Les promesses des infrastructures urbaines. Regards ethnographiques

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Appel à propositions de la revue Ethnographiques.org

Date limite de soumission : 1er décembre 2024

Coordination : Sophie Chevalier (Université de Picardie Jules Verne) et Alexa Faerber (Université de Vienne)

La ville est dans une large mesure infrastructurelle : l’environnement bâti des transports, des bâtiments résidentiels, commerciaux, religieux et administratifs, des équipements publics, mais aussi les canalisations d’énergie et d’eau ou les technologies de communication en sont l’expression la plus évidente (McFarlane 2008). Ces infrastructures sont aussi bien publiques, mixtes que privées. La gouvernance et l’administration urbaines reposent sur leur création et leur entretien, c’est-à-dire sur des processus dits « d’infrastructuration » [1]. Ces assemblages socio-techniques et politiques devraient permettre de fournir toute une série de services : des transports publics à l’énergie et à l’eau potable, en passant par la santé et la sécurité, des espaces commerciaux et de loisirs, le recyclage des déchets, des logements subventionnés et des institutions éducatives et culturelles. Les services rendus par ces infrastructures restent souvent invisibles aux yeux des usagers sauf quand ils connaissent des disfonctionnements ou des suspensions.

Nous avons choisi ici de nous centrer sur la ville, dans une perspective qui n’est pas nouvelle, car elle a fait l’objet de nombreuses études depuis une vingtaine d’années, dans ce que l’on pourrait nommer un « infrastructural turn » qui a mobilisé plusieurs disciplines, dont l’anthropologie ; cette dernière surtout dans le monde anglophone.

Infrastructures urbaines

Dans l’approche que nous souhaitons développer ici, « infrastructure » désigne un élément matériel, souvent technique, de plus ou moins grande ampleur, qui prend place dans un système réticulaire, et qui participe à la structuration des sociétés urbaines en s’inscrivant dans des agencements politico-techniques (Anand, Gupta et Appel 2018 ; Chatzis et al. 2017 ; Jarrige, Le Courant et Paloque-Bergès 2018 ; Ureta 2015. Ainsi ce terme renvoie à une matérialité, voire à une socialité (AbdouMaliq 2004) dont la dimension politique est centrale, en particulier dans l’accessibilité aux biens « infrastructurés » des villes. Ces tensions politiques et sociales apparaissent, le plus souvent, dès la conception des infrastructures. Car nous nous intéressons aussi à « l’infrastructuration », c’est-à-dire aux liens politiques qui peuvent exister entre les publics et les concepteurs de ces réalisations, puis aux usages de celles-ci, et enfin, le travail, parfois quotidien et souvent invisible, de maintenance (Henke et Sims 2020 ; Strebel, Bovet et Sormani 2019). Le « soin » porté aux infrastructures a donné lieu à des recherches très diverses, du système des eaux et d’assainissement (McFarlane 2023) au système de signalétique dans les transports publics (Denis et Pontille 2010).

Ces travaux ont conduit, d’une part, à mettre au cœur de la réflexion leurs temporalités, présentes aussi dans les discours de la promesse (Abram 2014). La stabilité et la permanence des infrastructures semblent ainsi reposer plus souvent sur des discours que sur une réalité matérielle et sociale faite de pannes, de dysfonctionnements, de déchéance et d’obsolescence. Il s’agit alors de comprendre ce que leur cycle de vie – qui excède souvent la vie humaine, leurs conditions historiques et matérielles – nous disent des aspirations d’une société ou d’un groupe. D’autre part, l’étude du mode d’engagement social a montré la nature ambivalente de l’affect – l’espoir, la crainte, ou encore l’indifférence – mise en avant par des chercheurs comme Lauren Berlant (2011) ou Laura Kemmer (2019). La performativité des promesses s’exprime ainsi dans des relations sociales instables, dans des temporalités discontinues, et c’est bien souvent leur force narrative qui les font exister, notamment lorsqu’elles sont non tenues (Faerber 2019).

