En 1996, un visiteur du musée national des Arts et Traditions populaires déclare qu’une poupée votive, collectée dans le bocage normand et dont le cartel mentionne dûment les pouvoirs surnaturels, est « redevenue active ». Devant l’émoi provoqué par cette annonce, l’équipe et la direction du musée s’empressent de rechercher une solution pour en neutraliser les effets. Après plusieurs tentatives infructueuses de recours à des spécialistes, la poupée et d’autres objets susceptibles de manifester une emprise sur les personnes sont disposés dans une armoire blindée réputée retenir les ondes, dans un local isolé des réserves du musée [1].
L’exemple de la poupée « active » du musée national des Arts et Traditions populaires [désormais : « MNATP » ou « ATP »] a contribué à nourrir notre réflexion collective au moment de l’élaboration de l’appel à contributions de ce numéro intitulé « Agir en intrus dans les musées ». À partir de cette référence, un dialogue s’est noué avec Florence Pizzorni, qui avait traité de cet objet « chargé » dans l’un de ses articles (Pizzorni 2014).
Conservatrice générale honoraire du patrimoine, Florence Pizzorni a commencé sa carrière à l’écomusée de Saint-Quentin-en-Yvelines puis au musée d’art et d’histoire de Colombes avant de rejoindre le MNATP dans le cadre duquel elle a pris part à la préfiguration du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée [désormais : Mucem]. Elle a ensuite travaillé au sein de la direction des musées de France puis assuré la direction-adjointe du groupement d’intérêt public « Mémoires de l’esclavage, des traites et de leur abolition ». Elle est membre associée du laboratoire Héritages (UMR 9022). Elle a accepté de revenir avec nous sur ces années consacrées à la collecte et à la conservation des objets au sein des ATP – objets indociles au sein d’un musée atypique – reliant ainsi, grâce au « fil » de l’intrusion, plusieurs de ses expériences de conservatrice, certaines déjà restituées et analysées sous forme de publications, d’autres inédites.
Christian Hottin : Merci, chère Florence Pizzorni, d’avoir accepté cet entretien. J’ai encore relu l’article que tu avais écrit dans Musées et collections publiques de France, ce texte consacré à Irénée et à son vélo à volant (Pizzorni 2012a). Je voudrais que l’on reparte de cet article et de l’expérience que cela a représenté pour toi. Est-ce là une expérience isolée, ou bien as-tu dans ta vie de conservatrice aux ATP connu d’autres exemples d’objets étranges ou de propositions incongrues, qui arrivent ainsi devant la porte du conservateur ?
Florence Pizzorni : Je pourrais presque dire que je n’ai eu que des expériences étranges dans le contexte des ATP. Dans le cadre d’un musée des arts et traditions populaires, les propositions d’acquisition sont souvent hors des normes qui caractérisent l’objet de musée telles qu’elles sont entendues dans un musée des beaux-arts.
Dans les cours [2] que j’ai donnés à l’École du Louvre, j’avais l’habitude de proposer un cadre normatif d’identifiant des objets susceptibles d’accéder à la qualité « muséale » dans les collections des musées de beaux-arts, pour en souligner l’inopérabilité pour les collections ethnographiques et « arts populaires ». Ceux-ci doivent présenter trois caractéristiques principales que j’avais nommées, pour faire image, les trois vertus en U : l’unicité, c’est-à-dire la rareté ; l’universalité, c’est-à-dire que la qualité esthétique de l’objet qui doit être perceptible par tous les visiteurs quelles que soient leurs origines, leurs cultures… et l’utopie, c’est-à-dire que ce doit être un objet qui suscite le rêve, qui transporte… Au musée, on doit se « délecter [3] » dans une sorte d’ailleurs, un ailleurs d’excellence, de beauté intemporelle.
Or, dans le contexte du MNATP (et dans celui des musées de société d’une manière générale), j’ai été confrontée, à l’exact opposé de chacune de ces trois qualités. Il ne s’agissait nullement de trouver l’objet d’exception, mais celui dont l’usage pouvait représenter une pratique culturelle partagée dans le cadre d’une communauté patrimoniale, régionale, professionnelle, ou sociale ; un objet « commun ». D’autre part, au contraire de l’universalité, il importait qu’un objet soit contextualisé de manière très précise : soit dans sa localisation, soit dans sa catégorie sociale, professionnelle, afin de cerner l’environnement naturel et humain dans lequel il fait sens. Enfin, pour ce qui relève de la dimension utopique, ce qui touche au rêve, le souci de l’anthropologue-collecteur était que l’objet témoigne du quotidien, un objet en usage entre les mains de chacun et doté d’un caractère « ordinaire » même quand il s’agit d’un objet de fête – il s’agit d’un objet que l’on a rituellement l’habitude d’utiliser, dont on reproduit l’usage de manière fréquente. Les collections des musées de sociétés sont hors des bornes délimitant le périmètre de collecte des musées classiques.
