De quel intrus parle-t-on ?
Dès leur création les musées nationaux se sont efforcés de se prémunir contre diverses menaces (vol, déprédation, incendie), mais aussi de faire respecter des modes de comportement jugés adaptés à la solennité, la préciosité et la symbolique des lieux, ainsi que les œuvres exposées. Dans ce but, ces institutions se sont dotées de règles de fonctionnement visant à encadrer les actions des individus fréquentant ces lieux : non seulement les visiteurs mais aussi les divers professionnels y intervenant (ouvriers, copistes, conférenciers, etc.). Agir en intrus dans les musées ce n’est pas seulement s’y introduire illicitement, c’est également s’y comporter d’une façon jugée – à tort ou à raison – inadéquate ou tout au moins ne correspondant pas à un comportement attendu.
Un souvenir personnel : lorsque nous travaillions au service commercial du Louvre nous avons assisté, peu de temps après la chute du mur de Berlin en 1989, à l’arrivée d’un nombre considérable de touristes venant des anciennes républiques socialistes (RDA, Tchécoslovaquie, Pologne, Hongrie), voyageant en groupes afin de découvrir l’Europe occidentale sur un mode rapide et économique (voyage effectué en car, avec certainement très peu de moyens financiers et donc peu de frais engagés sur place). Ces nouveaux touristes étaient perçus comme une aubaine en termes d’élargissement des publics mais aussi sans doute comme un risque potentiel pour la tranquillité de visite, aux yeux de certains. Si certaines menaces pesant sur les institutions muséales sont bien réelles et toujours d’actualité, l’appréciation de normes comportementales est plus subjective et a varié au fil du temps. Les musées ont par conséquent été constamment le cadre de tensions entre la représentation que l’institution se fait d’elle-même et de ses usagers et la réalité factuelle. D’où une adaptation continuelle des réglementations en fonction de l’évolution de la demande manifestée par le public. Cet article entend proposer, à partir des archives disponibles, un panorama de la réglementation mise en place durant plus de deux siècles dans les musées, que l’on pourra voir comme un reflet de la société et de ses évolutions depuis la création des premiers musées. Pour cela, on s’attachera plus particulièrement à développer trois grandes thématiques autour de la sûreté et sécurité, du contrôle des espaces et des activités, et enfin des normes comportementales. Dans la mesure où le concept « d’intrus » correspond en réalité à une grande variété d’acceptions et d’interprétations, ces thématiques permettent de balayer un spectre volontairement large, afin de montrer comment la direction des musées nationaux s’est efforcée de traiter les différentes facettes de la question. Nous avons opté pour une analyse sur le temps long, de manière à mettre en évidence la permanence de certaines problématiques mais aussi l’évolution des réponses apportées. Il convient de préciser que cette étude se focalise sur les musées nationaux, tout d’abord pour des raisons évidentes de recours aux sources (qui se trouvent en grande partie réunies aux Archives nationales) et parce que ces institutions – bien qu’ayant parfois évolué dans des contextes très différents – relevaient d’une administration centralisée depuis les origines et que par conséquent elles devaient suivre – au moins en théorie – les mêmes règles de fonctionnement.
Sûreté et sécurité
L’une des premières menaces à laquelle les musées ont dû faire face, c’est bien sûr l’intrusion d’individus dans leurs locaux afin de dérober des pièces des collections conservées sur place [1]. Dès les premiers temps du Muséum central des Arts, installé au palais du Louvre, on s’est inquiété de possibles intrusions dans les lieux. Déjà en janvier 1793, le ministre de l’Intérieur chargea le citoyen Boursault d’effectuer « une inspection de surveillance sur les portiers et allumeurs du Louvre, faire balayer les cours, les escaliers, les corridors, fermer les portes, recevoir et conserver les clefs des logements vacants ». Une garde militaire fut bientôt affectée à la surveillance des entrées du palais, avec son lot de défaillance : fin 1794 le conservateur du Muséum Bonvoisin rédigeait un rapport sur l’inexactitude du service militaire de la garde nocturne des vétérans, après avoir constaté un soir que personne n’était à son poste et que la porte de communication qui aurait dû être maintenue ouverte était fermée à clef. Force est de constater que la préoccupation est demeurée constante quelles que soient les époques : au gré des notes et des rapports on relève une négligence (une échelle laissée par des ouvriers), une fragilité ponctuelle (un échafaudage de chantier par lequel des rôdeurs pourraient s’introduire dans le musée) ou bien une faille dans le mode de surveillance [2]. Ainsi, le vol de la Joconde en août 1911 fut un coup de tonnerre qui secoua durablement la direction des musées. Quantité de rapports, de notes, d’expertises furent produits, relevant les négligences humaines, les problèmes d’organisation, le manque de contrôle des personnes circulant dans le musée pour un motif professionnel, les solutions techniques de sûreté à développer. D’où des sanctions prises sur certains agents, de nouvelles consignes, des propositions de systèmes d’accrochage sécurisé des tableaux, ou le recours à des chiens de garde [3]. Le personnel des musées a longtemps été la cible de moqueries de la part de la presse [4], critiquant vertement son inefficacité et son manque de sens du service public : on peut supposer que la direction – généralement sensible à de telles attaques – s’est efforcée d’y répondre, notamment par le biais de nouvelles consignes de vigilance. Le vol n’est toutefois pas le seul danger auquel s’exposent les musées. En tant que lieu recevant du public, que symbole culturel et qu’institution incarnant d’une certaine manière le pouvoir officiel, le musée est susceptible d’être la cible d’actions militantes violentes. Le 9 décembre 1893 un anarchiste avait jeté une bombe en pleine séance de l’Assemblée nationale ; quelques semaines plus tard le directeur des beaux-arts alertait le directeur des musées après avoir reçu « une lettre anonyme [lui] signalant le projet qu’aurait un groupe d’anarchistes de détruire les monuments de Paris et notamment le Louvre ». Son interlocuteur le rassurait en lui répondant : « Dès le lendemain de l’attentat du Palais Bourbon j’ai donné au personnel des gardiens les informations nécessaires pour que la surveillance dans les galeries soit aussi rigoureuse que possible […]. Je viens d’ailleurs de transmettre votre lettre à MM. les conservateurs des musées du Luxembourg, de Versailles et de Saint-Germain en leur recommandant de prendre les dispositions qu’ils jugeront utiles en cette circonstance [5] ». La prévention contre ce type de menace fut par la suite régulièrement réactivée ; depuis 1986 elle fait même partie des mesures sécuritaires demeurées quasi permanentes [6].
