À la recherche d’intrus agissant dans les musées. Un itinéraire en forme de braconnage

Résumé

Agir en intrus dans les musées n’est peut-être pas ce que l’on croit. C’est du moins l’impression que l’on peut tirer de la lecture des contributions de ce numéro thématique d’Ethnographiques.org, dont cette présentation s’efforce de rendre compte en dégageant quelques pistes de réflexion. L’exercice de synthèse s’est avéré difficile, et ne prétend pas à l’exhaustivité. Si la multiplicité des musées n’est ici qu’esquissée, sur la base d’un certain nombre d’exemples européens et plus particulièrement français, les perspectives tracées par les autrices et auteurs décrivent une variété de formes d’intrusion, dont les origines, les agents, les modalités et les effets le plus souvent diffèrent. Leur point commun ? Nous interpeller quant au caractère paradoxal de ces étranges machines que sont les musées, ces espaces de savoirs et de patrimoines institués, en butte à leurs présents indociles. Ne s’agirait-il pas de reconnaître, dans les ouvertures heuristiques et les transformations que ces intrusions induisent, une valeur pragmatique et une complexité conceptuelle ordinairement négligées ?
mots-clés : études patrimoniales, muséologie, musées, patrimoine, intrus, intrusions, collections, expositions, public, visiteurs

Abstract

Following intruders into museums. An improvised itinerary

Acting as an intruder in a museum may not be what it seems. At least, that is the impression one gets from reading the contributions to this issue of Ethnographiques.org devoted to this theme, and explored in the present introduction. Our synthesis has proven perilous and makes no claims to exhaustiveness. While the texts hint at the multiplicity of museum contexts on the basis of a number of European examples, French in particular, the perspectives outlined by our authors describe a variety of forms of intrusion, whose origins, agents, modalities and effects differ. What do they have in common ? In diverse ways, all of them interrogate the paradoxical nature of those strange machines that are museums, these spaces of established knowledge and heritage at odds with their unruly present. Should we not recognize in the heuristic openings and transformations that intrusions produce a pragmatic value and conceptual complexity that are usually overlooked ?
keywords : heritage studies, museology, museums, heritage, intruders, intrusion, collections, exhibitions, public, visitors

Sommaire

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Ouverture : l’origine d’une intuition

Quand est venu le moment de rédiger l’introduction de ce numéro, nous avons partagé nos souvenirs sur la genèse de sa thématique, et notre mémoire s’est révélée incertaine. Sans doute y avait-il au commencement l’envie de consacrer un dossier au patrimoine. Le sujet avait déjà été abordé il y a douze ans dans les pages d’Ethnographiques.org, et comme la recherche sur ce sujet se renouvelle rapidement, une mise au point paraissait nécessaire… Ellen Hertz et Suzanne Chappaz-Wirthner pouvaient se demander si « Le patrimoine avait fait son temps » (2012), et proposaient de tenir ce terme à distance des usages scientifiques. Il n’en reste pas moins que l’inflation éditoriale sur le sujet ne faiblit guère. D’où l’idée, promptement actée, de concentrer notre attention sur un domaine spécifique de l’activité patrimoniale, celui des musées, ces microcosmes qui tout à la fois réfléchissent intensément sur leurs missions, leur fonctionnement, leur rôle au sein de la société, et constituent un objet d’études pluridisciplinaires pour les sciences sociales. Il y avait là, sans nul doute, la promesse de travaux inédits et d’approches variées.

Mais des musées, il y en a beaucoup, et ce choix n’apportait pas de solution à nos tentatives de cadrage trop généralistes et insuffisamment problématisées. L’actualité nous offrait cependant une piste qu’il nous paraissait intéressant de creuser : les actions perpétrées sur des œuvres de musées par des activistes écologistes se multipliaient, entraînant une pléthore de commentaires qui nous laissaient le plus souvent insatisfaits et dubitatifs. N’y aurait-il pas, derrière la polarisation de points de vue exprimés, quelque chose à apprendre de la survenue de ces événements en des lieux réputés assurer la pérennité pacifiée des œuvres, et la garantie consensuelle de leur accès pour un vaste public ? Le cas de ces manifestations spectaculaires ne nous semblait pas suffisant pour nourrir un appel à contributions et bâtir un numéro de revue, mais il appelait à penser plus largement des formes d’événements inattendus qui paraissaient pouvoir être appréhendés sous le terme d’“intrusion” au regard des institutions muséales, de leurs histoires, de leurs modes de fonctionnement, de leurs enjeux et de leurs manières de se penser. Conformément à l’esprit ethnographique de la revue, ces intrusions (qui nous ont paru d’emblée pouvoir revêtir des formes très diverses) devaient être examinées de près, pour restituer leurs modalités, les actions et les motivations de leurs agents, leurs sens et leurs effets potentiels. “Agies”, les intrusions apparaissent aussi “agissantes”.

Des intrus partout, des intrusions nulle part ?

L’enthousiasme des premiers lecteurs de notre proposition avait toutefois soulevé un paradoxe : si l’idée d’intrusion leur paraissait familière, elle restait pourtant introuvable dans la littérature académique. Des exemples venaient spontanément : des objets incongrus déposés devant la porte d’un musée, des histoires d’objets “hantant” les réserves, des canulars, des vraies fausses œuvres d’art disposées subrepticement sur les cimaises de grands musées [1]… Tout cela était-il bien sérieux ?

Non traitée en tant que telle dans la littérature académique, l’intrusion pouvait renvoyer indirectement à d’autres thématiques abordées par les nombreuses disciplines qui se sont penchées sur le musée (muséologie, architecture, histoire, histoire de l’art, sociologie, éducation, heritage studies, critiques ou non, philosophie, droit, économie…) [2]. La question de l’“inclusion”, en regard de la dimension “excluante” des institutions muséales, et du caractère fondamentalement sélectif de leur activité patrimoniale, nous a paru à ce titre occuper une place importante, et devait ainsi servir de sous-titre à notre appel à contribution [3]. Les quelques pistes que nous avions alors tracées n’épuisaient pas la complexité des problématiques soulevées par les intrusions. Au terme du processus éditorial, les contributions publiées défrichent des terrains que nous n’avions pas envisagés. Ce numéro prend ainsi la forme d’un cheminement entre différents musées, contextes, perspectives disciplinaires et approches d’auteurs et d’autrices. Loin d’être exhaustif (la diversité des musées et la variété de leurs potentiels intrus ne sont qu’esquissées), ce parcours manifeste quelques ouvertures originales dont nous tenterons de rendre compte ici.

Chercher l’intrusion…

On pourrait suggérer que du point de vue des acteurs de l’institution, la question des intrusions prend la forme d’un impensé omniprésent. Dans la perspective des ressources humaines, les techniques de management appliquées au secteur muséal privé comme public, entièrement tournées vers la recherche de l’efficacité, visent à gommer les incertitudes, les imprévus, comme si toute intrusion (toute action ou tout événement ressentis comme tels) était à même de gripper la machine. Il s’agit de contrôler toujours davantage la planification des tâches et d’abolir toute incertitude.

Dans le domaine de la production événementielle, à présent au cœur des activités de nombreux musées et souvent en tension avec l’étude et la conservation des collections permanentes (missions historiques des établissements), l’imprévu ne saurait être mieux toléré : du rétroplanning de l’événement jusqu’au paramétrage millimétré de la cérémonie d’ouverture, point de place pour l’incertitude ; et si surprise il y a, elle ne saurait relever de l’imprévu, mais devrait avoir été, comme le reste, soigneusement planifiée en vue de créer l’effet escompté.

