Introduction
Dans cette salle de plain-pied du Tieranatomisches Theater, nous nous trouvons sous un radiateur, dans un couloir circulaire, entre deux salles d’exposition. (Fig. 13) Ici, toutes sortes de tissus s’accumulent. L’un des tissus nous parle : « Bonjour, je suis un minuscule vieux fragment de fourrure échappé de l’exposition « Tiere be-handeln ». Pour les visiteurs, je ressemble à une simple particule de poussière tombée sous le radiateur – il doit y avoir un vent thermique qui me retient ici. J’ai entendu dire que les humains n’aiment pas ma présence, puisque l’espace semble assez propre (l’est-il aussi à mon échelle microscopique ?), mais ils m’ont tout de même produit, ce sont eux qui m’ont amené ici ». À cet endroit, on pourrait penser que cet infime morceau de matériau, enfin libéré, a dansé de joie, même s’il se sentait retenu sous le chauffage.
« TATour » est un travail de terrain numérique que nous avons mené en 2020 dans l’espace d’exposition du Tieranatomisches Theater (TA T) à Berlin [1]. “Nous” sommes une équipe de six chercheurs du cluster d’excellence « Matters of Activity ». Financé par l’agence allemande pour la recherche (DfG), ce consortium interdisciplinaire regroupe une centaine de chercheurs et professeurs, pour la plupart basés à Berlin. Le cluster « Matters of Activity » a pour ambition de transformer le paradigme scientifique actuel à la croisée des sciences humaines, de sciences naturelles et de la recherche en design. L’objectif partagé est d’élaborer une “nouvelle culture des matériaux” dans laquelle ceux-ci seraient considérés comme actifs et non plus passifs, à l’instar de la particule de fourrure mise en scène dans la vignette ci-dessus. Notre objectif pour cette exposition, plus humble, était de présenter différents aspects de nos recherches au cluster, tout en explorant différentes dimensions de l’espace atypique qui nous a accueillis : un ancien théâtre anatomique vétérinaire reconverti en musée. La véritable exposition eut lieu entre juin 2021 et avril 2022 dans les murs de l’espace muséal. Le présent essai se concentre sur une exploration que nous avons menée en préparation de celle-ci. La crise sanitaire COVID-19 et les restrictions qui nous furent imposées étaient particulièrement problématiques car notre démarche était fondée sur une relation approfondie avec ce lieu. En conséquence, nous avons décidé d’élaborer une visite numérique du musée afin de continuer notre recherche sur place, sur le mode du virtuel [2].
La démarche ethnographique de cet article est double : tout d’abord, nous y proposons un récit réflexif sur le processus de création collectif de cette visite virtuelle et dans un deuxième temps, nous présentons la visite virtuelle comme une enquête tout à la fois empirique et spéculative sur cet espace muséal. L’article est rythmé par une série de captures d’écran. Lecteurs et lectrices sont invité*es à faire la visite sur le site web du musée. On pourra y éprouver l’effet immersif spécifique à ce type de récit ethnographique alternatif, dans lequel la présence des images joue un rôle plus important que leurs dimensions sémantiques (voir Favero 2017).
La visite virtuelle est un dispositif ethnographique expérimental qui ouvre un nouvel espace au travail de terrain sur le mode de l’invention (Estalella et Criado 2018 ; Marres, Guggenheim et Wilkie 2018 ; Grimaud 2021). Créer cette visite fut en effet une occasion d’entrer en correspondance avec le bâtiment et ses présences multiples. Ce dispositif nous a fourni une scène sur laquelle nous avons pu faire entrer en contact nos préoccupations disciplinaires respectives. Il produit également au final un résultat visible qui nous permet de partager nos recherches avec le public. Cette intervention à plusieurs niveaux relève d’une approche renouvelée que les Anglo-saxons pratiquent sous le nom d’anthropologie multimodale. Inspirées des pratiques de l’anthropologie visuelle, ces méthodes ont suscité l’enthousiasme ces dernières années, notamment avec le constat que l’anthropologie se doit aujourd’hui de tirer parti des formats numériques et des possibilités que ceux-ci offrent pour imaginer de nouveaux types d’enquêtes collectives et collaboratives. La discipline déplace également quelque peu le sens de sa mission, se détachant résolument de certaines de ses ambitions de neutralité et de distance pour embrasser d’autres positionnements par rapport à ses sujets, notamment en se mettant à leur service : « an anthropology that aspires to become a “vehicle” or a “host” for the ideas, desires, and affects of nonanticipated interlocutors » (Dattatreyan et Marrero-Guillamón 2019 : 7 ; Collins, Durington et Gill 2017 : 142). Le récit ethnographique qui va suivre est à la fois un commentaire et un making off de l’enquête restituée à 360° dans un format multimédia : nous y employons une pluralité de médias (texte, image et son) ; humains et non-humains s’y rencontrent sur un mode collaboratif. Enfin, TATour attire l’attention sur les sensorialités de l’espace d’exposition (perçues sur place, puis à distance, puis mises en scène pour que le spectateur en fasse l’expérience). Le terrain devient un espace ouvert au jeu et à l’expérimentation [3]. L’enquête préliminaire porte sur les manières dont l’espace et ses présences pourraient être mises au travail en croisant l’usage d’autres supports, d’autres temporalités : autant de moyens d’entrer en relation avec le théâtre anatomique et avec ses publics.
