Compte-rendu d’ouvrage

DAS Veena, 2023. La vie et les mots

DAS Veena, 2023. La vie et les mots. Paris, Éditions du Cerf, 400 p.

La vie et les mots est une traduction de l’ouvrage que l’anthropologue indienne Veena Das a originellement publié en 2007 sous le titre Life and Words : Violence and the Descent into the Ordinary. Tout au long des onze chapitres de cet ouvrage dense, Veena Das analyse la façon dont la violence fait irruption dans le quotidien, et le rôle des mots et du silence, dans le retour à une vie dite “ordinaire” après la violence. Elle articule son propos autour de deux événements particulièrement violents de l’histoire indienne. Tout d’abord, la partition du sous-continent indien, en 1947, et les violences de masse dont furent victimes les sikhs (une religion minoritaire) après l’assassinat de la Première Ministre Indira Gandhi en 1984, par ses gardes du corps sikhs [1]. Si elle a abordé la partition avant tout comme une anthropologue, à partir des récits de ceux, et surtout celles qui l’ont vécue, elle a traversé les événements de 1984 comme une résidente de New Delhi, fortement impliquée dans l’aide aux victimes.

La vie et les mots est un ouvrage ambitieux. Sa force vient de la capacité de l’auteure à articuler une réflexion philosophique poussée avec des données empiriques fines, portées par la voix des personnes concernées, notamment des femmes. Ainsi, les réflexions des philosophes Ludwig Wittgenstein et Stanley Cavell sur la douleur, le deuil, le silence, s’entremêlent aux discours d’Asha, Manjit et Shanti, ses interlocutrices en Inde. Survivantes (hindoues ou sikhs) de la partition (pour Asha et Manjit) et des massacres de 1984 (pour Shanti), elles racontent, par leurs silences, leurs gestes aussi bien que leurs mots, les violences subies à des moments clés de la construction de la nation indienne. Par ailleurs, si son point de départ est bien la façon dont les individus et les communautés, vivent la violence (et après la violence), cet ouvrage propose une théorisation de l’État et de la nation et de sa place ambivalente dans le quotidien. Enfin, dans les derniers chapitres en particulier, Veena Das engage une réflexion stimulante sur le rôle des anthropologues dans la vie civile et politique.

Les premiers chapitres s’attachent à la partition de 1947, et les violences communautaires qui s’en sont suivies entre les communautés musulmanes et les communautés hindoues et sikhes. Veena Das analyse particulièrement les violences, aujourd’hui bien connues, qui ont visé les femmes : enlèvements, viols, humiliations collectives. Elle se fonde pour cela sur les récits des survivantes comme Asha et Manjit, ainsi que sur la littérature, notamment les œuvres de Saadat Hassan Manto (1912-1955), grand auteur indo-pakistanais, célèbre, entre autres, pour ces nouvelles (en ourdou) sur la partition. Selon elle, les enlèvements de femmes, puis les accords rapidement trouvés entre les nouveaux États pour la restitution de « leurs femmes » montrent que le contrat social est aussi un contrat sexuel, où l’enlèvement et le viol des femmes constitue un moment d’exception, la restauration de l’autorité étatique allant de pair avec celles des hommes sur les femmes, qui ne sont pas considérées en tant que citoyennes mais en tant qu’êtres reproductifs.

Confrontées à la violence, et l’indicibilité de leurs expériences dans le nouvel état patriarcal, les femmes n’ont d’autres choix que d’incorporer la violence, « d’avaler le poison », pour l’empêcher de « suinter dans la sociabilité du quotidien » (p. 189). Dans le cas des femmes sikhes pleurant leurs maris et fils morts des mains de leur voisin, Veena Das rend compte de leur refus de “passer à autre chose” en se lavant ou en nettoyant les débris. Elles se tiennent assises devant les décombres de leur maison, en silence, rendant visible l’impossibilité du deuil. Analysant ainsi les relations entre douleur, langage et corps, Veena Das met en évidence une division genrée du travail de deuil, où les femmes montrent dans leurs corps la douleur, souvent plus qu’elles ne la disent. La dichotomie résistance/soumission est caduque pour expliquer la façon complexe dont les femmes réparent des relations souvent tout aussi inégalitaires qu’elles sont significatives pour elles. Cette dernière opération est aussi un travail du temps, thème important de cet ouvrage. Le temps peut être un destructeur des relations, comme dans le cas d’Asha, qui devenue dépendante de sa famille natale (et non conjugale) après la partition, sent sa légitimité s’amenuiser, notamment après le décès de son père. À l’inverse, le temps peut être un allié, lorsqu’il affaiblit certains acteurs. Ainsi, Manjit, victime de violences dans sa belle-famille, se change en « statue de pierre » et attend son heure, qui finit par venir lorsque son fils devient adulte et se marie. Mais au-delà des individus, le temps affecte les communautés dans son intégralité, notamment parce qu’il n’est pas toujours linéaire. Il faut reconstruire des vies, alors que la mémoire des traumatismes, et souvent les bourreaux, sont toujours présents. Passé, présent et futur ne sont pas toujours distincts.