Les intrusions peuvent être directement liées à des événements politiques. La prise des palais du Louvre et des Tuileries le 29 juillet 1830 fut l’un des points culminants des journées révolutionnaires qui mirent fin au règne du roi Charles X. Lors de cette dernière journée insurrectionnelle, les gardes suisses restés fidèles au souverain se retranchèrent au palais du Louvre et au palais des Tuileries, où ils furent mis en déroute par la foule. Dans la cohue, quelques individus s’introduisirent au musée du Louvre et y dérobèrent divers objets. Le personnel du musée fit ce qu’il put pour protéger les collections du pillage ou des déprédations mais dans ces circonstances il était en trop petit nombre pour empêcher certains vols. Toutefois une note du directeur des musées Cailleux nous apprend que quelques citoyens avaient spontanément apporté leur concours afin de protéger les collections nationales [7]. On perçoit ici comment la dimension symbolique du lieu (en tant que siège d’un patrimoine commun) avait été intégrée par une partie de la population. De même, après les journées révolutionnaires de février 1848, des artistes se mobilisèrent pour monter la garde au Louvre et assurer ainsi la protection des œuvres d’art [8]. La période insurrectionnelle de la Commune de Paris, en 1871, fut un autre grand moment d’inquiétude pour l’administration des musées, faisant craindre intrusions et destructions. Les rapports régulièrement transmis à Versailles par les conservateurs montrent leurs efforts permanents pour tenter de contrôler la situation, y compris au plus fort des combats et face aux graves périls que représenta l’incendie du palais des Tuileries [9].
Ces intrusions ne sont pas toujours mal intentionnées, néanmoins elles soulignent des failles auxquelles il convient de remédier rapidement. Ainsi, après l’intrusion de deux étudiants allemands dans les jardins du musée de Cluny en septembre 1959, le responsable de la sécurité de la Direction des musées de France annonça sa décision de faire équiper la fenêtre de la salle du trésor d’un volet métallique et d’un système d’alarme [10]. Ces intrusions avaient parfois justement pour objectif de mettre en évidence les défaillances de la surveillance des musées. Ainsi en 1902, afin de prouver les déficiences du musée du Louvre un journaliste du quotidien Le Matin se glissa dans un sarcophage situé dans une des salles des antiquités chrétiennes pour y passer la nuit. Il avait sollicité les services d’un huissier de justice qui était censé venir constater à l’ouverture du musée le lendemain matin que le journaliste était encore là, mais l’huissier – inquiet des conséquences d’une telle action – informa le service de surveillance du musée de la présence du journaliste. Ce « happening » provoqua évidemment une large polémique dans la presse prompte à ridiculiser les gardiens du Louvre [11].
Quelques années plus tard, un autre redresseur de torts, apparemment scandalisé par l’état de saleté des escaliers du musée du Louvre, adressa une lettre à la direction menaçant de prendre lui-même les choses en main : « Ce serait un tour à jouer au conservateur que d’envoyer un jour une équipe d’ouvriers avec de l’eau et du savon. Les mettrait-il à la porte ? [12] ». On s’en inquiéta aussitôt, prévoyant les conséquences médiatiques d’une telle initiative (« ce peut être l’annonce d’un coup genre Matin ») et il fut demandé de faire une inspection de ces escaliers. La menace avait au moins porté ses fruits, aux yeux de l’auteur anonyme du courrier… L’amélioration du service dépend donc aussi des expériences vécues par l’institution, qui s’adapte ou se réorganise en conséquence : agir en intrus contribue donc d’une certaine manière à une recherche de perfectibilité.
On voit à travers ces quelques exemples que le maintien de la sûreté et de la sécurité des édifices muséographique a été l’objet d’efforts constants depuis leur origine. La diversité croissante des sources possibles d’incidents a été un défi pour l’administration des musées afin de maîtriser les risques potentiels. Ce souci de contrôle s’est donc appliqué de manière plus large à toutes les activités professionnelles liées au fonctionnement des musées, générant de nouvelles réglementations parfois spécifiques.
Contrôle des espaces et des activités
Lorsque le Muséum des Arts fut fondé en 1793, il s’insérait dans un palais du Louvre ayant déjà une longue histoire. Depuis le XVIIe siècle ses galeries et nombre de locaux les plus divers étaient occupés par une multitude d’artistes, d’hommes de lettres et de sciences y ayant logement, bureau ou atelier. Ceux-ci furent bientôt perçus comme des obstacles aux désirs d’expansion du musée et de ses collections. De même, diverses administrations (le ministère de la Marine et des colonies, le ministère des Finances) ou institutions (le conseil d’État) occupaient de grandes parties du palais. Les archives nous renseignent sur la lente conquête par le musée du Louvre de ces espaces occupés de manière sinon indue, du moins ne cadrant plus avec les projets muséographiques successivement imaginés au XIXe puis au XXe siècle [13]. Cette reprise de contrôle des espaces à l’intérieur du palais s’accompagna de mesures touchant également ses abords. En effet jusqu’au début du XIXe siècle le palais était entouré de baraques servant de logements, d’ateliers ou d’échoppes ; autant de constructions plus ou moins précaires qui heurtaient la vue de l’esthète et qui constituaient un danger pour le musée en termes de sécurité (risque d’incendie) et de sûreté (intrusion). Ainsi, quelques années seulement après la création du musée, un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur adressait à l’administration du Louvre une note demandant la destruction de trois échoppes bâties le long du musée sur le quai de l’Infante, qui risquaient de faciliter les intrusions à l’intérieur du musée [14].
