif après s’être librement promené à Ulaanbaatar et sur les sites miniers des régions alentours pendant 6 jours. Les nouvelles stipulaient par ailleurs clairement que l’incident était dû à un manque de précautions de sa part, dans la mesure où il aurait dû s’imposer une auto-quarantaine de 14 jours à son arrivée. Ce matin-là en Mongolie, et à Ulaanbaatar en particulier, l’heure était à la panique générale. Des posts violents fusaient sur Facebook, et l’on pouvait lire des propos tels que « tous les étrangers à mort » ou encore « ce Français mériterait d’être brûlé [10] ».
Le matin du 10 mars dans les steppes dépourvues de réseau de téléphonie mobile 4G, on ne sait toutefois encore rien de cette histoire. Gerel et moi nous mettons tranquillement en route vers le centre administratif dans le but de m’enregistrer. L’entrevue se passe plutôt bien : les fonctionnaires, que je connaissais pour la plupart à force de visites effectuées à Bayan-Uul, nous demandent une multitude de documents et d’informations et cherchent à retracer tous mes déplacements et contacts depuis mon arrivée en Mongolie. Curieusement, ils s’appliquent également à reconstituer la genèse de notre histoire avec Gerel : comment nous nous sommes rencontrées en 2015, quels séjours j’ai effectués chez elle en l’espace de ces cinq années, pour quelles raisons, etc. Après un bref examen du dossier, ils concluent que les risques de contamination sont nuls étant donné que je me trouve en Mongolie depuis environ trois semaines – la durée officielle d’incubation du virus était alors de 14 jours selon les organismes de santé en Mongolie – et veulent bien me croire quant au fait que la France n’était pas encore classée comme pays à risque au moment de mon départ. Ils font certes remarquer à Gerel qu’un passage au centre administratif avait été requis à notre arrivée, sans toutefois nous en tenir rigueur, et nous prient simplement de passer à la clinique médicale sur le chemin du retour pour une rapide vérification de température et de tension.
Le chaos
C’est à la clinique que les choses se compliquent. Notre entrée dans le hall a pour effet d’interrompre les conversations des patients qui attendaient d’être pris en charge. Un silence pesant s’ensuit, et la moitié des visages qui se tournent vers nous expriment une peur panique que la réponse à la question lancée – “elle vient d’où ?” – n’arrange pas.
Agitation. Les infirmières alertent précipitamment les médecins de ma présence, la nouvelle circule vite. Toujours dans le hall bruyant et chaotique, on me demande mille et une informations d’ordre administratif et sanitaire, ainsi que des précisions sur les modalités de mon arrivée en Mongolie. Dans la confusion, l’infirmière apeurée remplit la fiche de renseignements avec les mauvaises données. Dans le même temps, la plus ancienne des médecins [11] de la clinique, une femme très respectée, descend en trombe et déclare que la durée d’incubation du coronavirus est de 28 jours et non plus de 14. Les médecins me prient de retracer mes déplacements des trois dernières semaines et parlent de nous mettre immédiatement en quarantaine – Gerel, Ariuna et moi – dans la maison de Gerel au village, pour une durée de 14 jours à compter de cet après-midi avec interdiction complète de sortie. Cette décision, prise précipitamment dans le vacarme du hall résonnant de la clinique, repose uniquement sur la déclaration de la médecin en chef.
Depuis notre maison au village, cet après-midi-là, on reçoit des coups de fil incessants : notre sort n’est pas encore fixé de manière définitive. On nous informe que notre confinement au village durera finalement 7 jours au lieu de 14. Plus tard, Gerel reçoit un appel de la médecin en chef la priant de venir la voir à son domicile – elle qui, plus tôt, nous avait contraintes à une interdiction totale de sortie. À son retour, Gerel nous annonce que la sentence a encore changé : ce sera en fin de compte 14 jours de « quarantaine » (karantin) au campement à partir du lendemain matin. Aussi, nous sommes dorénavant quatre concernés par cette mise à l’écart : Tseveen, le fils de Gerel, s’« isolera » avec nous afin d’aider au travail au campement. À titre de précision, nous avons tu être arrivées d’Ulaanbaatar avec d’autres personnes : avant que les interrogatoires ne commencent, Gerel et les deux jeunes hommes qui étaient du voyage avaient convenu ensemble de présenter une version simplifiée des faits pour éviter de compliquer l’affaire. De ce fait, nous avions déclaré que Gerel, Ariuna et moi n’étions que toutes les trois dans la voiture.
Ce soir-là, dans notre maison au village, l’atmosphère est tendue. Gerel se sent coupable de m’avoir ramenée à Bayan-Uul et c’est précisément ce que « tout le monde » lui reproche. Elle est étiquetée comme « celle qui a amené l’étrangère à Bayan-Uul », et me dit avec animation que les habitants de Bayan-Uul ne font désormais plus la différence entre elle et moi (hümüüs odoo chamaig nadaas yalgadaggui), étant pour sa part également devenue une source de crainte, ce qui lui est visiblement très désagréable. Gerel se montre particulièrement préoccupée des répercussions de la nouvelle et passe la soirée à s’informer de la situation avec sa fille par l’intermédiaire de Facebook [12]. À l’inquiétude des on-dit s’ajoutait l’appréhension – moindre néanmoins – de la découverte du mensonge par omission concernant la présence des deux jeunes gens sur la route depuis Ulaanbaatar.
La visite
Le lendemain matin, tout est orchestré de sorte qu’on soit tous les quatre mis à l’écart. Tseveen doit d’abord faire un aller-retour au campement pour ramener son oncle, qui séjournait jusque-là avec nous mais qui s’est malgré tout vu épargner la quarantaine. Précédant notre départ, on reçoit la visite des médecins, suivie de près par celle de la police.
