(Re)trouver sa place au musée : le cas des conservateurs et conservatrices à la BnF

Résumé

Au sein de la BnF, l’émergence d’un nouvel espace d’exposition des objets et d’un service muséal chargé de son fonctionnement entraîne une redéfinition de prérogatives et de frontières professionnelles qui apparaissent rétrospectivement comme étant jusque-là stabilisées. Au cœur de cette redéfinition, les conservateurs et conservatrices, chargés des expositions temporaires développent des stratégies pour conserver une place centrale dans l’organisation du travail, tandis que d’autres catégories d’agents bénéficient de la création du musée en affirmant leur propre juridiction professionnelle.
mots-clés : bibliothèque, musée, métier de conservateur, juridiction professionnelle

Abstract

Finding one’s place at the museum : curators at the French National Library
Within the French National Library (BnF), the emergence of a new exhibition space for objects and a museum department responsible for running it has led to a redefinition of professional prerogatives and boundaries which, in retrospect, appeared to have been rather set until then. At the heart of this redefinition, the curators in charge of temporary exhibitions develop strategies to maintain a central place in the organization of work, while other categories of staff benefit from the creation of the museum by asserting their own professional jurisdiction.
keywords : library, museum, curator, professional jurisdiction

Sommaire

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Introduction : La réouverture de Richelieu, une reconfiguration organisationnelle

Le 17 septembre 2022, à l’occasion des Journées européennes du patrimoine, la Bibliothèque nationale de France (BnF) a officiellement rouvert son site Richelieu, situé dans le centre de Paris. C’est le site historique de la Bibliothèque royale puis nationale puisqu’il en accueille le personnel et les collections depuis 1721. Il était fermé depuis 2010 (et partiellement rouvert en 2016) pour permettre le déroulement d’un chantier de rénovation couvrant des espaces de travail (magasins, bureaux) et accessibles au public. Parmi ces derniers, un espace d’exposition permanent d’environ 1 200 m², permettant la présentation de près de 900 œuvres, a vu le jour sous le nom de musée de la BnF.

Fig. 1. Le plan du musée de la BnF, tel que présenté sur le site de la Bibliothèque nationale de France en avril 2024.
Les salles 1 à 5 constituent la partie « fixe » du musée. Les salles 7 et 8 sont deux espaces d’exposition accueillant les « rotations ». Les espaces 6, 9, 10 et 11 n’accueillent pas d’objet.
Bibliothèque nationale de France

La création de ce musée est le point central de l’enquête sur laquelle s’appuie cet article. Elle a été menée dans le cadre d’une convention de recherche donnant accès à certains espaces de travail et de détente réservés aux agents [1], mais ne s’est pas accompagnée d’un poste d’observation fixe, comme un bureau ou un poste au sein de l’institution. Elle s’est donc fondée sur des contacts ponctuels avec des agents, principalement lors de rendez-vous fixés à l’avance avec eux, plutôt que sur une immersion dans leur quotidien.

Trois corpus ont été constitués. Le premier se compose d’une cinquantaine d’entretiens semi-directifs menés en priorité avec des acteurs et actrices clés du musée [2] pour obtenir des descriptions d’activité et des retours réflexifs sur différentes étapes de la construction du musée. Le deuxième repose sur une collecte de documents de travail (formulaires, comptes rendus de réunion, programme scientifique, tableurs Excel, documents architecturaux, rapports, enquêtes internes) et de productions éditoriales (expositions, ouvrages, journal du musée, pages de site internet, articles de presse, magazines spécialisés) qui m’ont permis d’analyser la circulation de certains énoncés. Ces documents ont également été utiles en tant qu’archives, tant pour comprendre certaines routines de travail que pour retracer l’avancement des travaux autour du musée. Le troisième corpus, enfin, est constitué d’observations non-participantes de temps de travail collectif, en particulier les installations d’œuvres mais aussi des réunions, dont l’objectif était de permettre l’analyse de pratiques professionnelles qui se développaient à ces occasions.

Durant les deux ans de l’enquête, avant et après l’ouverture du musée, de nombreux ajustements ont eu lieu pour savoir comment le faire advenir et comment le faire fonctionner. Bien que ce musée soit présenté sur le mode de la « réouverture » et de la réactivation d’une histoire au long cours, il s’agit d’une expérience inédite à l’échelle de la BnF – et plus largement à celle des bibliothèques nationales en Europe. L’enquête s’est donc penchée en particulier sur la manière dont le caractère inédit de ce projet a perturbé ou remis en cause l’organisation du travail existante. Plus précisément, en prenant appui sur l’étude de la réorganisation administrative et de la nouvelle répartition du travail qui a accompagné l’ouverture du musée, elle a permis de mettre au jour différents rapports à cette nouveauté, tantôt vécue comme une intrusion dans un quotidien rétrospectivement décrit comme bien huilé, tantôt comme une extension logique des missions que doivent assumer la bibliothèque et ses agents. En d’autres termes, l’émergence d’un nouvel espace d’exposition des objets et d’un service muséal chargé de son fonctionnement entraîne une redéfinition de prérogatives et de frontières professionnelles qui apparaissent rétrospectivement comme étant jusque-là stabilisées.

Ce type de reconfiguration organisationnelle est étudié dans le cas des musées, qu’il s’agisse de documenter les évolutions de « l’identité » de l’institution à travers le quotidien de ses acteurs (Morgan 2018), la production d’une exposition (Macdonald 2002) ou l’arrivée d’une nouvelle catégorie de personnels dédiés à la communication (Couillard 2017) qui redéfinit les juridictions professionnelles (Abbott 1988) d’agents déjà présents dans l’institution. Ces juridictions sont également étudiées dans des contextes plus stabilisés, notamment par Léonie Hénaut qui met en évidence les logiques professionnelles qui président à la restauration et à la conservation des collections (Hénaut 2007, 2011).