Aux ATP, nos collectes étaient animées de la formule de Georges Henri Rivière « Au musée, il s’agit de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas ». Dans le cadre du projet du Mucem dans sa première version, celle de l’équipe qui travaillait sous la direction de Michel Colardelle (Colardelle 2002), j’avais en charge le développement d’une section intitulée le chemin - les circulations (Pizzorni 2006). En application de la phrase de GHR j’y devais faire une place aux gens qui sont en mobilité ou en précarité, et qui ne sont pas en situation de produire de patrimoine. Comment donner une présence muséale à des populations en situation d’exil, des émigrés, des primo-arrivants, des isolés, des SDF ? Ce sont les Invisibles de nos sociétés…
J’ai été amenée à faire des propositions d’« acquisition ». Pour exemple, l’intégration dans nos collections d’un simple morceau de carton, le carton que pose sur le trottoir une personne qui vit dans la rue. De la même manière que les nomades dans le désert plantent des poteaux et tendent une pièce tissée, qui détermine l’espace de l’humain au milieu du désert, de même, là, dans la rue, celui qui vit sur le trottoir aspire à délimiter un petit espace privé. J’avais donc proposé à Michel Colardelle que l’on fasse symboliquement entrer un carton de ce type dans les collections [4].
C’est dans ce contexte qu’Irénée Fourcaud, squatteur âgé d’un taudis dans les Puces, a sollicité l’entrée au musée de son vélo à volant, et, un peu plus tard, de son ami René en mousse-plâtre avec son accordéon (Pizzorni 2012b).
En 2003, pour conquérir leur valeur muséale, les objets devaient franchir un certain nombre de barrières, comme autant de rituels initiatiques (on pourrait aussi dire des étapes, ou encore des obstacles). Pour un objet commun, ordinaire, il s’agit donc d’un changement de statut radical et il lui faut pour cela passer un certain nombre d’examens, dont le passage devant la Commission nationale d’acquisition dite Grand Conseil [5] . Celle-ci siégeait en présence des directeurs des grands musées nationaux dont la figure tutélaire de l’éminent Président directeur du Louvre. Il revenait donc au directeur du musée national concerné de présenter l’objet proposé devant ses pairs. Il faut se représenter que les « modestes » objets des ATP passaient à leur tour, entre un Rubens et un Vélasquez… De fait, cela plaçait le directeur des ATP, alors même qu’il était très volontaire, convaincu et déterminé, dans une position « décalée »… Certes, lors de ces commissions, on arrivait assez facilement à « passer » assez facilement les cuillères en bois bretonnes, « archétype » des acquisitions « classiques » aux ATP, parce qu’il y avait toujours un conservateur pour évoquer un souvenir d’enfance qui y était lié Et l’on approuvait avec un petit sourire condescendant. Ça ne coûtait pas grand-chose…
Christian Hottin : La cuillère bretonne n’était donc pas tout à fait un intrus…
La cuillère bretonne était même le contraire d’un intrus, les éminents conservateurs lui reconnaissaient une vertu patrimoniale attendue dans un musée « d’identité régionale » et dotée de la grâce de sa familiarité affective. En revanche, le carton du sans domicile fixe, alors là… Il n’avait aucune chance de passer ! Les objets inscrits à l’inventaire d’un musée national sont, de fait, des « trésors nationaux » [6] ! Imaginez-vous, un carton de SDF, trésor national ?!
Aussi en étions-nous venus à concevoir un outil que nous appelions « inventaire purgatoire » : une collection qui était répertoriée dans un inventaire transitoire. C’est-à-dire que nous collections ces pièces, nous les conservions (clandestinement) dans les réserves du musée, mais nous n’inscrivions pas à l’inventaire des collections [7] ces objets paradoxaux dont je donnerai d’autres exemples par la suite. Reste que ce carton était particulièrement… provocateur.
Nous avons longtemps procédé de cette manière : le vélo à volant, l’accordéon et l’ami René, tous inscrits aujourd’hui, grâce à la déconcentration des commissions d’acquisition, à l’inventaire du Mucem [8], sont passés par le purgatoire.
Christian Hottin : J’aimerais revenir brièvement sur cette commission, ce Conseil artistique des musées de France, devant lequel il fallait faire passer les pièces avant de les intégrer aux collections. Toi-même, en tant que conservatrice chargée de la collecte de ces objets, j’imagine que tu devais certainement préparer un argumentaire, pour essayer de franchir l’obstacle. Dès lors, quels étaient les ressorts de cet argumentaire ? Que peut-on opposer, en définitive, aux jugements de valeur dépréciatifs ou condescendants ?
Florence Pizzorni : Nous devions préparer un argumentaire, bien sûr : une pré-commission était organisée régulièrement au sein de l’établissement afin de trier, entre nous, parmi tous les objets que nous avions repérés lors de nos enquêtes de terrain, et, surtout en préalable, de construire et de valider collectivement ce que nous appelions des campagnes de recherche-collecte. Les critères de choix des objets reposaient en effet, sur des projets de recherche dûment énoncés, validés (par la pré-commission), actés, et également financés. Le musée des ATP, constitué en musée-laboratoire, cotutelle ministère de la Culture/CNRS-Centre d’ethnologie française (Segalen 2019a, 2019b), permettait une collaboration étroite et performante entre chercheurs et conservateurs œuvrant dans la même institution. Chaque département du musée était piloté par un binôme conservateur-chercheur. Ainsi les objets présentés n’étaient pas des trouvailles aléatoires isolées, mais constituaient dans leur ensemble, un corpus à l’appui d’une enquête thématisée. Leur accumulation, faisait sens, afin de matérialiser un propos problématisé.
Christian Hottin : En tant que responsable de ces collectes, assistais-tu au Conseil artistique des musées de France ? Accompagnais-tu dans ces cas-là le directeur ?
Florence Pizzorni : Non. L’argumentaire était présenté dans le cadre de notre pré-commission. Ensuite, seul le directeur était habilité à siéger au Conseil artistique des musées de France.