Les médecins prennent notre température et nous donnent des prospectus présentant des recommandations de santé et conseils nutritionnels. Elles nous expliquent leur vision du problème, qui d’après elles tient au fait que je sois rentrée en contact avec Gerel et Ariuna le treizième jour après mon arrivée de France. Aussi le confinement n’aurait-il pas eu lieu d’être s’il s’était écoulé un jour de plus avant nos retrouvailles, mais en l’état actuel des choses, toutes deux avaient possiblement été contaminées – d’où l’inquiétude générale. En réponse à mes protestations d’hier, les médecins certifient, preuves à l’appui, qu’il y avait déjà six cas de coronavirus en France le jour de mon arrivée en Mongolie, ce qui constitue bel et bien un risque. Elles ajoutent enfin que tout le village a « peur de [moi] » (chamaas aidag) ; et que, pour cette raison notamment, il vaut mieux nous isoler au campement plutôt qu’ici, au cœur du village. Une prise de sang n’est selon elles pas nécessaire mais une quarantaine par précaution serait indispensable – non plus de 14 jours mais 10, étant donné que nous nous trouvons à Bayan-Uul depuis déjà 7 jours. Si la logique sanitaire exposée par les médecins échappe toujours en partie à ma compréhension, la « peur » (aidas) de la population est cette fois exprimée de manière explicite – mais aussi, là encore, de façon indirecte, la peur étant ici rapportée par les médecins.
La visite de la police, qui succède à celle des médecins, est franchement désagréable. Les deux policiers se montrent brutaux, me listent une série d’interdits à respecter durant la quarantaine, m’ordonnent de signer des papiers que je ne comprends pas, parlent vite et refusent que j’appelle quelqu’un qui puisse m’aider. Pour finir, ils menacent de me renvoyer en France en cas de violation des règles. Je dois encore rentrer dans une voiture aux vitres teintées pour donner des renseignements supplémentaires sur ma famille en Europe notamment, avant que l’on soit priés de partir sans attendre et enjoints de confirmer notre présence au campement à l’arrivée par un appel.
Une fois sur place, Gerel nous oblige à faire une sieste sous prétexte que l’on a pour consigne « l’interdiction de se fatiguer » (yadrah bolomjgui) – sieste toutefois perturbée par des appels téléphoniques incessants de la police et des médecins qui nous demandent en permanence des renseignements complémentaires. Malgré le changement de cadre et le calme serein des steppes alentour, l’atmosphère dans la maison reste tendue. Enhee, le berger, nous apporte les nouvelles des dernières 24 heures : le voisin Oyun lui aurait désormais défendu d’entrer chez lui et ne serait en outre pas sorti de la journée, pas même pour abreuver son cheval [13]. Une autre personne du voisinage aurait tenu des propos désobligeants nous concernant. Ce soir-là, Gerel et Tseveen m’annoncent explicitement que je suis devenue un sujet de crainte à Bayan-Uul : la veille, Tseveen avait pu lire de nombreux posts Facebook péjoratifs à mon propos et à celui de sa mère (la peur d’une contamination suscitant visiblement des commentaires hostiles).
Nous mettre à l’écart pour étouffer les commérages
Cette première partie du récit permet de faire plusieurs constats. Avant tout, on remarque que le discours du corps médical change en permanence. Il se présente comme rationnel mais se caractérise par une inconstance et une incohérence flagrantes : en l’espace d’une après-midi, les décisions quant à notre sort ont changé trois fois. Les autorités administratives nous disent d’abord qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter et que l’on peut rentrer chez nous, les médecins nous imposent ensuite une quarantaine de 14 jours au village, nous annonçant peu après que la durée de cette quarantaine serait finalement de 7 jours, pour décréter, en définitive, la nécessité d’une quarantaine de 10 jours non plus au village mais « à la campagne » [14]. Ceci relève, me semble-t-il, de la multiplicité des enjeux relatifs à notre isolement qui dépassent de toute évidence la simple logique sanitaire présentée, qui impliquaient en outre des actions à entreprendre somme toute contradictoires.
Un premier enjeu est bien entendu de maîtriser la peur du virus, qui gagnait de l’ampleur parmi les habitants en même temps qu’elle semblait s’estomper progressivement chez le personnel médical (si la médecin en chef prie Gerel de venir à son domicile à la nuit tombée, c’est que le risque de contagion ne lui paraît pas si important). L’absence de cohérence de notre mise à l’écart donnait effectivement à croire que les autorités n’étaient pas réellement inquiètes d’un risque de contagion véritable : rien n’était fait pour s’assurer que Gerel ou Ariuna ne soient pas porteuses du virus et notre interdiction de sortie n’était pas synonyme d’isolement, les autres personnes partageant notre foyer restant libres de mouvement. Quoi qu’il en soit, la crainte généralisée au district a d’emblée été prise au sérieux et a été déterminante dans la forme qu’a prise notre quarantaine. L’intention était donc manifestement de mettre un terme à l’agitation [15].
Un autre enjeu d’importance, lié au précédent, consistait, semble-t-il, à étouffer les commérages naissants et à nous éviter en même temps d’être trop exposés aux « commérages malveillants » que les Mongols appellent hel am. Comme je vais le montrer, il était essentiel d’en protéger Gerel en particulier, qui se trouvait d’ores et déjà dans une position vulnérable et n’avait pas besoin d’ennuis supplémentaires, notamment selon les autorités administratives et sanitaires.