Le contexte de cette expérimentation a été déterminant dans notre approche : un dispositif interdisciplinaire résolument ancré dans une approche expérimentale. Le cluster « Matters of Activity » s’inscrit conceptuellement dans la continuité des expériences de travail interdisciplinaire du précédent cluster d’excellence « Image Knowledge Gestaltung » [4]. Actif de 2012 à 2018, ce dernier a mené une première exploration des possibilités et des contraintes de l’interdisciplinarité entre sciences humaines, sciences naturelles et design (Schäffner 2015 : 199-213). Quarante-quatre disciplines y travaillèrent conjointement : de la microbiologie à l’anthropologie, en passant par la recherche en design, la science informatique, la physique, l’histoire de l’art et beaucoup d’autres encore. En s’appuyant sur les idéaux et les travaux mythiques du Bauhaus, l’un des objectifs les plus ambitieux du premier cluster fut d’intégrer la recherche en design comme discipline de base, associée à la théorie des médias et aux études scientifiques et technologiques [5]. Au sein de cet espace, l’accent fut moins mis sur la production de résultats directement utilisables sur le plan académique, mais porté au contraire sur l’exploration de zones frontalières et d’interstices interdisciplinaires. Au sein du cluster d’excellence « Matters of Activity » – qui bénéficie d’un contrat renouvelé de sept ans pour aboutir son projet –, les expériences du Laboratoire interdisciplinaire ont mûri et prennent aujourd’hui de nouvelles dimensions grâce à l’intégration de ces premiers enseignements [6].
Membres d’une section du projet intitulée « Object Space Agency », nous avons bénéficié d’une grande liberté dans le choix de nos projets, inhabituelle dans le cadre de contrats de recherche postdoctoraux. Notre groupe a été conçu – et les membres recrutés – de manière à orienter spécifiquement l’équipe vers des projets de ”recherche-exposition” (Basu et Macdonald 2007 ; Bjerregaard 2020). C’est la raison pour laquelle nous comptons dans nos rangs plusieurs collaborateurs dotés d’une formation artistique : un designer (Clemens), une architecte (Natalija) et un conservateur commissaire d’exposition (Felix). Auxquels s’ajoutent trois autres chercheurs en sciences humaines ayant eux-mêmes des pratiques proches des arts : un anthropologue des arts et des sciences (Maxime), un chercheur en littérature contemporaine doublé d’un informaticien spécialisé dans le jeu vidéo comme support théorique et pédagogique (Christian), et une historienne d’art et des techniques (Nina). En tant qu’universitaires et artistes issus de cultures du savoir différentes, nous apportons chacun au projet des intérêts et des spécialisations distincts, ainsi que nos propres projets et méthodes de recherche.