Christian Hottin : Et donc, tu dis que « ça ne passait pas » ?
Florence Pizzorni : Les objets-témoins relatifs à la précarité, à l’exclusion, n’avaient que très peu de chance de passer. Ils renvoyaient trop fortement les objets « populaires » à leur vulgarité, au double sens du terme… Ces objets étaient clairement des intrus dans le monde de l’excellence et de l’exceptionnalité.
Christian Hottin : Cela, je l’imagine bien, et je pense que l’on y reviendra. Quand tu dis que cette proposition n’avait aucune chance de passer, savais-tu – même si tu ne participais pas au Conseil artistique des Musées de France – quels seraient les arguments qui pourraient être opposés, en fait ? Qu’est-ce qui faisait, qu’au sein de cette instance, il était évident pour tous les gens présents, sauf le représentant des ATP, que cet objet n’avait pas sa place dans les collections nationales ?
Ce sont les vertus en « 3U », comme je te le disais. Le carton : « Est-ce un objet rare, exceptionnel ? ». Peut-on qualifier un carton de SDF de trésor national [9] ? Nos objectifs au sein des ATP n’avaient rien à voir, en ce qui concerne la collecte d’objets et le choix de ces objets, avec les objectifs des musées beaux-arts traditionnels. Faire rentrer des « chefs-d’œuvre » dans les collections n’était franchement pas notre problématique, puisque notre objectif était de « donner la parole à ceux qui ne l’ont pas ». Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre dans un musée de société ?
Christian Hottin : L’argument de la scientificité de la collecte thématisée formant un tout qui fait sens n’était-il pas suffisant fort pour contrer le jugement de valeur ?
Florence Pizzorni : Non, parce que – à l’époque en tout cas – les musées n’étaient pas des espaces de recherche. Les ATP avaient à cet égard une position vraiment exceptionnelle, celle d’être un musée-laboratoire. Le fait d’être associé au Centre d’ethnologie française [10], c’était une configuration qui nous rapprochait plus du statut des muséums d’histoire naturelle, du musée de l’Homme rattachés au ministère de la Recherche que des musées nationaux du ministère de la Culture.
Quant à l’idée de construire une campagne-collecte, qui vienne à l’appui d’un travail de recherche socio-ethno-anthropologique, cela n’entrait vraiment pas dans les critères des musées nationaux de l’époque – enfin, disons, des musées beaux-arts, catégorie dominante, numériquement et historiquement. Le critère de l’utopie pesait de tout son poids : quand on rentre dans un musée, on doit entrer dans un espace de rêve – ou, pour reprendre le terme employé dans la première charte des musées de France : de délectation [11]…
Christian Hottin : Oui, ce sont des lieux qui sont là pour l’étude et la délectation.
Revenons peut-être un moment sur ces objets qui auraient été refusés, comme le vélo à volant ou L’ami René en mousse-plâtre. Ils n’étaient pas inscrits à l’inventaire des collections, mais vous les gardiez malgré tout. Vous les inscriviez sur votre « inventaire purgatoire » et vous les conserviez quand même…
Florence Pizzorni : Oui, nous les conservions et c’est là qu’intervient, peut-être, un autre aspect caractéristique de ces objets « indociles », pour reprendre l’expression de Fernando Dominguez Rubio (2014). Il introduit la mesure de l’importance de l’effort de recomposition, de la mobilisation qu’impose une œuvre pour être muséographiée. Dans un musée Beaux-arts : un objet « docile » serait un tableau (on a l’habitude de son suivi et son interprétation, les soins afférents à sa restauration, sa conservation préventive, ses transports, etc, sont normés) ; des œuvres « indociles » seraient une installation gigantesque ou une performance (hors norme). En ethnologie : dociles seraient les costumes ou le mobilier ; indociles : les propositions d’Irénée Fourcaud. Les objets indociles sont souvent facteurs de changement pour l’institution. Ils la contraignent à revoir ses codes et ses règles pour s’adapter (c’est l’institution qui plie, et non l’objet).
De fait, en exposition, n’importe quel carton peut faire l’affaire : la personne qui vit dans la rue se saisit du carton qui lui tombe sous la main ; ce n’est pas un carton qu’elle garde précieusement parce qu’il est particulier. Mettre en place le lourd dispositif de conservation (stockage, conditionnement, climatisation, traitement anti-insectes et moisissures…) pour un objet aussi quelconque, interchangeable collecté sur le trottoir en vaut-il la peine ? Ne suffirait-il pas de mettre à l’inventaire le principe d’un carton – objet du SDF ? Ce qui revient à dire que, si l’on veut faire une exposition ou parler de la vie dans la rue, le principe du carton qui privatise l’espace est essentiel, sans que sa matérialité « authentique » soit nécessaire…
Christian Hottin : Tu veux dire : un carton qui ne serait pas forcément un carton qui aurait été utilisé par un SDF ? Ce pourrait être un carton quelconque auquel on assignerait ce rôle, dans le cadre d’une exposition…
Florence Pizzorni : Oui, n’importe quel carton peut faire l’affaire. Donc on pourrait faire l’économie de la conservation du carton et simplement inscrire à l’inventaire le principe du carton de SDF. On voit poindre là, le flou de la limite entre patrimoine matériel et patrimoine immatériel…
Dans d’autres cas, cela va apparaître encore plus clairement… Lorsque nous avons enquêté sur les carnavals, notamment le carnaval en Guadeloupe, nous avons collecté des chars et des costumes. Nous nous sommes intéressés, en particulier, à un type de masques, de mas, avec lesquels on défile dans la rue. Ce sont les mas qui évoquent les indiens Taïnos, les primo-occupants en Guadeloupe. Les personnes s’enduisent la peau de roucou, la poudre rouge de la graine d’un arbre tropical, et on porte un pagne en feuilles de bananier, accrochées sur une ceinture en fil de fer selon une technique de nouage spécifique. Comment garder trace dans les collections de ce mas important dans la tradition carnavalesque ? Conserver un pagne en feuilles de bananier est impossible, l’objet est éminemment indocile dans la mesure où les feuilles rapidement desséchées ne restituent pas, à l’exposition en vitrine, une image juste du mas du défilé, composé de feuilles fraîches. Cette question de la conservation des objets non pérennes, nous a conduit à donner une place à l’inventaire, à la mémorisation de la technique de fabrication, ne conservant de l’objet « authentique » comme trace matérielle, que le fil de fer. Il s’agit de se donner la possibilité de refaire l’objet en l’état où il est porté. Patrimoine culturel immatériel : avant l’heure, nous y étions et nous avons commencé à constituer nos inventaires sous cette forme. Le carton rentrait dans cette catégorie.