Il est toutefois au moins deux domaines de l’activité muséale où l’évocation des intrusions apparaît plus explicite. La « sécurité », tout d’abord, au regard de laquelle celles-ci ne sauraient être qualifiées que de manière négative. Les musées établissent classiquement un partage entre ce qui relève du dedans et ce qui relève du dehors. Le maintien, l’entretien et la permanence de ces institutions, de leurs locaux, la conservation des objets dont ils ont la charge, et l’accomplissement de leurs missions (y compris l’étude et la communication) requièrent d’innombrables mesures de sécurité qui supposent aujourd’hui la maîtrise de techniques hautement spécialisées (de l’architecture à la conservation préventive, en passant par l’ingénierie de sécurité et l’informatique). Dans ces différents domaines, il est sans doute plus question de « risques », de « menaces » ou de « dysfonctionnements », mais qu’il s’agisse de voleurs, de vandales, de hackers, de termites, d’amiante ou de tout autre fauteur de troubles, l’enjeu paraît invariablement de tenir des intrus nuisibles à l’écart.

L’action pédagogique et éducative ensuite, dont l’évocation permet de nuancer la perception négative de l’idée d’intrusion : placer un objet (en apparence) dissonant dans une vitrine est un moyen de capter l’attention du public. La perturbation se fait ici vertueuse et le musée, institution sérieuse par excellence, offre à ses visiteurs (en particulier aux plus jeunes) une récréation où l’on apprend en s’amusant. Pondérée, contrôlée, encadrée par un personnel formé, l’intrusion se met au service de la connaissance. Encore faut-il que le jeu ne soit point trop subtil et les cartes trop brouillées… (On y reviendra à propos d’une expo-fiction).

Effets sur les institutions, jeux d’acteurs

La survenue d’intrus, parce qu’elle saisit l’institution “au défaut de sa cuirasse”, permettrait de mieux comprendre les mécanismes plus généraux de son fonctionnement : tel était l’un des postulats de départ [4]. L’éventualité des intrusions travaille, et fait travailler l’institution. Il faut les contrer, les contenir, les empêcher ou encore les neutraliser, en un effort jamais complètement abouti. Cet inachèvement est d’autant plus inévitable que leurs occurrences revêtent des formes inédites, mettant les professionnels au défi d’y répondre dans des domaines eux-mêmes en mutation. En prononçant de nouvelles exclusions ou en établissant de nouveaux espaces de vigilance, les mesures prises ne produiraient-elles pas elles-mêmes de futures possibilités d’intrusions ? Le traitement sans fin de celles-ci, conjecturées ou avérées, invite à penser les musées dans leurs transformations. Les articles de Pascal Riviale, d’Anne Bessette et de Romain Vindevoghel apportent dans notre numéro, selon des perspectives propres à chacun, des réflexions approfondies à ce sujet.

À partir de l’étude historique du corpus réglementaire et de l’exploration des fonds des Archives nationales, Pascal Riviale (*) analyse deux siècles de traitement des intrusions par les musées nationaux français, à commencer par le plus fameux d’entre eux, le Louvre. « Sûreté » (la protection contre les actes de malveillance, les crimes et les délits) et « sécurité » (la prévention des risques naturels et des accidents techniques) sont les concepts fondamentaux qui orientent l’action des membres de l’institution. Pour atteindre les objectifs, il faut réglementer, normaliser. « Faire son pré carré », aussi, c’est-à-dire pour le musée conquérir son espace et faire appliquer ses lois sur l’ensemble de son territoire bâtimentaire : dès la fin du XVIIIe siècle, logements de fonction, bureaux, ateliers divers et pour finir autres administrations sont progressivement supprimés ou éloignés, jusqu’à ce que le Palais et le Musée du Louvre ne fassent qu’un [5]. Ce travail d’exclusion n’affecte pas que les espaces, il concerne aussi les personnes : textes et règlements définissent les comportements licites et illicites. L’activité de certaines professions, indissociables de la vie du musée mais exercées par des personnes extérieures (copistes, guides conférenciers), est particulièrement surveillée. L’administration muséale dessine aussi petit à petit l’image du « bon » visiteur pour le substituer à cette « race turbulente, malséante » que dénonçait en 1844 Champfleury (futur conservateur de Sèvres) ; on songe évidemment à la visite du Louvre par Gervaise dans l’Assommoir… Comportement adéquat, tenue décente, ce droit de regard du musée sur les spectateurs de ses œuvres n’épargne pas celles et ceux chargés d’en faire appliquer les règlements. Comme le montre Pascal Riviale, ces textes et leur mise en application façonnent aussi un gardien de musée exemplaire…

Du vandalisme envisagé comme un des beaux-arts

Ces dernières années, nombreuses ont été les actions violentes menées contre des œuvres d’art exposées dans les musées. Ces actions, souvent spectaculaires (quand bien même l’intégrité physique de l’œuvre est au final préservée), ont été très médiatisées. Le plus souvent, les raisons avancées par les protagonistes de ces actes sont d’ordre politique. Il s’agit, notamment, d’alerter les citoyens et les responsables sur la crise climatique. La question du vandalisme était pour nous un point de passage obligé de notre réflexion collective.

Le travail mené par Anne Bessette (*) nous conduit à examiner d’autres formes de vandalisme muséal, moins exposées médiatiquement, mais dotées d’un fort potentiel pour comprendre le fonctionnement des institutions et leurs relations au monde de l’art. Il s’agit d’actes de vandalisme qui, dans le domaine de l’art contemporain, sont revendiqués comme étant eux-mêmes des interventions artistiques : « de quelle manière ces actes conçus par leurs auteurs comme une forme d’expression artistique sont-ils appréhendés par le monde de l’art ? ». Les réponses apportées s’appuient sur deux approches méthodologiques distinctes, en fonction des catégories d’acteurs concernés.

Pour analyser les réactions des acteurs institutionnels, en se fondant sur le dépouillement approfondi de sources de presse et sur des entretiens avec des conservateurs et des responsables de la sécurité dans les musées, c’est une approche globale qui est privilégiée par la chercheuse. On comprend le malaise que suscitent ces actes au sein des établissements. Réaction normale, dira-t-on, dans la mesure où la protection des œuvres fait partie des missions fondamentales de la chaîne patrimoniale. Mais les témoignages recueillis permettent d’aller plus loin : au-delà de l’œuvre, l’acte de vandalisme atteint le musée en tant qu’institution. Il porte préjudice à sa bona fama, et peut avoir des répercussions sur les relations du musée avec ses tutelles, ses partenaires institutionnels, ses pairs et ses interlocuteurs du secteur privé (fondations, assureurs). Il peut sinon compromettre du moins compliquer la politique de prêts de l’établissement, reposant sur la confiance réciproque entre contractants, et mettre celui-ci en difficulté dans la réalisation d’expositions temporaires, au cœur de l’activité contemporaine des musées.

Afin d’analyser la place particulière du vandalisme artistique dans le champ de l’art contemporain, que l’on sait être fondé sur la transgression et le franchissement des limites (Heinich 1998), trois études de cas sont proposées : Pierre Pinoncelli urinant en 1993 sur la Fontaine de Marcel Duchamp, Alexander Brener attaquant en 1997 à la bombe aérosol Suprématisme (Croix blanche sur fond gris) de Kazimir Malevitch, et Maximo Caminero cassant en 2014 l’une des urnes composant l’installation Colored Vases d’Ai Weiwei. L’étude des controverses montre qu’acteurs du champ de l’art contemporain, externes ou internes aux musées, s’opposent avec virulence sur la reconnaissance de ces actions comme œuvres d’art : à l’absence de consensus quant à leur légitimité, s’ajoutent parfois les tentatives d’apaisement de la part des responsables institutionnels, ou encore, lorsque cela est possible, la dissimulation de l’acte et de ses éventuels dommages. La question de la qualification de l’artiste-vandale, et celle de la portée et des conséquences à long terme de ses actes dans les espaces consacrés du musée d’art, sont loin d’être refermées.