Le Tieranatomisches Theater est l’un des espaces d’exposition de l’Université Humboldt. Le conservateur Felix Sattler le désigne parfois comme « espace pour la recherche muséale appliquée ». L’association du cluster avec d’autres lieux d’exposition pour ouvrir la recherche interdisciplinaire au public s’inscrit dans une stratégie plus large qui vise à dynamiser ce type de collaboration. Plusieurs conservateurs de diverses collections associées à l’Université Humboldt ont été intégrés au projet depuis son démarrage – ce qui facilite d’une part les procédures de mise en œuvre d’expositions scientifiques, et d’autre part l’émergence de projets incorporant le média et la pratique de l’exposition comme méthode de recherche. Ce projet de visite virtuelle en est un bon exemple : le réseau déjà solidement constitué de notre groupe en a largement facilité le lancement, inscrit dans le contexte de la préparation de la “vraie expo” qui s’est finalement déroulée une année plus tard.
La première partie du texte présente le processus de création de la visite virtuelle. Au cours du texte, des passages en première personne du singulier tentent de spécifier et de situer les expériences individuelles au sein d’un “nous” flottant. Nous nous y interrogeons sur le format numérique immersif de notre investigation, sur la manière dont nous nous sommes efforcés d’« adopter le point de vue des choses » – une formule qui est souvent revenue dans nos conversations. La seconde partie reprend l’état de l’art et le contexte historique de l’exposition envisagé comme espace de recherche, cette “visite” étant présentée également comme une exposition virtuelle. Nous racontons également comment et pourquoi nous avons choisi d’emprunter le mode d’intervention graphique qui caractérise cette enquête.
Adopter le point de vue des choses
Une semaine à peine après la première ébauche du projet, Christian, informaticien et chercheur en littérature et Felix, commissaire d’exposition, se rencontrent au Tieranatomisches Theater. Parcourant ensemble le bâtiment, ils prennent plus d’une centaine de photographies à 360°. La taille particulièrement réduite de l’équipement portable utilisé [7] a une influence déterminante sur le matériau collecté à ce stade : l’“œil qui voit tout“ de ce modèle, constitué de deux capteurs équipés d’objectifs fisheye montés dos à dos, peut être logé dans les plus petits coins et recoins. Les considérations théoriques développées précédemment sur l’activité des matériaux et des espaces se reflètent et prennent vie au travers de ces prises de vues. Passant d’une salle à l’autre, Felix et Christian s’efforcent de capter les perspectives les plus riches et les plus inhabituelles possibles. Il ne s’agit pas d’imaginer voir par les yeux des visiteurs (absents), mais plutôt d’adopter le regard des objets à l’intérieur de l’espace vide, la perspective des salles fermées au public, des bâtiments de service, ou même le point de vue de la poussière qui s’y déplace. Cette visite ne sera pas un substitut à la présence physique devenue impossible, mais une expérience qui ne peut être réalisée qu’à l’intérieur du support numérique, provoquant un décalage de nos perceptions à son égard.
Christian :
Felix a proposé que nous commencions par le hall d’entrée et, de là, nous avons parcouru le TA T, traversant aussi des zones habituellement d’accès restreint. Nous avons pris la première photo dans l’entrée, derrière des piles de déchets et des boîtes en cartons contenant des restes ou des chutes de matériaux. À ce moment précis, l’espace nous est apparu beaucoup moins lisse et stérile qu’il ne le serait pour des visiteurs ordinaires. Lorsque nous avons visionné la première photo sur mon smartphone, nous avons eu l’impression d’être déjà au cœur de la visite virtuelle. Nous nous sommes rapidement accordés sur le fait que c’était précisément ce genre de choses que nous voulions vraiment montrer : l’activité du matériau, les arrangements qui se produisaient lorsqu’il était laissé à lui-même. Nous avons continué à parcourir les lieux à la recherche de perspectives inhabituelles, d’espaces cachés, de structures et de matériaux habituellement invisibles. Nous avons placé la caméra dans des vitrines, nous sommes grimpés sur des corniches, nous avons ouvert des panneaux et des gaines de câble ou encore des chambres de stockage, nous avons accroché la caméra en équilibre entre les poutres du plafond. Au cours de ce voyage à travers le TA T, nous avons tenté d’imaginer de nouvelles perspectives.