Si le silence peut être une façon de protéger la communauté, qu’en est-il de la rumeur, souvent perçue comme à l’origine des violences, comme celles qui éclatent en 1984 ? Ainsi, une explication courante aux massacres des sikhs en 1984, est que, après l’assassinat de la première ministre, des rumeurs selon lesquelles les sikhs étaient prêts à attaquer les hindous, faire sécession au Pendjab, ont enflammé les foules hindoues. Contre cette hypothèse, mais aussi contre celle d’un massacre d’État, totalement planifié et contrôlé par le parti au pouvoir, Veena Das met en évidence l’imbrication forte du local et du national. À partir d’un quartier, elle montre la spatialité de la violence, la façon dont elle s’arrime à des rivalités déjà existantes (sur le plan de la classe, du genre et de la caste). Ainsi contrairement à 1947, en 1984, ce sont essentiellement les hommes qu’il faut humilier (en les rasant notamment) et tuer, tandis que les femmes et les enfants sont assez largement épargnés par la violence directe. L’État est présent, mais, pour la population indienne, il oscille entre l’image de l’administration rationnelle et du fétiche magique. Il est à la fois une entité administrative organisée, et un acteur imprévisible, qui agit sur le mode de la rumeur et des croyances. Ainsi, Veena Das décrit les visites fréquentes d’un astrologue hindou dans un commissariat de police, durant les émeutes de 1984. Inversement, même les autorités concurrentielles (comme les conseils de caste) adoptent des modes d’action propre à l’État. Veena Das illustre cela par l’exemple des veuves qui doivent signer un contrat de divorce avec la famille de leur époux (pourtant décédé) dans lequel elles obtiennent leur liberté (face à l’institution du lévirat) contre la moitié de la compensation obtenue de l’État. Ainsi, les sphères étatiques, communautaires et privées ne sont pas étanches, et l’État s’immisce dans ces différentes formes de socialité.

La confusion quant au rôle de l’État, ses limites et son emprise a été l’un des moteurs de la violence contre les sikhs ; les policiers participants aux émeutes utilisaient l’argument de la loi pour justifier de leurs actions. Toutefois, cette confusion a par la suite permis une forme d’assistance, en jouant sur les registres du légal et de l’officiel, et en se faufilant dans les interstices de l’État. Des activistes, anciens fonctionnaires, universitaires, ont joué de leur statut, de leur proximité avec les sphères du pouvoir pour imposer leur présence, protéger les victimes, mettre en place des camps. Dans le dernier chapitre, Veena Das s’interroge ainsi sur les conditions de l’engagement des anthropologues « dans le monde », quand la recherche produite (sur la violence en l’espèce) a une application directe. Faut-il jouer le jeu du silence, au nom de l’apaisement ? Croire en l’existence d’une vérité, à faire éclater à tout prix ? Quelle relation entretenir avec l’État, qui est à la fois le bourreau et le protecteur ? Ces questionnements, qui doivent rester ouverts sont passionnants pour toute praticienne des sciences sociales. La conclusion de Veena Das à ce propos est évocatrice ; il faut

agir sur un double plan sur lequel nous montrons des évidences qui mettent à mal l’amnésie officielle et ses manières de faire pour faire disparaître ces évidences, mais aussi témoigner d’une descente dans le quotidien qui rend possible pour les victimes et les survivants une affirmation de la vie par le retrait de la circulation des mots devenus sauvages – et de ramener, pour ainsi dire, les mots à la maison. (p. 385)