Le comble de l’intrusion ? Quand le musée vient bousculer le travail patrimonial

Parmi les mutations qu’ont connues les musées ces dernières décennies, l’une des plus singulières est à nos yeux la capacité qu’ils ont acquise de faire essaimer leurs méthodes de travail, leurs pratiques professionnelles, leurs normes, bien au-delà de leur domaine d’intervention propre. Durant de longues années, pour cause de COVID et du fait du ralentissement de l’ouvrage, les passants de la rue Vivienne, à Paris, ont pu longer une palissade de chantier illustrée de multiples reproductions d’artefacts ponctuées par le slogan « la BnF [Bibliothèque nationale de France] ouvre son musée ! ».

Le texte de Romain Vindevoghel (*) présente un retournement de perspective avec cette « intrusion du musée » dans la bibliothèque : en quoi les pratiques muséales, lorsqu’elles investissent d’autres institutions patrimoniales, produisent à leur tour de la perturbation, avant d’être incorporées, moyennant des recompositions et des renégociations de périmètres de compétence. S’il n’est guère visible de l’extérieur, le nouveau musée de la BnF a un fort impact sur l’agencement intérieur du bâtiment. Par la construction d’un nouvel escalier central et la dissémination de ses espaces, il innerve en profondeur les locaux de la bibliothèque. Le visiteur du premier devient ainsi presque inévitablement un visiteur de la seconde.

Romain Vindevoghel nous fait aussi comprendre l’importance des transformations opérées en étudiant l’impact de la création du musée sur les conditions de travail des agents, et plus particulièrement des scientifiques en charge des collections de livres et de manuscrits. Accoutumés à penser la valorisation de celles-ci en fonction du calendrier des expositions temporaires, ils se voient désormais contraints de composer avec un nouvel acteur, le musée, qui a son propre programme, ses propres priorités et dont l’équipe (qui intègre également des conservateurs du patrimoine) entretient une tout autre relation aux objets. En s’appuyant sur les travaux d’Andrew Abbott (1988, 1995, 2003), l’article montre comment ont été progressivement résolus les « conflits de juridiction » pour que chacun, au bout du compte, (re)trouve sa place.

Objets indociles, intrusifs, indignes

Les objets indociles sont souvent facteurs de changement pour l’institution. Ils la contraignent à revoir ses codes et ses règles pour s’adapter (c’est l’institution qui plie, et non l’objet).
Florence Pizzorni

Qu’ils soient artistes (plus ou moins reconnus comme tels), professionnels des musées, ou simples visiteurs dont le comportement et l’éducation au savoir-vivre muséal sont invariablement scrutés, un bon nombre d’intrus rencontrés sur notre chemin à la découverte des perturbations muséales étaient des humains en chair et en os, évoluant dans un univers consensuel de biens culturels à protéger. Face à l’artiste iconoclaste, au touriste peu scrupuleux ou au gardien négligent, l’objet de collection apparaît comme une victime toute désignée. Sa protection revêt au moins trois formes complémentaires, dont les effets sont cumulatifs : une armure juridique, qui lui garantit un statut particulier ; un outillage matériel complexe (mise à distance, vitrines, surveillance de la luminosité, de la température, de l’hygrométrie [6] , et, bien entendu, en plus de l’outillage technique, une vigilance humaine assurée par les gardiens) ; et enfin, un système d’investigation scientifique dont la complexité n’a cessé de se perfectionner. Ce soin des choses – on pourrait écrire cette cura rerum – est un des principes qui guident l’action de tous les professionnels des musées et, plus largement, du patrimoine : « restaurateurs », conservateurs-restaurateurs », « régisseurs », « conservateurs », etc. Objet de toutes les attentions, le bien culturel ne saurait exister sans ceux qui en ont la charge.

Mais à l’inverse, l’existence sociale de ces professionnels, leur vocation, la légitimité et le sens conférés à leurs activités sinon à leurs passions, les lieux qui les reçoivent ou qu’ils affectionnent, doivent à peu près tout à la présence de ces mêmes choses réputées inertes, à leur disponibilité, à leur “docilité” au sein des espaces muséaux. Il ne nous avait pas échappé, en écrivant notre appel à proposition, que ne pouvaient être exclues de notre problématique la question de l’“agentivité” des objets [7] d’une part, et de l’autre celle des efforts pour « domestiquer » et « neutraliser » (Mbembé 2013 : 40) – Sally Price (2013) parle aussi de « laundering culture » – ces objets dont le parcours biographique (Kopytoff 1986) se termine au musée.

Pouvait-on dès lors rêver plus “belle” intruse qu’une poupée indocile, qui sèmerait le trouble dans la vie d’un musée, jusqu’à finir par être enfermée dans une armoire supposée bloquer ses rayonnements négatifs ? Dûment entrée dans les collections du musée national des Arts et Traditions populaires (MNATP) à l’occasion d’une collecte menée en Normandie sur la sorcellerie, la poupée est présentée parée de tous les signes distinctifs de l’objet muséal neutralisé : vitrine, cartel, informations de provenance… Jusqu’au jour de 1996 où son caractère d’objet “chargé” se révèle à un visiteur [8] (Pizzorni 2014 : 172-174). Florence Pizzorni (*), dans l’entretien qu’elle nous a accordé, évoque l’effroi et l’émotion de cet “annonciateur”, premier mouvement d’un engrenage redoutable : « La poupée, la poupée, là, dans la vitrine, elle est active ! Elle est active… Et elle est négative ! Elle est négative, il ne faut pas la laisser là ! C’est dangereux pour tout le monde ! ». La suite de l’histoire est faite de tensions sociales, de négociations difficiles avec les équipes de surveillance des salles, de mise en réserve de l’objet devenu source de danger, de nouvelles tensions suivies d’un exorcisme (infructueux…), jusqu’à ce que la lourde porte d’une armoire blindée fasse taire néfastes vibrations et voix inquiètes.

Laissons fermée la porte étanche aux rayons X, mais ouvrons une parenthèse. C’est bien une forme de radioactivité qui se dégage des objets de musée lorsque, soudain, s’affolent les compteurs Geiger du politique. Une nature morte hollandaise, aussi tranquille que la salle du musée de province où elle est accrochée, est recensée en tant que « MNR » (musées nationaux récupération) [9] ? Cela signifie la possibilité d’une spoliation. Un objet d’art africain acquis dans des conditions asymétriques ? Voici que se pose la question des restitutions.

Dormante, latente, insoupçonnée, la charge politique de l’œuvre est désormais avérée, elle appelle réponse, et fait sortir l’objet du sentier bien balisé de la chaîne patrimoniale, réorientant tout le travail de celles et ceux qui en ont la responsabilité.

Si la gestion politique des traumas mémoriels collectifs ne s’est pas imposée à nous comme une problématique prioritaire pour ce dossier consacré aux musées – elle fait l’objet de nombreuses analyses et autant de publications, à la suite du rapport remis par Felwine Sarr et Bénédicte Savoy (2018) – on voit toutefois que la question de l’intrusion en est moins éloignée que l’on ne pourrait le penser. Ou pour le dire autrement, en filant la métaphore : à certaines conditions, des rebondissements au long du parcours biographique des objets muséaux (Bonnot 2015) peuvent en faire très littéralement des “intrus de l’intérieur”, exigeant une nouvelle place “conforme” à leur nouveau mode d’existence – et pas forcément dans une armoire. [10]

Le dialogue noué avec Florence Pizzorni a permis de faire réapparaître d’autres objets de l’histoire des « ATP [11] » dont « la mise en musée n’a pas interrompu le caractère actant », pour reprendre l’expression de cette conservatrice du patrimoine. Il en est ainsi de L’ami René en mousse plâtre, une sculpture qu’Irénée Fourcaud, personne sans domicile fixe, a réalisée afin de la faire entrer dans la même institution, pour fixer la mémoire de son ami inhumé dans le carré des indigents. Après avoir fait don d’un fameux Vélo à volant, et à l’instar des artistes désireux d’assurer la protection patrimoniale de leurs travaux (Jeudy 2001 : 114), le même Irénée Fourcaud avait parfaitement compris ce que l’espace de sacralité du musée pouvait apporter en termes de « garantie d’éternité ». L’attachement de ce dernier à ces objets convergeait opportunément avec l’intérêt de chercheurs qui y voyaient autant de témoins d’une réalité sociale invisibilisée et négligée – l’absence de toute inscription mémorielle et de lieu de recueillement dans les cas d’inhumation en fosse commune. De l’avis de Florence Pizzorni, ils faisaient (et font toujours) pleinement sens dans un musée de société. Il restait cependant à les faire évaluer puis admettre par la « Commission nationale d’acquisition » alors en vigueur… [12]