Faisant usage d’un programme en accès libre permettant de visionner, mais également de naviguer à l’intérieur et entre les images, nous avons ensuite positionné ensemble des “points info” dans certaines parties des prises de vue à 360° afin que les visiteurs puissent en apprendre davantage et se plonger dans des “perspectives textuelles” inspirées par les scènes. Parallèlement, les images furent, elles aussi, retravaillées. À l’aide de divers outils d’édition d’images, nous les avons peintes en surimpression, filtrées et modifiées, chacun de notre côté, travaillant dans nos lieux de confinement respectifs. C’est ainsi que les photos sont devenues un matériau source, librement interprétable, nous permettant de travailler dans un espace émancipé des règlements du musée et des lois de la physique. Après s’être concentrés sur ces aspects visuels et textuels, les membres de l’équipe ont intégré des paysages sonores à l’expérience : des enregistrements d’objets ou de machines dont le son est en temps normal imperceptible ou peu perçu, ou des ambiances sonores qui nous semblaient correspondre à ce que nous avions vécu pendant le travail sur le terrain. D’autres encore furent composés à l’aide de synthétiseurs afin d’amplifier la sensation d’étrangeté que certaines scènes peuvent provoquer chez le spectateur.
Ces conversations et expérimentations sur les photos et les textes ont peu à peu mis en accord la pluralité de nos regards : différents points de vue sur un seul objet ; différentes questions posées aux visiteurs ; parfois une citation ou une référence qui cadre ce que nous y montrons ; et parfois aussi des scènes ludiques inspirées par de libres associations. Au cours des discussions, il nous est apparu que c’est précisément cette hétérogénéité qui représentait une force, et que notre visite ne pourrait pas se mettre au service d’une narration stricte. Nous avons également mis l’accent sur cette pluralité dans les textes.
Au cours du processus, le projet fut présenté à maintes reprises à d’autres membres du cluster d’excellence et à des acteurs externes. Leurs réactions furent dûment prises en compte et intégrées dans notre travail. D’autres idées de développement furent discutées, ce qui encouragea les membres du projet à imaginer de futurs projets ou des extensions de celui-ci. Notre enquête atteignit ainsi une dimension nouvelle : nos réflexions théoriques de départ étaient appliquées, étoffées et illustrées grâce à un travail pratique et concret. Ce bref “sprint” durant lequel le contenu concret a émergé sur la base de nos divers travaux théoriques préliminaires, les possibilités offertes par une mise en œuvre technique immédiate et par un “bricolage” sur place sans intervention externe, tout cela s’alignait sur l’objectif commun programmé d’une présentation finale au public. Ce processus de mise en œuvre de la visite virtuelle a ainsi posé les jalons pour le long travail d’élaboration de l’exposition collective développée spécialement pour mettre en scène tant l’espace d’exposition que les recherches interdisciplinaires du cluster « Matters of Activity ».
Sonder l’espace muséal
TATour, la visite virtuelle du Tieranatomisches Theater (TA T) ainsi que l’exposition Stretching Materialities qui a suivi, mettent en avant l’une des définitions fondamentales du musée : sa vocation à être un lieu de recherche sans cesse en mouvement. Ces exigences et ces visions sont étroitement liées à l’histoire de l’espace d’exposition et au processus de négociation des liens entre les objets, la recherche et le musée en tant qu’institution.
De même que le musée, à ses débuts, ne formait qu’une seule entité avec sa collection, on peut identifier la recherche comme l’un de ses éléments constitutifs les plus fondamentaux. Nous savons, par exemple, grâce à des sources du 16e et du 18e siècle, que l’étude et la recherche approfondies étaient l’une des caractéristiques centrales des premiers musées semi-privés, couplées à d’autres ambitions, comme la création d’une encyclopédie ambulante (par exemple Quiccheberg 1565 ; Neickel 1727 ; Heesen 2012 : 41). Le voisinage spatial des objets, les assemblages intentionnels ou non d’époques et de contextes différents, ont donc toujours été des catalyseurs des modes de connaissance et d’exploration dans les musées.
Ce n’est qu’avec la séparation de l’inventaire en collections exposées (« Schausammlungen ») et en collections de recherche (« Forschungssammlungen ») qu’un fossé s’est creusé dans cette unité physique des objets de musée (Helbig 2019). Cette séparation des collections remonte à une réforme des musées d’histoire naturelle au XIXe siècle et a rapproché la conception du musée de notre norme actuelle. (Helbig 2019). Cette reconfiguration a cependant eu des conséquences déplorables sur la place de la recherche dans l’espace d’exposition. Il y eut en effet à partir de ce moment-là une séparation claire : une partie des collections fut destinée aux visiteurs profanes et une autre réservée aux scientifiques et aux connaisseurs. Au cours de ce processus, l’espace alloué aux visiteurs s’est considérablement éloigné de celui dans lequel la recherche était censée se dérouler.