Hel am, littéralement « langue bouche » en mongol, est une expression que l’on peut traduire par « mauvaise langue » (Merli 2010) ou « commérages malveillants » (Delaplace 2020 ; Højer 2019). Pour reprendre la formule de Laetitia Merli, « le hel am pourrait être à la parole ce que le mauvais œil est au regard ». Il n’est d’ailleurs pas sans rappeler ce dernier, étudié dans diverses régions du monde (Dundes 1992). Le hel am en Mongolie a la faculté de porter atteinte à la chance et à la bonne fortune de ceux qui en font l’objet, et a en ce sens le même effet que les sorts (haraal), bien qu’il s’en distingue par son absence d’intentionnalité en ce qu’il n’est pas provoqué par quelqu’un qui cherche consciemment à nous faire du mal. Selon les conceptions locales, il « souille » ou « pollue » (buzarlah) les personnes, et c’est cette pollution qui entrave la bonne fortune de celui ou celle qui en est victime (High 2017 ; Swancutt 2012). Le hel am est « noir » (har hel am) lorsqu’il concerne une parole hostile, provoquée par des médisances ou disputes, ou « blanc » (tsagaan hel am) lorsqu’il relève de la flatterie et de l’éloge. Dire du bien de quelqu’un à outrance, le flatter de manière excessive, est en effet perçu comme tout aussi nocif que d’en dire du mal puisque ces éloges finissent forcément par susciter l’envie ou la jalousie d’un autre et finissent par se retourner contre la personne visée (Delaplace 2020 ; Højer 2019).
Dans les 24 heures suivant notre passage à la clinique, la famille semblait extrêmement préoccupée par ces commérages – qui, en 2020, prenaient la forme de posts Facebook en plus des ragots ordinaires. Curieusement, c’est également de manière indirecte que nous parvenaient les informations relatives à ces posts : ni Gerel ni moi n’y avons jamais eu accès directement étant donné que c’est Tseveen et d’autres proches du village qui nous les rapportaient. Cette nouvelle forme de hel am à l’heure du numérique semblait générer tout autant d’anxiété que les commérages « classiques » de bouche à oreille : Gerel, que les nouvelles technologies de communication indiffèrent d’ordinaire et qui n’utilise pas de smartphone par désintérêt pour les réseaux sociaux, était pourtant particulièrement soucieuse de ces messages. Aussi ces posts semblaient avoir la même valeur et le même pouvoir de nuisance que les commérages classiques. Les « on-dit » se sont rapidement transformés en un « tout le monde raconte que » aux yeux de la famille, qui avait l’impression d’avoir tout le district à dos, ce qui contrastait par surcroît avec la bonne réputation dont elle jouissait d’ordinaire.
Ces inquiétudes faisaient par ailleurs écho à une succession d’événements malheureux récents auxquels la famille avait dû faire face et que l’on suspectait d’avoir été provoqués par le hel am. En janvier 2019, suite à deux morts rapprochées au sein de la famille, Gerel me confia que quatre personnes distinctes (dont des spécialistes rituels) estimaient que le hel am blanc en avait été la cause. Photographies à l’appui, elle me raconta une cérémonie de remise de prix à laquelle Boldoo et elle avaient été conviés peu avant la mort de Boldoo, et à l’occasion de laquelle ils avaient fait l’objet de beaucoup d’éloges. Sans être certaine du rôle de ces flatteries dans le décès fortuit de son mari, elle y voyait néanmoins un élément significatif qui l’avait certainement favorisé, et m’a en outre avoué prendre depuis lors les histoires de hel am bien plus au sérieux.
En bien ou en mal, donc, la parole de l’autre est dérangeante (Merli 2010 : 141). Lars Højer (2019), qui s’est intéressé de près au phénomène, remarque que cette « parole qui circule toute seule » se caractérise par une agentivité insaisissable qui touche spécifiquement celui qui sort du lot. Or, sortir du lot de manière autonome est dangereux en Mongolie, car faire porter l’attention sur soi nous met paradoxalement entre les mains des autres (Højer 2019 : 81). Autrement dit, le hel am concerne le risque de faire la différence, et éviter de faire la différence permet d’éviter de devenir une « personne distribuée » (Gell, cité dans Højer 2019 : 81). Pourtant, le danger du hel am semble impossible à déjouer dans la mesure où le risque de susciter des commérages est inhérent à chaque interaction. Distinguer les personnes nuisibles des personnes sans danger est donc vain car chacun constitue par essence un potentiel ennemi (Højer 2019 : 71). Étant donné l’ampleur qu’avait prise la nouvelle du virus à Bayan-Uul et le fait que Gerel et moi nous y soyons retrouvées associées, il était clair que nous sortions du lot, et ce de manière particulièrement saillante : moi du fait d’être étrangère et directement associée à une menace, Gerel pour être au cœur des médisances, que la parole qui circulait toute seule condamnait pour avoir mis les habitants du district en danger. Nous étions ainsi devenues des cibles parfaites de commérages, et courions paradoxalement nous-mêmes un danger.
En même temps, le hel am génère de l’infortune au-delà de la personne qui en fait l’objet dans la mesure où il touche sa communauté d’appartenance (Empson 2011 ; High 2017 ; Højer 2019). À titre d’hypothèse, on pourrait également voir dans la volonté d’étouffer le hel am naissant une tentative d’empêcher un embrasement de l’infortune dans la communauté de Bayan-Uul dans son ensemble.