Ils ne passeront pas par cette commission, et seront répertoriés dans un inventaire transitoire, un « inventaire purgatoire » garantissant clandestinement leur conservation. Le dialogue avec Florence Pizzorni permet dès lors d’élargir la conception de l’objet intrus dans un musée : il peut s’agir aussi d’un objet qui, par sa nature triviale, vulgaire, est en dissonance avec les critères d’authenticité, d’ancienneté, d’exceptionnalité qui consacrent habituellement la valeur patrimoniale dans la catégorie dominante des musées des beaux-arts. L’analyse réflexive que propose cette conservatrice de musée sur le mode de fonctionnement de la « Commission nationale d’acquisition » rappelle combien, pour les ethnologues et autres experts scientifiques des ATP, défendre leurs choix de collecte dans une arène où la hiérarchie des valeurs dominantes les plaçait systématiquement en position de dominés pouvait être un exercice périlleux, voire douloureux… [13] Et c’est ainsi que, de l’objet intrus dans un musée, on peut avancer jusqu’à l’idée d’un musée intrus dans le monde des musées. N’était-ce pas, en effet, en quelque façon, la position du musée des ATP avant sa refondation euroméditerranéenne ?

L’importun, l’important… et l’imposant

Les expériences pionnières menées au sein du musée-laboratoire des « ATP » ne sont pas absentes du propos de Thierry Bonnot (*), qui, à partir de l’expérience d’une visite en famille au « village musée » de Grésy-sur-Isère (Savoie), s’interroge sur ce qui fait intrusion dans le monde des musées de société, bien connu de lui. Une fois encore, la notion d’intrusion n’est pas mobilisée de manière gratuite : elle est bien un outil pour questionner plus globalement les musées et leurs modes de fonctionnement. L’intrus, ce qui cause ici l’embarras, c’est manifestement le trop-plein, l’encombrement, le « n’importe quoi » qui peut faire l’objet d’une collecte systématique en vue de documenter un fait de société (Bazin 2002 : 282).

La discussion sur ce sujet est ancienne, comme le montre Thierry Bonnot en revenant sur les jugements très durs que Claude Lévi-Strauss portait à l’encontre de certaines collectes : « Au conseil artistique des Musées nationaux, je vois parfois passer, pour le compte des ATP, des choses affligeantes » (Chiva et Lévi-Strauss 1992 : 162). Précisons la ligne de partage : « tout mérite d’être étudié », selon Lévi-Strauss, mais « tout ne mérite pas d’être admiré » (Chiva et Lévi-Strauss 1992 : 162). Il faut séparer le bon grain de l’ivraie et distinguer « l’important » de « l’importun ». Et Bonnot de traduire pour nous : aux musées d’Arts et Traditions populaires il appartiendrait de collecter – selon des critères finalement assez proches de ceux des musées d’art – ce qui est « simple et beau », tandis qu’aux musées de société il reviendrait de recueillir des « objets ordinaires représentatifs ».

Ce sont bien ces objets « ordinaires » qui font le tout-venant de la collecte des musées ayant partie liée avec l’ethnologie. Faisant écho au champ démesuré des possibles collectables, Thierry Bonnot revient aussi sur l’offre, celle de donateurs qui se trouvent souvent dans la situation douloureuse et embarrassante de gérer un héritage matériel consécutif à un deuil, et qui y associent le désir plus ou moins avoué d’une « sacralisation patrimoniale » [14]. Face à ce double embarras, le critère de la représentativité se révèle généralement insuffisant pour faire un choix éclairé [15]. Les professionnels peuvent être conduits à des interrogations nouvelles pour eux. Alors que la logique interne de fonctionnement de l’institution muséale repose tacitement [16] sur l’idée d’un accroissement continu des collections (sans porte de sortie réglementaire, et au prix d’infinis efforts de conservation matérielle), on peut être amené à se demander, à la suite de Marie-Charlotte Calafat parlant des collections du Mucem, si la diversité et l’étendue des collections sont « une chance ou un fardeau » (Calafat 2021 : 67). Ce questionnement peut aller jusqu’au refus de collecter, ainsi que le préconise, au Québec, Laurence Provencher Saint-Pierre (2022 : 205) : une telle mesure doit faire partie de l’outillage intellectuel du conservateur de musée de société et doit être au fondement d’une réflexion sur l’application d’une méthodologie de collecte raisonnable et responsable.

Traiter l’embarras que cause le trop-plein passe aussi par la mise en place de moyens juridiques pour traiter différemment les objets selon les qualités que leur attribue l’institution : ici des « collections » traitées comme telles, là de simples « matériels d’étude ». La dignité reconnue aux premières et déniée aux seconds est intéressante en ceci qu’elle montre aussi l’ambiguïté des catégories mises en œuvre par les musées en relation avec d’autres segments de l’institution patrimoniale, en particulier l’archéologie. Ce qui peut apparaître importun au professionnel de musée, peut-être parce qu’il peine à en maîtriser la masse, est en revanche essentiel pour l’archéologue, culturellement et professionnellement formé à traiter celle-ci [17]. La piste ouverte par Thierry Bonnot mériterait d’être prolongée en direction du monde des archives, où les professionnels, confrontés aux « deux immensités », du temps et de la masse (Both 2017), ont depuis longtemps élaboré une science tout à la fois subtile et violente pour sélectionner, trier, éliminer ce que l’on juge devenu superflu.

Cependant, c’est moins sur la collecte de masse et ses perturbations que sur la collecte d’un objet massif que se clôt l’analyse de Thierry Bonnot. Importun au regard de tous les critères de la bienséance muséale (qu’en auraient pensé les membres de la Commission nationale d’acquisition ?), important en tant que témoin d’une société (qu’en aurait dit Lévi-Strauss ?), imposant surtout, tel est le fatberg, fragment colossal d’un bouchon de graisse géant, extrait des égouts de Londres pour être exposé au cœur d’un musée de la ville. « Grandiose, magnifique, fascinant et dégoûtant. Le parfait objet de musée ! », pour reprendre l’expression de Vyko Sparks, commissaire de l’exposition dédiée au « monstre de Whitechapel ». Le fatberg nous introduit de plain-pied dans les transformations des critères d’attribution de la valeur patrimoniale, en lien avec les évolutions sociétales et géopolitiques les plus récentes. En d’autres lieux et selon d’autres enjeux, la contribution apportée à notre numéro par Francesca Cozzolino (*) constitue un excellent poste d’observation à cet égard.

Objets politiquement chargés et déplacement du regard

[…] les arènes où sont débattues et se fabriquent les politiques patrimoniales vont bien au-delà de l’institution muséale et deviennent une affaire publique.
Francesca Cozzolino

En 2021, le musée d’art moderne et contemporain Reina Sofia de Madrid acquiert une collection de cayucos, des modèles réduits d’embarcations produits par des communautés zapatistes du Chiapas (Mexique). Le transfert au musée se concrétise à la faveur du « Voyage pour la vie » d’une délégation zapatiste, un périple maritime transatlantique revendiqué comme une « conquête inversée » de l’Europe, 500 ans après celle de Tenochtitlán (Mexico) par Hernán Cortés. Parmi les destinations choisies, le Reina Sofia qui avait entrepris, dans une visée explicitement décoloniale, de réorganiser ses collections pour parler du présent « à travers l’étude critique du passé ». C’est dans un tel contexte historique et institutionnel que s’inscrit l’acquisition des cayucos.