Cette pratique de collecte bouscule également une valeur fondamentale de la qualité muséale d’un objet : l’authenticité. Notion récurrente, mais aux contours flous… C’est ici qu’entre en scène un nouvel intrus : l’autel de saint Expédit réunionnais (Pizzorni 2001).
Saint Expédit, un saint connu en Europe, mais en marge de l’orthodoxie [12], est vénéré à la Réunion. En plein air, en de nombreux croisements de chemins, lieux où symboliquement s’orientent les choix de la destinée. De petits sanctuaires s’y dressent gardés martialement par la statuette du légionnaire romain qui « expédie » les affaires les plus complexes, là où d’autres recours, plus « catholiques », ont parfois échoué. La couleur rouge qui revêt totalement l’autel et la roche sur laquelle il repose, indique à qui l’oublierait, que ce saint violent est aussi énergique dans sa méthode à dénouer l’affaire qui lui est soumise qu’à retourner éventuellement le sort sur le demandeur, si les offrandes ne le satisfont pas. Autour de l’autel, donc, les fleurs sont en abondance, fraîches ou fanées d’un vœu de longtemps exaucé, paquets de cigarettes, vases ébréchés, bougies allumées et cierges consumés, lambeaux de tissus rouges… Profusion de restes qui dit l’engouement des Réunionnais pour saint Expédit. Pour les besoins d’une exposition (Pizzorni 1998) et dans le but d’abonder les collections relatives aux pratiques multiculturelles, j’effectuai pour le MNATP une mission de recherche à l’Île de la Réunion en 1997, dont l’acquisition d’un autel de saint Expédit était l’un des objectifs. Malheureusement, la tentative d’acquisition se révéla infructueuse, car une juste attitude déontologique interdit de prélever un objet autour duquel les pratiques rituelles sont avérées actives et il fut impossible de trouver un autel désaffecté. Une proposition cependant retint l’attention : une troupe théâtrale avait réalisé pour les besoins d’un spectacle un autel de saint Expédit sur le modèle exact d’un autel existant. La tournée terminée, le décor était sur le point d’être jeté. Le conservateur du musée local, le musée Stella Matutina, le récupéra et en proposa l’acquisition au Musée national. Sur le moment, cette hypothèse fut jugée inenvisageable, car elle consistait à faire entrer dans les collections nationales un artefact, un fac-similé. Quelques mois plus tard, des faits nouveaux survinrent autour de l’autel-décor. Exhibé dans une exposition consacrée à saint Expédit, à la Réunion, quelle ne fut pas la stupéfaction de constater que l’artefact en présentation dans le parcours muséographique avait servi de support à des manifestations votives. Des vœux rédigés confortés de quelques pièces furent retrouvés au pied de la statuette. Les agents d’accueil, à la fin d’une journée de visite, ne purent s’opposer à la force de foi d’une visiteuse qui avait allumé une bougie et priait devant l’autel.
Le statut de l’objet avait-il changé ? Décor ou objet rituel, ces autels sont composés des mêmes figurines de série livrées par dizaines en caisses sur les docks de Saint-Denis. Quel processus conduit à conférer des statuts différents à l’un agencé en décor de théâtre ou à l’autre qui participe de la gestuelle d’un rituel sacré ? Peut-on parler d’objets « chargés » ? Et quelle est la nature de cette charge ? Dans le cas de cet autel profane sacralisé dans le sein d’un lieu culturel, peut-on penser que le musée ajoute du sacré au sacré ?
L’autel de saint Expédit, initialement décor-artefact, est aujourd’hui inaliénable et pour « l’éternité » par la vertu de la conservation préventive, dans les collections du Mucem [13]. De toute évidence, ici, la relation établie entre l’orant et l’objet a favorisé l’entrée d’un fac-simile dans les collections d’authentiques trésors nationaux…
Christian Hottin : Le carton rentrait en effet là-dedans. Si je reprends maintenant les exemples que nous avons évoqués, en repartant du vélo, en passant ensuite au carton de SDF, pour arriver finalement aux pagnes en feuille de bananier, on constate que, du point de vue des équipes des ATP, ces objets n’étaient pas des intrus. Ils rentraient tout à fait dans le projet scientifique, dans le projet culturel de l’établissement ; ils correspondaient à la mission du musée. Et vous, en quelque sorte, vous étiez prêts à les accueillir avec empathie, avec enthousiasme, avec la fierté, peut-être, de franchir grâce à eux un certain nombre de limites…
Est-ce qu’en interne, il y avait aussi des… résistances ?