Cette image des mots « devenus sauvages » et qu’il faut (re)domestiquer est puissamment évocatrice dans le contexte contemporain. En Inde tout d’abord, où les 10 ans de gouvernement de la droite hindoue ont fortement précarisé une partie de la population, les musulmans en particulier, qui sont victimes de différentes formes de violence au quotidien [2]. Au-delà du cas indien, la question de la violence, et de la gestion de l’après, est cruciale dans de nombreux pays, comme le souligne Veena Das en menant différentes comparaisons, avec le Rwanda et l’Afrique du Sud par exemple. Ainsi, la portée de cet ouvrage dépasse largement le contexte sud asiatique, et pose des questions pertinentes pour tout anthropologue, et plus largement pour toutes celles et ceux qui souhaitent pratiquer des sciences sociales ancrées dans le monde.

Cet ouvrage constitue également un bel exemple d’érudition et d’interdisciplinarité, Veena Das mobilisant des auteurs variés, avec un faible assez marqué pour la philosophie, y compris francophone, comme l’illustrent ses lectures de Jean-Jacques Rousseau, Claude Lefort, ou encore Achille Mbembe. Elle utilise aussi bien sûr les travaux d’anthropologues, sociologues, historiens et politistes, et puise également largement dans les travaux en études de genre. Cette érudition, si elle est stimulante est parfois un défaut de l’ouvrage. En effet, une totale compréhension des argumentaires de l’auteure impliquerait une maîtrise poussée des travaux de Wittgenstein, Cavell, Rousseau, Kantorowicz et bien d’autres, ce qui semble difficile. Il faut toutefois souligner que Veena Das fait généralement l’effort d’expliciter, citations à l’appui, la pensée des auteurs qu’elle convoque. Il n’en demeure pas moins que son propos est souvent difficile à saisir, ce qui peut apparaître comme un paradoxe pour un ouvrage centré sur les mots et leurs pouvoirs. J’ai également regretté le choix, sans doute éditorial, de ne pas inclure de bibliographie récapitulative en fin d’ouvrage, ce qui rend parfois la recherche des références dans les notes de bas de page quelque peu fastidieuse.

Ces dernières remarques tiennent avant tout de l’avertissement, mais ne doivent pas faire renoncer les lectrices et les lecteurs à se confronter à ce bel ouvrage. Il est certes parfois décourageant par son contenu comme par sa forme, mais il donne à voir un exemple brillant d’anthropologie engagée, et ancrée à la fois dans le quotidien et la pensée politique. Si les formes de violence qu’il relate sont difficiles à lire, l’ouvrage souligne les possibilités, certes coûteuses, de sortir de la violence et de se réengager dans la vie.

add_to_photos Notes

[1Cet assassinat fait suite à la répression de mouvements indépendantistes au Pendjab qui s’articulaient notamment autour de la religion sikhe. Alors que l’agitation était grandissante, en juin 1984, Indira Gandhi lance l’opération blue star. Cette opération implique notamment l’assaut d’un des lieux les plus sacrés du sikhisme, le Temple d’or à Amritsar (l’armée indienne déclare que le temple sert de cache d’armes). Cet assaut suscite un large émoi parmi les sikhs, à la fois du fait de l’attaque portée sur un lieu sacré, et par les nombreuses victimes qu’elle fait.

[2Cet ouvrage ayant initialement été publié en 2007, Veena Das n’évoque pas directement cette question, mais elle mentionne les massacres dont ont été victimes les musulmans au Gujarat en 2002. Le Premier Ministre de cet État était alors Narendra Modi qui est depuis 2004 Premier Ministre de l’Inde. Sur cette question, on pourra se reporter à un numéro spécial de la revue Samaj publié en 2020 (Mohammad-Arif et Naudet 2020).

library_books Bibliographie

MOHAMMAD-ARIF Aminah et NAUDET Jules, 2020. « Introduction. Academia, Scholarship and the Challenge of Hindutvaism : Making Sense of India’s Authoritarian Turn », South Asia Multidisciplinary Academic Journal, 24-25 (en ligne), https://journals.openedition.org/samaj/6982.

Pour citer cet article :

Virginie Dutoya, 2024. « DAS Veena, 2023. La vie et les mots ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2024/das-veena-2023-la-vie-et-les-mots - consulté le 28.03.2025)