Du « sous-terrain » au « sous-film » : retours réflexifs sur la réalisation et la construction d’un film de recherche

Résumé

Cet article propose de rendre compte d’un travail ethnographique filmique dans le cadre d’une recherche doctorale. La mobilisation de l’approche filmique dans ce travail doit se comprendre en lien avec l’objet de cette recherche qui visait à interroger les représentations dominantes sur les quartiers dits prioritaires et leurs implications en termes d’espace vécu pour les habitantes et les habitants de ces espaces urbains. Cet accent mis sur l’espace vécu a incité à penser une autre manière de “faire du terrain” en mobilisant la méthode audiovisuelle afin d’appréhender une dimension sensible difficilement transmissible par l’écrit. Le film n’est pas pour autant un simple reflet de la réalité, mais une construction de celle-ci caractérisée par une intention de recherche et une démarche ethnographique. En donnant à lire cette construction du film de recherche, le présent article souhaite mettre en lumière et de manière réflexive le sous-texte ethnographique, les questionnements et les arrangements nécessaires à une telle démarche de recherche.
mots-clés : quartiers dits prioritaires, espace vécu, film documentaire, ethnographie filmique

Abstract

From “sub-field” to “sub-film” : reflective revisiting of the production and construction of a research film
This article reports on ethnographic film work conducted as part of my doctoral research. The mobilization of the filmic approach should be understood in relation to the object of this research, which aimed to question the dominant representations of so-called priority districts in French cities and their implications in terms of lived space for the inhabitants of these urban areas. The emphasis on lived space led me to propose another way of "doing fieldwork", mobilizing audiovisual tools to apprehend a sensory dimension that it is difficult to convey in written form. The film is not a simple reflection of reality but a construction of it, characterized by a research intention and an ethnographic approach. By shedding light this dynamic process, the present article aims to revisit, in a reflexive manner, the ethnographic subtext, the questioning and the arrangements that were the necessary preconditions for including film in my research design.
keywords : so-called priority districts, lived space, documentary film, film ethnography

Sommaire

Cet article propose de rendre compte d’un travail ethnographique filmique dans le cadre d’une recherche de doctorat. À travers une approche interdisciplinaire, entre géographie sociale et sociolinguistique, il s’agissait dans ce travail d’interroger les représentations dominantes et les discours produits sur les quartiers dits prioritaires ainsi que leurs implications en termes d’espace vécu pour les habitantes et les habitants de ces espaces urbains. Cet accent mis sur l’espace vécu, et plus spécifiquement sur le vécu quotidien de la stigmatisation, m’a notamment incité à repenser ma manière de faire du terrain et de la recherche. Les intérêts d’une approche filmique me sont apparus multiples puisque la méthode audiovisuelle permet de (se) poser différemment des questionnements de recherche ou encore de rendre compte d’une dimension sensible difficilement transmissible par l’écrit. Au vu de l’ancrage disciplinaire de la recherche, le travail filmique m’a également permis d’appréhender le « vécu des dimensions spatiales » (Raoulx 2009 : 5‑6) qui est inextricablement lié dans cette recherche à celui de la stigmatisation. L’intention du film documentaire était ainsi de donner à voir et à entendre l’espace vécu des habitantes et des habitants. « À la recherche de l’espace vécu des hommes, la pratique du terrain, l’usage de la parole et de l’œil redeviennent strictement indispensables » (Frémont 1999 : 124). Le travail de ethnographique est primordial dans une telle approche et la démarche filmique est dans ce sens « une autre façon de “faire du terrain”, l’expérience permettant de produire des connaissances » (Raoulx 2009 : 9).

J’ai ainsi réalisé un film documentaire durant cette recherche qui devait se comprendre en complémentarité avec la thèse écrite. Ce film, intitulé « Entre 4 tours » [1], a été tourné sur la dalle Kennedy, dans le quartier de Villejean à Rennes, et constitue pour ainsi dire le deuxième volet de la thèse. Il s’agit bien ici d’une complémentarité – entre l’écrit de thèse et le film de recherche – puisque ces deux modes de mise en forme (et en sens) de la recherche participent à la production de connaissances différentes qui s’alimentent mutuellement (Hémont et Patrascu 2016 : 14). Afin de rendre pleinement compte du caractère ethnographique d’un film, et d’en inférer potentiellement des connaissances sociologiques, il me semble essentiel de mettre au travail de manière réflexive le processus de création filmique, de la réalisation à la construction du film de recherche. En effet, ce n’est pas (uniquement) le contenu, la forme d’un document audiovisuel qui permet de signer « the ethnographicness » d’un film pour reprendre le terme employé par Pink. C’est avant tout la manière dont celui-ci va être contextualisé et mobilisé afin de produire des interprétations et, in fine, des connaissances (Pink 2013 : 35). Le film n’est pas en effet un simple reflet de la réalité sociale, mais une construction de celle-ci, et cette construction doit elle-même être soumise à un travail réflexif.

L’enjeu de cet article est ainsi de montrer à voir et à comprendre cette construction et la manière dont le travail filmique vient nourrir l’exercice ethnographique. Je m’attacherai dans les lignes qui suivent à rendre compte des questionnements multiples que l’ethnographie filmique vient poser au chercheur-cinéaste : « arrangements » propres à la rencontre filmique, importance du relationnel et de trouver sa place sur le terrain avec une caméra, ou encore nécessité d’expliciter son intention de recherche pour constituer le film en récit. Ces différents aspects me donneront alors l’occasion de montrer la pertinence heuristique du recours à l’approche filmique pour le travail ethnographique, tout en inscrivant pleinement l’approche filmique dans une démarche de recherche à part entière.