Florence Pizzorni : En interne, pour certains de ces objets, il y a eu des difficultés. En particulier pour les objets d’Irénée Fourcaud. Les conditions de leur invention sont très particulières.
Christian Hottin : Si je reprends les catégories qui ont été posées tout à l’heure pour définir les objets recherchés par les ATP, il ne s’agit pas non plus d’un objet… qui fait partie de la vie quotidienne de tout un chacun. Il s’agit d’une pièce qui est atypique à la fois par rapport aux catégories des beaux-arts, mais aussi par rapport aux catégories des musées de société… Ce n’est pas un vélo lambda !
Florence Pizzorni : Certes, ce n’est pas un vélo lambda… Encore que, ce vélo avant d’être « à volant », était parfaitement représentatif du statut du vélo dans l’enfance et la vie d’un Français des années de l’immédiate après-guerre : cadeau de communion, puis moyen de transport au quotidien et objet de loisir sportif (suivi du Tour de France)… Et si Irénée avait transformé son guidon en volant, c’est qu’il pouvait ainsi participer aux conversations de comptoir de ses comparses de bistrot qui n’en avaient que pour leur voiture : « et mon volant par-ci, et mon volant par-là ! » racontait-il… Ainsi se faisait-il semblable aux autres…
Mais surtout, le vélo à volant amenait un autre sujet, très particulier, qui venait se superposer à la question de la représentation du quotidien des SDF. C’est la proposition scénarisée de l’ami René en mousse-plâtre qui a été déterminante, car elle mettait le musée face à la question de la mort et des rituels associés.
La présentation des rituels de la mort dans l’ensemble de nos sociétés européennes animait alors nos débats internes. Les collectes sur les rituels de mort sont complexifiées par le respect dû au deuil des familles, l’ethnologue est alors, lui-même, un intrus sur un terrain douloureux. Irénée Fourcaud, en nous léguant « son ami en mousse-plâtre » selon son expression [14], faisait une proposition qui était très singulière certes, mais qui nous permettait de saisir ce qui se passe à l’occasion de la mort d’un sans-domicile-fixe. J’ignorais, comme la plupart d’entre nous, qu’un cimetière à Thiais en région parisienne dispose d’un quartier réservé aux « indigents ». Ils y sont ensevelis gratuitement, en fosse commune, à l’occasion d’une petite cérémonie qu’éventuellement les amis mettent en place.
Irénée était désespéré de voir son ami enterré dans cette fosse commune, qui ne présentait aucun signe matériel où se recueillir à la mémoire de son ami. Il s’était mis en quête d’un endroit, d’un espace quelque part, pour la raviver. La rencontre de l’espace muséal qui s’était ouvert à son vélo à volant, quelque temps auparavant, l’avait confirmé dans sa perception du musée comme un lieu de sacralité où on dépose des sculptures et des tableaux, principalement, avec une garantie d’éternité. C’est précisément ce qu’il recherchait pour son ami René, assorti de la possibilité de venir se recueillir et de penser à lui, Mais comment le faire entrer au musée ? Eh bien, puisque le musée abrite des sculptures, « je vais fabriquer René en mousse-plâtre et je le déposerai au musée » s’était-il dit...
Christian Hottin : Si je comprends bien, cela se reliait bien avec le vélo et avec la thématique globale de la collecte ? Était-ce cela qui posait problème, qui a fait débat ?
Florence Pizzorni : Pour moi c’était un objet matériel permettant de raconter une histoire singulière qui renvoyait à un vécu partagé.
C’est cette démarche qui a fait débat parmi nous. Lors de nos pré-comités, certains d’entre nous ont considéré ces dons comme des actions trop singulières. Il est vrai que l’on peut voir l’ensemble de ce scénario comme un acte artistique, d’une certaine manière. J’ai moi-même qualifié ce geste de performance. Dans le contexte d’un musée d’art contemporain, on aurait fait entrer cette œuvre comme une performance. Et ce d’autant plus que le don s’accompagnait de l’exécution d’un rituel de pèlerinage, avec la sculpture et en présence de l’équipe du musée, sur les lieux où les deux amis faisaient la manche ; un rituel que nous avons filmé et enregistré [15]. Faire ce périple – en repassant dans les bistrots où ils trinquaient, sur les spots où ils jouaient de l’accordéon, etc. – conférait de la substance à la « mousse-plâtre ». Cette gestuelle donnait chair à la sculpture, l’incarnait. On avait donc là tout un ensemble qui était véritablement une œuvre artistique performative.
Cela m’a donné beaucoup à réfléchir sur la relation, dans les musées de société, entre les œuvres d’artistes et les œuvres du quotidien. Bien que George Henri Rivière ait déjà évoqué la possibilité d’intégrer des œuvres d’artistes dans les parcours de monstration des œuvres des ATP, en pratique, on restait assez réticent à faire se rencontrer ces deux types d’œuvres. Et là… C’était formidable, parce que, par le biais du vécu de quelqu’un qui n’avait aucun accès à l’art, que d’aucuns diraient naïf, on rentrait au cœur d’une expression artistique, qui, en même temps, traduisait un phénomène de société.