Néanmoins, à peu près à la même époque, on a observé un deuxième développement qui a affaibli cette tendance et a donné de nouvelles orientations à la recherche dans les espaces ouverts au public : l’arrivée de l’exposition dans le musée. Historiquement, les expositions et les musées sont deux formes de présentation fondamentalement différentes qui n’ont commencé à converger que vers 1900 (Heesen 2012 : 73-104). Les parties du musée accessibles au public ont commencé à s’ouvrir à long terme pour devenir plus expérimentales et pour favoriser les débats autour de l’exposition comme dispositif de recherche, en particulier grâce au format de l’exposition temporaire, plus souple, et qui trouve son origine, entre autres, dans les foires commerciales et les expositions universelles du XIXe siècle (Bennett 1995). Ces débats ont d’ailleurs émergé à la fin du XXe siècle en utilisant la plateforme de l’exposition temporaire, transformant ces projets en moyen pour développer une critique institutionnelle (cf. Bjerregaard 2020 : 3).
Bien que, dans les musées, la plupart des expositions se caractérisent encore aujourd’hui par la présentation et la communication des résultats de la recherche plutôt que par le fait d’incarner ou d’effectuer la recherche elles-mêmes, on observe un changement substantiel dans ce domaine – qui a été renforcé ces dernières années par des débats sur les espaces d’exposition en tant que « laboratoires » ou de lieu d’« expériences » et d’ « expérimentation » (Heller, Scholz et Wegner 2015 ; Basu et Macdonald 2007). Si ce phénomène trouve ses précurseurs non seulement dans les expériences d’exposition du début du XXe siècle (par exemple, le « Cabinet of the Abstract » d’El Lissitzky [8], voir Nobis 1991) mais aussi dans l’association étroite de ces deux concepts au début de la période moderne (Krifka 2000), une implication significative de l’ethnographie et de l’anthropologie dans ce processus est cependant caractéristique des récents débats contemporains. Dans leur introduction au volume Exhibition Experiments, Paul Basu et Sharon Macdonald font référence à toute une série de méthodes ethnographiques expérimentales et collaboratives qui sont capables de « saisir les complexités et présenter des voix et des positions multiples, également inachevées et contingentes » dans l’espace d’exposition et qui peuvent avoir un pouvoir transformateur (Basu et Macdonald 2007 : 7). L’idée directrice est que l’exposition elle-même devient un agent générateur de connaissances – grâce à ses propres moyens d’expression visuels, spatiaux et créatifs (Bjerregaard 2020 ; O’Neill et Wilson 2015 ; Lehmann-Brauns, Sichau et Trischler 2010).
Pour déterminer la contribution du projet TATour à ce débat sur l’exposition – son champ d’expérimentation passant de la sphère physique à la sphère digitale –, il faut également interroger le rôle du numérique dans le musée et dans l’espace d’exposition. Ces dernières années, l’espace muséal a été réévalué à plusieurs reprises : d’un côté, à la lumière des théories postcoloniale et féministe (un exemple marquant est celui de von Bose et al. 2012), et plus récemment sous la bannière de la critique décoloniale (Mignolo 2011) ; de l’autre, dans le contexte du développement numérique (Geismar 2018 ; Grau, Coones et Rühse 2017 ; Kohle 2017 ; Akker et Legêne 2016).
Il y a une dizaine d’années, les nouvelles technologies des médias et la recherche dans les espaces d’exposition étaient présentées comme deux forces opposées, dont la confrontation était source de préoccupation (voir l’introduction à Lehmann-Brauns, Sichau, Trischler 2010 : 3). Leur relation a cependant récemment connu une transformation majeure. Si, d’une part, de nouvelles "zones de contact" entre les collections analogiques et les technologies numériques sont de plus en plus explorées (Geismar 2018 : xviii), d’autres analyses sont plus radicales et parlent d’un changement de paradigme fondamental envers le numérique dans les musées – celui-ci ayant été qualifié de facteur clé pour la réussite d’un musée au XXIe siècle (Giannini et Bowen 2019). La réalité augmentée est à cet égard une option de plus en plus privilégiée par les musées pour introduire de nouvelles perspectives et de nouveaux contenus dans les expositions. Bien qu’il existe déjà quelques études sur ce sujet (Jäger 2018 ; Calvi, Sabiescu et Vermeeren 2018 ; Ioannides, Magnenat-Thalmann et Papagiannakis 2017), l’enquête de terrain interdisciplinaire basée sur des prises de vue photo- et vidéographiques immersives à 360° est un territoire qui reste à inventer [9].