Du « sous-terrain » au « sous-film »

Le travail filmique se confond avec un travail ethnographique qui emprunte nécessairement aux méthodes de recherche « classiquement » mobilisées dans un travail de terrain. Dans cette perspective, je me suis notamment appuyé dans ma recherche sur la méthode de « l’observation flottante » développée par Colette Pétonnet :

Elle consiste à rester en toutes circonstances vacant et disponible, à ne pas mobiliser l’attention sur un objet précis, mais à la laisser « flotter » afin que les informations la pénètrent sans filtre, sans a priori, jusqu’à ce que des points de repères, des convergences, apparaissent et que l’on parvienne alors à découvrir des règles sous-jacentes (Pétonnet 1982 : 39)

Cette méthode renvoie au fait de « flotter », de déambuler sur l’espace objet de sa recherche. Plus concrètement peut-être, la mise en application de cette méthode s’est traduite durant mon travail par de longues déambulations sur les différents quartiers étudiés. Sans parcours défini préalablement, et sans intention d’observer quelque chose en particulier, il s’agissait alors de se laisser imprégner par l’espace. Ainsi ouvert aux imprévus, tout comme à ses ressentis, la chercheuse ou le chercheur tend à s’inscrire dans un processus de « compréhension subjective » de son terrain (Morin 2006 : 139‑40). Cette compréhension subjective, associée à une expérience empirique documentée dans un journal de terrain, permet de commencer à formaliser de premiers questionnements de recherche. « Ce que le chercheur éprouve, ressent, perçoit participe pleinement au travail de recherche et contribue à l’alimenter et à documenter les réalités que nous découvrons » (Nicolas-Le Strat 2017 : 2). Dans le même temps, et bien que l’on s’en rende compte parfois que plus tard dans la recherche, la méthode de l’observation flottante permet également de développer une forme de connaissance « par imprégnation » qui a été essentielle dans ma compréhension de certains phénomènes sociaux (Olivier de Sardan 1995 : 5‑6).

Cette méthode a été primordiale pour s’imprégner de l’espace, et pour en faire expérience, je souhaiterais attirer ici aussi l’attention sur la mobilisation de l’observation participante dans une perspective filmique. On peut alors notamment parler d’ » observation filmante » afin de faire référence à une « catégorie de l’enquête ethnographique » et une pratique de terrain (Lallier 2011). L’observation filmante « ne relève ni d’une écriture proprement dite ni d’une simple technique de captation, mais d’une pratique sociale : d’une manière singulière de se tenir en face-à-face avec le sujet de notre représentation » (Lallier 2011). Il s’agissait en effet d’observer et de participer par et à travers la caméra aux interactions et pratiques sociales des personnes rencontrées. L’enjeu d’un tel travail ethnographique est alors de réussir à se « déprendre d’une approche mécaniste qui consiste à repérer préalablement ce qu’on veut décrire afin de concevoir ce qu’il faudrait filmer » (Lallier 2011). Il ne s’agit pas d’observer pour filmer, mais bien de filmer pour observer. Cela ne signifie pas pour autant que la compétence cinématographique doit être nécessairement première. Ce qui a été premier dans ma recherche, c’est le travail ethnographique sous-jacent : « “Savoir filmer” n’implique pas de maîtriser une quelconque grammaire cinématographique, mais de savoir être là, au sens d’établir et de maintenir une relation sociale avec les personnes filmées, de construire une relation de face-à-face avec ceux que l’on filme, afin de percevoir ce qui se joue, ce qui se produit symboliquement, dans la situation d’échanges observée » (Lallier 2011). Cette approche « ethnographique » du film ne doit pas pour autant laisser à penser que la compétence cinématographique est inutile pour la réalisation d’un film de recherche. Elle s’aiguise peu à peu et c’est cette compétence qui participe aussi du fait de « savoir être là » avec la caméra.

Les “fondamentaux” du travail ethnographique sont ainsi toujours bien présents et ils prennent la forme de deux aspects essentiels. D’une part, l’identité de la chercheuse ou du chercheur est mouvante, elle est « créée de toutes pièces par les gens avec qui [il] rentre en interaction lors de [son] terrain » (Schinz 2002 : 3). D’autre part, tout terrain ethnographique est ainsi composé d’un « sous-terrain » (Abélès 2004 : 42) qui renvoie à toutes les formes de contractualité avec les témoins et les divers arrangements éventuels. Dans la continuité de ces considérations, je propose de parler de « sous-film » afin de rendre compte de la construction de celui-ci avec le personnage principal et les arrangements que cela a pu nécessiter. Ma conviction profonde est que ces données ethnographiques participent pleinement à la production d’une connaissance scientifique et qu’elles sont bien dans ce sens le « pré-texte » de l’ethnographie (Abélès 2004 : 42). Ce pré-texte ne commence d’ailleurs pas uniquement au moment du tournage du film à proprement parler, mais dès le travail de terrain de pré-tournage du film qui a duré 7 mois environ. Ce temps long en amont du tournage a été essentiel pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, le vécu de la stigmatisation sur cet espace urbain induit une réelle méfiance et défiance de la part des habitantes et des habitants vis-à-vis de personnes qui viendraient au ”zoo” comme on a pu me le dire à plusieurs reprises. Ensuite, et corollaire de ce vécu, l’appropriation de l’espace est particulièrement saillante sur cet espace urbain et rend la présence d’une caméra d’autant plus difficile sur l’espace public. Enfin, le personnage principal du film fait partie des personnes que l’on pourrait comprendre dans une position de marginalité, renvoyant notamment à la difficulté d’être entendu et audible dans l’interaction sociale. Cette marginalité est d’autant plus renforcée qu’il est un “jeune de quartiers” avec tout l’imaginaire que cela véhicule, qu’il est “noir” comme il le met en avant à plusieurs reprises dans nos échanges, et qu’il exerce régulièrement une activité illégale de trafic de stupéfiants.

Ces éléments m’ont amené à prendre la décision de réaliser le film documentaire seul avec « la caméra à l’épaule ». En effet, la démarche filmique que j’ai menée nécessitait la mise en place d’une relation de confiance, d’une « complicité », que seul un temps long préalable au tournage pouvait permettre d’instaurer. Le film permet d’ailleurs de rendre compte de cette relation chercheur-personne rencontrée qui tend à être invisibilisée dans les écrits universitaires. « Contrairement à l’écrit, filmer “lie”, dans une même image ou une même séquence, la connaissance de l’objet et les traces de la relation entre le chercheur et son objet (condescendance, “distance”, ou complicité), l’apport “scientifique” et la méthodologie. […] Le “relationnel” fait partie de l’objet filmé » (Faguer 2006 : 91). Dans mon cas, ce relationnel m’est apparu comme étant au fondement même du film réalisé.