Christian Hottin : En l’occurrence, ce qui posait problème, si je reviens sur l’opposition manifestée par un collègue, c’était le fait que ce soit un acte singulier…
Florence Pizzorni : Les détracteurs ont employé le qualificatif d’idiosyncrasique. On peut en effet qualifier ces actes en ces termes, bien que l’idée d’expliquer à Irénée que le musée ne prenait pas son Ami en mousse-plâtre parce qu’il était idiosyncrasique, me mît très mal à l’aise !
Mais je comprends le point de vue des collègues, et le terme utilisé est exactement le terme qui convenait. Irénée a créé un objet idiosyncrasique… qui fait sens dans un musée de société !
Christian Hottin : En avançant dans notre entretien, on voit que les frontières, les barrières à franchir reposent sur des enjeux de définition de ce qu’est la valeur d’un objet muséal. Il apparaît que ces enjeux sont variables selon que l’on se situe à l’intérieur du musée des ATP ou dans un espace de confrontation entre les ATP et le reste des institutions muséales. Je voudrais revenir sur un point que tu as déjà évoqué, il s’agit des séances du Conseil artistique des musées de France. Finalement, dans cette histoire, les ATP n’étaient-ils pas l’éternel intrus dans le monde des musées ? Le Mucem l’est-il aujourd’hui ? C’est une question qui pourrait se poser…
Florence Pizzorni : Le musée des ATP était perçu comme tel, c’est certain. Pour ce qui est du Mucem ?… J’étais présente dans les commissions d’acquisition organisées en son sein, à Marseille, après que le processus de contrôle des acquisitions dans les musées nationaux a changé et mis fin à l’intervention du Conseil artistique des musées nationaux. Les pratiques se sont assez radicalement modifiées. La bicéphalie Musée-Recherche (représentée naguère par les ATP et le CEF) [16] avait laissé la place à une nouvelle direction venant du monde des beaux-arts (voir Mazé 2013). Les collections des ATP, transférées dans leur intégralité – heureusement – dans les nouvelles réserves marseillaises [17], ont été largement reléguées au second plan pour laisser la place à des opérations de partenariat avec des artistes et de co-production avec des collectionneurs d’arts plastiques… Il importait, manifestement, que le Mucem apparaisse plus comme un musée beaux-arts que comme un musée sociétal.
La relation entre objet ethnographique et objet artistique évolue aussi bien dans le domaine de l’expographie que dans celui de la muséologie. Le Mucem a mis en place un département art contemporain [18] qui interroge les connexions entre création artistique et collections ethnographiques. Les deux types de collecte, collecte beaux-arts et collecte ATP, commencent à converger. Néanmoins, la situation dans laquelle nous avait placés le don d’Irénée Fourcaud, demeure exceptionnelle. Il s’agit d’une proposition qui perturbe les problématiques de la collecte ethnographique, certes, mais qui fait aussi bouger les limites de l’art… Cependant, cette œuvre, bien que je la range dans la catégorie des performances, je ne suis pas certaine qu’un musée des beaux-arts l’aurait acquise. Parce que provenant d’un SDF… du reste, lui-même, l’aurait-il proposé à un musée d’art ?
Christian Hottin : Les conservateurs du musée d’art n’auraient-ils pas alors trouvé que manquait dans cette démarche ce qui fait l’essence du geste artistique ?
Florence Pizzorni : En l’occurrence, il me semble que nous avons là l’essence du geste artistique… Ce n’est pas une œuvre d’artiste. C’est une œuvre d’art créée par quelqu’un qui ne se prétend pas artiste et qui ne cherche pas à l’être. Mais qu’est-ce qu’un artiste ? Il y a là, quand même, quelque chose d’un peu spécial… qui s’apparente à la performance en art contemporain.
C’est pour cela que c’est intéressant.
Je pense à l’article de Domínguez Rubio, qui porte sur les indociles du MoMA (2014). J’aimerais bien savoir ce que les conservateurs des musées des beaux-arts disent à propos des intrus dans leur propre catégorie. La performance née de l’imagination et du vécu d’Irénée pourrait-elle trouver place dans nos temples de l’art ?
Christian Hottin : Pourrais-tu évoquer pour nous d’autres formes d’intrusions ?
Florence Pizzorni : Oui, certes, il y a d’autres formes d’intrusions. Il y a un hiatus entre d’une part le regard signifiant que l’on porte sur un objet exposé dans un musée, et d’autre part, le motif pour lequel ce même objet a été collecté dans le cadre d’une enquête ethnographique. On peut évoquer ici le cas de la poupée d’envoûtement (Pizzorni 2014). L’objet, en tant que tel, avait été dûment admis dans les collections, après avoir été collecté en Normandie, à l’occasion d’une recherche sur la sorcellerie [19]. Alors, certes, on a collecté l’objet matériel, sa substance physique que le visiteur voit dans la vitrine d’exposition. Mais ce qu’il porte en lui, ce qu’il véhicule dans son milieu d’origine, ce qui pour les ethnologues, présente le plus d’intérêt – ce pour quoi, en résumé, il avait été collecté – n’est, au mieux, qu’expliqué sur un cartel… Au musée, on peine à montrer la dimension performative d’un objet. Pas uniquement par manque d’outil expographique, mais aussi parce que la prédominance de l’intérêt pour la substance matérielle revient à lui nier la possibilité d’un potentiel d’action sur son environnement… Voilà qui n’entre pas dans nos cadres de pensée professionnels et culturels.