En me penchant sur le cas des conservatrices et conservateurs [3] chargés des collections exposées dans le musée, je souhaite déterminer quelles sont les frontières et les prérogatives que cette réorganisation fait évoluer, et dans quelle mesure cette catégorie d’agent conserve la juridiction professionnelle qu’elle revendiquait avant la création du musée. En effet, alors qu’elles et ils sont chargés du commissariat des expositions temporaires, l’apparition d’un service du musée les contraint à abandonner une partie de leurs prérogatives au moment de préparer l’exposition permanente des collections dont elles et ils ont la garde. Face à cette nouvelle répartition du travail, des stratégies variées sont développées, toutes censées permettre de valoriser les collections de leur département. En marge de ces reconfigurations, d’autres catégories d’agents se voient accorder une place plus importante à mesure que leurs compétences et leur expertise deviennent nécessaires au fonctionnement du musée.

L’activité d’exposition dans les missions des conservateurs et conservatrices

Au sein de la BnF, des activités liées à l’exposition d’objets patrimoniaux existaient déjà avant l’émergence du projet de musée au cours des années 2010 : la BnF organise en effet plus d’une quinzaine d’expositions par an sur ses différents sites. Même si elles ne font pas partie de l’enquête, ces activités sont évoquées par les enquêté·es – en particulier les conservateur·rices – qui s’y réfèrent en décrivant un ensemble de compétences et de pratiques stabilisées, connues et maîtrisées, au même titre que l’organisation du travail qui leur sert de cadre. Dans les expositions temporaires organisées sur le site François-Mitterrand ou celui de l’Arsenal [4], les conservateur·rices sont commissaires d’exposition : elles et ils proposent la création de l’exposition, qui s’appuie majoritairement sur les collections dont elles et ils sont chargés, et en supervisent l’élaboration, dispositifs scénographiques compris. Ce rôle de supervision se double d’un rôle scientifique, puisque les conservateur·rices sont chargés de produire les textes qui accompagneront la présentation des objets. Ces expositions font partie d’un planning fixe et routinisé pour un atelier communément désigné sous le nom de « Prépa Expo » et spécifiquement dédié à leur montage et à leur démontage.

Il existe également une intense activité de prêt, puisque la BnF est le plus important prêteur d’œuvres en France. Les conservateur·rices des bibliothèques ou du patrimoine officiant au sein de départements de collection contribuent donc régulièrement à des expositions externes en répondant à des demandes de prêt émanant d’autres institutions. Ces demandes sont l’occasion d’accorder une attention toute particulière aux « trésors » des collections. Une conservatrice explique ainsi qu’une partie de son travail consiste à s’assurer que « l’œuvre sera bien mise en valeur ». Il s’agit alors d’accéder ou non à la demande de prêt en fonction de critères portant sur les conditions de conservation de l’œuvre (température, hygrométrie, luminosité) mais aussi sur les conditions de son exposition (place dans la scénographie, propos général de l’exposition). Dans les descriptions de travail, ces critères ne sont cependant jamais mentionnés au moment d’évoquer les expositions « maison », organisées au sein de la BnF : il semble aller de soi qu’ils sont remplis et que les œuvres sont présentées dans un cadre satisfaisant tant sur le plan scientifique que celui de l’esthétique et de la conservation.

Le travail de préfiguration d’un musée et sa création s’intègrent donc dans cette dynamique [5], mais s’en écarte sur certains points. D’une part, la majeure partie des espaces qui le composent sont destinés à une exposition permanente : environ 800 œuvres sur les 900 présentées le sont dans une partie « fixe », désignée ainsi par opposition à la galerie Mazarin et à la Rotonde, qui font l’objet d’une « rotation » tous les 4 mois. D’autre part, la vocation de ce musée est de représenter les collections de l’ensemble de la BnF, à l’inverse d’expositions consacrées à une personnalité ou thématisées sur une technique ou un type de document. Il s’agit donc d’un projet d’établissement plutôt que de département, que la présidente de la BnF présente comme le vecteur de nouvelles missions auxquelles s’ouvre l’établissement lors du tricentenaire du site Richelieu, le 28 septembre 2021.

La participation d’un certain nombre de conservateurs et conservatrices à la définition du projet muséal, bien qu’elle s’inscrive dans des activités liées aux expositions temporaires dans et hors les murs de la BnF, leur demande toutefois d’apprendre un nouveau fonctionnement. Habitués à travailler de manière autonome et relativement indépendante des autres départements, ces agents se voient invités à reprendre les listes d’œuvres proposées au moment de concevoir une « galerie des trésors » à laquelle a succédé le projet de musée, et à les amender tout en imaginant les contours de la muséographie proposée sur le site Richelieu. Selon une conservatrice des bibliothèques qui se décrit comme faisant partie des « chevilles ouvrières » du musée, le processus de sélection a été long et fastidieux, en particulier pour le choix des œuvres exposées entre septembre 2022 et septembre 2023, puisqu’il a été opéré au cours de l’année 2020, en partie durant les confinements :

C’est le travail de mise en musique qui prend du temps. Il y a 7 départements spécialisés, la réserve des livres rares, le département Sons et multimédias, ça fait beaucoup de monde, beaucoup de chargés de collection qui sont sollicités, qu’il faut coordonner, et comme on a trois rotations dans l’année, il faut pouvoir refaire le lieu de manière à avoir trois rotations.