Cette opération patrimoniale présente des dimensions éminemment politiques et controversées. L’ensemble du processus, selon Francesca Cozzolino, révélerait une forme singulière d’« intrusion cachée », orchestrée par ceux que le musée a pensé inclure. À travers celle-ci se dessine toute une série de clivages, de lignes de partage et de fronts de lutte, introduisant des perturbations dans les processus ordinaires de patrimonialisation (et en particulier celle des « objets sensibles »), et mettant à l’épreuve les limites de la démarche décoloniale entreprise par le Reina Sofia.

Si cette opération a pu être perçue comme une manière d’affirmer une vision universaliste du musée via l’inclusion d’acteurs provenant des anciennes colonies, elle peut aussi être décrite comme une action émancipatrice par les communautés autonomes du Chiapas. D’un point de vue organisationnel, le « Voyage pour la vie » a rencontré l’adhésion d’une partie de l’équipe du Reina Sofia, et permis de nouer des liens avec des sympathisants mexicains dans les mondes de l’art et de la recherche universitaire. Le volet juridique de l’acquisition, compliqué par le statut singulier des œuvres en termes de droits d’auteur, a nécessité des aménagements ad hoc : la somme correspondante à l’acquisition des cayucos a été transférée à des organisations espagnoles sans but lucratif, choisies par les Zapatistes. Les recommandations formulées par l’ICOM à l’égard des productions communautaires, enfin, n’ont pas suffi à déterminer leur traitement expographique. Lors du passage de la délégation à Madrid, la disposition des œuvres a dû être revue [18]. Les productions zapatistes semblent passer par un processus d’artification (Heinich et Shapiro 2012), mais leur présentation n’en défie pas moins les processus standards de mise en exposition. En écho aux propos de Florence Pizzorni, Francesca Cozzolino mobilise elle aussi le concept d’objet « indiscipliné » (Domínguez Rubio 2014 : 6-7) pour qualifier ces cayucos obligeant les professionnels des musées à modifier les étapes pourtant bien huilées de la chaîne patrimoniale.

Entre tous les domaines du patrimoine, nous avions suggéré dans l’appel à contributions que celui des musées participait massivement à la mondialisation des échanges, dans des contextes marqués par la répartition inégale des ressources, des statuts et de la reconnaissance [19]. Ce que nous n’avions pas anticipé, et que la perspective dialogique ouverte par Francesca Cozzolini introduit habilement, c’est la performativité politique des écarts produits entre les discours muséaux d’une part, et de l’autre ceux portés de longue date par des projets émancipateurs tels que celui des Zapatistes. Le Reina Sofia peut se targuer d’entreprendre un décentrement du regard à partir de perspectives des pays du Sud et d’interroger les récits hégémoniques de l’Histoire sur la base d’une conception plurielle de la modernité. Il n’en demeure pas moins qu’il peut tout à la fois, selon les mêmes principes défendus dans une position “géographiquement inversée” par les Zapatistes, n’être qu’« une étape d’un processus plus large porté par les communautés (et appuyé par les militants internationaux) de réécrire [leur] propre histoire et de se positionner non plus comme les dominés du passé, mais comme les acteurs du futur ». S’il y a intrusion ici, c’est bien moins celle des cayucos (pensée depuis le musée sur le mode consensuel de l’inclusion) que celle qui, à l’occasion de cette acquisition, se manifeste subtilement au long de la mobilisation multiforme des zapatistes et de leurs alliés.

Des sourdes contestations à l’adresse du discours muséal

Restons à Madrid, mais rendons-nous cette fois au Prado, sur les pas d’un jeune poète américain, personnage du roman Au départ d’Atocha de Ben Lerner (2014a) ; ou encore d’un gardien et de son supérieur hiérarchique, imaginés par Javier Marías dans Un cœur si blanc (1993). Ces personnages, façonnés de toutes pièces par leurs auteurs mais introduits dans le contexte d’un musée bien réel, traduisent par leur comportement autant de désordres affectifs dans l’institution muséale, dont rend compte l’article de Yannicke Chupin (*). Il n’est plus question ici d’une rencontre avec des œuvres, des artistes où des collectifs tenus d’ordinaire à l’écart de l’institution – comme les Zapatistes au Reina Sofia –, mais de la confrontation de visiteurs passionnés à des « œuvres canoniques » : l’Artemisia de Rembrandt – dans le roman de Marías –, et la Descente de la croix de Rogier van der Weyden – dans celui de Lerner. À celles-ci s’ajoute, bien loin de là mais selon des logiques analogues, L’homme à la barbe blanche du Tintoret, objet depuis trente ans de toutes les assiduités d’un personnage des Maîtres anciens de Thomas Bernhard (1985), dans le cadre infiniment réglé d’un « grand musée occidental qui n’aurait pas encore été touché par les mutations institutionnelles de la fin du XXe siècle », le Kunsthistorisches Museum de Vienne.

Si la littérature peut dramatiser l’expérience muséale de manière plus vivante que le discours critique, si elle nous convie ici à observer une série de dérèglements survenant au musée, c’est en prenant pour référent des musées que l’on pourrait ranger parmi les plus « classiques ». Selon Yannicke Chupin, « c’est souvent l’image prestigieuse ou sclérosée des musées occidentaux, leur monumentalité, leur hermétisme spatial et culturel, la valeur incommensurable de leurs collections et la rigidité de leurs protocoles, qui incitent les auteurs à en déconstruire les codes et à y imaginer des situations renversant l’ordre établi ». C’est dans ces conditions, semble-t-il, que la mise en tension, dans les relations des visiteurs aux œuvres, des fantasmes personnels et de l’univers institutionnalisé du musée constitue le plus puissant ressort du récit. Et que surgissent les intrus. Ou plus précisément ici, qu’agissent en intrus des figures qui en d’autres épisodes auraient pu passer inaperçues : le gardien de musée pyromane, l’amateur éclairé abusant d’une relation complice avec les surveillants pour s’accaparer l’espace de contemplation d’une œuvre, le visiteur entraîné dans une dérive émotionnelle irrépressible, défiant par son comportement l’interprétation et l’action des agents de sécurité. Ce qui motive l’exploration menée par Yannicke Chupin dans l’univers de ces auteurs, c’est la capacité d’évocation plus profonde des relations complexes que les personnages entretiennent avec les œuvres d’art, là où une approche critique achopperait : l’agir en intrus du gardien malade de sa sempiternelle fréquentation des mêmes œuvres (Marías), ou celui de l’amateur qui confisque temporairement une partie de l’espace du musée pour son intérêt privé, et se trouve lui-même en butte à la survenue importune d’un intrus venu occuper la place qu’il s’était arrogée (Lerner). Ou encore, à travers le personnage de Thomas Bernhard au Kunsthistorisches Museum de Vienne, les rapports ambivalents aux œuvres et la haine complexe et quelque peu paradoxale entretenue par un amateur éclairé vis-à-vis de l’institution muséale.