La rencontre avec Abdoul

Au-delà du “travail sur” un espace choisi, le film nécessite un “travail avec” le réel qui a pris la forme ici d’une rencontre avec le personnage principal : Abdoul. Or, de la même façon que pour les entretiens de recherche, « les conditions d’établissement de la relation d’enquête sont essentielles à restituer […]. On peut dire, sans exagérer, que les premiers moments de la rencontre sont stratégiques : ils marquent un climat, une “atmosphère” dans laquelle se déroulera ensuite l’entretien » (Beaud 1996 : 238).
 

Journal de terrain, 8 mars 2019
Amina a demandé à Abdoul qu’elle connaît s’il était d’accord pour discuter avec moi. Elle a donc organisé un rendez-vous avec Abdoul à 14h00. S’il n’est d’abord pas venu, Abdoul est finalement arrivé vers 14h45 alors que je continuais à discuter avec Amina. Il m’a demandé s’il fallait aller dans un bâtiment ou si on pouvait rester là, sur la dalle. Je lui ai dit que la dalle me semblait très bien, et cela d’autant plus que j’ai senti qu’il serait plus à l’aise dans ce lieu connu. On a alors commencé à discuter sur le parvis de la dalle. Au bout d’un moment, qui était somme toute assez rapide, il me demande, un peu méfiant, si j’enregistre. Je l’ai rassuré sur ce point : je ne prendrai des notes qu’après-coup. L’échange a alors pu continuer. Il est parti à plusieurs moments afin de « régler des histoires » de stupéfiants. Il revenait parfois seul, parfois avec d’autres personnes. J’ai d’ailleurs terminé la conversation avec une autre personne puisqu’il était parti et ne revenait pas. Je l’ai finalement revu au moment de partir. Il m’a dit que ça avait été sympa pour lui de discuter avec moi. Je terminerai cette note en relatant une anecdote qui me semble révélatrice de certaines choses quant à l’appropriation de cet espace. À un moment, Abdoul était parti, j’étais avec un autre jeune. Un troisième arrive alors et dit au deuxième : « c’est qui lui ? » sans me regarder ni même me désigner alors que j’étais positionné à un mètre de lui. L’autre pense qu’il parle d’une autre personne et lui répond. Face à ce quiproquo, le troisième redemande en me montrant de la tête, mais toujours sans me regarder : « c’est qui lui ? ». L’autre lui répond alors : « vas-y toi, c’est un poto d’Abdoul ». Cette désignation m’a permis dès cet instant d’avoir une légitimité à être avec eux sur cet espace. D’ailleurs, à partir de ce moment-là, Abdoul me présentera comme son « poto Nico ».

Journal de terrain, 10 avril 2019
Aujourd’hui, en passant sur la dalle en fin d’après-midi, j’ai vu qu’il y avait Abdoul à côté de deux autres personnes qui dealaient. Du coup, je suis allé lui dire bonjour et nous avons un peu discuté. Il m’a refait part du fait qu’il avait apprécié qu’on discute ensemble et que je fasse la démarche de venir le voir : « pour ça respect ». Un peu plus tard, il m’a dit que j’étais « un vrai », car j’étais revenu le voir plusieurs fois ensuite et que je n’avais pas fait semblant de ne pas le reconnaître. À la suite de cette rencontre, j’ai pensé à lui comme personnage principal du documentaire. Je pourrais le suivre dans ses journées, qu’il me présente le quartier, en fonction des différentes heures de la journée aussi, etc. C’est une idée. J’ai pensé à un moment à lui en parler pour voir si ce serait au moins envisageable pour lui, mais je me suis dit que c’était trop tôt. Notre relation de confiance n’est pas encore assez instaurée et le temps long sur le terrain est primordial, je pense, pour ce type de démarche. Et puis j’aurais peut-être d’autres idées en m’imprégnant de cet espace.

 
Ces deux premières notes de recherche permettent de mettre en lumière la manière dont la relation avec Abdoul a commencé à se construire. Si la rencontre et le ressenti du chercheur sont déterminants pour expliquer le choix du personnage principal, il est également entré en ligne de compte des « critères » sociologiques qu’il ne s’agit pas de nier. Le fait de penser à ce moment-là à Abdoul comme choix de personnage principal relève ainsi de mes intentions et d’un certain nombre de caractéristiques que j’avais identifiées.

Je l’ai déjà écrit : Abdoul semblait faire partie des personnes que l’on pourrait comprendre dans une position de marginalité (“jeune de quartiers”, activité illégale, “noir”). Il fait par ailleurs partie d’un groupe de personnes qui « posent problème » dans les discours à propos de la dalle Kennedy (de la part des professionnels et professionnelles, et de quelques habitantes et habitants). J’ai également pu remarquer dans mon travail de terrain qu’il avait une position symbolique importante dans son groupe de référence et de manière plus générale sur la dalle Kennedy : il m’est donc apparu qu’Abdoul pouvait “m’ouvrir des portes” pour rencontrer certaines personnes. Enfin, il m’a semblé avoir décelé dans nos premiers échanges une réelle conscientisation des problématiques sociales en jeu, ce qui l’amenait à produire des discours réflexifs sur son vécu quotidien de la stigmatisation.

En termes ethnographiques, on pourrait ainsi dire qu’Abdoul remplissait un triple rôle : celui d’informateur (de par son vécu), de médiateur (de par sa position symbolique qui m’ouvrait des portes et permettait la réalisation du film), et de personnage du film. C’est d’ailleurs notamment parce qu’il remplissait les deux premiers rôles qu’il est devenu personnage du film.
 