On peut d’ailleurs avancer que le contraste entre les deux modes de travail comparés lors des entretiens – l’un en lien avec les expositions et l’autre avec le musée – s’explique en partie par les reconfigurations de l’organisation du travail induites par le musée, et qui se traduisent sur deux plans. Sur le plan collectif, ce « travail de mise en musique » correspond à une organisation nouvelle, décrite comme fastidieuse et opposée dans les entretiens à des processus connus et maîtrisés par l’ensemble des agents. Si cette dichotomie s’ancre dans la réalité, il faut souligner qu’elle est renforcée par un discours rétrospectif qui masque et lisse les critiques formulées à l’encontre des activités liées aux expositions temporaires, qui font concurrence pour certain·es enquêté·es (conservateur·rices ou non) à d’autres missions qui leur sont confiées comme le catalogage, la recherche ou la restauration d’œuvres qui ne sont pas exposées. Dans ce cadre, les conservateur·rices voient leur rôle modifié : la contribution à un projet commun et consensuel plutôt qu’à un projet départemental et l’invitation à partager leur expertise les placent dans une position qui se situe entre celle de commissaire adoptée pour les expositions « maison » et celle d’établissement prêteur adoptée pour les expositions externes.

La création du service du musée et ses prérogatives

L’apparition du musée n’est donc pas une simple extension de l’activité d’exposition à la BnF. Elle s’accompagne deux ans avant son ouverture de la création d’un nouveau service dont les prérogatives, progressivement définies entre 2018 et 2020, s’approchent de celles des conservateur·rices dans le cas des expositions temporaires.

Lors des premiers entretiens réalisés au cours de l’enquête, un peu moins de deux ans après la création du service, une distinction claire est formulée entre le périmètre d’action de ce service et celui des conservateur·rices impliqués dans la création du musée. De manière schématique et presque métaphorique, la vitrine apparaît comme la ligne de démarcation de ces deux périmètres. Le service du musée « a les clés des vitrines », selon les termes de sa cheffe, tandis que les conservateur·rices « amènent les œuvres » dans ces vitrines, selon l’expression de la directrice d’un des départements de collection. Chargé de s’occuper de l’ensemble des vitrines, le service du musée se voit attribuer le travail de « mise en musique » évoqué précédemment : c’est à lui que revient notamment la tâche de coordonner les opérations techniques et logistiques de sélection et d’installation des œuvres présentées dans le musée. Ce travail est d’ailleurs visibilisé par le service du musée au moment des réunions de sélections d’œuvres. Après avoir sollicité l’ensemble des départements de collection pour qu’ils formulent des propositions d’œuvres à exposer en galerie Mazarin au cours d’une année d’exploitation du musée, le service du musée propose aux conservateur·rices des départements concernés une répartition possible des œuvres dans les vitrines. Ces réunions sont l’occasion, pour le service du musée, de rappeler à plusieurs reprises que son rôle est d’organiser la présentation des œuvres proposées par les départements de manière à doter l’exposition d’un « rythme » cohérent, c’est-à-dire de faire en sorte que les œuvres, et surtout les plus « spectaculaires » d’entre elles, soient réparties de manière équitable non seulement dans le parcours d’exposition, mais aussi sur l’ensemble des trois rotations annuelles. Les conservateur·rices, identifiés par ce même service comme les personnes ayant formulé des propositions d’œuvres à intégrer à ces rotations, sont abondamment remerciés pour leur contribution, et invités à commenter la présentation proposée par ce service, en particulier lorsqu’elle concerne les œuvres de leur département.

Si le service du musée insiste sur cette tâche de répartition, c’est parce que le choix des œuvres qui seront montrées au public est une activité très valorisée, qui repose sur le lien entre les conservateur·rices et les collections. Ce lien se caractérise non seulement par une connaissance des œuvres qui font partie d’une collection et le droit d’y accéder, de les manipuler, de les « sortir des magasins », mais aussi par une capacité à produire du savoir à partir d’elles et à les intégrer dans un discours historique, institutionnel et expositionnel. La constitution progressive du service du musée et son institutionnalisation s’apparente donc aux yeux de quelques conservateur·rices à une remise en question de ce lien, puisque ce service est chargé d’organiser la mobilisation des œuvres au sein d’un nouvel espace d’exposition. Cette remise en question à première vue relativement marginale est tout de même suffisamment significative pour qu’elle suscite des réactions vives, qui vont jusqu’au sentiment de dépossession, amplifié par la décision prise en 2020 d’intégrer le service du musée à la Direction de la Diffusion culturelle qui devient alors la Direction du développement culturel et du musée plutôt qu’à la Direction des Collections, d’où proviennent les œuvres. Une conservatrice résume ainsi cet épisode :

Le fait qu’on ajoute « musée » à la direction du développement culturel ça nous a un peu irrité, c’était un moment où la direction était vacante et la nouvelle personne qui devait arriver devait prendre en charge le musée, et nous on trouvait que c’était un peu trompeur parce que dans un musée vous n’avez pas que des murs, vous avez des collections. Or, les collections relèvent de notre responsabilité. (…) Nous, on veut être force de proposition, on ne veut pas simplement tenir un genre de supermarché d’œuvres et l’extérieur nous dit « tiens, je veux ça, ça, ça et ça ». Ça ne nous plaît pas du tout. Mais bon, on a râlé au départ et maintenant ça se fait en bonne intelligence.

Ce propos est assez caractéristique du discours tenu par les conservateur·rices interrogés au cours de l’enquête, dans la mesure où il remet en question la définition du musée comme espace d’exposition ou équipement technique (ses murs et ses vitrines) consacrée par la création d’un service du musée dédié à ces aspects, en lui opposant une définition centrée sur les objets qui y sont exposés : « dans un musée vous n’avez pas que des murs, vous avez des collections ». Il donne également à entendre un sentiment de dépossession partagé par plusieurs conservateur·rices, mais que tou·tes relèguent au passé, car remédié dans le présent par l’adoption d’un fonctionnement dans lequel chacun trouve une place et un rôle présentés comme acceptables (« ça se fait en bonne intelligence »). Ainsi, bien que la tension semble résolue au moment de l’enquête, on peut voir ici que l’arrivée du musée perturbe un fonctionnement établi et remet en question une répartition du travail au sein duquel les conservateur·rices occupaient une place centrale. Les activités décrites comme chronophages et perturbatrices, comme la sélection d’œuvres pour l’exposition au sein du musée correspondent à des activités qui limitent leur périmètre d’action. En d’autres termes, même si le musée ne peut être considéré comme un ‘‘intrus’’, les tâches qui lui sont associées, vécues sur le mode de l’injonction, sont présentées comme telles.