Promesses de la ville

Ces infrastructures urbaines, et les processus afférents, sont liés à des promesses inscrites dans des contextes historiques spécifiques. L’urbanisation technologique est étroitement liée à l’idée de progrès social, d’un « futur radieux » qui se manifesterait dans la construction d’infrastructures (voir Cronon 1991 ; Joyce 2003 ; Höhne 2012 ; Roseau 2016). Ces dernières contribuent au contrôle des nouvelles citoyennetés urbaines, comme elles participent à attirer de nouveaux résidents et visiteurs, et les incitent à rester, même si ces promesses d’accueil, d’un marché du travail dynamique, d’une ascencion sociale et d’un accès à l’éducation et à la culture, ne sont pas (toujours) tenues. Elles sont performatives et elles participent à la création de pratiques et de représentations de la ville, qui peut ainsi être considérée comme un « lieu prometteur » (Faerber 2019). Si la vie urbaine, la citadinité-même, sont liées à l’existence d’infrastructures, ces promesses ne vont pas de soi, elles sont souvent contestées (Abram et Weszkalnys 2013). Elles s’explicitent dans des situations ponctuelles comme les campagnes électorales, ou alors à plus long terme, dans des planifications urbanistiques, mais aussi dans le quotidien de la maintenance, qui doivent contribuer au bien-être des habitants ou au profit des investisseurs.

Une anthropologie des infrastructures

La réflexion sur les effets prometteurs de l’infrastructure a été menée au cours de la dernière décennie principalement par des anthropologues anglo-américains (voir la collection de recherches dans Anand, Gupta et Appel 2018). Pourtant l’histoire de la discipline, en particulier les courants marxistes et celui du matérialisme culturel, n’est pas exempt de références aux infrastructures, et respectivement aux attentes ou même aux craintes qu’elles peuvent susciter, avec des auteurs comme L. H. Morgan ou L. White. Ou encore comme M. Mauss et C. Geertz qui se sont intéressés également aux structures et environnements matériels des pratiques ordinaires.

Les travaux contemporains, quant à eux, puisent leur inspiration dans les études urbains menées par des géographes et urbanistes et/ou dans la sociologie et l’histoire des Science and Technology Studies (STS) (parmi eux : Amin et Thrift 2017 ; Graham 2010 ; Graham et Marvin 2001 ; Wiig et al. 2022 ; Star 2018 (1999)), pour construire une anthropologie adossée à des études de cas ethnographiques. Celles-ci examinent de près la manière dont les réseaux physiques, tels que les routes, les canaux, les trains, les canalisations ou les systèmes d’approvisionnement en eau, façonnent de nouvelles formes de gouvernance et de vie sociale (Harvey et Knox 2015). Ce caractère processuel de la construction d’infrastructures oriente la recherche anthropologique vers les relations entre les nombreux acteurs impliqués, et analyse la manière dont les promesses attachées à ces projets de développement urbain s’articulent différemment dans le temps. Ainsi Larkin (2013) s’intéresse à la « poétique et à la politique » des environnements construits pour comprendre les relations entre l’écologie, la technologie et la culture. Ces travaux articulent une attention critique à la « matérialité » des infrastructures, à une réflexion sur leurs conséquences écologiques pour l’ensemble des êtres vivants (Boyer 2014). L’étude des réseaux matériels complexes qui structurent les relations sociales ouvre une perspective vers des constellations plus larges d’interactions socio-politiques. L’impact du regard précurseur de Susan Leigh Star (2018 (1999)) sur les études d’infrastructures dans leur dimension temporelle est particulièrement évident, même si la dimension de la promesse est restée sous-jacente dans son œuvre. Un numéro de la revue Tracés, intitulé Infrastructures, techniques et politiques (2018) démontre un nouvel intérêt pour ces thématiques parmi les chercheurs francophones, à partir d’une histoire et d’une sociologie des techniques, et plaide pour des recherches basées sur des cas situés. Il propose aussi des traductions de textes fondateurs comme celui de S. L. Star.