Ces êtres n’existent pas seulement à l’instar du narrateur fictif, substitut de l’auteur de récits souvent autofictionnels. Leurs comportements se trouvent aussi attestés dans la catégorie des faits divers – le plus souvent sans retenir l’attention qu’ils méritent. La fiction rend compte d’ambivalences profondes, soulignant la puissance que l’art peut exercer sur l’imaginaire des individus, et ses effets : le gardien travaillé entre son rôle protecteur et ses fantasmes de destruction, c’est aussi celui dont Pascal Riviale nous décrit le façonnement, mais doté d’une épaisseur supplémentaire d’émotions qui révèlent « la nature contradictoire de sa position ». « Il se tient devant des œuvres dont on suppose qu’elles sont capables de bouleverser les spectateurs, mais doit s’assurer qu’elles ne les bouleversent pas trop » (Lerner 2014b, cité et traduit par Yannicke Chupin) [20]. L’amateur déchiré entre admiration des œuvres et détestation du musée, dénonçant « l’étatisation et l’institutionnalisation auxquelles il a irréversiblement soumis toute forme d’art » (comme le personnage de Thomas Bernhard), c’est le visiteur parfaitement façonné par les modèles comportementaux d’un éthos cultivé, mais qui conteste le discours muséal et ses dispositifs trop bien rodés, carcans dont s’accommoderaient regrettablement ses contemporains [21]. Intrus de l’intérieur dans des institutions protéiformes (n’oublions pas que leur version pétrifiée n’en constitue qu’une modalité, dont l’existence même pourrait être contestée par les acteurs du domaine muséal), ils nous invitent à nous pencher sur les consensus à l’œuvre dans les musées, et ce par quoi ils peuvent faire l’objet de déstabilisations.

L’intrus en forme de héros réflexif, l’intrus désirable

Si dans l’article de Yannicke Chupin, la fiction littéraire nous transporte dans un musée mis à l’épreuve de profonds dérèglements humains, dans celui de Nicolas Adell et d’Aurélien Pierre (*), c’est un peu l’inverse qui se produit : c’est le musée qui “entre en fiction” pour nous engager dans une nouvelle forme de réflexivité. Le musée en réflexion nous éloigne des musées d’art pour nous convier à la visite d’une « expo-fiction » au musée Fenaille, un musée d’histoire et d’archéologie à Rodez, dans l’Aveyron. Une expo-fiction ? Levons d’emblée un possible malentendu : il ne s’agit pas d’une simple mise en récit muséographiée, qui utiliserait des ressorts du storytelling pour rendre une visite au musée plus attrayante. La fiction, dans cette exposition temporaire, travaille la matière même du musée, qui se “réfléchit” à travers un personnage de canular, sous les traits d’un savant spécialiste de la cinélithique, une improbable science du déplacement des pierres. Henri Matusse (issu de l’imagination d’un auteur jeunesse et dont le nom est l’anagramme des statues-menhirs qui font la réputation de ce musée) entraîne le visiteur au long d’un parcours d’exposition biographique venant interroger le dispositif muséal lui-même, les codes et les pratiques qu’il mobilise, les effets de celui-ci en termes de validation des énoncés et des informations, que le musée, fort de son statut d’autorité scientifique, met à disposition du public. « Sérieux d’apparat », « rhétorique de la conformité » vs « incongruité des visuels » et « improbabilité des énoncés » : les auteurs nous suggèrent que l’intrusion réside dans ce « quelque chose [qui] s’est introduit au sein de la confiance spontanée d’un public envers l’institution muséale, le dérangeant dans son confort et le perturbant dans ses habitudes de visite ».

Le musée ne constitue plus le cadre référentiel de la fiction, comme dans les œuvres littéraires évoquées précédemment. Il en est à la fois le support, la matière, l’objet, et peut-être même au fond le véritable sujet. Si une telle exposition peut troubler les visiteurs, elle ne cherche pas à les tromper (la part de fiction est clairement annoncée dès la première salle) mais à les amener, en mobilisant une attention plus soutenue aux indices de vérité ou d’affabulation, à réfléchir à l’ensemble des éléments (statut d’autorité du musée, dispositifs muséographiques, modalités d’écriture, réalité des référents présentés, etc.) qui conditionnent d’ordinaire leur adhésion aux propositions muséales [22].

À l’égard des problématiques soulevées par cette livraison de notre revue, se dégagent de l’article de Nicolas Adell et Aurélien Pierre deux pistes particulièrement utiles. D’une part, la catégorie d’« expo-fiction » avancée par les auteurs, qui resitue l’exposition du musée Fenaille dans un contexte contemporain d’expériences muséographiques et muséologiques ; d’autre part, les évolutions actuelles des rapports à la vérité entretenus par le public des musées, et plus largement dans la société.

La catégorie d’expo-fiction forgée par les auteurs attire l’attention sur un ensemble « plus ou moins homogène de pratiques muséales », « de dispositifs expositionnels qui, reprenant les codes de la présentation des objets et ceux du propos muséal, reposent sur des propositions fictives, contrefactuelles ou explicitement dégagées du souci d’authenticité et de vérité dans le but, non de tromper le public mais de susciter en lui une réflexion sur l’objet de l’exposition, sur l’exposition comme dispositif, voire sur l’action muséale en général ». Ce genre se distinguerait par le pacte de visite singulier qui se noue entre concepteurs et visiteurs, et son traitement particulier du faux au musée : plutôt qu’une dénonciation, un dévoilement du vrai et de l’authentique, l’expo-fiction engage son visiteur (d’ordinaire abusé par de telles manifestations d’autorité ?) dans une démarche réflexive questionnant la référentialité des expositions et les discours de vérité qu’elles produisent. Démarches relativement rares dans le monde des musées [23], les expo-fictions mobiliseraient cet « intrus désirable » qu’est la fiction, avec ses êtres et ses objets façonnés pour l’occasion, d’une manière qui ne serait en rien contradictoire dès lors que c’est le musée, en présence de ces intrus, qui serait sommé de révéler ses contradictions. Cette catégorie, ou ce genre, apparaît au regard de notre problématique encore plus intéressante une fois inversée : de tels intrus ne seraient-ils pas précisément indésirables dans des musées au fond peu disposés (dans un souci d’authenticité et de vérité ?) à susciter auprès de leur public « une réflexion sur l’objet de l’exposition, sur l’exposition comme dispositif, voire sur l’action muséale en général » ?

Des musées et leurs indissociables intrus

Intrus désirables (et donc peu intrusifs) d’un côté, intrus indésirables (et donc peu mentionnés) de l’autre : serait-ce là une des raisons de notre difficulté initiale à repérer quelques intrus dans la forêt des publications concernant les musées ? S’en tenir à cette conclusion négligerait la part d’imprévisibilité de l’activité muséale en général, et de l’appréhension des dispositifs élaborés dans les musées en particulier. L’intrus-oxymore (désirable et ludique) ne s’oppose pas à sa version tautologique (indésirable et sérieuse), il la complète, comme l’expo-fiction ne vient pas se substituer au musée : la première apparaît comme une virtualité du second, qui constitue lui-même sa condition de possibilité. Et de même que l’ensemble des mesures prises pour prémunir les musées des indésirables de toutes sortes ne leur offre aucune immunité définitive, la “bonne réception” par les visiteurs des propositions que les professionnels cherchent à traduire en langage expographique n’est jamais assurée. À cela s’ajoute, pour brouiller le tableau, une défiance aujourd’hui plus souvent affichée vis-à-vis des institutions, ou comme l’évoquent Nicolas Adell et Aurélien Pierre, une « multiplication des autorités légitimes concurrentes, créant un étrange mélange de scepticisme parfois radical (complotistes, climato-sceptiques, platistes, etc.) et de confiance dans l’existence de vérités alternatives ».

Nous avions suggéré plus haut que les intrus pouvaient nous apprendre quelque chose des musées. Les notions d’« intrusion » ou d’« agir en intrus », par leur hétérogénéité, paraissent toutefois n’avoir qu’une portée opératoire limitée. Mais elles permettent de renouveler notre regard sur les dimensions souvent normatives ou programmatiques des travaux portant sur les musées, sur les rapports entre les univers disciplinés de ces derniers et la survenue inéluctable de l’incongru, de l’intrusif, de l’imprévu, de l’imprévisible en leur sein. Les contributions réunies ici nous montrent aussi en quoi les intrus, qu’ils soient oxymoriques ou véritablement sérieux, amusants ou menaçants, désirables ou non, sont porteurs à cours ou à long terme d’un indéniable pouvoir de transformation. En cela, notre itinéraire d’enquête offre une entrée latérale et réflexive dans la thématique connexe et éminemment complexe de l’inclusion (ou de l’« inclusivité »), maître-mot d’innombrables initiatives muséologiques contemporaines. Les musées changent, s’ouvrent à de nouveaux horizons, travaillent leurs formes d’« adresse au public », expérimentent des modalités inédites de participation [24]. L’inclusion est déclarée désirable, nécessaire, ou encore impérative. Souvent revendiquée, sera-t-elle jamais tout à fait réalisée ? Question absurde, qui n’attend qu’une réponse du même ordre, tant les inclusions, comme les exclusions, semblent indéfectiblement liées aux conditions et aux limites dans lesquelles les musées sont créés, maintenus, pensés et métamorphosés. Sans doute en va-t-il ainsi également des intrusions.