S’il était essentiel d’éloigner Gerel du danger du hel am, c’est notamment qu’elle se trouvait déjà dans une position de fragilité – un avis que semblaient partager les médecins et fonctionnaires de l’administration. À Bayan-Uul, district de 5 000 habitants, tout le monde se connaît plus ou moins ; et tous, y compris les autorités administratives et médicales, étaient au courant des circonstances dans lesquelles Gerel avait perdu son mari 2 ans plus tôt (celui-ci étant décédé soudainement d’un AVC en plein milieu de la nuit, le campement de la famille étant trop éloigné du village et de toute infrastructure médicale permettant d’agir vite) et conscients du fait qu’elle traversait depuis lors une période particulièrement difficile sur les plans émotionnel et financier. Le personnel de l’administration connaissait les détails de sa situation économique [16], et Gerel présumait d’ailleurs que si les fonctionnaires s’étaient montrés aussi doux avec elle dans l’après-midi, c’est qu’ils étaient au courant des difficultés auxquelles elle faisait face et n’avaient, de ce fait, pas voulu la brusquer. Les médecins, quant à eux, voyaient se succéder chez elle divers problèmes de santé depuis deux ans – maux dont tous s’accordaient sur l’origine, à savoir les répercussions d’un choc émotionnel important et les conséquences de la disparition d’un partenaire essentiel au maintien du foyer. Notons que la décision de nous écarter du village a d’ailleurs été prise au terme de l’entrevue privée entre Gerel et la médecin en chef, puisque c’est au retour de celle-ci que la décision finale d’une quarantaine au campement a été annoncée. Aussi peut-on aisément imaginer que toutes deux aient convenu de la situation qui serait la moins pénible pour Gerel dans les circonstances présentes. Le caractère multiplexe des relations sociales à Bayan-Uul – où la médecin en chef se trouve également être une confidente pour Gerel, en parallèle de leur relation médecin-patiente – a possiblement aussi joué un rôle dans la prise de décision.
Somme toute, le hel am participe à un ensemble de phénomènes généraux en Mongolie qui reposent sur l’idée que parler, c’est agir sur le monde : ce qui est formulé à voix haute peut conjurer les malheurs ou encore fonctionner comme prophétie auto-réalisatrice (Højer 2019 : 75). Un exemple qui illustrerait parfaitement cette représentation du langage est celui d’une maladresse que j’ai commise peu après cet épisode de quarantaine : nous moquant gentiment du fait d’avoir été assimilées au coronarivus au district, Ariuna et moi nous amusions à déformer nos prénoms de sorte à les amalgamer avec le mot « coronavirus » – ce qui donnait respectivement « Coriuna » et « Coronica ». Ce que j’imaginais être un jeu de mots inoffensif a toutefois eu l’effet de provoquer la colère de Gerel, une colère virulente dirigée contre moi qui n’a pas manqué de me désarçonner, ne m’étant jusqu’ici jamais fait sermonner par elle. Prononcer ces mots risquait manifestement d’attirer la malchance sur sa fille, sans mentionner le fait que les prénoms en Mongolie sont particulièrement hasardeux à manipuler en ce qu’ils sont censés renvoyer à l’essence même de la personne (Empson 2011). Quoi qu’il en soit, cet incident témoigne du potentiel dangereux de la parole en Mongolie et de l’extrême prudence dont il convient de faire preuve à cet égard, les jeux de mots ne faisant visiblement pas exception à la règle.
« Quarantaine » au campement
Le soir de cette journée sombre et austère, alors que personne ne nous surveille et que nous cohabitions sans précautions particulières depuis 10 jours, nous nous mettons à suivre à la lettre les règles d’hygiène qui viennent de nous être imposées. Elles contraignent chacun à avoir son propre verre, son propre bol et ses propres couverts. Nous ne préparons plus de mets nécessitant de se servir d’un saladier commun et ne buvons plus directement de la grande louche en plastique (shanaga) comme à l’accoutumée. Ces nouvelles pratiques d’hygiène et de distanciation semblaient particulièrement déconcertantes dans le contexte d’une maison en Mongolie rurale, constituée d’une pièce unique, où l’espace restreint oblige à une proximité importante et où tout est d’habitude si partagé et peu aseptisé. Nous avions en outre pour consigne d’adopter une alimentation antivirale et riche en vitamines. Les aliments de choix étaient le caillé (aarts) consommé en soupe, le jus d’argousier – que les Bouriates cultivent – et assurément la viande, qui constitue l’« aliment le plus fort en contenu symbolique » en Mongolie (Gardelle et Ruhlmann 2009 : 137) et qui, en contexte de pandémie, était considérée comme un rempart infaillible contre le coronavirus.
Parallèlement à ces règles d’hygiène et à la diète antivirale communes à tous, j’étais tenue de suivre certaines règles qui m’étaient imposées personnellement. Parmi elles figure l’interdiction stricte de m’approcher des animaux ou de m’éloigner du campement, même en l’absence d’humains et animaux alentour. Ces règles ne concernaient pas le reste du foyer, à qui on avait seulement proscrit le contact (humain) avec l’extérieur mais restaient libres de leurs mouvements. En somme, les conditions de cette « quarantaine » au sein du foyer n’étaient pas les mêmes pour tout le monde.
Exposé.e.s au regard des autres
Le campement étant situé loin du village et des autorités, je pensais naïvement que personne ne s’y soucierait des règles de conduite imposées, qui nous semblaient de toute évidence absurdes au vu de la situation. Le premier jour pourtant, chacun se montrait irréprochable (moi y compris, par imitation) – sans doute les appels téléphoniques incessants nous donnaient-ils l’impression d’être constamment surveillés par une autorité invisible et omnisciente. Ce respect minutieux des règles n’a toutefois pas duré : dès le lendemain, on buvait à nouveau de la louche en plastique (shanag) et le repas tenait dans un saladier commun. L’auto-discipline se relâchait à l’intérieur de la maison mais d’autres injonctions continuaient à être prises au sérieux. Ainsi, Gerel me défendait sèchement d’aller me promener dans la steppe alentour : « si Oyun te voit, disait-elle, il appellera la police ». C’est pour les mêmes raisons que je devais selon elle me tenir à distance du bétail.