Journal de terrain, 21 mai 2019
Hier j’ai revu Abdoul et nous avons discuté assez longuement. Comme la dernière fois, quand je suis arrivé, il était en groupe et les autres personnes ont pensé que je venais acheter des stupéfiants. Puis, quand ils ont vu que je restais et que je parlais avec Abdoul, ils ont demandé qui j’étais. Après quelques minutes de méfiance, certains ont alors accepté ma présence puisque Abdoul a dit que j’étais un de ses « potes ». Nous avons ensuite déambulé sur la dalle et aux alentours avec Abdoul. J’ai pu énoncer l’idée du documentaire avec lui. Il l’a trouvé intéressante.

Deux ou trois semaines après cet extrait du journal de terrain, Abdoul me donne son accord pour le film. À partir de ce moment-là se joue alors une tension dans le travail ethnographique entre un risque de “saturation du personnage” et une relation de confiance à entretenir. La réalisation du film de recherche a fait en effet apparaître avec acuité le caractère éphémère des discours et des analyses produites dans le cadre de mon terrain. Il y avait en effet un enjeu dans mon travail à ce que la parole soit “spontanée”, et non pas “redite”. Les discours “recueillis” s’inscrivaient fondamentalement dans un rapport à un espace donné. C’est l’inscription et le mouvement du corps dans cet espace qui venait donner au discours sa coloration et son caractère “habité”, “incarné”, qui renvoyait celui d’un vécu des dimensions spatiales. En redemandant deux fois la même chose à une personne, je prenais le risque de perdre l’aspect sensible et le vécu que je recherchais. Or, l’écrit permet le discours rapporté, le film plus difficilement ou avec une utilisation importante de la voix extra-diégétique (voix off). J’appelle ainsi risque de « saturation du personnage », le risque d’avoir déjà tout dit et tout abordé dans les échanges avec la personne au point qu’il n’y ait “plus rien à dire” de manière “habitée” devant la caméra. Tout comme une recherche tend vers la saturation des données, c’est-à-dire le moment où les nouvelles données n’apportent plus d’éléments nouveaux, une rencontre peut avoir tendance à tendre vers la saturation de la personne, et cela d’autant plus dans une démarche filmique qui est nécessairement exigeante pour le personnage principal. La relation avec Abdoul était une relation qui devait “s’entretenir”. Tâche d’autant plus délicate que ma posture m’amenait à ne pas le considérer comme un réceptacle d’informations, mais comme une personne amicale avec laquelle je ne souhaitais pas “calculer” les thématiques à aborder. Cette tension peut certainement être considérée comme commune à nombreuses situations de recherche bien qu’elle me semble le plus souvent passée sous silence.
 

Journal de terrain, 6 septembre 2019
Abdoul est bien ok pour le film. On a convenu que je le suivrais dans le quartier la semaine prochaine et qu’il me ferait rencontrer aussi des personnes. Je me suis laissé un mois pour réaliser le tournage du film. Je voulais d’ailleurs, et je devais, commencer en théorie le tournage cette semaine, mais cela était trop compliqué. Du côté d’Abdoul, j’ai pu le voir plusieurs fois, mais il semblerait que c’était une semaine « tendue » avec des interventions de la BAC [2] quasiment tous les jours. J’espère pouvoir filmer la semaine prochaine.

Complicité et tact de l’ethno-cinéaste

Ce tournage m’a amené à faire plusieurs pas de côté et à remettre régulièrement en question le planning et les modalités que je m’étais fixés. Les raisons en sont multiples : normes temporelles différentes, moments « tendus » sur la dalle qui empêchent de sortir la caméra, obligations d’Abdoul quant au trafic, tensions liées à la présence de la caméra, etc. « Dans le cas d’un travail de réalisation documentaire avec des personnages qui présentent des “aspects déviants” (comme le fait d’être un usager de drogue, ou plus largement de vivre en dehors des normes temporelles qui régulent la vie quotidienne), le strict dispositif de l’entretien, et plus largement la réalisation filmique peuvent poser problème » (Tilman 2014 : 128).
 

Journal de terrain, 10 septembre 2019
Je devais commencer le film aujourd’hui à partir de midi avec Abdoul. Je viens de le voir et il doit « faire quelque chose », il me propose donc ce soir 17h00.

Journal de terrain, 11 septembre 2019
Je n’ai pas pu filmer hier, car Abdoul devait faire des « trucs ». Il a ensuite été arrêté. Je ne sais jamais réellement quand je vais pouvoir filmer avec Abdoul, s’il est disponible ou non. J’ai donc pris la décision de filmer un peu seul aujourd’hui.

Journal de terrain, 16 septembre 2019
J’éprouve des difficultés à rencontrer Abdoul au bon moment pour pouvoir le filmer : il doit souvent faire « un truc », tenir son poste, etc. Même si je filme seul, je dois donc attendre pour pouvoir filmer avec lui. Cette situation n’est pas facile et j’espère qu’elle va se débloquer. Pour le moment, je fais beaucoup d’allers-retours sur le terrain : en journée, en soirée, le dimanche aussi, pour souvent ne pas retrouver Abdoul alors que nous avions rendez-vous.

La réalisation du film a ainsi été caractérisée par l’inattendu. C’est en effet le hasard qui a guidé aussi bien mes temps de tournage avec Abdoul que mes échanges et mes rencontres avec la plupart des personnes. Ces temps où j’étais seul, qui n’étaient donc pas prévus, ont été l’opportunité pour moi de m’imprégner de cet espace, d’un certain vécu quotidien et de sa temporalité, de trouver ma place peu à peu sur la dalle et de m’inscrire pleinement dans une démarche d’observation filmante. « C’est autour de cette tension entre l’écriture, les données préétablies, et l’ouverture au réel, toujours imprévu, toujours inattendu, que se construit le tournage du film de recherche » (Tilman 2018 : 19).
 