Du côté des conservateur·rices [6], les critiques dont le musée fait l’objet prennent donc racine sur cette reconfiguration organisationnelle, qui questionne à leurs yeux le lien existant entre la catégorie d’agents dont elles et ils font partie et les collections qui « relèvent de [leur] responsabilité ». Lorsqu’elles sont exposées au sein d’expositions temporaires à la BnF ou lorsqu’elles sont prêtées, ce lien n’est pas rompu, puisqu’elles et ils sont clairement identifiés comme leurs responsables. Mais la création du musée, son rattachement organisationnel hors de la direction à laquelle appartiennent ces conservateur·rices et la contribution à un projet d’établissement plutôt qu’à une exposition thématisée dont elles et ils seraient à l’origine brouille ce lien. On peut alors lire dans les questionnements et les critiques qui émergent au moment de cette réorganisation une crainte d’un manque de contrôle sur la vie des œuvres et une perte de prérogative sur les collections, au profit d’une nouvelle équipe : « on ne veut pas être un supermarché d’œuvres ».

Commissaire, un rôle manquant dans l’organigramme du musée ?

Dans cette nouvelle organisation du travail, plusieurs conservateur·rices regrettent que personne ne soit habilité à faire des choix engageant l’ensemble des autres acteurs, comme le choix de la thématique annuelle pour les rotations ou le choix des œuvres qui seront exposées par exemple, et que ceux-ci doivent passer par la recherche d’un consensus. En d’autres termes, elles et ils regrettent l’absence d’une ou d’un commissaire d’exposition dédié au musée. Dans les faits, ce commissariat est assuré au moment de l’enquête par un groupe de trois personnes provenant à la fois de la Direction du Développement culturel et du musée et de la Direction des Collections [7] et se chargeant de proposer des thématiques pour chaque année d’exploitation du musée (« les trésors », « les révolutions », « les échanges culturels entre Orient et Occident »). Ce groupe n’est cependant pas formellement identifié comme étant chargé du commissariat, et ses membres sont individuellement cités dans les entretiens comme des agents dont la fiche de poste devrait mentionner cette fonction.

L’absence de consensus sur l’identité de la personne qui devrait être chargée du commissariat d’exposition – et sur la direction à laquelle elle devrait être rattachée – fait écho au flou qui persiste autour des prérogatives du service du musée et des conservateur·rices, et qui est renforcé par la recherche permanente d’un consensus, notamment en ce qui concerne les œuvres qui doivent être exposées. Selon certain·es, la désignation d’un commissaire permettrait d’alléger les processus décisionnels en substituant à cette recherche de consensus un fonctionnement plus vertical, fondé sur l’autorité d’une personne et sa légitimité à prendre des décisions engageant l’ensemble des autres acteurs. On peut alors lire dans ce souhait la volonté de redéfinir explicitement les frontières de leur activité professionnelle et du service du musée. Dans ce scénario, en effet, le ou la commissaire serait à même de prendre des décisions aujourd’hui discutées entre le service du musée et les conservateur·rices, et d’acquérir une autorité, en l’occurrence celle de pouvoir décider de l’exposition de certaines œuvres, qui au moment de l’enquête était partagée entre ces différents agents.

En creux, on peut donc lire dans cette recherche d’un·e commissaire la reconnaissance d’une redéfinition de leur juridiction professionnelle (Abbott 1988) par les conservateur·rices, même si cette redéfinition n’est pas officialisée. Selon Andrew Abbott (2003), « les professions, en concurrence les unes avec les autres, aspirent à se développer, s’emparant de telle ou telle sphère de travail qu’elles transforment ensuite en « juridiction » au moyen de savoirs professionnels et de revendications destinées à obtenir une légitimité auprès des pouvoirs publics ». Ces juridictions constituent alors des « domaines d’intervention légitime (que les professionnels) cherchent à garder ou à agrandir » (Couillard 2017 : 19). En d’autres termes, elles correspondent au « droit plus ou moins exclusif de dominer un espace de travail particulier » (Abbott 1995). Ainsi, alors que la juridiction revendiquée par les conservateur·rices recouvre le commissariat d’exposition pour les expositions temporaires, certaines des missions associées à ce commissariat (notamment le choix des thématiques pour chaque année d’exploitation) sont confiées à d’autres agents dans le cadre du musée. L’apparition de ce dernier et du service qui lui est associé coïncide donc avec l’apparition d’une nouvelle frontière de la juridiction professionnelle des conservateur·rices : en regrettant l’absence d’un·e commissaire, certain·es d’entre elles et eux font apparaître en filigrane que cette fonction ne leur est pas attribuée, au contraire du fonctionnement adopté pour les expositions temporaires.

Dès lors, on assiste à une reconfiguration partielle du rôle des conservateur·rices chargés de collection au sein de la BnF, qui s’approche de celui occupé lors de prêts d’œuvres à d’autres établissements. Dans les descriptions de travail, les opérations réalisées en lien avec le musée sont plus fréquemment rapprochées de celles réalisées avec d’autres institutions pour des expositions que de celles réalisées à la BnF. Pour les expositions extérieures en effet, les conservateur·rices sont sollicités pour donner accès à des pièces et parfois en suggérer – un rôle relativement proche de celui qui leur est demandé par l’équipe du musée, qui les implique également sur le choix des thématiques qui seront retenues pour la programmation annuelle du musée. À l’inverse, à l’occasion des « expositions maison », on les voit tenir un rôle de commissaire et décider des aspects scientifiques et esthétiques de l’exposition. On peut ainsi comprendre le sentiment de dépossession, la crainte d’être « un supermarché d’œuvres » ou le souhait d’être « force de proposition » comme des réactions face à la perte de certaines prérogatives : les conservateur·rices voient les œuvres des collections « sous [leur] responsabilité » exposées par une autre équipe dans un cadre dont elles et ils n’ont parfois choisi ni la forme (les vitrines) ni le fond (les thématiques annuelles), au sein même de l’institution à laquelle elles et ils appartiennent. Il s’agit alors de développer des stratégies visant à influer sur la définition de cette juridiction.