Le musée qui s’affirme dans son « territoire bâtimentaire », à l’affût de ses parts d’ombre ; son public éduqué à l’ethos muséal, parfois jusqu’à la contestation ; ses gardiens exemplaires, mais à l’occasion pyromanes ; la dispute en légitimité d’artistes, vandales ou non, dans ses espaces de consécration ; le musée-intrus dans le monde des musées, ou dans une bibliothèque ; le musée hanté par ses objets « mal collectionnés » ; les collections clandestines pour faire tôt ou tard « plier l’institution » ; le musée envahi par le « trop-plein » ; le musée accueillant l’objet dégoûtant, monumental, mais in(dis)pensable tant il nous parle de notre condition contemporaine ; des pierres qui nous roulent dans une exposition, au point d’en être désirables ; ou encore ces cayucos zapatistes entrés au Reina Sofia, que l’on ne rangera pas au final parmi les intrus mais qui nous désignent, par-delà l’institution muséale et ses discours, des logiques à l’œuvre que l’on peine à considérer : toutes ces figures rencontrées au long des réflexions proposées par les auteurs et autrices nous parlent de cette complémentarité paradoxale mais fondamentale entre les musées et leurs intrus. La description de ces derniers, ici comme dans tant d’œuvres de fiction, les rendrait-elle plus acceptables ? Pour le moins, elle les rend pensables au regard non plus seulement des efforts pour s’en prémunir, mais comme des acteurs indissociables et transformateurs des dynamiques muséales qui, dans leur diversité et leurs dimensions inévitablement excluantes – muséaliser, c’est tracer des frontières –, les fabrique et les combat tout à la fois.

Au fond, les intrus agissent peut-être dans les musées un peu de la même manière que les anachronismes dans l’histoire de l’art de Georges Didi-Huberman (1999). A priori exclus de ces espaces et impensables dans leurs disciplines, ne nous obligent-ils pas à admettre, dès lors qu’ils les habitent en des moments d’épreuves, des épaisseurs de sens dont l’existence et la complexité ne sont d’ordinaire pas considérées ? N’y aurait-il pas là aussi, pour paraphraser ce dernier auteur, quelque chose de l’ordre d’une heuristique, qui viendrait interroger un ensemble d’habitudes et de principes axiomatiques relatifs aux musées tels que nous les (mé)connaissons ?

add_to_photos Notes

[1En 2005, Banksy a installé clandestinement au British Museum une fausse peinture rupestre représentant un bison et un personnage poussant un caddie de supermarché. Cette œuvre est restée trois jours exposée, avant que le personnel du musée, ayant pris connaissance du canular sur le site de l’artiste, ne repère sa présence. https://www.bbc.com/news/entertainment-arts-44140200

[2Et bien entendu l’anthropologie, dont la position particulière à cet égard nous semble mériter une note. Plus que d’autres disciplines de sciences sociales, elle a partie liée avec le musée. Celui-ci a été un des lieux de son institutionnalisation, en contexte impérial, avant que la discipline ne s’épanouisse en prenant ses distances avec lui, mais sans jamais rompre entièrement ses liens. De Jean Jamin (1998) qui se demandait s’il ne fallait pas les brûler, à Kavita Singh (2013) avançant l’idée d’un « futur ethnographique » commun à tous les musées, en passant par Benoît de l’Estoile (2008) qui se propose de les réinvestir de manière relationnelle – en mobilisant une logique d’interlocution et de traduction plutôt que de collecte – les musées restent tout à la fois objets et terrains d’enquête, lieux d’expérimentation et de référence d’autant plus pertinents qu’ils exposent de manière réflexive les rapports à l’histoire de la discipline, à ses transformations contemporaines, aux effets et répercussions de sa pratique et des connaissances produites par celle-ci dans le monde social. Une analyse macroscopique de ces transformations du champ des musées d’ethnologie a été menée pour la France il y a une douzaine d’années, mais le paysage a encore évolué depuis (Mazé, Poulard et Ventura 2012). Le travail plus récent de Fabien Van Geert (2020) en donne un bon aperçu.

[3Les projets de musées plus inclusifs ont fait ces dernières décennies l’objet d’un grand nombre de propositions, dont certaines prennent une forme de manifeste qui nous semble comporter une dimension d’“intrusion”. Leur réalisation pourrait ainsi passer par la promotion d’une orientation fondamentalement participative (Simon 2010), la mise en œuvre d’une « muséologie critique » (Shelton 2013), « radicale » (Bishop 2013), ou l’existence de « douces guérillas », menées par des personnes impliquées à la base de l’organisation des musées et venant contrebalancer leurs modes de directions “par le haut” (Ames 2001). Ces problématiques, qui concernent autant des aspects théoriques que pratiques (l’organisation des musées) ne sont pas nouvelles. Les deux volumes de Vagues (1992 et 1994) publiés sous la direction d’André Desvallées, Marie-Odile de Bary et Françoise Wasserman, en présentant un panorama international de travaux souvent pionniers regroupés sous l’intitulé de nouvelle muséologie, témoignent de la vivacité des débats à ce sujet dans le monde des musées avant les années 1990.

[4Suivant ainsi une forme d’intuition largement développée en méthodologie de recherche dans le domaine des sciences sociales, qui voit dans l’événement (Geertz 1972 ; Bensa et Fassin 2002), l’incident de recherche (Bouillon, Laugrand et Servais 2020), la controverse, ou encore « les accidents, les pannes et les grèves » (Latour 2006 : 116) l’opportunité de montrer une partie des « structures », des terrains, d’ouvrir des « boîtes noires », révélant ce qui n’apparaît pas directement à l’observateur. Selon une orientation ethnométhodologique, une déstabilisation volontairement créée (par la technique du « breaching ») peut susciter une énonciation par les membres d’une société de ce qui d’ordinaire « va de soi » et reste implicite même pour ces derniers (Garfinkel 1991).

[5Comment ne pas songer, ici, à la lente conquête par l’administration des Monuments historiques des innombrables logements venus occuper, après la Révolution, les bâtiments laissés vacants de la Chartreuse du Val de Bénédiction à Villeneuve-lès-Avignon ? Jean-Pierre Piniès (2010) en a écrit l’histoire et ressuscité la mémoire.

[6Hors des expositions, dans les ateliers et les réserves, la conservation préventive s’est en outre énormément développée ces dernières décennies. Les efforts déployés dans ce domaine, tout à la fois nouvelle discipline d’enseignement et nouveau secteur professionnel, ne peuvent, au mieux, que freiner et ralentir les effets de l’ultime intrus, le temps…

[7La question de l’« agentivité » des objets a déjà donné lieu à de multiples travaux et polémiques, trouvant différentes acceptions et nuances en anthropologie, en sociologie des sciences et des techniques, en archéologie, etc. Cette problématique est encore peu abordée dans le domaine de la muséologie. S’installant entre anthropologie et histoire de l’art, l’ouvrage d’Alfred Gell, Art and agency : an anthropological theory (1998) traite plus particulièrement de la capacité d’agir des productions artistiques. La traduction de cet ouvrage a contribué à populariser ce terme dans l’espace francophone (Gell 2009). En ce qui concerne cette thématique en rapport avec la méthodologie des biographies d’objets (voir Bonnot 2015).