La fabulation graphique comme méthodologie numérique
Alors que la recherche dans les musées a historiquement eu tendance à être une recherche sur les objets, avec TATour nous avons expérimenté une méthode graphique et relationnelle : une manière de “tirer un trait” entre des catégories et des pratiques.
Nina :
Au cours de mes recherches sur le terrain dans les clichés à 360 ° de TATour, j’ai approché l’espace numérique de la même manière que j’aborderai un objet tangible devant moi, l’œil rampant sur chaque pixel, lentement et avec précaution. En tant qu’historienne de l’art et des sciences et “témoin” directe de la transformation numérique dans les musées, la digitalisation a été pour moi jusqu’à présent synonyme de disponibilité et de transparence. Plus les collections sont numérisées, plus il devient facile pour la communauté mondiale des chercheurs d’y accéder – tant pour des projets individuels que pour des investigations plus vastes, comme la recherche sur la provenance. Cependant, en ce qui concerne la recherche sur les objets matériels – le cœur de l’activité en histoire de l’art – elle n’a pas joué de rôle pour moi jusqu’à présent. La texture, les plus petits détails de la surface, les nuances subtiles de couleur, la richesse du matériau, son poids, son odeur, son toucher, tout cela est essentiel pour la compréhension et l’analyse d’un objet. Dans le numérique se crée un objet complètement ’différent’ de celui qui est physiquement présent. Mais il n’y a pas de hiérarchie, ici. L’un n’est pas meilleur que l’autre. Ce sont juste deux entités à peine comparables, qui ne peuvent pas se remplacer mutuellement et n’entrent donc pas en concurrence.
Pendant le parcours de “fabrication” de la visite virtuelle, les pensées conceptuelles ont fusionné avec les observations concrètes et détaillées. Elles ont emporté mon imagination vers un monde d’objets entremêlés, rêvant d’aérosols dans les vitrines, de processus d’échange entre les différents microclimats du bâtiment et entre les objets voisins – me donnant une conscience de plus en plus aiguë des gisements processuels et imaginaires du terrain ambivalent dans lequel je déambulais. Dans la réalisation graphique et ludique qui a suivi, j’ai cherché à rendre visibles des entités et des phénomènes qui résident en marge de mes propres perceptions – enracinées – des espaces d’exposition et j’ai eu le sentiment de remettre une nouvelle fois ces concepts en question.
Explorer du regard une scène à 360 degrés permet de faire émerger un sentiment de présence dans l’espace. Il existe derrière ce dispositif une longue histoire – celle de l’art immersif, auquel Oliver Grau a consacré une monographie qui dresse un pont entre les fresques des villas de Pompéi aux mondes numériques de la réalité virtuelle (2003). Nous disposons de ce type d’images depuis longtemps et il est aujourd’hui courant de les utiliser pour s’orienter – grâce à des outils tels que Google Streetview – ou pour visiter des espaces à distance, comme dans les nombreuses visites virtuelles disponibles en ligne. De même, de nombreux documentaires en 360° sont disponibles à l’heure actuelle. L’utilisation de ce genre d’images dans le cadre d’un terrain ethnographique a été, entre autres, explorée par l’anthropologue visuel Paolo Favero. Il décrit la façon dont ces technologies émergentes fournissent des terrains de jeu particulièrement propices à l’enseignement de l’anthropologie visuelle (2017, 2018). Même si le résultat final n’est pas toujours convaincant, c’est le processus même de cette “ethnographie multimodale en sérendipité” qui est intéressant, conclut-il : « [these practices] manage to represent the truth as something living and moving, hence creating a correspondence between life and images that reminds us of Rancière’s (2006 : 2) observations about cinema, which, according to him, just like life, is “not about stories, about actions oriented towards an end, but about situations open in every direction.” » (2017 : 285)
Maxime :
Inspiré par un tutoriel trouvé sur internet, j’ai proposé à mes collègues – en leur montrant quelques images rapidement bricolées grâce à ma tablette graphique – de peindre sur ces photographies afin de les peupler de ces présences que nous évoquions et percevions dans l’espace. Les idées étaient déjà là : pourquoi ne pas les faire apparaître directement dans l’espace, en peignant des fresques en trompe-l’œil sur ces bulles d’image ? Je leur montrai un premier exemple d’image augmentée : celui d’une vitrine rectangulaire aux parois de verre, que j’avais transformée en aquarium. Un banc de poissons-clowns y semble suspendu dans l’eau violette. (Fig. 10). Un second exemple capturé dans la poussière sous le radiateur : une colonne d’insectes bleus et jaunes s’y déplace parallèlement à la plinthe. Dans le troisième, on aperçoit un spectre blanc derrière une porte vitrée : le fantôme de l’opéra anatomique ? Nous nous sommes tous mis au travail sur ce mode de la fabulation visuelle dans les jours qui ont suivi.