Valoriser les collections, revendiquer une place au sein du musée

Ces stratégies sont variées et vont de l’implication dans le musée pour « valoriser » les œuvres du département à la suspension momentanée de cette implication lorsque les conditions ne semblent pas réunies pour assurer cette valorisation. Ainsi, dans un département dont la direction est pourtant très impliquée dans l’élaboration du projet de musée et la rénovation du site Richelieu, la décision est prise de ne pas exposer d’œuvre durant une rotation (4 mois) car la mise en place retenue ne permet pas de les mettre suffisamment en valeur selon cette même direction. Dans d’autres départements, y compris ceux dont les directions expriment clairement leur scepticisme à l’égard du musée, des conservateur·rices s’impliquent à chaque étape de la vie du musée, en revendiquant, dans la plupart des cas, un souhait et un intérêt personnels. Au sein de chaque département, des adaptations locales se font donc jour pour faire avec ce fonctionnement présenté par les enquêté·es comme inédit dans l’histoire de la BnF, mais aussi dans le monde des musées [8].

Pour certains départements, le musée s’intègre dans une stratégie de gestion des collections qui repose en partie sur leur exposition. Ainsi, le département des Monnaies, médailles et antiques devient rapidement, et ce dès 2011, un lieu où se réfléchit le musée pour trois raisons. Tout d’abord, il conserve des collections qui ont vocation à être exposées, notamment le legs du duc de Luynes. Ensuite, ce département exposait déjà ses collections de manière permanente au sein du cabinet des médailles, qui occupait jusqu’à la fermeture du site une partie des espaces aujourd’hui dédiés au musée. Enfin, l’éventualité d’une disparition de cet espace d’exposition permanente, dont certain·es conservateur·rices gardent un souvenir très vif, a incité la directrice de l’époque à engager son département dans la réflexion autour du musée, en proposant notamment que les collections antiques soient exposées dans des espaces traditionnellement associés à ce département, afin que la galerie Mazarin – lieu où exposent l’ensemble des autres départements – soit consacrée aux périodes historiques allant du Moyen-Âge au XXe siècle. Cet investissement se traduit par une surreprésentation du département des Monnaies, médailles et antiques dans le musée, puisqu’environ 800 œuvres sur les 900 exposées proviennent de ses collections, et qu’elles occupent seules 5 salles sur les 7 que comprend le musée. Il se traduit enfin par une relative autonomie de ce département par rapport aux autres dans le musée, dans la mesure où il expose ses collections dans la partie « fixe » du musée, désignée ainsi en opposition à la galerie Mazarin et à la Rotonde des Arts du spectacle, dont l’accrochage est régulièrement renouvelé pour des questions de conservation.

D’autres départements occupant Richelieu repèrent, au moment de la restauration du site, des espaces qui pourraient « naturellement » leur être attribué car ils sont « dans [leur] emprise ». Cette expression, mobilisée plusieurs fois au cours de l’enquête, renvoie à des considérations quasi territoriales : les départements se voient attribués des espaces (magasins, bureaux, salles de lecture) dans le site rénové, et certains revendiquent des espaces proches, parfois avec succès, comme ce fut le cas pour les Arts du spectacle avec la Rotonde, ouverte dès 2016 et initialement dédiée à l’exposition d’objets de ce département. Dans d’autres cas en revanche, cette revendication n’aboutit pas. Bien qu’un projet de ce type ait failli voir le jour dans les années 1930, le département des Estampes et de la Photographie n’est pas parvenu à obtenir que la galerie Mansart, désormais consacrée à des expositions temporaires, lui soit attribuée pour y exposer ses collections.

Une fois le musée ouvert, la participation aux activités qui lui sont liées répond à des enjeux de valorisation des collections, et l’exposition d’objets dans le musée peut s’intégrer dans une politique de promotion d’un département comme le souligne une conservatrice :

(Un enjeu de l’exposition, c’est de) montrer des œuvres que l’on (le département) n’a jamais montrées dans nos murs, montrer des œuvres d’artistes vivants, entrées par dation ou dont les ayants droit sont en contact avec la BnF. On montre qu’on remplit bien le contrat moral qu’on a signé avec eux, ça peut susciter des donations futures. C’est quelque chose à laquelle on est particulièrement sensible (…). Il faut qu’on leur montre aussi que les œuvres qu’ils ont données, elles ne font pas que dormir dans des cartons accessibles à trois chercheurs. Elles sont aussi montrées au plus grand nombre dans cet écrin magnifique. Évidemment après on peut les inviter, leur envoyer un petit mot, leur dire « venez nous voir, vous verrez »… C’est un outil pour entretenir de bonnes relations avec ces gens-là.

Si ce propos correspond bien à une description du musée largement partagée par l’ensemble des enquêté·es (une « vitrine » permettant de montrer les richesses de l’institution, et plus précisément pour les conservateur·rices, celles de leur département), il se singularise dans le public visé. Alors que ses collègues font du musée un outil de médiation et de promotion pour le grand public et pour les conservateur·rices d’autres institutions, cette conservatrice met l’accent sur une autre catégorie de public. Par ailleurs, elle dresse une opposition entre musée et bibliothèque et fait primer l’exposition sur d’autres modes de consultation puisque « (les œuvres) ne font pas que dormir dans des cartons accessibles à trois chercheurs ». Dans la plupart des cas cependant, les conservateur·rices insistent sur la complémentarité entre différents modes de consultation des œuvres, entre la salle de lecture, la numérisation et l’exposition.