Les règles que l’on prenait toujours soin de respecter étaient finalement celles qui nous exposaient au regard des autres : c’était le risque d’être aperçus en train de les transgresser qui nous tenait. Le voisinage dans les steppes semblait faire office de surveillance et de contrôle, informel mais pas moindre [17]. C’est par ailleurs la réaction d’Oyun que la famille craignait le plus, bien qu’il soit à leurs yeux une personne « de confiance » (itgeltei) (quoique fréquemment imprévisible en raison de son penchant prononcé pour l’alcool). Paula Haas (2012) note toutefois une importante distinction dans la langue mongole entre deux types de confiance, naidvar et itgel, qu’il convient de prendre en considération en vue d’une meilleure compréhension de comportements de prime abord contradictoires. Naidvar désigne la foi en la capacité d’une personne à effectuer une tâche en particulier et implique de la personne « de confiance » (naidvartai) l’adoption d’un certain comportement, conforme aux attentes. La confiance itgel, pour sa part, contient de fortes connotations morales en ce qu’elle suppose que la personne « de confiance » (itgeltei) soit « douée d’un bon cœur » (saihan setgeltei) et de « bonnes intentions » (sain sanaatai). Aussi Oyun était-il une personne de confiance (itgeltei) honnête et morale aux yeux de la famille, sans pour autant que celle-ci puisse prédire son comportement, altéré en l’occurrence par la peur – mais exempt quoi qu’il en soit de mauvaises intentions.
Puisqu’être digne de confiance est intimement lié au fait d’avoir de bonnes intentions en Mongolie, la méfiance doit à l’inverse être comprise comme le soupçon que l’autre développe de « mauvaises intentions » (muu sanaa) à notre égard (Haas 2012 : 155), qui renferment un potentiel de nuisance. En ce sens, la méfiance n’est autre que la peur des calamités qui émaneraient de mauvaises intentions potentielles que, de même que le hel am, il est possible ni d’éviter ni de contrôler. Les notions de confiance et de méfiance en contexte mongolophone nécessitent par ailleurs d’être pensées en relation avec la notion de « danger » (ayuul) dont le propre est d’échapper à tout contrôle et de survenir à tout moment (Haas 2012). Les relations que les humains entretiennent avec les esprits-maîtres des lieux qui peuplent le territoire en Mongolie sont d’ailleurs également empreintes de peur, le risque de subir les représailles des esprits en cas d’enfreinte aux règles étant omniprésent (Haas 2012). Selon cette conception du monde, la méfiance semble être une résultante inévitable de l’intense vulnérabilité qui caractérise la vie – rurale en particulier – en Mongolie (rudesse d’un climat extrême, accidents météorologiques, isolement) (Haas 2012). La confusion que la crise sanitaire avait induite dans les relations de voisinage à Bayan-Uul, incarnant elle-même un danger, était donc moins un ébranlement de certitudes quant aux bonnes intentions de tout un chacun qu’une amplification du risque de danger intrinsèque aux interactions en général.
Donner l’apparence d’une obéissance
Le lendemain (jeudi 12 mars), qui s’avéra être un jour pivot, commence par un appel téléphonique des autorités locales qui sollicitent des compléments d’information et mentionnent pour finir une amende que je devrais payer, qui serait en cours de discussion. Mon premier réflexe est d’appeler la secrétaire d’un Institut de recherche à Ulaanbaatar qui me tire habituellement d’affaire en Mongolie et de lui rapporter le problème. Gerel, quant à elle, est persuadée que si la situation se calme les prochains jours, rien de tel ne se produira. La sanction semble dépendre de la manière dont la situation évoluera.
Si cette quarantaine visait à mettre un terme à la peur des habitants, à étouffer les commérages et prémunir la famille de ses dangers, il s’agissait aussi, dans une moindre mesure, de me faire payer la supposée faute commise par le patient zéro – par intimidation de la part des policiers, imposition de règles personnalisées dont le but semblait être de rendre ma quarantaine pénible et enfin la menace d’une amende (qui visait sans doute uniquement à m’effrayer). On pourrait voir dans ces méthodes un héritage d’un communisme autoritaire, l’intimidation et la menace étant particulièrement utilisées par les instances de violence légitime pendant l’ère soviétique. Toujours est-il, qu’aux yeux des habitants et des policiers de Bayan-Uul, je représentais l’ensemble des « étrangers » qui, disait-on, faisaient preuve de négligence vis-à-vis des mesures sanitaires imposées. Dans le contexte de crise, les étrangers se trouvaient par ailleurs tout à fait indifférenciés les uns des autres, comme Tseveen et Gerel me l’ont notamment fait remarquer (end hümüüs gadaadchuudiig yalgadaggui) [18].
Quelques heures plus tard, le téléphone sonne à nouveau. La police de Bayan-Uul déclare vouloir venir nous parler mais n’en précise pas la raison. Le policier qui s’adresse à Gerel lui annonce simplement « partir maintenant » (odoo garlaa) du village. Gerel et moi échangeons un regard alarmé : nous n’avons aucune idée de ce qui se passe et sommes inquiètes de ce qui peut arriver. Avant leur visite, toute la maisonnée s’active pour ranger et nettoyer de fond en comble, et nous étalons les prospectus sur les règles d’hygiène bien visible aux yeux des visiteurs. Le but est de faire aussi bonne figure que possible. Une fois que la maison brille, Gerel prépare du jus d’argousier à servir aux policiers. On prépare nos masques et on attend.