Outre ces baraquements, la direction des musées s’attacha très tôt à contrôler les activités menées dans ses murs ou à proximité immédiate, par des individus usurpant des prérogatives ou des pouvoirs devant normalement revenir au seul personnel des musées. Ainsi en 1796, une note signalait que des individus à l’extérieur du Louvre proposaient aux visiteurs de garder pour eux « cannes, sabres et parapluies qu’on a[vait] l’habitude de confier aux femmes attachées au musée et qui en [étaient] rigoureusement responsables », tandis que d’autres faisaient acheter le livret des œuvres exposées et le revendaient le double du prix à l’extérieur [15]. En 1830, le comte de Forbin, directeur des musées royaux, reçut une note lui signalant « que des brocanteurs se disant aussi commissaires-experts des musées royaux courent les départements et trompent de la plus indigne manière les personnes dont, au moyen de cette qualification, ils parviennent à capter la confiance [16] ». Ces alertes demeuraient cependant vraisemblablement assez marginales. Ce sont plus largement les activités annexes en lien avec les visiteurs et usagers des musées qui firent l’objet d’une réglementation, qui évolua au fil du temps, du contexte et des innovations techniques.
Dès l’ouverture au public du Muséum des Arts en 1793, les demandes d’accès de la part des artistes et des élèves pour y étudier et copier les œuvres affluèrent, nécessitant la mise en place d’un registre d’inscription et de consignes destinées à encadrer les faits et gestes de ce public spécifique. De 1824 jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’accès aux musées du Louvre et du Luxembourg fut essentiellement réservé aux copistes (sauf le dimanche). Un début d’élargissement s’opéra en 1849, puis en 1855 un nouveau règlement des musées nationaux ouvrit un accès plus étendu à tous les publics [17], ce qui ne fut pas sans générer quelques frictions entre les copistes et les visiteurs qui stationnaient avec curiosité aux côtés des artistes et éventuellement commentaient leur travail. De plus, cet afflux de publics variés entraîna un encombrement accru des galeries, amenant la direction des musées nationaux à restreindre plus sévèrement à partir de 1864 la délivrance de cartes aux artistes : désormais il fallait être recommandé par un « artiste médaillé », le délai accordé pour la copie était plus court et il n’était plus possible de copier à plusieurs le même tableau simultanément.
Les archives des musées nationaux regorgent d’affaires qui illustrent les petits tracas quotidiens générés par ces activités de copie et la nécessité de les traiter au mieux des intérêts de chacun dans le respect du règlement et du personnel. Ainsi le 29 avril 1887, le responsable des gardiens adressait un rapport au directeur afin de signaler que la veille avait eu lieu une altercation entre un « gardien des chevalets » (un des agents en charge du suivi des copistes) et une copiste ; le rapport concluait en insistant sur le fait que cette dernière « a presque toujours eu des difficultés avec les gardiens de chevalet et leur parle d’une manière peu convenable ». La sanction dut être immédiate, puisque dès le lendemain cette copiste écrivait au directeur pour se plaindre qu’on lui avait retiré sa carte d’accès au Louvre [18]. Si la relation entre gardiens et copistes pouvait être tendue du fait de la divergence de leurs priorités respectives (assurer l’ordre, la sécurité et la fluidité dans les salles pour les uns, exécuter une copie – le plus souvent à des fins commerciales – dans les meilleures conditions pour les autres), elle pouvait être aussi quelque peu ambiguë. Un rapport de 1911 sur le fonctionnement du service pointait un écueil récurrent : « Les gardiens des chevalets reçoivent des rétributions volontaires des artistes. C’est là le point faible […]. L’application des usages et des règlements se trouve alors liée au montant plus ou moins élevé des gratifications versées. Cette situation ne date pas d’hier. Il y a plus de cent ans, dans la période révolutionnaire, le conservateur du musée constatait son impuissance à faire cesser ces abus [19] ». Au-delà de ces frictions récurrentes, les enjeux économiques liés à cette activité menèrent parfois à des dérives immédiatement sanctionnées lorsqu’on les découvrait. Ainsi, en 1932, dans un article consacré aux copistes le journal Paris-Midi révèle que l’un d’entre eux vendait sous le manteau des copies de miniatures cachées dans sa boîte de peintures [20]. Mais c’est une autre dérive, plutôt inattendue et d’une très grande ampleur, qui préoccupait les musées nationaux : les toiles abandonnées – achevées ou non – qui encombraient les réserves des musées. Dans un article intitulé « Trop de Jocondes », publié par Le Matin en 1908, Homolle le directeur des musées nationaux déclarait qu’il « y en a des centaines et des centaines ». La situation fut telle qu’elle suscita le 30 juillet 1913 le vote d’une loi attribuant à l’État « toutes les œuvres d’art abandonnées dans les musées nationaux et non réclamées par l’auteur, ses héritiers et ayants droit ».
Si la pratique de copies exécutées sur chevalet existe toujours, elle a un peu perdu de son importance au fil du temps, d’autant plus qu’une nouvelle technologie est venue la supplanter progressivement. Jugée encombrante dans un premier temps (de par le matériel nécessaire) et dangereuse (du fait des produits utilisés), la photographie fut interdite dans les musées en 1866, mesure néanmoins rapidement assouplie mais associée en 1872 à un règlement en fixant strictement la pratique [21]. Signe de la part croissante de cette technologie de reproduction, le titre « photographes » fit son apparition en 1912 dans le « Règlement concernant les demandes et les conditions de travail dans les salles et galeries des musées nationaux ; l’article 4 [y] spécifiait notamment l’usage obligatoire de “produits inoffensifs pour les personnes, les bâtiments et les œuvres d’art [et précisait que] l’emploi du magnésium ou de la lumière oxhydrique est formellement interdit” [22] ». Si aujourd’hui la pratique professionnelle est toujours encadrée par une réglementation particulière (la prise des vues, la gestion des droits, etc.), force est de constater que la pratique de la photographie en amateur a pris au fil du temps une dimension incommensurable (a fortiori de nos jours avec l’usage toujours croissant du téléphone portable), entraînant alors des situations difficiles à contrôler, comme nous le verrons plus loin.
Une autre catégorie d’usagers très spécifique des musées motiva une intense activité de réflexion puis de réglementation à partir du début du XXe siècle : les guides conférenciers. Parfois totalement interdite (au milieu du XIXe siècle), leur présence fut ensuite tolérée, pour peu qu’elle ne troublât pas la quiétude du public. Mais suite justement à des plaintes de visiteurs et des rapports de gardiens relatant divers incidents, la direction du Musée du Louvre fit apposer en 1893 des affiches à l’entrée informant que les guides n’avaient aucun caractère officiel et déclinait toute responsabilité concernant les tarifs pratiqués par ceux-ci [23].