En effet, l’anthropologie francophone a peu exploré la question de la promesse des infrastructures, même si elles apparaissent dans des travaux sur le monde du travail et le secteur public (Jeanjean 2006), mais sans être explicitement au centre des analyses, ou évoquées telles quelles. Leur étude a été laissée à une sociologie d’inspiration latourienne qui a abordé ces questions dans le cadre de celles sur les réseaux et les dispositifs socio-techniques (Hermant et Latour 1998). Un ouvrage récent sur la politique de la maintenance (Denis et Pontille 2022) centrée sur la relation au monde matériel et la temporalité prolonge ces réflexions.

Une anthropologie des promesses des infrastructures urbaines

Si nous avons choisi d’aborder cette question dans le cadre de la production de la ville et de l’urbanité, c’est d’abord pour approfondir ce débat international, dont la littérature est surtout anglophone, dans le contexte français et francophone. Ensuite, il s’agit, d’une part, à travers des études de cas situés, de mettre en évidence la spécificité de ces promesses urbaines qui accompagnent les infrastructures. D’autre part, de comprendre comment celles-ci sont une entrée heuristique pour appréhender la gestion des différences de classe, de race, de genre et de religion dans la ville.

Le numéro accueillera des contributions qui portent sur une variété d’objets et de terrains urbains, comme des infrastructures de circulation et de mobilité, ou « vertes » de la ville, ou encore des infrastructures culturelles, dans des approches attentives aux agencements socio-politiques et à la dimension diachronique. Les infrastructures étudiées participent à la construction de la citadinité, tant dans les pays des nords que des suds, et ce quelle que soit la taille de ces villes ou l’échelle choisie.

Plus précisément, seront bienvenues les propositions basées sur des cas situés et qui portent sur l’étude de :

  • La dimension historique de ces promesses autour des infrastructures, le travail politique et bureaucratique de ceux qui en sont les acteurs ;
  • Les dimensions socio-matérielles des infrastructures, dans leurs agencements temporels et performatifs ;
  • L’exploration des imaginaires et des représentations sociales et citadines qu’elles suscitent ;
  • Les acteurs de l’entretien des infrastructures et leur travail comme modalité de la réalisation des promesses de la ville ;
  • L’analyse des conflits socio-politiques, de tensions sociales, raciales et/ou genrées autour de projets d’infrastructures, de leur réalisation à leur maintien, et à leur obsolescence ;
  • La façon dont les acteurs s’approprient des infrastructures, ou négocient leur absence, dans leurs expériences politiques quotidiennes ordinaires.

Ethnographiques.org encourage vivement le recours aux matériaux multimédias, visuels et/ou sonores comme éléments constitutifs des articles, voire de proposer une mise en forme originale de leur réflexion et de leurs données.

Calendrier

Les propositions d’articles, titre et argument de 1 à 2 pages maximum avec un bref curriculum vitae, devront être envoyées aux 3 adresses mail suivantes :

rédaction@ethnographiques.org

sophie.chevalier@u-picardie.fr

alexa.faerber@univie.ac.at

Pour le 1er décembre 2024 avec la mention « Ethnographiques–infrastructures » en objet du message. (Les propositions seront envoyées à la fois dans le corps du message et en fichier joint au format .doc ou .docx ou .rtf).

Les propositions retenues seront signifiées fin décembre 2024 et les articles devront être livrés pour juin 2025. Le numéro paraîtra en juin 2026.

Bibliographie indicative

ABDOUMALIQ Simone, 2004. « People as Infrastructure : Intersection Fragments in Johannesburg », Public Culture, 16 (3), p. 407-429.

ABRAM Simone, 2014. « The Time it Takes : Temporalities of Planning », JRAI, 20, p. 129-147.

ABRAM Simone et WESZKALNYS Gisa, 2013. Elusive Promises : Planning the Contemporary World. New York, Berghahn Books.

AMIN Ash et THRIFT Nigel, 2017. Seeing Like a City. Cambridge, Polity Press.

ANAND Nikhil, GUPTA Akhil et APPEL Hannah (eds), 2018. The Promise of Infrastructure. Durham, Duke University Press.

BERLANT Lauren, 2011. Cruel Optimism. Durham, Duke University Press.

BOYER Dominic, 2014. « Energopower », Anthropological Quarterly, 87 (2), p. 309-333.

CHATZIS Konstantinos, JEANNOT Gilles, NOVEMBER Valérie et UGHETTO Pascal (dir.), 2017. Les métamorphoses des infrastructures, entre béton et numérique. Bruxelles, Peter Lang.