Une voiture arrive enfin, et la visite se passe en deux actes, de la même manière que la veille : les médecins puis la police. Les médecins commencent par s’excuser de la veille au nom de l’ensemble des autorités locales et déclarent avoir mal compris la situation. Elles nous expliquent être venues suite à un appel des autorités de Choïbalsan, la capitale régionale. Quelqu’un, dont elles ne précisent pas l’identité, les aurait appelées en vue d’améliorer ma situation et aurait demandé des clarifications quant à une supposée amende à payer – amende dont les médecins, puis la police, s’empresseront de démentir l’existence. J’apprendrai plus tard qu’un professeur d’université influent, qui bénéficie par ailleurs d’un certain prestige social en Mongolie, était à l’origine de cet appel [19]. Les médecins souhaitent également me faire des prélèvements médicaux pour publier ensuite les résultats des analyses de manière officielle, et rassurer ainsi les habitants de Bayan-Uul. Notre quarantaine, annoncent-elles, sera notamment levée dès leur sortie.
Les policiers entrent à leur tour, difficilement reconnaissables tant leur comportement contraste avec celui de la veille. Masques baissés, polis et sympathiques, ils se veulent rassurants et répètent plusieurs fois que tout va bien. Après que Gerel leur a rapporté l’attitude craintive d’Oyun, ils affirment qu’ils passeront rassurer les voisins sur le chemin du retour. Enfin – et c’était selon moi la véritable raison de leur visite –, ils demandent à s’entretenir avec Gerel seuls à seule. Le lendemain, celle-ci me dira qu’ils l’ont interrogée sur son ressenti vis-à-vis de ma présence sous son toit et l’ont priée de se prononcer sur sa volonté concernant mon sort (ce à quoi Gerel a heureusement répondu qu’elle souhaitait simplement ma liberté). Cette visite aura eu le mérite de détendre complètement l’atmosphère : Gerel ne se sentait plus coupable, nous étions tous d’humeur plus légère et plaisantions dorénavant de l’attitude d’Oyun plutôt que de nous en inquiéter.
Tout au long de cet épisode, l’attitude adoptée par la famille face aux décisions et aux figures d’autorité est celle d’une absence de contestation et de questionnements ainsi que l’affichage d’une certaine docilité. Il s’agissait finalement de donner l’apparence d’une obéissance, quitte à contourner discrètement les règles par la suite. Si, pour ma part, je ne cessais de m’interroger sur la logique sous-jacente des injonctions et d’en examiner le caractère juste ou injuste, la famille ne se préoccupait nullement d’en élucider le mystère. Cette posture, que j’étais sur le coup tentée de qualifier de « résignée », semblait finalement davantage révéler une conscience et lucidité de leur part quant au mode opératoire des institutions d’autorité en Mongolie : prouver le caractère injustifié d’une décision venant d’en haut ne semblait pas suffisant pour s’y soustraire, du moins en l’absence d’appui d’une personne d’influence. Montrer que l’on obéit et faire croire à un minutieux respect des règles (aussi contestables soient-elles) semblait en revanche constituer une stratégie bien plus efficace face à une autorité qui ne laisse aucune place à la controverse. Cette logique d’évitement de conflit ouvert et de préservation d’une certaine apparence fait d’ailleurs écho à la stratégie mise en œuvre pour se prémunir du hel am dans les interactions quotidiennes.
Au total, notre quarantaine aura duré 8 jours. La fin annonça le début du peignage des chèvres [20], une activité éminemment collective, et le passage d’un épisode à l’autre s’est fait sans transition.
Différents degrés de proximité et d’étrangéité
Hormis l’absence de visites et de contact avec le voisinage, le quotidien de la famille n’a pas été drastiquement bouleversé par la quarantaine, l’essentiel du travail d’élevage se déroulant de toute manière au campement. Tseveen et Enhee étaient libres de faire pâturer les bêtes sur les collines alentour et les activités d’élevage se poursuivaient. Il a toutefois fallu repenser l’organisation des deux semaines à venir, que notre situation avait compromise : à l’origine, une dizaine d’amis de la famille devaient venir apporter leur aide au peignage des chèvres. La saison de peignage recoupant notre période d’isolement, dont on ignorait par ailleurs la durée, ceux-ci avaient été contraints de s’engager auprès d’autres familles. L’enjeu était alors de trouver d’autres personnes disposées à nous aider, des personnes « de confiance » (itgeltei) selon Gerel qui, en outre, ne verraient pas d’inconvénient à ma présence au campement. La famille doutait en effet de la compréhension de ceux qu’elle ne considérait pas comme étant ses proches, et ce malgré la publication prochaine des résultats de mes analyses médicales – un sentiment d’insécurité et de doute alimenté par les rumeurs qui parvenaient à nos oreilles. Le frère de Gerel, par exemple, avait surpris au village une conversation à propos des résultats de mes analyses, qui se seraient avérés positifs…
Cet épisode de mise à l’écart donne finalement à voir différents niveaux de proximité et d’étrangéité, qui semblent aller de pair avec une certaine confiance ou méfiance (ressentie notamment à mon égard) qu’il convient d’appréhender comme un degré variable de crainte de courir un danger à mon/notre contact. Ces notions, en particulier celle d’étrangéité ainsi que ce qu’implique le fait d’être considéré comme « étranger », méritent toutefois d’être précisées.