Cette position, présentée par la conservatrice elle-même comme « iconoclaste », n’est cependant pas isolée et traduit des divergences dans la place accordée par les conservateur·rices à l’exposition des collections dans la définition de leur métier. On voit ainsi que les activités liées au musée ne sont pas "intruses" dès lors qu’elles s’intègrent dans un corpus de tâches stabilisées et maîtrisées par les conservateur·rices, ou plus simplement de tâches qu’elles et ils peuvent revendiquer comme faisant partie de leur juridiction. On observe alors des rapports variés à ces tâches, qui peuvent renseigner sur la définition du métier auquel elles et ils se rattachent. Comme le souligne Anselm Strauss (1992), « les membres d’une profession n’accordent pas seulement une importance variable aux activités auxiliaires, mais (...) ont aussi des conceptions différentes de ce qui constitue le centre de leur vie professionnelle – l’acte professionnel qui en est le plus caractéristique ». Sylvie Octobre (2001) complète cette analyse en mettant en lumière que la hiérarchisation des tâches est une « zone de tension identitaire » pour les conservateur·rices. Si son analyse porte sur les conservateur·rices de musée, elle fait écho à des débats en cours à la BnF, opposant notamment la critique contre « l’expositionnite » et la valorisation de l’exposition comme « activité légitime de mise à disposition des œuvres et de formation du public ».

En effet, si l’ensemble des conservateur·rices interrogés s’accordent à définir leur activité sur la base du triptyque conserver-valoriser-enrichir, certain·es considèrent que les tâches liées au musée sont un ajout parfois encombrant à celui-ci, quand d’autres considèrent qu’elles en sont l’extension logique. Ces différences d’interprétation sont fortement liées au type d’objets dont les conservateur·rices ont la responsabilité et à leur mode de consultation, voire à la fréquentation des salles de lecture des départements dont elles et ils sont issu·es, ce qui permet d’ailleurs de comprendre certaines des stratégies départementales présentées précédemment. Elles sont aussi liées à différentes conceptions de la « vocation » [9] de l’institution et de la profession. La revendication de l’exposition comme activité importante de cette profession va de pair, dans le discours des enquêté·es qui en sont membres, avec la légitimité de la bibliothèque à créer son musée.

Si ces divergences existent, malgré l’apparition du service du musée, c’est parce que les conservateur·rices continuent de posséder des prérogatives importantes sur les objets et sur la manière dont ils sont présentés. Ce maintien des prérogatives s’observe sur le plan organisationnel, puisque leur accord et leur intervention sont nécessaires à chaque étape de la conception des rotations dans les parties temporaires du musée. Elles s’observent également dans des moments où les différentes catégories d’acteur·rices contribuant au musée se rencontrent. Lors des rotations justement, les conservateur·rices disposent d’une autorité sur les modalités de présentation des objets qui sont placés sous la responsabilité de leur département (leur position dans la vitrine ou sur le support de présentation, notamment) et qui n’est pas discutable par les autres acteur·rices. Leur capacité à déterminer la bonne présentation d’un objet, qui se traduit sur le plan rhétorique par le fait « d’avoir de l’œil » ou de percevoir le « rythme » d’une vitrine ou de l’exposition toute entière, est une compétence à laquelle l’ensemble des agents présents ont recours, et qui s’avère nécessaire pour acter la fin du travail sur une vitrine. En d’autres termes, à l’occasion des rotations, la position centrale qu’occupent les conservateur·rices des départements de collection se traduit par la prédominance de leur « manière de voir » (Goodwin 1994) les objets et l’exposition sur celles d’autres acteur·rices, y compris faisant partie du service du musée.

Le musée comme outil de revendication de ressources et de juridiction professionnelle

L’ouverture du musée et son appropriation progressive par les différentes catégories d’agents qui y contribuent permet à certaines d’entre elles de revendiquer ou de se voir attribuer un rôle plus important que celui qu’elles avaient avant sa création. Celle-ci débouche sur des réflexions autour de la manière de présenter les objets, dans un espace d’exposition permanent et non temporaire comme la BnF en avait l’habitude jusqu’ici. C’est donc l’occasion d’une acculturation à de nouvelles questions et de nouvelles manières d’envisager les objets et l’exposition. Le rôle joué par les équipes de conservation préventive est en cela déterminant. La BnF est précurseur en la matière et le laboratoire de conservation préventive est depuis plusieurs années associé aux expositions, et plus largement au suivi des conditions de conservation sur l’ensemble des sites de la BnF, comme l’indique un membre de ce laboratoire :

Depuis des années, le laboratoire aide le musée, (le département des Monnaies, médailles et antiques), les dispositifs d’exposition pour les aider (à gérer) les problèmes de climat dans les vitrines du musée. On a très souvent fait du contrôle climatique, du conseil climatique, de l’appui climatique, en fournissant des capteurs. Aux côtés du système DMT, on a un système d’appui qui fonctionne avec des capteurs, des ondes etc., on a des capteurs qu’on déplace à volonté, sur demande. On fait ça à la demande, dans des magasins, dans des vitrines. On a fait ça avant l’ouverture de Richelieu.

Le laboratoire de conservation préventive a été sollicité dès le début de la conception du musée, notamment pour évaluer les risques auxquels étaient exposées les collections présentées dans cet espace, et pour formuler des préconisations sur les matériaux à utiliser :

Le labo (de conservation préventive) a participé beaucoup au choix des vitrines, sur les éclairages, sur les protections lumineuses. Sur les vitrines, on a beaucoup travaillé sur le marché, sur les préconisations à faire pour l’achat des vitrines. Après, le labo a testé toutes les vitrines avant qu’elles soient utilisées.