On note cependant que la position de l’administration divergea selon les établissements. Si le Louvre laissa un temps toute latitude aux guides, Versailles exerçait un encadrement plus sévère : « Les guides des étrangers dans les musées, palais et parcs de Versailles, en ce moment au nombre de 22, sont soumis à son contrôle et inscrits au secrétariat du musée, sans toutefois que l’administration accepte la moindre responsabilité dans leurs actes et leurs paroles [24] ». De même, il semblerait que selon les périodes et selon les départements, la préfecture délivrait ou non des autorisations d’exercer. Ainsi, suite à une note envoyée par le directeur des musées nationaux, le préfet de police déclina toute responsabilité quant au comportement de ces guides à l’entrée du Louvre :
Ceux-ci […] ne sont soumis qu’à la surveillance des gardes du musée et des gardes des palais nationaux, de qui ils paraissent tous connus. Ils étaient tous porteurs autrefois, d’une permission délivrée par M. de Gourlet, régisseur des palais nationaux, mais il semble que cette permission ait été supprimée. Mon administration n’a, à aucun moment, donné une autorisation ou une tolérance à ces guides et il ne dépend que de vous de réglementer les conditions dans lesquelles ils peuvent entrer et séjourner dans le palais du Louvre pour y guider les visiteurs [25].
Force est de constater que durant cette période à la charnière du XIXe et du XXe siècle les éventuelles velléités de contrôle sur cette profession étaient complexifiées par cette diversité des intervenants potentiels (préfecture, direction des musées nationaux, service des bâtiments civils et palais nationaux), laissant la porte ouverte aux abus. En 1929 la situation s’était ainsi particulièrement dégradée au château de Fontainebleau, l’architecte en chef en charge du monument adressa une note au bureau des bâtiments civils et palais nationaux afin de signaler :
la déplorable liberté laissée dans le Palais de Fontainebleau à de trop nombreux visiteurs, l’audace et le sans-gêne croissant des guides qui prétendent ne pas être surveillés et la carence des services de surveillance intérieure qui moyennant pourboire, les laisse en effet eux et leurs clients, parcourir le palais en toute liberté […]. On rencontre dans les appartements des groupes plus ou moins nombreux, avec des guides plus ou moins inquiétants lâchés sans aucune surveillance, le service qui devrait assurer cette surveillance bornant son activité à leur ouvrir la porte, moyennant versement préalable, même en dehors des heures de visite [26].
On profita alors du départ à la retraite du conservateur pour reprendre en main l’équipe de surveillance avec la nomination d’un brigadier-chef venant de l’extérieur. Face aux abus de certains guides conférenciers (informations fantaisistes [27], harcèlement auprès des clients potentiels, attitude agressive envers les agents et les visiteurs), la direction des musées nationaux prit une série de mesures plus coercitives. Après avoir mis en place au Louvre vers 1930 un service des visites-conférences des musées nationaux [28], rattaché à la Réunion des musées nationaux, un décret (en date du 20 novembre 1934) instaura un concours pour le recrutement de guides brevetés des musées nationaux. Les guides indépendants avaient toujours la possibilité d’exercer (pour peu qu’ils aient été habilités par la commission mise en place par la préfecture avec l’ordonnance du 5 avril 1924), mais ils ne pouvaient plus stationner ni racoler les clients aux abords des musées nationaux. Les mesures visant à encadrer cette activité n’ont dès lors cessé d’évoluer : à la fin du XXe siècle, face au nombre croissant de visiteurs individuels ou en groupes, les musées nationaux ont mis en place des structures internes (bureau des réservations) afin de limiter les créneaux de visite en groupe et de maintenir ainsi une coexistence pacifique entre tous les types de visiteurs. Les règlements de visite, existant depuis la création des premiers musées, suivirent aussi cette évolution afin de réglementer l’accès des visites guidées et de résister notamment à la pression des opérateurs touristiques.
Dans le même temps que l’administration muséale s’efforçait d’encadrer les activités professionnelles menées dans son périmètre, son action visa aussi à édicter des normes comportementales à destination des visiteurs.
Le comportement des visiteurs : de l’insouciance à la déviance
Dès sa création, le Muséum des Arts a été nimbé d’une aura particulière : temple des arts, il était mis (ou du moins était censé l’être) au service de la nation tout entière, en permettant l’édification du peuple par la présentation des chefs-d’œuvre de l’humanité réunis en un seul lieu. De par sa solennité, ce lieu devait susciter le respect et la dignité. C’est pourquoi l’on s’attacha immédiatement à en réglementer les modalités d’accès et de comportement. Ainsi, les consignes données à la garde militaire en 1795 en définissaient bien les contours – qui demeureront des axes permanents de la réglementation de visite jusqu’à aujourd’hui :
Art.3 : Les sentinelles qui seront de faction dans la galerie ne pourront s’asseoir sous aucun prétexte et veilleront sans cesse à ce qu’il ne soit touché à aucun des objets précieux qui y sont exposés. Art.4 : Il sera pareillement posé un fonctionnaire dans le jardin qui empêchera qu’il ne s’établisse des courses, des jeux de ballon et autres d’aucune espèce qui pourraient nuire à la libre circulation de la promenade, il empêchera aussi les dégradations et tout ce qui pourrait nuire au bon ordre et être contraire à la décence.
L’article 5 était dédié au contrôle des sorties des paquets et tableaux ; le 7 interdisait l’accès aux chiens même tenus en laisse ; le suivant imposait à l’entrée du salon le dépôt obligatoire des grands manteaux ; des sabres et autres armes ; des cannes et bâtons. Enfin, l’article 9 précisait : « le sergent de poste fera des patrouilles à différentes heures du jour particulièrement lorsqu’il y aura beaucoup de monde à la galerie, elles auront pour objet le maintien de la tranquillité, de faciliter la liberté du passage et d’empêcher qu’il ne se commette aucune dégradation pour l’établissement [29] ».