Journal de terrain, 24 septembre 2019
En filmant, un « jeune » est venu me voir de manière assez agressive pour me dire que « c’est interdit ici de prendre des photos ». Ce n’est pas la première fois que je suis ainsi abordé. J’ai donc expliqué la démarche en disant que c’était un documentaire « avec Abdoul ». Il m’a dit : « j’espère poto » sur le ton d’une menace évidente. Je me rends compte qu’Abdoul tient un rôle primordial dans ce film même quand il n’est pas là puisqu’il apporte une forme de caution et qu’il rend de fait le film possible. L’appropriation est en tout cas très forte autour de cet espace urbain. C’est ce que j’entends notamment derrière le « c’est interdit ici  ». La dalle est un espace public, rien n’interdit donc à proprement parler de filmer (si ce n’est certaines considérations législatives, mais qui concernent tous les espaces publics). Pourtant, cette personne considère bien que c’est interdit ici sans une porte d’entrée que m’offre Abdoul. Quoi qu’il en soit, ces évènements répétés amènent une certaine tension tout au long du tournage. Entre cela, les allers-retours et les différents imprévus à gérer, le tournage est assez éprouvant.

Ce qui permet de réagir à ces moments de tensions lors du tournage du film, c’est notamment le « tact de l’ethnographe » qui « renvoie à un sens des situations, c’est-à-dire à un sens de ce qui se fait ou ne se fait pas, de ce qui est approprié et de ce qui ne l’est pas, qui dépasse le raisonnement ou l’entendement » (Rémy 2014 : 3). C’est l’imprégnation de cet espace social sur le temps long qui m’a permis à plusieurs reprises d’avoir la bonne répartie, les « mots-clés », l’à-propos, la bonne attitude pour désamorcer ces situations. Ce « tact » est fondamental quand on travaille sur des objets de recherche en lien avec la question de la marginalité et il dépasse en cela largement la seule situation filmique. C’est ce « tact », combiné à un temps long sur le terrain, qui m’a permis de filmer certaines séquences, notamment le soir lorsque des personnes étaient en groupe.
 

Journal de terrain, 25 septembre 2019
À plusieurs reprises, j’ai voulu filmer un groupe de jeunes sur la dalle. J’ai senti que cela était compliqué pour eux, même s’ils commencent à me connaître. Je leur ai donc proposé le fonctionnement suivant : je filme des séquences et je viens ensuite leur montrer sur l’appareil photo les séquences filmées afin de savoir s’ils sont d’accord ou non pour que je les garde. S’ils ne sont pas d’accord, je supprime la séquence. Or, quand je suis revenu vers eux pour leur montrer la séquence filmée, ils ont à peine regardé la séquence, certains ne regardant pas du tout, et en me disant très rapidement « c’est bon t’inquiète ». J’ai donc compris que l’important n’était pas tant de leur montrer la séquence filmée, mais de leur demander leur avis et leur consentement. La démarche semble ainsi se suffire à elle-même, le fait de montrer l’image à proprement parler semble anecdotique.

Journal de terrain, 26 septembre 2019
J’ai de nouveau filmé hier soir. Paradoxalement, le temps long sur le terrain avec la présence de la caméra amène à deux choses : c’est à la fois facilitateur par l’habitude de ma présence et de la caméra qui devient prétexte pour entamer une conversation, et en même temps, c’est producteur d’une tension accrue chez certains à force de me voir en train de filmer. Je sais cependant maintenant désamorcer ces situations. Je peux donc me poser à côté du groupe de jeunes le soir pour filmer. Cela d’autant plus que le fait d’être une personne “extérieure” à la dalle et au quartier peut aussi avoir un côté positif et donner du sens à ma démarche : je suis aussi vu comme une personne qui accepte de passer du temps avec eux, de s’intéresser à eux et à leur vécu.

Fig. 1.
Photogramme extrait du film : « Nous, on est vraiment habitant d’ici » (41’51)
Nicolas Kühl

Quand on fait un film, il s’agit ainsi de trouver sa place : « sa place au sens physique du terme » (Raoulx et Chourio 2012 : 231), mais également sa place symbolique qui renvoie à l’identité mouvante du chercheur sur le terrain et à sa légitimité ou non à pouvoir filmer. Dans le cas d’un quartier dit prioritaire, cette place « mouvante » doit aussi se comprendre en lien avec un univers discursif médiatique omniprésent autour de ces espaces. Ainsi, au départ du tournage, j’ai pu être assimilé à un journaliste du fait de la présence de la caméra. Assimilation que je récusais à chaque fois en explicitant mon travail et ma présence. Mais il n’empêche que cela induisait une réelle méfiance quant à ma démarche ainsi que quelques réactions plus agressives. D’autres autrices et auteurs ont d’ailleurs pu rapporter ces expériences de terrain difficiles (Beaud 1996 : 257). Or, après quelques jours, des personnes m’ont dit que je ne pouvais pas être un journaliste puisque je continuais à venir plusieurs jours d’affilée. Un journaliste lui ne viendrait qu’une heure ou deux et partirait. C’est à partir de ce moment-là que j’ai pu avoir une nouvelle identité : celle du chercheur réalisant un documentaire sur la dalle.
 

Journal de terrain, 28 septembre 2019
Abdoul a vraiment été partie prenante de ce film. Au-delà du fait qu’il accepte de partager avec moi un peu de son vécu quotidien, il semble aussi parfois s’approprier le film en me faisant rencontrer certaines personnes ou même en les questionnant à ma place. C’est vraiment un film “avec” et il sera dans ce sens le personnage central du film avec en contrepoints d’autres personnages.

Ce dernier extrait de mon journal de terrain vient signaler un aspect fondamental du travail filmique : la nécessité d’une « complicité » entre la ou le cinéaste et la personne filmée (Hoare 1984 : 49). « L’ethnographie filmée se distingue de l’ethnographie écrite par la radicalité de son rapport avec la situation étudiée : l’ethnocinéaste doit s’impliquer personnellement dans la circonstance observée, dans la mesure où ce que dit – ce que signifie – la séquence filmée procède de la relation sociale entre celui-ci [observateur-filmant] et les personnes filmées » (Lallier 2011). Cette complicité peut avoir des intensités variables qui dépendent notamment de la relation mise en place entre la chercheuse ou le chercheur et la personne filmée. Cela vient en tout cas encore une fois corroborer l’importance du temps long sur le terrain. Dans le cas du documentaire réalisé, je pense pouvoir dire qu’il y avait une forte complicité avec Abdoul qui peut d’ailleurs, me semble-t-il, se ressentir dans le film.