Clemens :
Le designer en moi voulait mettre en valeur sur l’écran 2D ces nouvelles expériences spatiales du point de vue de la caméra. J’ai donc rapidement décidé de concevoir un récit à partir de la perspective de ces protagonistes – articulant, éprouvant et pensant de manière spécifique en raison de leur nature différente –, et par là même, de remettre finalement en question la position humaine dans le récit. Mon utilisation du logiciel pour créer des scènes dans TATour a d’abord été hésitante. Au début, je ne savais pas encore jusqu’où étendre ce processus d’esquisse numérique pour me rapprocher toujours plus de la qualité selon moi nécessaire à la création des installations physiques interactives. Puis je me suis laissé le temps d’observer cet environnement visuel à 360° dans lequel nous étions tous en train d’essaimer : construisant ou, plus exactement, reliant les premiers espaces à 360° les uns aux autres dans une promenade imaginaire à travers le bâtiment, passant d’un travail collectif sur un document en ligne à un brainstorming spatial partagé visuellement et auditivement composable. Ce document spatial devint alors une sorte de "feuille de route" pour nos futurs objectifs de recherche – entre science, art, design et anthropologie – derrière les locaux du TA T ou, plus précisément, immergés dans les frontières et les atmosphères du site [10]. Si l’imprévisible – l’expérience de l’absolue nouveauté – n’avait pas trouvé sa place dans notre espace numérique du début, il a surgi dans le projet grâce à cette étape de participation.
Pour cette réalisation, j’ai travaillé plutôt en deux dimensions dans une sorte de buvardage numérique ou brouillage [11], qui évoque l’atmosphère existant entre le spectateur, l’espace et l’exposition. La coloration rouge correspondant à une "carte thermique" [12] souligne l’importance des facteurs humains qui ne sont pas visibles à l’œil nu – par exemple, la température et l’humidité des corps, en référence à l’importance qu’y accorde Haacke dans ses Condensation Cubes [2005" id="nh3-13">13].
La personne qui visite une exposition se trouve, elle aussi, dans une salle au milieu de choses qui fuient, répandant autour d’elles leurs bactéries, leur température ou leur humidité. Elle-même fuit dans l’espace, comme toute chose, dans ce grand métabolisme qui l’entoure. Imaginons que cette personne se retrouve maintenant dans une vitrine de musée. Elle pourrait alors se demander quelle protection offre réellement la vitrine. Du moins, les flux de matière qu’elle produit directement en respirant ou en reniflant auraient un effet immédiat sur son propre corps. Cela pourrait la rendre claustrophobe. Spéculons encore : à force d’être constamment traité avec soin comme un objet exposé dans une vitrine, le visiteur claustrophobe pourrait devenir vaniteux et verrait d’un œil sceptique d’éventuelles nouvelles fuites provenant de l’extérieur. De ce point de vue, nous inspirant de Hans Haacke, mais aussi de Tim Ingold (2020), on peut dire qu’un récit empathique a pris forme au cours du processus de conception de TATour – à partir de l’exposition considérée comme méthode de recherche.