Bien qu’elle soit attendue et souhaitée de la part de cette équipe, cette contribution ne va pas de soi, dans la mesure où elle amène un déplacement du regard sur les objets exposés. Perçues avant tout par les conservateur·rices à travers leur caractère exceptionnel sur le plan scientifique ou esthétique, ils sont vus à travers « leur fragilité » par les membres de la conservation préventive. En ce sens, la réflexion autour des vitrines, initialement envisagées comme des unités sémantiques et sémiotiques cohérentes, prend rapidement en compte la dimension matérielle des objets et leur capacité à coexister dans un même environnement. Ainsi, des compromis doivent être trouvés pour faire coïncider deux impératifs : celui de montrer des pièces majeures des collections, et celui d’assurer leur conservation au sein d’une vitrine. Ces compromis débouchent parfois sur des modifications de la sélection des œuvres, et parfois sur la création de dispositifs d’exposition permettant à deux œuvres nécessitant des conditions climatiques ou d’hygrométrie différentes de pouvoir être exposées au sein d’une même vitrine.

Le cas des équipes de conservation préventive est particulier dans le sens où elles ne disposent pas de collections mais sont régulièrement sollicitées pour en assurer la conservation, et ne sont pas chargées de mettre en place les vitrines mais en assurent le suivi climatique au quotidien. Cette position les éloigne des tensions induites par le fonctionnement du musée tout en les rendant nécessaires au bon déroulé de nombreuses opérations. Le département dont elles font partie en bénéficie, comme l’explique d’ailleurs son directeur adjoint :

Alors que globalement nos effectifs baissent, un peu comme globalement ceux de la BnF, on a obtenu un renforcement de certaines équipes : Prépa Expo, laboratoire, atelier de restauration graphique et maquette. On a obtenu un maintien voire un renforcement de ces équipes-là parce qu’elles travaillaient beaucoup pour le musée, enfin pour les expositions en général, et donc il fallait les renforcer. Pour nous, disons que globalement et à terme, l’augmentation des équipes correspondra aux besoins nouveaux générés par la montée en régime du musée. Le musée augmente la charge du travail qui est en lien avec les expositions.

Ainsi, la création du musée est doublement positive pour ce département : ses effectifs augmentent car de nouveaux besoins doivent être satisfaits et son expertise est reconnue et mobilisée dans ce processus de création, alors que la galerie des trésors était initialement vue comme une prérogative des directions de départements de collection. La création du musée, parce qu’elle pose des questions techniques et logistiques auxquelles les équipes de ce département apportent des réponses, met en lumière leur expertise et leurs compétences et lui permet de bénéficier de ressources supplémentaires.

Au moment de l’enquête, le musée s’ouvre progressivement à des équipes chargées de préparer son ouverture au public, et notamment d’en réaliser la promotion. Ainsi, certains agents parviennent progressivement à se faire accepter auprès de l’équipe du musée ou à faire accepter leur vision de ce nouvel équipement à la direction. La Direction des Publics en est un exemple marquant. C’est en effet elle qui est chargée d’établir une stratégie vis-à-vis des publics, qui passe par la définition de « publics cibles » et la proposition d’une grille tarifaire adaptée. Ces éléments, relativement courants dans le monde des musées, ont une importance particulière ici. D’une part, cette direction est assez récente. Sa création, précédée d’une réflexion autour des publics de la bibliothèque, coïncide avec la volonté de mieux intégrer les publics culturels à la stratégie de l’établissement. D’autre part, elle s’appuie sur un référentiel différent des conservateur·rices pour mener à bien ses missions. En entretien comme dans les réunions auxquelles j’ai pu assister, le musée est décrit par rapport à un benchmark qui comporte notamment des critères de taille, alors que les conservateur·rices insistent plutôt sur le caractère exceptionnel des collections qui y sont exposées. Un autre point d’achoppement, relayé en entretien par des agents de cette direction et d’autres départements, a été la question de la grille tarifaire, qui a posé problème dans une institution plutôt tournée vers la gratuité des usages. Ainsi et selon les termes d’un agent de la Direction des Publics, cette dernière doit « faire accepter » une vision du musée portant sur la tarification, le nom à donner à cet espace ou encore la communication à développer, via des échanges réguliers avec de nombreux agents, dont des conservateur·rices. Dans ce but, elle a également eu recours à un cabinet de conseil qui, tout en offrant un regard extérieur et une expertise dont la BnF ne disposait pas au moment de l’enquête, a pu permettre « d’objectiver » certaines revendications portées par les agents de la Direction des Publics en les faisant porter par d’autres personnes.

On peut dresser un parallèle entre cette direction et les community managers d’institutions culturelles étudiés par Noémie Couillard (2017). Dans sa thèse, elle montre comment l’arrivée d’une nouvelle catégorie d’agents remet en question, parfois jusqu’à les redéfinir, les juridictions professionnelles de personnels dont l’une des missions est de produire un discours sur les collections : les médiateur·ices et les conservateur·rices. Dans le cas du musée de la BnF, la Direction des Publics se voit chargée pour la première fois de concevoir (et non de refondre) une offre culturelle, et tente de faire valoir sa propre grille de lecture, distincte à la fois de celle des conservateur·rices et de celle du service du musée. Si cette intervention sur le musée n’aboutit pas à redéfinir les prérogatives de ces deux catégories d’agents, elle permet à cette direction de revendiquer des compétences, des outils et une expertise qui correspondent à la légitimité à définir le musée comme un objet marketing. En d’autres termes, elle lui permet de définir de manière plus claire sa juridiction professionnelle.

Conclusion : Trouver et retrouver sa place

La création du musée de la BnF a donc été l’occasion, pour plusieurs catégories d’agents, de prendre une part active à la définition d’un nouveau lieu, consacré à de nouvelles missions. Dans ce moment singulier de l’histoire de l’institution, ces catégories d’agents tentent de faire accepter leurs grilles de lecture fondée des expertises distinctes, qu’il s’agisse de la production d’un discours sur le lieu ou les collections, de la manipulation des objets et de leur présentation dans les vitrines du musée ou de la conception de ces vitrines. Initialement conçu comme une « galerie des trésors » censée permettre d’exposer les « chefs-d’œuvre » de la BnF, le projet est chargé en quelques années de satisfaire l’ambition de construire un espace d’exposition permanent s’approchant de normes muséales tant sur le plan de la conservation des œuvres et de leur présentation que sur celui du fonctionnement qui lui est associé. Cette évolution peut permettre d’expliquer pourquoi certaines catégories d’agent, revendiquant une expertise sur le fonctionnement des musées, aient gagné en importance.