Au-delà des aspects déjà énoncés, cette complicité peut se comprendre à l’aune de la volonté d’Abdoul, exprimée à plusieurs reprises, de « donner une autre image » de la dalle. Il voyait en effet dans le film un moyen de pouvoir interroger certains présupposés, certains « pré-avis » comme il le dit et cet objectif avait un sens pour lui au regard de son vécu de la stigmatisation. Pour qu’un tel film “fonctionne”, je suis en effet persuadé qu’il faut que la personne filmée puisse “y trouver son compte” au-delà même des intentions de la chercheuse ou du chercheur. Autrement dit, mon envie de faire un film devait aussi faire écho à une envie chez Abdoul. Abdoul a pu en effet aussi investir le film par l’espoir qu’il avait que celui-ci pourrait permettre une certaine transformation de son vécu quotidien, en essayant de « vraiment poser les problèmes sur la table / qu’on essaie de vraiment comprendre les choses / pour de vrai c’est quoi le problème c’est quoi qui va pas c’est quoi qui fonctionne c’est quoi qui fonctionne pas » (Abdoul, 31’44).

Rendre compte de son intention par l’écriture filmique

« L’utilisation d’une caméra oblige concrètement à se poser des questions fondamentales pour l’anthropographie en général : faire un film c’est déjà entrer dans l’écriture, c’est faire des choix. » (Canut et al. 2018 : 119). La démarche filmique menée a été dictée, non pas par un protocole de recherche comme cela pourrait être le cas en sociologie visuelle, mais par un point de vue visant à retranscrire une histoire dans le réel. C’est dans ce sens que je nomme cette démarche « documentaire » afin de la distinguer, à la suite de plusieurs autrices et auteurs, du « reportage ».

usuellement, un documentaire a un auteur ; un reportage passe pour n’en avoir pas (« nobody’s point of view »). Le véritable « auteur » du reportage passe pour être la chaîne ou le magazine qui l’emploie. Aux yeux de l’objectivisme, la notion d’auteur est entachée de subjectivité et d’imaginaire. Ce qui compte pour un reportage, et ce qu’il cible, c’est l’information : généralement sur un sujet politique chaud, une catastrophe ou « un fait de société » (Niney 2009 : 120)

L’une des caractéristiques fondamentales du documentaire est le point de vue avec lequel il a été réalisé et dont j’essaie notamment de rendre compte dans cet article. Le reportage renvoie quant à lui, et le mot l’indique bien, au fait de « rapporter » de l’information au prisme d’une illusoire neutralité. Dans le documentaire réalisé, je ne « rapporte » pas d’informations, je ne rends pas compte « objectivement » de la réalité, je cherche au contraire à interroger le réel à partir d’une subjectivité assumée qui trouve son expression dans différents choix. « Le langage courant repère bien la différence essentielle en disant qu’on “informe sur”, alors qu’on “fait un film avec” » (Niney 2009 : 121). J’ai réalisé un film “avec” Abdoul.

Une telle démarche implique donc de réfléchir à la grammaire du film, à la manière dont celui-ci est construit pour qu’il puisse mettre en mots et en images cette intention. Il est important ici de pouvoir distinguer deux niveaux : « le niveau de la monstration, ce que les plans montrent, et le niveau de la narration, le sens produit par le montage audiovisuel » (Niney 2009 : 24). Dans ce sens, le film est un récit. La trame narrative qui le sous-tend se construit à travers diverses contraintes sociologiques (l’objet de recherche), techniques (la qualité des rushs [3] disponibles notamment), éthiques (en lien avec sa posture de chercheur-cinéaste), relationnelles (décrites précédemment) et en cohérence avec le public imaginé et anticipé. Dans le cas d’un documentaire qui a été pensé et réalisé dans l’optique d’organiser des projections-débats avec des habitantes et des habitants, ainsi que des professionnelles et professionnels, ce récit doit se comprendre à l’aune d’une tension qui anime toute description sociale : « […] le désir de montrer et le désir d’expliquer. C’est peut-être cette tension entre les deux qui structure toute analyse sociologique » (Becker 2009 : 278). En m’attachant à expliciter la construction des trois premières minutes du film, je vais ainsi essayer de rendre compte de quelques points de montage qui sont structurants selon moi de cette tension entre désir de montrer et désir d’expliquer.

Le film s’ouvre sur une déambulation à la première personne avec un cadre qui bouge volontairement et une voix extra-diégétique qui explicite certaines intentions et marque mon positionnement. « Un film trahit toujours le rapport du chercheur au monde, qui est souvent enfoui dans l’écrit, comme si l’objectivation était nécessairement liée à l’effacement du sujet qui produit la connaissance » (Raoulx 2018 : 27). Ici, la spectatrice ou spectateur est « prévenu·e » et doit s’attendre à une découverte de la dalle Kennedy à mes côtés.

Fig. 2.
Photogramme extrait du film : scène d’ouverture du film à la première personne (00’08)
Nicolas Kühl

Ma présence, mon implication, et ma relation engagée au terrain est ainsi posée dès le début du film à travers cette scène d’ouverture. On retrouve d’ailleurs à intervalle plus ou moins régulier dans le film la voix extra-diégétique à la façon de « Eux et moi » de Stéphane Breton où il rend compte de sa compréhension anthropologique et de la progression de celle-ci au fur et à mesure du film (Breton 2001). Tout l’enjeu d’une telle pratique est alors de trouver l’équilibre entre une voix extra-diégétique qui permet de marquer ma subjectivité et l’intention du film, tout en évitant d’enfermer la spectatrice ou le spectateur dans une lecture univoque du film. La démarche filmique documentaire tend en effet, à la différence d’un reportage, à poser des questions plutôt qu’à apporter des réponses.