[8Notons au passage que le visiteur, en pareille circonstance, sort lui aussi de la passivité relative que lui assigne son statut : il devient lui-même acteur et agent perturbateur de la vie du musée.

[9Environ 2 200 œuvres non restituées après la guerre ont été confiées à la garde des musées nationaux et identifiées comme « Musées Nationaux Récupération » (MNR).

[10La question des “intrus de l’intérieur” au musée est un motif récurrent dans la littérature de fiction, à travers des histoires qui mobilisent nos imaginaires du musée, mais aussi ceux de ces objets “mal collectionnés” qui, devenus rebelles à leur condition, déjouent les stratégies de contrôle de l’institution ou s’émancipent à son insu. Depuis une quinzaine d’années, on observe que certains musées jouent un rôle actif dans la promotion et la diffusion de tels récits, notamment en proposant des co-éditions. Voir, par exemple : Catherine Meurisse, Moderne Olympia, Paris, Futuropolis, 2014, (collection « Musée d’Orsay ») ou Zelba, Le grand incident, Paris, Futuropolis, 2023, (collection « Musée du Louvre). Ces récits fantasmant une agentivité des objets muséaux souligneraient-ils, mieux que la littérature de recherche, la totale docilité que l’on attend d’eux dans la “vraie vie” ?

[11Pour musée des Arts et Traditions populaires

[12Dans le système actuel, les grands musées disposent de leur propre commission d’acquisition, et les procédures d’examen ne sont ainsi plus menées par des évaluateurs externes.

[13Au-delà de ce cas français largement évoqué dans l’entretien avec Florence Pizzorni, la question des savoirs en concurrence et du pouvoir d’exclusion ou de légitimation exercé par les musées (mais aussi potentiellement à l’intérieur de ceux-ci, en fonction des divers acteurs en présence, ou encore par leurs autorités de tutelle) a fait l’objet depuis cette époque d’importants développements sur la base du concept de musée comme « zone de contact » avancé par l’historien et anthropologue James Clifford (1997).

[14Nous avions nous-mêmes pointé la coexistence de ces sentiments entrant en tension dans l’analyse de nos expériences de collectes d’archives privées (Hottin 2009)

[15Un semblable constat peut être fait à propos du patrimoine culturel immatériel, l’Unesco ayant choisi ce même qualificatif (« représentatif ») pour désigner l’une de ses deux listes internationales. Représentatif, mais de quoi au juste ? De l’image que l’organisation souhaite donner de ce patrimoine ? De ce que telle ou telle communauté – avec l’aval des États concernés – considère comme une facette de son identité ? Du type de démarche que les experts souhaitent promouvoir pour mener à bien la candidature ? Bien des projets ont achoppé sur les brumes de ces écueils….

[16Si l’on peut supposer qu’aucune institution muséale ne souhaite voir décroître l’importance de ces collections, il est vrai que c’est encore plus le cas pour les collections publiques que pour les collections privées, et plus prégnant dans les pays tels que la France où s’applique le principe d’inaliénabilité.

[17Faisons ici le lien avec le traitement des éléments de muraille ou de charpente récupérés par les archéologues à la suite de l’incendie de Notre-Dame le 15 avril 2019. C’est un travail de force, qui vise à dompter la masse tout en transformant l’essence de la matière : débris d’abord, vestiges ensuite, reliques pour finir.

[18Le Comité international des musées (ICOM) a établi en 1986 un code de déontologie, dont la dernière version révisée en 2004 a été traduite en 38 langues. La sixième partie de celui-ci traite des rapports des institutions muséales vis-à-vis des « communautés », définissant un cadre général pour la collection, le traitement et l’exposition des collections issues de ces dernières. https://icom.museum/wp-content/uploads/2018/07/ICOM-code-Fr-web-1.pdf (voir partie VI : « Les musées travaillent en étroite coopération avec les communautés d’où proviennent les collections, ainsi qu’avec les communautés qu’ils servent. »).

[19Cette question fait écho à celle de la caution apportée à des récits historiques divergents, compte tenu de la disparité des moyens mobilisés par les colonisateurs et les peuples autochtones d’Amérique du Nord, centrale et du Sud, dans la réflexion sur la construction des « comparables » de Marcel Detienne (2000 : 62).

[20On reconnaîtra aussi, dans les perspectives de Pascal Riviale et de Yannicke Chupin, la question de la logique médiatrice entre le privé et le public, qui selon l’anthropologue Andrée Gendreau (1999), caractériserait le musée dès son origine et déterminerait l’articulation de ses fonctions internes. Cette logique, en outre, renverrait plus largement à une autre logique, plus vaste et inscrite dans un temps long, celle de la séparation des sphères privées et publiques dans la société européenne.

[21Le consensus autour du rôle positif des musées n’a pas manqué d’être égratigné à divers titres par un bon nombre de détracteurs des institutions muséales de leur époque, et dont les critiques sont passées à la postérité : Quatremère de Quincy, mentionné par Yannicke Chupin, auquel on pourrait ajouter sans ordre logique Paul Valéry, Marinetti, Jean Dubuffet, Jean Clair, Bernard Deloche… On trouvera dans un article de Rémi Labrusse (2016) une réflexion synthétique sur cette thématique.

[22Jean-Marie Schaefer donne l’exemple d’une intrusion biographique fictionnelle analogue, mais dans le contexte de la production littéraire : celui de la biographie intellectuelle de Marbot, esthéticien et critique d’art anglais du début du XIXe siècle, publiée en 1981 par l’écrivain allemand Wolfgang Hildesheimer. Mobilisant les codes canoniques du genre pour accroître les effets de réel produits, l’auteur, renommé dans le domaine des biographies, a lui-même été étonné par le succès de sa feintise, dont le but attendu n’était pas non plus de tromper (Schaeffer 1999 : 133).

[23Parmi les autres déclinaisons possibles du genre de l’expo-fiction, les auteurs mentionnent les dispositifs expographiques qui font la réputation du Musée d’ethnographie de Neuchâtel (Suisse), les expérimentations autofictionnelles des artistes Christian Boltanski, Sophie Calle et Susan Hiller, et le travail pionnier en la matière du peintre et sculpteur Norman Daly, ayant façonné un ensemble de reliques de la civilisation disparue des Llhuros pour le musée d’art de la Cornell University (New York).

[24Inédites du moins dans le contexte des musées, ou dans chaque contexte spécifique aux diverses institutions muséales. On pourrait se demander à cet égard si notre exercice de repérage d’intrus au musée n’avait pas exclu, de fait, les musées les plus engagés dans des formes d’inclusivité radicale, au profit d’institutions réputées plus “classiques” ou conventionnelles. Où sont les intrus, dès lors que l’on s’attache à remédier à de longues histoires faites d’exclusions ? Pas où on les cherche, pourrait-on répondre en évoquant le « monde qui contient de nombreux mondes » revendiqué par les zapatistes. À moins que l’intrus, dans ce cas, ne soit le musée lui-même, un musée-intrus aux prises avec le monde des musées. Au-delà des exemples que nous a suggérés Florence Pizzorni à travers son évocation rétrospective d’expériences réalisées au musée national des Arts et Traditions populaires, la question de la reconnaissance et de l’attribution du statut de musée à des initiatives en marge des modèles établis occupe une place centrale dans les arènes internationales de la muséologie, comme en témoignent les débats acérés autour de l’adoption de nouvelles définitions du musée au sein de l’ICOM.

library_books Bibliographie

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Pour citer cet article :

Christian Hottin, Dominique Schoeni, 2024. « À la recherche d’intrus agissant dans les musées. Un itinéraire en forme de braconnage ». ethnographiques.org, Numéro 47 - juin / décembre 2024
Agir en intrus dans les musées. Inclusions, controverses, exclusions et patrimoines [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2024/Hottin_Schoeni - consulté le 04.12.2024)