Le non-respect par le public de ces consignes pouvait être un motif d’exclusion des lieux. Toutefois, ces textes réglementaires étaient sujets à interprétations et donc à contestations. Le dépôt obligatoire de certains objets aux vestiaires publics a typiquement été un sujet récurrent de tension avec les visiteurs. Très vite, la règle fixée motiva des demandes d’exemption. Par exemple, en 1801, le général commandant la place d’armes de Paris demanda que les officiers ne fussent pas assujettis à l’obligation de déposer leurs armes pour entrer au Louvre [30]. C’étaient préférentiellement les épouses des gardiens qui tenaient le vestiaire – apportant ainsi un petit complément aux revenus du foyer. En 1848 le règlement des gardiens relatif au vestiaire (titre V : vente des livrets et dépôts des cannes et parapluies) précise que « les rémunérations obtenues sont remises au gardien-chef qui les redistribue équitablement entre les gardiens. Il est recommandé aux femmes du vestiaire d’avoir une tenue correcte et de parler poliment au public. Les gardiens sont tenus responsables des infractions commises par leur femme [31] ». En 1867 fut décidée la cessation du service des vestiaires au Louvre. Afin de compenser le manque à gagner pour les gardiens, une somme de 20 000 francs devait être répartie annuellement entre les agents. Mais 20 ans plus tard, suite à la dégradation de plusieurs œuvres du fait de cannes ou de parapluies, on s’interrogea de nouveau sur la nécessité de ce service : il fut alors rétabli en 1888, mais uniquement à titre facultatif et gratuit ; une affiche fut alors apposée à cet effet. En 1907, interrogé sur la possibilité de le rendre obligatoire, le directeur des musées nationaux répondit que cette contrainte constituerait quelques inconvénients : des « discussions incessantes » avec les visiteurs qui refusent d’obtempérer, la nécessité d’organiser différemment le service et d’augmenter le nombre des agents les jours de pluie par exemple. En effet, si un visiteur avait déposé son parapluie à une porte, il était obligé de revenir à cette même entrée, sauf s’il arrivait trop tard, auquel cas ses affaires étaient transportées au vestiaire d’une autre entrée. La décision fut alors reportée. Mais le vol de la Joconde en 1911 posa la donne différemment : l’enquête ayant révélé de nombreuses failles dans la sûreté des œuvres et la sécurité, le dépôt de certains objets fut de nouveau rendu obligatoire. Au-delà de la réglementation, c’était l’organisation du travail, l’implantation de mobilier adéquat et l’information qu’il fallait perpétuellement revoir afin de s’adapter aux conditions. À la fin du XIXe siècle, le musée n’était plus seulement le lieu privilégié de conservation des arts et d’instruction des citoyens voulu après la Révolution ; il était devenu un lieu de promenade et de distraction, parfois particulièrement fréquenté. Ainsi, le Louvre était devenu une étape incontournable au sein d’un espace touristique qui s’était développé à l’échelle européenne (Poulot 1992 : 134). Cette attractivité pouvait générer des situations périlleuses qu’il convenait de maîtriser. En 1920 un rapport sur la fréquentation du musée du Louvre soulignait les difficultés de circulation :
L’éducation du public est à faire pour la circulation après qu’il a repris son dépôt [au vestiaire]. Il a trop tendance à revenir sur ses pas et ce retour produit un certain remous qui s’accentuerait si le nombre des visiteurs était plus élevé : hier environ 15 000. Il convient de placer des écriteaux avec le mot « sortie » et des flèches de direction dans l’axe des grilles de l’extrémité de la galerie sur le parterre du Carrousel [32].
Ces questions de flux, de signalétique furent de plus en plus prégnantes dans les musées nationaux, compte tenu du nombre croissant de visiteurs. La rénovation des établissements fut alors l’occasion de réfléchir à l’amélioration de la gestion des circulations, amenant alors à donner une importance accrue aux zones accueillant le public, avant que celui-ci n’accède aux zones muséographiques proprement dites [33].
Mais la mission première des surveillants ou gardiens de musée (ainsi qu’ils ont été longtemps dénommés), était bien entendu de prévenir les vols, les déprédations – nous l’avons vu plus haut – et plus largement les débordements ou les comportements inadéquats du public. Outre les vols, ce que l’on craignait le plus – et ce qui était le plus fréquent – c’étaient les dégradations causées (volontairement ou pas) aux œuvres. Au début du XXe siècle, certains musées commencèrent à faire protéger leurs tableaux les plus fragiles ou précieux par des verres. En 1904 le Journal des artistes publia un article à ce sujet ; l’auteur – qui affirmait avoir été l’un des premiers à réclamer cette protection et soulignait le fait que les Anglais utilisaient beaucoup ce mode de protection – déclarait :
Les glaces protègent leurs œuvres des désastres que causent à la peinture les variations atmosphériques, le gaz acide carbonique. Elles sont un obstacle au vandalisme des maniaques, aux accidents causés sans intention par des visiteurs maladroits [34].
Lieu de destination touristique qu’il faut protéger d’une foule parfois insouciante, le musée n’a cependant pas perdu sa dimension symbolique de représentation du pouvoir. Les médias se sont largement fait l’écho des actions de militants écologistes réalisées tout récemment, prenant pour cible des œuvres d’art dans des musées ; le fait n’est en réalité pas nouveau. Dans son édition du 20 juin 1902 le journal La Presse relatait un fait remontant à 1899, au moment du « procès de Rennes » : un copiste travaillant au Louvre sur un portrait avait remarqué l’attitude étrange d’un individu rôdant autour de lui. S’étant absenté quelques minutes, il remarqua à son retour que l’individu avait gravé sur la cimaise de marbre noir sur laquelle était placé le tableau un graffiti déclarant « Vive Dreyfus ! » [35]. Autre exemple, un soir de novembre de 1938, peu avant la fermeture du musée, un individu se mit à donner des coups de poing sur le cadre du portrait de la Joconde en jetant en même temps une poignée de tracts. Interpellé et emmené au poste de police, il refusa de livrer son identité [36]. On pourrait citer bien d’autres anecdotes, mais celles-ci suffisent à montrer que très tôt les musées nationaux ont eu à faire face à des actes de violence ou de dégradation perpétrés par des individus se sentant investis d’une mission militante ou par des déséquilibrés. Au-delà de ces incidents relativement exceptionnels, le personnel devait plus généralement veiller d’une façon quotidienne à la protection des personnes, des œuvres et du bâtiment. Ces missions, pour être moins médiatiques étaient et sont encore tout aussi prenantes, dans la mesure où les incartades réprimandées sont nombreuses – même si leur gravité est le plus souvent très relative. Les auteurs de ces incartades agissent très généralement par simple méconnaissance du règlement ou par inconscience du dérangement ou danger que constitue leur comportement. Le public alors visé par ces rappels à l’ordre est plus particulièrement celui des néophytes.