CRONON William, 1991. Nature’s Metropolis : Chicago and the Great West. New York, Norton.

DENIS Jérôme et PONTILLE Denis, 2010. Petite sociologie de la signalétique. Les coulisses des panneaux du métro. Paris, Presses de l’École des Mines.

DENIS Jérôme et PONTILLE Denis, 2022. Le soin des choses. Politiques de la maintenance. Paris, La Découverte.

FAERBER Alexa, 2019. « How does ANT Help Us to Rethink the City and Its Promises ? », in BLOK Anders, FÁRIAS Ignacio, ROBERTS Celia (eds), The Routledge Companion to Actor-network Theory, London, Routledge, p. 264-272.

GRAHAM Stephen, 2010. « When Infrastructures Fail », in GRAHAM Stephen, Disrupted Cities, London, Routledge, p. 1-26.

GRAHAM Stephen et MARVIN Simon, 2001. Splintering Urbanism : Networked Infrastructures, Technological Mobilities and the Urban Condition. London, Routledge.

HERMANT Émilie et LATOUR Bruno, 1998. Paris, ville invisible. Paris, La Découverte.

HARVEY Penny et KNOX Hannah, 2015. Roads : An Anthropology of Infrastructure and Expertise. Ithaca, Cornell University Press.

HENKE Christopher R. et SIMS Benjamin, 2020. Repairing Infrastructures. The Maintenance of Materiality and Power. Cambridge, MIT Press.

HÖHNE Stefan, 2012. « An Endless Flow of Machines to Serve the City : Infrastructural Assemblages and the Quest for the Machinic Metropolis », in Dorothee BRANTZ, Sasha DISKO, Georg WAGNER-KYORA (eds), Thick Space : Approaches to Metropolitanism, Bielefeld, transcript-Verlag, p. 141-164.

JARRIGE François, LE COURANT Stephan et Camille PALOQUE-BERGÈS, 2018. « Infrastructure, techniques et politiques », Tracés. Revue de sciences humaines, 35, p. 7-26 (en ligne), https://doi.org/10.4000/traces.8171.

JEANJEAN Agnès, 2006. Les basses œuvres : une ethnologie des égoûts. Paris, Éditions du CTHS.

JOYCE Patrick, 2003. The Rule of Freedom : Liberalism and the Modern City. New York, Verso Books.

KEMMER Laura, 2019. « Promissory Things : How Affective Bounds Stretch Along a Tramline », Journal of Social Theory, 20 (1), p. 58-76.

LARKIN Brian, 2013. « The Politics and Poetics of Infrastructure », Annual Review of Anthropoly, 42, p. 327-343.

McFARLANE Colin, 2008. « Political Infrastructures : Governing and Experiencing the Fabric of the City », International Journal of Urban and Regional Research, 32 (2), p. 363-374.

McFARLANE Colin, 2023. Waste and the City : The Crisis of Sanitation and the Right to Citylife. London, Verso.

ROSEAU Nathalie, 2016. « Pouvoir des infrastructures », Histoire urbaine, 45 (1), p. 5-16.

STAR Susan Leigh, 2018 (1999). « L’ethnographie des infrastructures », Tracés. Revue de sciences humaines, 35, p. 187-206 (en ligne), https://doi.org/10.4000/traces.8455.

STREBEL Ignaz, BOVET Alain et SORMANI Philippe (eds), 2019. Repair Work Ethnographies : Revisitng Breakdown, Relocating Materiality. Singapore, Palgrave Macmillan.

URETA Sebastián, 2015. Assembling Policy. Transantiago, Human Devices, and the Dream of a World-Class Society. Cambridge, MIT Press.

WIIG Alan, KARVONEN Andrew, McFARLANE Colin et RUTHERFORD Jonathan, 2022. « From the Guest EditorsSplintering Urbanism at 20 : Mapping Trajectories of Research on Urban Infrastructures », Journal of Urban Technology, 29 (1), p. 1-11.

add_to_photos Notes

[1Anglicisme utilisé en français dans la littérature sur ce sujet.