Remarques conclusives
Le résultat de cette enquête collective est une promenade virtuelle dans le théâtre anatomique vétérinaire, qui rappelle l’histoire d’un livre pour enfants à succès de l’illustrateur Milan Trenc, Night at the museum, dans lequel les objets du musée prennent vie (1993) [14]. Se déplacer à travers ces images nous rappelle en effet le défilement d’un livre d’images, où les mots et les idées sont mis en avant sous forme de personnages vivants et font vivre une expérience immersive au lecteur, tandis que son regard se déplace et rebondit maladroitement de page en page.
Travailler ainsi virtuellement “sur place” nous a fait explorer l’espace d’une manière totalement différente, nous permettant de le peupler audiovisuellement de présences que nous ne pouvions que deviner. Tracer des lignes pour comprendre et voir ce que l’on n’aurait pas vu autrement : ceci est déjà le programme du dessin ethnographique. Mais ne pourrait-on pas développer cette activité d’imagerie dans d’autres directions ? Michael Taussig suggère un chemin vers la spéculation anthropologique ’avec’ les images, c’est l’un des arguments forts de son livre sur le dessin ethnographique. Il consigne une série de dessins dans des carnets qu’il compare ensuite avec les croquis d’Allan Ginsberg, Franz Kafka et Walter Benjamin :
Whether looked at on their own or in the context of their surrounding text, the drawings in notebooks that I have in mind seem to me to butt against realism, with its desire for completeness. The drawings come across as fragments that are suggestive of a world beyond, a world that does not have to be explicitly recorded and is in fact all the more “complete” because it cannot be completed. In pointing away from the real, they capture something invisible and auratic that makes the thing depicted worth depicting (Taussig 2011 : 13).
Rompant avec les conventions des expositions virtuelles, nous avons tenté de nous placer du point de vue des objets et des matériaux eux-mêmes, ce qui nous a guidé dans le choix de perspectives les plus inhabituelles et les plus inattendues possibles en utilisant la photographie à 360°, devenue la base visuelle de la visite. De cette manière, la technologie elle-même s’est avérée un « médiateur » crucial – un « appât pour les possibles » (Debaise 2017). Ses capacités et ses paramètres par défaut ont influencé notre approche, tout comme nos considérations théoriques plus générales ont façonné notre manière d’utiliser cette technologie. Retracer la perspective des choses signifiait aussi prendre conscience de leur activité quasi-fluide, de leur « façon de fuir hors de leurs contours formels » (Ingold 2011).
TATour nous a permis de partager avec un public une enquête tout en esquisse – et avec les lectrices et lecteurs de cet article. Cette enquête tient “pour elle-même” comme travail d’ethnographie visuelle sur un lieu déserté et pourtant bien vivant. Elle avait pour but de préparer une exposition dans les lieux. Celle qui fut installée “pour de vrai” dans les salles du théâtre anatomique en 2021 ne reprenait rien ou presque de nos propositions virtuelles, mais elle a germé dans le sillon que nous avions tracé ensemble durant la période de confinement. Notre relation à l’espace d’exposition fut considérablement enrichie tant de ces impressions sensorielles que de la nécessité d’aller au fond d’un premier processus de terrain, continuant ainsi de les rêver plus loin sur le mode de la “recherche-exposition.”
TATour combine ainsi la définition historique des expositions comme lieu de recherche, avec l’ouverture et le caractère inachevé du travail de terrain numérique. Au cours des processus de conception individuelle des images à 360° et des sons, nous avons concentré notre attention sur la pluralité des niveaux de perception offerts par l’espace muséal. Les possibilités des programmes de traitement de l’image et des prises qu’ils offrent sur les représentations picturales, ainsi que le format de la visite virtuelle ont été le deuxième médiateur technologique, agissant comme prisme dans ce processus d’exploration. Les réflexions abstraites de nos diverses perspectives disciplinaires ont été transformées en un champ d’expérience concret dans lequel l’activité des images, « fluide et débordante de leurs cadres » (Benjamin 1969), est venue guider notre enquête et la dramaturgie que nous proposons au visiteur. Prendre au sérieux et encourager ce type d’invention pourrait donner aux ethnographes les moyens de prendre part à de nouveaux types d’enquêtes spéculatives multimodales sur des formes d’altérités ontologiquement variées.