Une note datée de 1794 alertait déjà sur les incivilités observées au Muséum des Arts : des femmes portent leur enfant pour leur montrer de trop près les œuvres ; des enfants touchent et grattent les peintures ; des adultes glissent le doigt sur les tableaux. « Une telle imprudence […] ne peut être attribuée au sentiment de beau mais à l’ignorance et peut-être même à la malveillance » [37]. Après le vol de la Joconde le 26 août 1911 des consignes strictes avaient été données aux agents de faction dans les musées nationaux. Il leur était notamment demandé de rédiger quasiment au quotidien des rapports relevant tous les événements particuliers. Ainsi note-on pour le 7 septembre 1911 :
Les visiteurs ont encore été nombreux cet après-midi au Louvre dans toutes les salles de peinture et de sculpture. Beaucoup de personnes s’informent de l’emplacement de la Joconde, qu’elles n’ont d’ailleurs jamais vue. Le Salon carré est par suite le centre de groupement continu de curieux. L’agent Rifayard ayant aperçu un fumeur au balcon de la grande galerie l’a signalé au gardien Gigot qui a invité le visiteur à cesser de fumer. Au Luxembourg l’agent Faïna est intervenu pour empêcher deux visiteurs de crayonner la tête de femme de Rodin. Il a également surpris un gamin qui tapait des mains sur une toile de Carolus Duran [38].
Si le musée était théoriquement ouvert à tous, la présence de certains types de visiteurs pouvait être considérée comme incongrue aux yeux de quelques observateurs qui les jugeaient indignes d’apprécier les chefs-d’œuvres qui y étaient conservés : « Nous arrivons aux visiteurs, race turbulente, malséante […]. Ce public ignorant a un instinct merveilleux pour s’arrêter devant les plus mauvais tableaux [39] ». Ainsi Champfleury – futur conservateur du musée de Sèvres – percevait-il les visiteurs du Louvre en 1844. Dans son évocation de la visite du Louvre par Gervaise, Coupeau et leurs invités noceurs, Émile Zola nous montre des visiteurs – non pas occasionnels mais bien accidentels – qui se sentent eux-mêmes comme des intrus en cet impressionnant palais des arts qu’est le Louvre. Sans pour autant généraliser, force est de constater que nombre d’habitués et de professionnels des musées (conservateurs, gardiens, guides) ne voyaient pas toujours d’un bon œil ces visiteurs du dimanche, qui ne maîtrisaient pas les « codes », ne savaient pas adopter un comportement adéquat et qu’il convenait par conséquent de surveiller de plus près.
Il est difficile d’apprécier sur le temps long la proportion d’habitués et de néophytes au sein du public des musées. Les enquêtes menées dans les années 1960 par Pierre Bourdieu et ses collaborateurs confirmaient ce que l’on pouvait déjà subodorer de façon empirique : la très grande majorité des usagers habituels des musées appartenaient aux classes sociales moyennes et supérieures et disposaient d’une formation scolaire au moins égale ou supérieure au baccalauréat (Bourdieu et Darel 1966). Une vaste enquête commandée par la Direction des musées de France en 1978 auprès du service des études et recherches du ministère visa à évaluer les possibles évolutions du public des musées. Au terme de sondages effectués auprès de 4 000 visiteurs du musée du Louvre entre 1978 et 1979, les résultats préliminaires de l’enquête montraient que son public appartenait encore majoritairement aux couches les plus aisées de la société, qu’il était plus jeune qu’auparavant (un tiers de moins de 30 ans) et que la diversité des origines géographiques avait aussi augmenté (70 % d’étrangers pour 30 % de Français). Ce rajeunissement et cette internationalisation accrue ont vraisemblablement pu induire de nouveaux comportements et usages du musée auxquels le personnel a dû s’adapter [40]. Plus récemment encore, l’instauration de la gratuité pour les moins de 25 ans et la multiplication des opérations visant à attirer de nouveaux publics au musée, ont effectivement amené une augmentation du nombre de visiteurs mais aussi une diversification accrue de la typologie et des pratiques des visites (Eidelman et Jonchery 2011).
En cas de nécessité, les gardiens pouvaient se référer au règlement (normalement affiché à l’entrée du musée), règlement rarement connu des visiteurs et pouvant faire l’objet de contestation. On rencontre alors dans les archives de nombreuses lettres de plaintes de visiteurs s’estimant victime d’une injustice, d’abus de pouvoir, voire de brutalité : une dame s’offusquant qu’on lui ait interdit de lire son journal dans une galerie du Louvre (1889), un visiteur malvoyant faisant usage d’une loupe pour lire les cartels (1952), ou les sempiternelles récriminations concernant la procédure de fermeture du musée (qualifiée selon les cas de trop précoce, brutale ou grossière) [41]. On observe que ces plaintes écrites suivent généralement le même circuit : la plainte reçue à la direction redescend jusqu’au chef de la surveillance, demandant un rapport à l’agent mis en cause, qui présente sa version des faits. Puis, analyse faite de l’incident, on répond de manière pondérée ou diplomatique au plaignant. Si l’on constate que souvent la perception de l’incident diffère entre les parties, il convient de noter que les commentaires portés sur le rapport s’attachent à analyser le contexte de manière objective : tantôt on admet qu’un brigadier s’est comporté de manière brutale et excessive, tantôt on souligne le fait que les agents mis en cause sont tout à fait fiables : « résumer aux Beaux-arts l’incident tel que le présentent les gardiens […] en ajoutant que leurs déclarations doivent être considérées comme sincères à raison du caractère loyal et discret de ces agents [42] ».