La suite de cette séquence à la première personne tient à une autre intention mise en scène par le montage : la volonté que la spectatrice ou le spectateur entretienne dès le début un rapport géographique à la dalle. Le film n’est pas une « simple illustration d’un objet géographique » (Raoulx et Chourio 2012 : 224), l’objet géographique est en lui-même reconstruit par le film. L’approche filmique est en cela intéressante, car elle oblige à construire le lieu par l’image et le son, à en appréhender les points saillants, ceux qui feront sens dans le récit. Dans cette construction du lieu par le film, j’ai fait un double choix. D’abord celui de ne pas revenir sur l’histoire du lieu, les projets de renouvellement urbain, les évènements plus ou moins récents, le nombre d’habitantes et d’habitants, et les caractéristiques sociodémographiques, etc. Je voulais laisser ainsi la lecture du film « ouverte » pour la spectatrice ou le spectateur et échapper à une lecture univoque de la situation. Puis, le choix de mettre l’accent sur la signalétique morphologique de ce lieu, sa densité et son relatif enclavement, afin de rendre compte à la fois de mon point de vue, mais aussi des processus d’appropriation forts autour de cet espace.

Fig. 3.
Photogramme extrait du film : la dalle Kennedy « presque enclavée » derrière les immeubles (01’13)
Nicolas Kühl
Fig. 4.
Photogramme extrait du film : la dalle Kennedy « presque enclavée » derrière les immeubles (séquence suivant la précédente) (01’17)
Nicolas Kühl

C’est ici par l’articulation des images et de la voix que j’essaie de rendre compte du “rapport géographique” qu’entretient notamment Abdoul à cet espace et dont je me suis imprégné. Le titre du film « Entre 4 tours », qui a été pensé à partir de l’expression « Entre 4 murs », s’inscrit également dans cette dynamique et ce n’est pas un hasard qu’il apparaisse juste avant cette séquence de “présentation” de la dalle Kennedy. L’idée ici est que la dalle est un personnage du film. D’ailleurs une professionnelle d’un bailleur social lors d’une projection-débat ne s’y trompera pas : « tout le monde est un peu autour de cette dalle qui est presque un personnage ».

L’autre personnage, le “principal”, celui qui est au cœur de la trame narrative, c’est Abdoul. Ici aussi, cela n’est pas anodin qu’il arrive juste après la “présentation” de la dalle dans le film. La spectatrice ou le spectateur comprend alors que, si la dalle est bien un personnage du film, c’est en suivant Abdoul à mes côtés et c’est à travers sa perception et son vécu qu’il ou elle va découvrir cet espace. On l’entend d’ailleurs dire : « je lui montre le quartier et après je vais revenir par ici ». Le film commence par différentes scènes qui permettent d’entrer dans le monde vécu avec l’histoire de vie d’Abdoul. Le cadrage serré visait ainsi à renforcer le sentiment d’être dans une forme d’intimité avec Abdoul, de lui “parler” directement pour la spectatrice ou le spectateur.

Fig. 5.
Photogramme extrait du film : « je sais même pas pourquoi je suis resté en fait » (03’53)
Nicolas Kühl

Le « sous-film » développé précédemment permet de comprendre que l’accession à ce vécu de l’espace est rendue possible par le développement d’une relation de confiance entre lui et moi. C’est cette relation qui me permet de l’interpeller à plusieurs reprises dans le film sur divers sujets (« squat » du hall d’immeuble, histoire de vie, sentiment d’insécurité, etc.). « L’un des intérêts de ces démarches tient justement dans ce que ce dispositif audiovisuel donne à voir des relations souvent “invisibilisées” dans les recherches : les liens chercheurs-enquêtés » (Hémont et Patrascu 2016 : 5). À cet égard, j’ai d’ailleurs aussi souhaité rendre audible la « négociation » de l’interaction au début du documentaire entre Abdoul et moi (1’45 - 2’). Ici encore ma présence, et les biais que j’induis ne sont pas cachés.

Les trois premières minutes du film ont ainsi été montées dans l’optique de poser tous les éléments qui me semblaient essentiels afin de rendre compte de mon intention : un rapport géographique à la dalle, une subjectivité assumée par ma présence, l’introduction du personnage principal d’Abdoul, la porte d’entrée du film sur le vécu de l’espace [4].

Laisser la place pour se re-présenter

Il s’agit aussi dans le montage du film de penser à une trame narrative qui puisse être le fil conducteur du film et qui permette de rendre compte dans le même temps de mon expérience ethnographique. J’ai alors opté pour un point de vue situé et la rencontre avec Abdoul est devenue le fil conducteur du film. J’ai fait le choix de construire la plupart de mes séquences avec Abdoul à travers une déambulation. Ce choix est aussi bien celui du tournage que du montage.

Le rapport entre l’homme et son territoire est posé en tant que questionnement comme en termes de méthode par l’intermédiaire de la caméra et du film documentaire qui en découle. Les deux se développent en cohérence l’un avec l’autre. Le sujet et la forme avancent ensemble (Cyrulnik 2015 : 112)

Cela veut dire que j’ai dû réfléchir à un dispositif filmique qui me permettrait à la fois d’appréhender la dimension sensible et à la fois de pouvoir raconter une histoire : la mienne en quelque sorte qui découvre peu à peu la dalle à travers le regard d’Abdoul. Pendant le tournage, je me suis donc inspiré de la technique du « go-along » ou de la « walking interview » qui consiste à mener un entretien en déambulant avec la personne (Evans et Jones 2010). L’intérêt de ces techniques est multiple. On peut cependant souligner quelques aspects importants dans le cadre de ma démarche : elles permettent d’appréhender le lien à l’espace du personnage, de le mettre aussi en confiance grâce à son expertise quant à cet espace ce qui est différent d’un entretien en face-à-face (a fortiori dans une pièce), de favoriser les aspects mémoriels et les discours sur les histoires de vie. Dans cette approche associée ici à la démarche filmique, le lieu peut ainsi devenir un espace de paroles et cela permet de toucher ce qui vient dans le mouvement du corps et non ce qui est pensé consciemment lors d’un entretien plus formel. Le film « Traplines in Vancouver » de Raoulx met bien en lumière ces différents éléments (Raoulx 2003).