Christian Hottin : Un objet « actif », qui puisse « avoir un potentiel d’action » ? En quoi cette poupée posait-elle donc tant de problèmes ?
Florence Pizzorni : Pour reprendre très vite l’histoire (Pizzorni 2014), la poupée était bien tranquillement installée dans sa vitrine, et, pour tout le monde, y compris pour les agents d’accueil, depuis des années, il s’agissait simplement d’une poupée dans une vitrine. Un jour, soudainement, un visiteur s’écrie, épouvanté : « La poupée, la poupée, là, dans la vitrine, elle est active ! Elle est active… Et elle est négative ! Elle est négative, il ne faut pas la laisser là ! C’est dangereux pour tout le monde ! ».
Faut-il prendre au sérieux les propos de cette personne ? J’essaie ici de préciser ma pensée : l’objet a été collecté précisément parce qu’il avait un caractère « magico-religieux », on l’a installé dans le parcours muséographique pour rendre compte de cette dimension… Bien sûr, sans faire aucune démarche pour le désenvoûter. Sa sage présence de poupée dans une vitrine fait oublier à tous qu’il s’agit d’un objet « chargé » – bien que le cartel le précise. Le visiteur, au travers de sa manifestation de panique, nous ramène aux diverses dimensions de cet objet, dont la principale, celle pour laquelle la poupée a été collectée et que les traitements rationnels, scientifiques et expographiques ont occultée : à savoir sa charge magique agissante. Peut-elle être présentée dans la vitrine, la porte fermée laissant entendre qu’elle entre dans une sorte de « petite mort », et qu’elle perd de ce fait sa potentialité d’action ? Ou bien faut-il la retirer de la vitrine et faire tout ce qu’il faut pour qu’elle soit désenvoûtée, si tant est qu’il soit est possible de la désenvoûter ? Ces objets, aussi bien l’ami René en mousse-plâtre que la poupée d’envoûtement, s’inscrivent dans un processus dynamique. Ce sont des objets dont la mise en musée n’a pas interrompu le parcours actant. Il se dit souvent, à tort à mon avis, que la mise au musée c’est la mort de l’objet. Le statut muséal fige définitivement ; or ces objets-là sont perturbants, car ils cumulent leur statut muséal acquis et leur statut sociétal antérieur…
À la suite de cet événement, l’ensemble de notre équipe d’accueil, inquiète de la menace, a refusé de continuer à « gardienner » si la poupée restait là. Quand on l’a retirée et mise en réserve, les agents ont refusé de venir surveiller ces réserves… Pour tenter de sortir de cette situation, l’équipe de direction et de recherche a voulu faire subir à la poupée un parcours de désenvoûtement, en faisant venir un exorciseur [20], mais ce dernier a échoué dans sa mission. Il a considéré que la poupée était « plus forte ».
Nous avons cependant fini par trouver une solution, qui ne repose toutefois que sur une argutie. Nous appuyant sur l’hypothèse que ce sont les vibrations émises qui créent l’harmonie des choses dans la nature, qu’il s’agisse des couleurs, des parties du corps, ou encore des sons, nous avons pris le parti d’assimiler ces vibrations essentielles à des ondes. Nous avons tenu grosso modo ce discours à l’équipe : « Pour vous, les vibrations, ce sont des ondes, non ? Les radiations, par exemple, c’est également de l’ordre des ondes. Il existe des armoires qui permettent de bloquer des radiations, telles que les rayonnements X, etc. Donc, si on rangeait cette poupée dans une armoire qui protège des radiations, qui serait installée, très loin, tout au fond des réserves, accepteriez-vous de reprendre le travail ? ». Syndicalement parlant… Tout est rentré dans l’ordre. Apparemment ! Nous avons soustrait la poupée aux regards des visiteurs et des agents d’accueil. Je ne sais pas du tout comment est conservée cette poupée, désormais, au Mucem … Et je me demande si elle est toujours active ! [21] …
Les objets d’Irénée, comme la poupée votive, sont intrusifs car ils sont performatifs. La notion d’objet performatif (Austin 1970 ; Akrich 2006), développée en art contemporain, explore l’idée de l’objet qui produit une action par son énonciation : les objets présumés morts sortent de leur inertie supposée et accèdent à une opérabilité toujours renouvelée. Cette opérabilité se nourrit tant de la « vie antérieure » de l’objet, décrite, présumée et réinterprétée (Borges 2010a, 2010b) que des « soins » qui sont prodigués à sa matérialité contemporaine.
Christian Hottin : Quelle serait ta conclusion ?
Florence Pizzorni : Notre discussion pourrait se poursuivre longtemps encore : les variations autour des catégories d’objets intrusifs, ainsi que des modalités d’intrusion, sont potentiellement infinies.