Ces tentatives sont particulièrement visibles lors d’interaction entre ces catégories d’agents et les conservateur·rices, qui occupe traditionnellement un rôle central dans l’exposition des collections. Les conservateur·rices voient leur juridiction professionnelle remise en question, notamment par l’apparition du service du musée, qui assure un travail de supervision qu’elles et eux-mêmes assument dans le cadre d’expositions temporaires. Le travail autour du musée est aussi l’occasion de redéfinir certaines des frontières qui caractérisent la profession de conservateur·rice, du moins à la BnF. Il apparaît ainsi qu’au fil du temps, certaines tâches qui étaient perçues comme des prérogatives des conservateur·rices sont progressivement déléguées à d’autres catégories d’agents. Cette délégation ne signifie cependant pas dilution de leur autorité sur les collections et leur exposition. Chargé·es de la sélection des œuvres, elles et ils sont aussi celles et ceux qui disposent des compétences nécessaires pour déterminer si la présentation des œuvres est conforme aux normes de l’institution et aux attentes du public. Elles et ils continuent donc à occuper une place centrale dans l’organisation du travail autour du musée, en exerçant une influence déterminante sur les dimensions scientifique et esthétique de celui-ci.

add_to_photos Notes

[1Dans l’ensemble de ce texte, le terme « agent » renvoie à tout salarié de la BnF, indépendamment de son genre, son grade ou son statut. L’emploi de ce terme vise tant à garantir un certain anonymat des personnes enquêtées qu’à mettre l’accent, lorsqu’il est employé, sur leur appartenance à une même institution.

[2Les acteurs et actrices clés sont des agents ayant contribué de manière importante au développement du musée et à sa mise en activité, principalement durant la période de l’enquête mais également depuis les prémices du projet. Cette catégorie de personnes rassemble des conservateur·rices de bibliothèque et du patrimoine de différents départements, l’équipe du musée composée de conservatrices du patrimoine et de régisseurs et régisseuses, mais aussi des restaurateurs et restauratrices, magasinier et magasinières, ainsi que des membres de la délégation à la communication et du département des publics.

[3Dans ce texte, le terme renvoie à la fois aux conservateurs et conservatrices des bibliothèques et du patrimoine. En tant que chargé·es de collection, leur rôle est sensiblement le même dans le travail mené autour du musée.

[4Les sites de la Maison Jean-Vilar à Avignon et de la Bibliothèque-musée de l’Opéra à Paris répondent à une organisation du travail légèrement différente, dans la mesure où ils sont gérés en collaboration avec une autre institution ou une association. Néanmoins, les conservateur·rices y jouent également un rôle de commissaire d’exposition.

[5Le nombre annuel d’exposition organisées à la BnF (tous sites compris) est passé de 4 en 1996 à 14 en 2022.

[6La création du musée a également fait l’objet de critiques de la part d’autres catégories d’agents (magasiniers, bibliothécaires, restaurateurs, techniciens d’art), via des sections syndicales ou les directions de service, au sujet des conditions de travail dans les locaux du site Richelieu. Elle a également été présentée comme le symbole d’une « disneylandisation » de la BnF au moment du mouvement de grève de mai 2022 mené par des magasiniers, des bibliothécaires et des associations de lecteurs et d’usagers, portant essentiellement sur la réforme des modalités de communication des ouvrages en salle de lecture du Rez-de-Jardin sur le site François-Mitterrand. Toutefois, ces deux critiques ne sont que très rarement portées que par des conservateur·rices.

[7Le coordinateur scientifique du musée (Direction des Collections), la cheffe du service du musée (Direction du Développement culturel et du musée) et la directrice du Développement culturel et du Musée.

[8Le fonctionnement adopté, confiant à une direction la responsabilité de gérer le musée sur un plan technique et logistique et à une autre celle de proposer des œuvres à exposer, est en effet présenté comme unique par les agents interrogés, en particulier ceux provenant du monde des musées. Si on peut nuancer cette affirmation en soulignant qu’il existe des travaux montrant que la division du travail dans les musées soulève des enjeux similaires (Morgan 2018 ; Macdonald 2002), la mise en exergue répétée de cette singularité et la forme qu’elle prend dans les entretiens (« en 25 ans de métier, c’est la première fois que je vois ça », « ça n’existe pas ailleurs », « il n’y a qu’à la BnF qu’on fonctionne comme ça ») incite à penser qu’elle s’ancre dans un ressenti largement partagé ou, à tout le moins, qu’elle participe à configurer la manière dont les questions liées à la division du travail sont abordées à la BnF.

[9Je reprends ici un terme apparu plusieurs fois au cours des entretiens.

library_books Bibliographie

ABBOTT Andrew, 1988. The system of profession. An essay of division of expert labor. Chicago, The University of Chicago Press.

ABBOTT Andrew, 1995. « Boundaries of social work or social work of boundaries ? », Social Service Review, 69, p. 545-562.

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MACDONALD Sharon, 2002. Behind the scenes at the science museum. Oxford, Berg.

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Pour citer cet article :

Romain Vindevoghel, 2024. « (Re)trouver sa place au musée : le cas des conservateurs et conservatrices à la BnF ». ethnographiques.org, Numéro 47 - juin / décembre 2024
Agir en intrus dans les musées. Inclusions, controverses, exclusions et patrimoines [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2024/Vindevoghel - consulté le 04.12.2024)