Fig. 6.
Photogramme extrait du film : discours spontané d’Abdoul sur le « pré-avis » des personnes (38’57)
Nicolas Kühl

La « walking interview » est donc une technique de tournage, mais c’est aussi et déjà une mise en récit du film qui vient lui donner sens. Il est à noter qu’une telle pratique relève dans mon expérience d’une réelle tension entre un état de “transe” propre à la réalisation filmique et une nécessité d’être toujours disponible pour pouvoir rebondir dans l’interaction. Cette tension était d’autant plus exacerbée que j’ai réalisé ce film seul, en étant à la fois, par analogie avec le « ciné-transe » de Jean Rouch, « œil mécanique », « oreille électronique », allocutaire-interviewer :

Au lieu d’utiliser le zoom, le cameraman réalisateur pénètre dans son sujet, précède ou suit le danseur, le prêtre ou l’artisan, il n’est plus lui-même, mais un « œil mécanique » accompagné d’une « oreille électronique ». c’est cet état bizarre de transformation de la personne du cinéaste que j’ai appelé, par analogie avec les phénomènes de possession, la « ciné-transe » (Rouch 1979 : 63)

Le temps long sur le terrain et la relation de confiance permet alors peu à peu de tendre vers l’oubli et l’effacement de la présence du chercheur-cinéaste derrière la caméra : Abdoul dans la séquence à la fin du film (cf. extrait 1) ne semble ainsi plus tant s’adresser à moi, son « poto Nico », qu’à un allocutaire autre, hors-champ, qui pourrait être la spectatrice ou le spectateur. Je redevenais ainsi simple « œil mécanique » et « oreille électronique ». Si la séquence initiale avec la négociation de l’interaction et mes relances quant à son histoire de vie marque ainsi ma présence en tant que médiateur, l’évolution du film tend à l’effacer peu à peu et à laisser la place à Abdoul de pouvoir s’adresser directement à la spectatrice ou au spectateur.

Cet aspect renvoie au « problème » posé au chercheur-cinéaste et explicité par Gheerbrant, dans son interview par Cesaro : « le problème n’est pas d’être discret, ni d’être derrière la porte, mais d’être encore plus là. Notre problème, c’est de filmer par rapport à quelqu’un d’autre, le grand absent de cette histoire : le spectateur. Nous sommes en train de faire quelque chose pour quelqu’un d’autre, qui est signifié par la caméra » (Cesaro 2010). Si l’approche filmique permet un autre rapport au terrain et trouve toute sa pertinence dans l’exercice ethnographique comme j’ai voulu le montrer dans cet article, il ouvre également la voie à des questionnements plus larges sur l’impact du film et sur la triangulation chercheur-cinéaste/filmé/spectateur·rice (Raoulx et Chourio 2012 : 224‑225).

De manière implicite peut-être parfois, ce sont ces questionnements que j’ai voulu mettre au travail dans les retours réflexifs proposés sur la réalisation et la construction du film documentaire. L’ethnographie filmique témoigne, se structure et doit se comprendre à l’aune d’une relation entre une personne et le chercheur-cinéaste, mais toujours « par rapport à quelqu’un d’autre ». Le travail filmique dans la recherche porte ainsi en lui une dimension ethnographique mais aussi politique puisqu’il vient à sa manière interroger des représentations et « jeter des ponts entre des mondes sociaux qui s’ignorent » (Raoulx 2009 : 9).

Toutes ces situations, que ce soit au tournage, au montage, lors de la projection ou du débat, suscitent des interactions et des reformulations entre tous ces protagonistes (acteurs, réalisateur et spectateurs). En cela, il a déjà une dimension politique puisqu’il permet par la représentation qu’il offre du monde d’interagir avec lui (Cyrulnik 2008), plaçant ainsi l’homme au sein de sa cité comme une question centrale (Cyrulnik 2015).

C’est bien dans cette perspective qu’Abdoul s’est saisi du dispositif filmique, et que j’ai cherché à mener et questionner mon travail ethnographique et filmique. Ce dernier point me permet ainsi de conclure sur ce qui est sans aucun doute l’enjeu le plus fort d’un travail documentaire et qui tient à la quête du « cinéma vérité » telle que l’exprime Morin : « le cinéma vérité cherche des êtres humains qui, ne fussent qu’un instant, seraient devant la caméra les auteurs de leurs propres existences » (Institut National de l’Audiovisuel 1966). Être auteur de sa propre existence, c’était notamment pour Abdoul le fait d’avoir la possibilité de se re-présenter, selon ses propres termes et, ne fusse qu’un instant, « d’enlever l’étiquette sur sa tête ». La démarche documentaire prenait alors tout son sens dans une recherche qui pose la question du vécu de la stigmatisation.

add_to_photos Notes

[1Le film est disponible dans son intégralité ici : https://www.canal-u.tv/chaines/la-forge-numerique/entre-4-tours

[2Brigade anti-criminalité

[3Le terme « rushs » renvoie aux séquences filmées brutes avant toute transformation.

[4Ces 3 premières minutes peuvent être visionnées dans cet extrait du film mis en ligne :
https://tube.nocturlab.fr/videos/watch/fd7b66da-cb61-44cd-b349-b7b8f9827888

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Pour citer cet article :

Nicolas Kühl, 2024. « Du « sous-terrain » au « sous-film » : retours réflexifs sur la réalisation et la construction d’un film de recherche ». ethnographiques.org, Numéro 47 - juin / décembre 2024
Agir en intrus dans les musées. Inclusions, controverses, exclusions et patrimoines [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2024/Kuhl - consulté le 11.02.2025)