Ce non-respect du règlement par une partie du public peut parfois être en soi un geste militant. À son arrivée à la direction du Musée d’Orsay en 2008, Guy Cogeval avait annoncé vouloir interdire l’usage d’appareils photographiques par les visiteurs. Cette interdiction fut mise en application en mars 2010 dans un contexte d’importants travaux réalisés dans la galerie des impressionnistes du 5e étage : une partie des œuvres avait été déménagée au rez-de-chaussée dans des espaces trop exigus pour recevoir beaucoup de public. L’interdiction d’utiliser des flashs – déjà courante dans la plupart des musées – était rendue encore plus difficile à faire respecter dans ces conditions ; dès lors la direction proposa une interdiction totale de la photographie par les visiteurs, en avançant le motif de la sécurité des œuvres et le confort des visiteurs. Cette proposition fut majoritairement bien accueillie par les agents d’accueil et de surveillance, mais beaucoup moins par le public qui n’en saisissait généralement pas le sens. Si l’organisation syndicale de la CGT avait dans un premier temps plutôt bien accueilli cette mesure, un tract daté d’avril 2010 en relativisait la portée en se mettant à la place du touriste : « Est-il légitime d’interdire aux autres ce que l’on autorise à soi-même ? ». Des protestations commencèrent à affluer, notamment dans le livre d’or des visiteurs à partir de juin 2010. Fin 2010 émergea un mouvement intitulé OrsayCommons qui organisa plusieurs événements entre décembre 2010 et avril 2011, le premier dimanche du mois (jour de gratuité) : une dizaine de personnes se réunissaient et photographiaient ostensiblement les œuvres en s’efforçant d’ouvrir un dialogue avec les agents et les visiteurs. Si les activistes étaient peu nombreux, ils exerçaient toutefois très vite un effet d’entraînement sur les autres visiteurs qui commençaient eux aussi à utiliser leur appareil [43].
Une tenue décente exigée : la normalisation des comportements
Si le règlement était le document de référence pour encadrer d’un point de vue juridique l’acte de visite du musée, il convient de noter que sa formulation et son contenu n’ont cessé d’évoluer avec le temps, afin de s’adapter à de nouvelles situations et, plus globalement, aux modifications observées dans la société. C’est à partir de ce constat qu’en 1979 la direction des musées de France adressa une circulaire à l’ensemble des musées nationaux :
« Il importe que chacun des musées nationaux possède un règlement intérieur précis, complet et adapté aux nécessités actuelles de la vie des établissements. Dans le souci de remédier aux insuffisances relevées en ce domaine, M. le ministre de la Culture et de la Communication a bien voulu faire établir le règlement-type annexé à la présente circulaire. Il vous est demandé, à partir de ce cadre, d’élaborer un règlement intérieur si votre établissement n’en possède pas, ou le cas échéant, de mettre le règlement existant en conformité avec le règlement-type. [44] »
Cette circulaire était accompagnée d’un document explicitant les grandes orientations ainsi que divers éléments pris en compte du fait de l’expérience passée et des évolutions souhaitées : l’accès des personnes handicapées et des voitures d’enfants, l’accompagnement par un chien-guide, le contrôle des effets personnels des visiteurs, la tenue des visiteurs, l’horaire de fermeture annoncé, etc. Le règlement-type proposé apportait ensuite des précisions à ce cadre général, en détaillant les autorisations, les contraintes, les restrictions, les interdictions.
Il convient de noter que certains de ces établissements se dotèrent de règlements relatifs à des espaces spécifiques auxquels les musées pouvaient être liés. Le jardin des Tuileries, placé sous la responsabilité du service des bâtiments civils et palais nationaux depuis le milieu du XIXe siècle, disposait d’un règlement qui lui était propre. Là aussi, les archives permettent d’en retrouver quelques versions historiques montrant les évolutions, depuis 1941 jusqu’aux années 1980, avec un accent mis plus récemment sur le port d’une tenue considérée comme décente. Sa proximité avec le palais du Louvre le plaçait d’une certaine manière sous sa sphère d’influence [45]. De même, au centre de la Cour Napoléon se trouvait un petit jardin (là aussi très tôt réglementé) ; le développement de la circulation automobile entre le quai de la Seine et la rue de Rivoli, au milieu du XXe siècle, généra une gestion plus intense et plus spécifique de ces abords du palais du Louvre – illustrant aussi le partage des responsabilités entre la direction des musées et le service des bâtiments civils et palais nationaux : on l’observe par exemple avec la multiplication des dossiers relatifs aux accidents de la circulation entraînant parfois des blessures sur personnes et le plus souvent des dégâts sur la maçonnerie des guichets, sur les réverbères, etc. [46] On peut supposer que c’est cette évolution des pratiques et des usages des abords qui aboutit à la création d’une zone de stationnement automobile dans la cour Napoléon en 1956, puis la publication en 1957 d’un règlement de cette même cour [47]. À titre de comparaison il serait intéressant de se pencher sur l’évolution de la réglementation mise en place pour les jardins et le domaine de Versailles, lieux attirant des publics aussi nombreux que diversifiés. Le musée d’Orsay offre à ce titre un autre exemple lié à la modification de son périmètre muséal. Avec le réaménagement de sa zone d’accueil, le parvis situé devant le musée était devenu un abord très fréquenté mais aussi parfois détourné de sa fonction première de « pré-entrée », d’où la nécessité de produire en 2004 un règlement spécifique à ce parvis [48].
Si la plupart des musées se sont immédiatement dotés d’un appareil réglementaire – qui a considérablement évolué au fil du temps – la direction s’est également continuellement souciée de disposer de personnel sachant appliquer le règlement avec discernement et réagir rapidement et efficacement en situation. Ainsi, en 1820, à la suite de divers incidents et manquements le directeur général de la maison du roi demanda au comte de Forbin, directeur des musées, de lui adresser un état nominatif « des gardiens et frotteurs » des palais du Louvre et des Tuileries, avec une colonne d’observations. Cette pratique fut maintenue, et l’on retrouve dans les archives des musées ces évaluations (qui depuis le milieu du XXe siècle ont adopté une forme plus individualisée et précise). Sur la feuille relative à la conduite des gardiens pendant le deuxième semestre 1828, on peut lire à propos de plusieurs agents : « sa conduite continue à justifier les éloges précédemment donnés sur lui » ; « n’est pas utile à grand-chose quoiqu’il fasse beaucoup l’important » ; « a des qualités essentielles pour le service du bureau s’il n’avait pas si souvent soif » [49].