Le mot utilisé en mongol pour désigner un étranger est le datif locatif « gadaad », qui signifie littéralement « à l’extérieur » et se présente comme une catégorisation des pays ou personnes non mongols. De manière similaire au français, il se présente par ailleurs comme une catégorie relationnelle relative et multiscalaire : on peut être « étranger » au pays, mais aussi au district (de Bayan-Uul par exemple), l’échelle de l’étrangéité étant généralement comprise selon le contexte. Quoi qu’il en soit, l’étranger est visiblement celui qui vient d’ailleurs, mais aussi et surtout celui qui n’est pas reconnu comme un membre de la collectivité de laquelle il partage pourtant l’espace. Georg Simmel, qui s’intéresse à la figure de l’étranger dans un tout autre contexte – celui de l’Allemagne du début du XXe siècle –, l’appréhende comme une combinaison ambigüe entre le proche et le lointain (1908). L’étranger serait une forme sociologique particulière qui ne ferait sens qu’en relation à autrui : une personne est considérée comme étrangère pour une autre seulement à partir du moment où elle appartient à un espace commun, bien que sa position soit précisément caractérisée par une distance avec ceux qui partagent cet espace (Simmel 1908). Pour autant, l’étranger appartiendrait bel et bien à cet espace (ou à la collectivité) malgré son statut particulier, étant « ni le vagabond, ni le voyageur, [mais] la personne arrivée aujourd’hui et qui restera demain » (Simmel 1908).
Bien que Simmel s’intéresse à cette figure dans le cadre de la ville en particulier, sa manière singulière de penser la relation avec l’étranger comme une combinaison paradoxale de « proximité-distance » peut nous aider à appréhender la relation à autrui en contexte mongol. Si la position de dedans-dehors de l’étranger est particulière, la combinaison paradoxale faite de proximité et de distance serait néanmoins présente dans toute relation réciproque (Simmel 1908), notamment dans les relations ordinaires. Il est intéressant en outre de remarquer que l’étranger en mongol, « gadaad », qui dans le contexte où il désigne une personne pourrait être traduit par « celui qui est à l’extérieur », semble rester « à l’extérieur » quand bien même il se trouve à l’intérieur du territoire, en Mongolie – ce qui rejoint la perspective simmelienne de l’étranger étant à la fois dedans et dehors.
Dans une étude anthropologique plus récente, Rupert Stasch analyse les relations sociales (ordinaires) des Korowai de Nouvelle-Guinée notamment selon cet axe double, celles-ci étant selon lui des « compositions de proximité et de distance » :
…les Korowai pratiquent une sensibilité réflexive des relations sociales selon laquelle l’altérité en tant que qualité relationnelle est en elle-même la base des liens entre les individus. Les acteurs sont en contact étroit à travers et autour de leur altérité. Ce que cela signifie empiriquement, c’est qu’une relation sociale, examinée de près, s’avère être composée de multiples éléments, certains impliquant des qualités relationnelles de proximité, et d’autres impliquant des qualités de distance et d’altérité. Un lien social repose non seulement sur des continuités de familiarité et d’altérité dans un monde social plus vaste et stratifié, mais contient également ces pôles en tant que qualités internes (Stasch 2009 : 263, ma traduction)
Si toutes les relations sociales peuvent, selon Stasch, être appréhendées comme une combinaison de proximité et de distance – de par la manière spécifique aux Korowai de mettre l’altérité au centre dans la manière de penser et établir les relations –, certaines d’entre elles mettraient particulièrement en jeu la coexistence de ces deux principes contraires (Stasch 2009). Il en serait ainsi de la relation entre l’hôte et l’invité, qui combine la proximité spatio-temporelle avec l’altérité dans le lieu de résidence, l’invité constituant une « présence dans un espace d’appartenance de quelqu’un qui n’y appartient pas » (Stasch 2009 : 49-52), ou encore la relation maritale, qui réunit deux étrangers et implique dans le même temps un partage étroit au/du quotidien (Stasch 2009). Pour l’auteur, c’est justement dans cette « association dépareillée entre une intimité étroite et une altérité lointaine » que réside le cœur de la relation, et à une échelle interactionnelle différente, toutes les relations sociales individuelles donneraient à voir des dynamiques de proximité-distance (Stasch 2009).
Mon ethnographie, qui s’inscrit dans la continuité de Simmel et de Stasch qui considèrent les relations comme composées simultanément de proximité et de distance – sans que ce soit contradictoire ni paradoxal – met d’abord en lumière la manière dont ces jeux de proximité et de distance s’établissent concrètement, dans le contexte d’un quotidien chamboulé par des événements qui impliquent de reconfigurer les distances. Elle amène en outre un niveau de complexité supplémentaire en montrant que l’on peut être simultanément étranger et partie intégrante d’un réseau au sein d’une communauté plus large, mais aussi et surtout que l’étrangéité et/ou la familiarité se déclinent en des degrés multiples et mouvants selon les réseaux auxquels on participe et selon le contexte (celui de la crise sanitaire présenté ici favorisant par exemple l’appréhension de l’autre en termes de distance). En ce sens, l’étrangéité se présente comme une catégorie éminemment labile et relative. Ainsi, pour en revenir à notre cas, je n’étais plus considérée comme « étrangère » (gadaad) au sein de la famille à la survenue de l’incident. Je ne l’étais pas non plus vraiment pour les proches de la famille, mais je l’étais dans une certaine mesure aux yeux des fonctionnaires de l’administration, et restais bel et bien étrangère (et source de crainte) aux yeux de la communauté de Bayan-Uul dans son ensemble. C’est d’ailleurs la simultanéité de différents degrés de proximité et d’éloignement entre les autorités d’une part, et les membres de la famille (dont je faisais alors partie) d’autre part, qui rendait la prise d’une décision tranchée quant à notre sort impossible. La bienveillance des autorités vis-à-vis de Gerel entrait en contradiction avec leur méfiance à l’égard des « étrangers » (extérieurs à la Mongolie) que j’incarnais (du moins avant le retournement de la situation), et l’impossibilité de séparer cette étrangéité dangereuse du reste de la famille – qui appartenait pour sa part pleinement à la communauté de Bayan-Uul – du fait de la logique sanitaire semblait être source de tension et de décisions contradictoires.