Il y aurait, par exemple, une réflexion à déployer sur les objets qui sont « indociles » du fait de leurs caractéristiques morphologiques. Nous avons souvent été confrontés, aux ATP, à des objets surdimensionnés, que, de ce fait, nous ne pouvions tout simplement pas faire entrer matériellement dans les collections. En convention avec d’autres services patrimoniaux [22], nous avons mis en place un processus qui consistait à laisser les « objets » in situ, tout en les inscrivant dans les collections des ATP…
Beaucoup plus « border line » : l’intrusion par le recèle de larcins ! Les ATP-Mucem ont mené une enquête collecte sur le graff et le tag [23], quand cet art était encore clandestin, avant l’engouement du marché de l’art pour ce type d’œuvre. Une collègue a témoigné au tribunal pour la défense de jeunes graffeurs poursuivis pour dégradation de monuments publics, après qu’ils ont tagué dans le métro. En manière de remerciements, une plaque de métro taguée a été offerte au Musée. L’objet est entré dans les collections [24], certes, mais la Direction des musées de France a refusé de signer la traditionnelle lettre de remerciement au donateur, arguant de la provenance illicite de cette plaque… Le statut muséal de cette plaque taguée, « tombée du camion », l’a blanchie de ses origines douteuses !
Néanmoins, puisqu’il faut conclure, il me semble qu’en cheminant à travers ces histoires d’objets intrusifs, indociles, perturbateurs, nous avons franchi un seuil important, plus fort, en introduisant – toujours en intrus ! – l’idée du pouvoir agissant de l’objet, lequel passe “d’objet” à “sujet”. C’est le regardeur qui provoque l’opérabilité de l’objet : si les producteurs de sens (nous : les conservateurs, les ethnologues, les concepteurs des « évènements » culturels) élaborent des stratégies, des actions de contrôle, ce sont bien les récepteurs (les « publics », à l’extérieur de l’institution – Irénée, la visiteuse de la poupée, les graffeurs…) qui mènent des actes de résistance (zapper, débarrasser, lire en diagonale, dénoncer le ressenti) … ce sont des micro libertés. Une réappropriation par l’intermédiaire de « ruses » ou de « procédures », un « braconnage culturel » dirait Michel de Certeau (1979).
Ce sont des questions qui prêtent à réflexions dans le cadre d’une conception élargie du Patrimoine culturel immatériel – qui donne lieu à tant de rencontres-débats – et de sa prise en compte dans le monde des musées (Pizzorni 2020).
Christian Hottin : Nos remerciements pour cet entretien pourraient-ils prendre la forme d’une autre histoire d’intrusion ? Cette amorce d’un système de don et de contre-don pourrait nous entraîner fort loin, mais c’est le dernier exemple évoqué qui m’y a fait penser : cette plaque de métro taguée, « tombée du camion » et blanchie pour finir par l’onction muséale…
Il y a bientôt un quart de siècle, j’ai commencé ma vie de travail à Roubaix, aux Archives du monde du travail. Roubaix est encore plus loin de Paris que le bois de Boulogne, et nous étions un peu le vilain petit canard des Archives nationales, comme les ATP pouvaient apparaître le vilain petit canard des musées nationaux. Pas tout à fait un intrus… Mais bon, quand même… Les archives que nous conservions étaient privées, donc dépourvues de l’autorité qui confère son aura au document public. Elles étaient récentes dans leur immense majorité, et donc mineures au regard de cette ancienneté qui demeure un critère notable d’attribution de la valeur archivistique. Enfin, elles étaient peu consultées, sans ce pouvoir d’attractivité que possèdent, par exemple, les documents d’État civil. À la règle des trois A (autorité, ancienneté, attractivité), nous ne nous retrouvions pas mieux lotis que vous autres par rapport à la loi des trois U !
Intrus nous l’étions, sans aucun doute possible, à Roubaix : établissement d’État parachuté là par un pouvoir politique qui n’avait pas eu le temps de traduire en une réalisation cohérente sa volonté initiale [25], rénovation architecturale rutilante en plein cœur d’une ville encore envahie de friches industrielles, institution patrimoniale nationale, enfin, qui occupait un édifice emblématique de l’histoire roubaisienne – le « château de l’industrie » Motte-Bossut [26] – mais ne contribuait que fort peu, dans les faits, à changer par la culture l’image de la ville… La Piscine n’avait pas encore ouvert ses portes.
Tout comme vous aux ATP, nous collections beaucoup, peut-être est-ce le privilège amer des institutions qui n’ont guère de visiteurs ! Et on nous offrait beaucoup. Un jour, une délégation de salariés d’une usine voisine – toutes n’avaient pas encore fermé à l’époque – s’est présentée à l’accueil. Leur entreprise fermait. Ils avaient dévissé la plaque fixée à l’entrée du site et qui portait le nom de la société et nous l’apportaient, pour que nous la fassions « entrer » aux archives. Le geste était d’une grande violence. Il nous rappelait aussi – quoi que nous fassions, encore et toujours, pour que le patrimoine soit un théâtre où, à chaque instant, il se passe quelque chose – combien notre travail se situe dans un espace du temps qui est spontanément associé à celui des choses mortes (même si notre entretien a montré, je pense, combien ces choses inertes en apparence pouvaient être parcourues d’une vie latente, frémissante).
Surtout, cette plaque était comme un ovni archivistique. Ni lettre de don, ni contrat de dépôt, expression d’une colère brute… Pas de série, pas de contexte, nul autre document auquel la relier. Et quoi encore… Une plaque ? Certes les archives sont bien, selon la loi de 1979 « l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale, et par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité » [27]. Reste que l’association « archives égal papier » faisait encore largement partie du sens commun archivistique… Mais la plaque était bien autre chose qu’un document. C’était un cri, et c’était comme tel, en tant qu’intrus, qu’il fallait l’accepter. Et c’était aussi, en l’acceptant, que nous trouvions notre place et cessions, en retour, d’être nous-mêmes des intrus.