Au-delà de ces appréciations, qui permettaient au moins d’écarter du service public des personnes peu aptes à ces missions, les consignes édictées par la direction des musées visaient à formaliser sur l’ensemble des établissements ce qui était attendu du personnel. On note ainsi qu’au milieu du XXe siècle l’accent était entre autres mis sur la tenue et le comportement du personnel :
Les gardiens doivent toujours avoir une tenue correcte, c’est-à-dire : casquette coiffée correctement ; col et cravate de teinte neutre ; vêtement d’uniforme […]. Dans le service, les brigadiers et gardiens doivent s’abstenir : de s’interpeller entre eux à haute voix ; de tenir leurs mains dans leurs poches […] ; de manger des casse-croûte pendant leur temps de surveillance [50]
Outre l’apparence des agents, on s’est également attaché à améliorer leur professionnalisme. Dans cette perspective, il convenait de former le personnel, de développer ses compétences et de les adapter aux évolutions du métier. Déjà au début du XXe siècle le directeur des musées adressait aux conservateurs du Louvre la note suivante :
J’avais exprimé le désir, que vous avez bien voulu approuver, de voir nos gardiens acquérir un aperçu général de l’histoire du Louvre et de ses collections […]. Le personnel s’est vivement intéressé à ces causeries et aux projections qui les accompagnaient […]. Maintenant qu’ils sont familiarisés avec les bâtiments où ils circulent, qu’ils connaissent l’histoire de notre maison, il leur reste à apprécier ce qu’elle contient. Je viens donc vous demander de compléter cette œuvre d’éducation, forcément sommaire mais si utile, en consentant à faire à nos gardiens quelques « conduites » dans vos départements [51].
On trouve une incitation similaire quelques décennies plus tard attirant l’attention du conservateur de Fontainebleau sur « l’intérêt qu’il y a à autoriser les membres du personnel de gardiennage à profiter de leurs journées de repos pour prendre une connaissance plus approfondie des collections qui leur sont confiées [52] ». Le métier de gardien (devenu aujourd’hui agent d’accueil et de surveillance) est certainement plus exigeant en termes de savoir-faire et de savoir-être qu’à ses origines : il faut suivre l’évolution des techniques en matière de sûreté et de sécurité, savoir diversifier ses compétences (en termes techniques, juridiques, culturels) et développer les aspects relationnels avec le public. On doit alors noter l’effort fait au sein du ministère et dans les établissements eux-mêmes pour développer et actualiser la formation des agents depuis la fin des années 1970, afin de mieux les préparer au regard de l’évolution de leurs missions, mais aussi des transformations observées dans le public et ses attentes [53].
Conclusion : une appréciation toute relative
En définitive, qu’est-ce qu’agir en intrus au sein de la sphère muséale ? Outre les actions volontairement malveillantes, il est possible d’identifier toute une gradation de comportements ne correspondant pas à ceux attendus – et plus ou moins implicitement définis par des règles et des normes –, et donc maîtrisées par les habitués des musées mais pas ou peu par les autres. Ces règles, mises par écrit (et en principe affichées à l’entrée) posent un cadre officiel à la visite ou aux actions des personnes extérieures au personnel des musées. Les trois thématiques utilisées dans cet article comme fil conducteur (contrôle des espaces, contrôle des activités, contrôle des comportements) peuvent être vues comme trois cercles concentriques – correspondant à des domaines d’intervention distincts mais pourtant étroitement liés entre eux –, constituant l’appareil normatif mis en place par l’administration muséale en vue de maîtriser – voire domestiquer – l’usage fait d’espaces patrimoniaux, qui se trouvent être également des espaces publics. D’où le constat d’une tension permanente entre la norme et l’usage : d’une part, les visiteurs et les intervenants extérieurs (copistes, photographes, conférenciers, ouvriers) ont tendance à exercer une pression sur les musées afin d’accéder à ce qu’ils en attendent, et d’autre part, l’administration muséale s’attache à définir une ligne de conduite, qui toutefois bouge au fil du temps et en fonction des circonstances. De fait, la consultation des archives indique que ces règles ont considérablement varié dans le temps, mais aussi qu’elles se sont diversifiées et complexifiées du fait de la prise en compte d’un nombre croissant de facteurs. Il convient pourtant de souligner la permanence de la plupart des problématiques auxquelles est confrontée l’administration (protéger les collections contre le vol et les déprédations ; assurer la protection des personnes ; gérer les flux ; coordonner des actions distinctes, voire composer lorsqu’elles sont antagoniques ; etc.). Si l’on relève des constantes dans les réponses apportées, on observe également un grand nombre de changements, que l’on doit certainement mettre en relation avec l’évolution des usages et des pratiques des musées par ses publics – et que l’on peut voir comme un reflet de la société elle-même. En 1976, un projet de nouveau règlement de visite du musée du Louvre insistait notamment sur l’exigence d’une « tenue décente » pour être admis dans l’enceinte du musée ; indice probable du constat qui avait été fait par les agents que certains visiteurs se présentaient dans une tenue qui ne cadrait pas avec la représentation que l’administration se faisait de la « solennité » du lieu. Les injonctions à développer et diversifier les publics n’ont pas été sans générer de nouvelles tensions, auxquelles il a fallu répondre par le biais de réorganisations, de mises à jour de la réglementation et de nouvelles formations du personnel. En effet, dans les archives les plus anciennes comme dans des rapports d’incidents très récents, on rencontre l’idée exprimée par des visiteurs que certains agents travaillant dans les musées n’y sont pas à leur place (car jugés incompétents, malpolis, désagréables). Alors, qui est l’intrus ? L’effort fait depuis des décennies en matière de formation démontre que l’administration muséale est bien consciente du rapport réciproque instauré entre public et professionnels des musées. La réglementation mise en place n’échappe pas à sa transgression, que ce soit de façon délibérée ou au contraire de manière involontaire, par méconnaissance du lieu visité et de ses règles intrinsèques. Cette transgression peut aussi être le signe avant-coureur d’une évolution sociétale, à laquelle le milieu muséal doit éventuellement s’adapter. Ces binômes règlementation/transgression et évolution/adaptation doivent en outre trouver leur équilibre par le biais d’une incessante négociation triangulaire entre administration, public et personnel des musées.