L’établissement d’une juste distance
Ce cas particulier, qui présente une mise à distance extrême dans un contexte de méfiance accentuée, fait ressortir de manière particulièrement saillante le caractère ambigu des relations sociales en Mongolie et leur texture singulière faite d’éléments a priori contradictoires – confiance et suspicion, appartenance et étrangéité, proximité et éloignement. Si le caractère double et antinomique des relations n’est pas propre à la Mongolie en ce qu’on le retrouve également dans d’autres contextes culturels, comme ceux décrits par George Simmel ou Rupert Stasch, mon ethnographie a l’avantage de montrer la manière dont cette ambigüité et la simultanéité de ces composantes contraires s’exprime concrètement et dans le détail dans un quotidien perturbé, en même temps qu’elle met en lumière le caractère particulièrement fluide, mouvant et fluctuant de l’« étrangéité » qui, on l’a vu, peut se manifester à des degrés variables et à des niveaux différents, qui dépend de bien des facteurs.
En outre, le cas que je présente met en relief le lien étroit qui existe entre le degré de proximité et d’étrangéité dans les relations sociales d’une part, et la confiance-méfiance d’autre part. En Mongolie, l’accord de confiance envers autrui implique toutefois d’être considéré comme un acte plutôt que la résultante d’une estimation positive de ses intentions (Haas 2012), de même que le climat de « méfiance généralisée » (Højer 2019) nécessite d’être envisagé comme l’anticipation continuelle d’un danger intrinsèque aux relations avec les humains et autres entités, qui par surcroît nous dépasse. Dans un tel contexte, la méfiance, inhérente à la condition vulnérable de la vie en Mongolie, ne peut être pensée comme un revers pathologique d’une attitude normale et naturelle qui serait celle de confiance généralisée (Haas 2012 : 145). Aussi la famille était-elle impatiente de pouvoir à nouveau recevoir des visiteurs, même si le risque de hel am se voyait multiplié en cette période trouble. Cette manière de maintenir le contact malgré les dangers inhérents à celui-ci trouve d’ailleurs une résonnance dans la manière d’envisager le contact avec autrui en contexte de pandémie, qui malgré le danger lui étant intrinsèque n’en reste pas moins souhaitable et vital.
Par ailleurs, si l’épisode relaté confirme la place centrale du hel am dans la sociabilité mongole (Højer 2019) en même temps qu’il témoigne du fort pouvoir de nuisance attribué à la parole en Mongolie, il montre notamment que ces idiomes culturels, qui fonctionneraient selon Højer comme une force désintégratrice de la condition humaine (Højer 2019), n’empêchent en rien l’émergence de formes de solidarité et d’entraide ni l’établissement de relations de confiance. On pense par exemple à l’empathie dont les autorités administratives et sanitaires ont fait preuve envers Gerel malgré les “fautes” qu’elle aurait commises, à la bienveillance de la famille à mon égard malgré la situation dans laquelle ils se sont retrouvés en raison de ma présence parmi eux, ou encore au soutien et à la solidarité manifestés par les proches de la famille – par leurs appels téléphoniques réguliers, leurs mots rassurants ou encore l’envoi de colis remplis de victuailles (que je n’ai pas mentionnés dans le corps du texte) visant à nous aider à mieux supporter la situation générale.
Ici, la mise à l’écart de la famille vise à protéger la communauté (de la peur du virus) en même temps qu’elle consiste à préserver la famille de la menace qu’elle constitue (par les commérages malveillants). En fin de compte, on ne sait plus très bien qui incarne une menace vis-à-vis de qui et qui il convient de préserver du danger du contact de l’autre. Dans son étude du protocole d’hospitalité en Mongolie, Caroline Humphrey (2012) décrit la relation entre l’hôte et l’invité dont l’enjeu est d’arriver à créer une atmosphère réconfortante et mesurée, en réprimant pour ce faire toute intention, suspicion, ou émotion forte – qu’elle soit négative ou positive – de la part de l’hôte comme de celle de l’invité. L’équilibre et l’équanimité seraient obtenus par l’établissement d’une certaine distance entre les acteurs, que l’auteure appelle une « distance positive ». De la même manière, l’oscillation constante entre proximité et mise à distance résulte dans notre cas de la recherche d’une juste distance qui garantirait aux acteurs une certaine sécurité et quiétude, malgré le danger inhérent aux relations sociales. L’idée d’une juste distance fait par ailleurs écho à un ensemble de travaux qui soulignent le caractère « juste » des façons de faire en Mongolie – que ce soit la perfection du geste lors de la confection des raviolis (Ruhlmann 2015), le caractère bienséant des manières de s’asseoir (Hamayon 1970), les bonnes orientations du corps ou la « direction juste » sous la yourte (Lacaze 2006 : 164). Si les travaux cités ne font pas systématiquement usage du qualificatif « juste », ils n’en véhiculent pas moins une idée analogue [21]. De même que les « bons » gestes participent à stimuler la chance et la bonne fortune (Empson 2011 ; Ruhlmann 2015), la juste distance constituerait un intervalle de sécurité dans la relation à l’autre, bel et bien existante mais où les risques intrinsèques à celle-ci se verraient minimisés. Quand bien même spéculative et fragile, cette juste distance, préférable à une absence de contact, semblerait continuellement recherchée dans les interactions, et ce même en dehors des périodes de crise.
On peut enfin se demander dans quelle mesure la « quarantaine » présentée constitue un isolement étant donné que le hel am et les « mauvaises pensées » étaient toujours en mesure de nous atteindre. Les calamités pouvant frapper à distance, c’est justement l’impossibilité d’une mise à l’écart à vertu de protection qui posait problème. Dans un tel contexte, la protection la plus efficace semblait justement être l’établissement d’une juste distance, minimisant les risques mais impliquant un maintien du contact malgré tout.