Compte rendu d’ouvrage

PÉREZ Amin, 2022. Combattre en sociologues. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans une guerre de libération (Algérie, 1958-1964)

PÉREZ Amin, 2022. Combattre en sociologues. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans une guerre de libération (Algérie, 1958-1964). Marseille, Agone, (L’ordre des choses), 303 p.

« Mon choix d’étudier la société algérienne est né d’une impulsion plus civique que politique. » (Bourdieu 2000 : 351)

« Cet intérêt […] a bien sûr donné à mon travail scientifique une tournure engagée politiquement mais je ne renie pas du tout cette orientation. » (Bourdieu 2000 : 353)

 
Depuis quelques années, nombreuses ont été les études sur la période algérienne de Pierre Bourdieu [1]. On y redécouvre ce laboratoire originel de la sociologie empirique de l’un des plus grands sociologues du XXe siècle. C’est bel et bien de cette période que sont ressortis les concepts constitutifs de la sociologie bourdieusienne : connaissance praxéologique, champ, habitus, ethos, capital, réflexivité, domination, reproduction. Des concepts qui ont été portés au pinacle du savoir sociologique par Pierre Bourdieu et repris avec plus ou moins de succès par ses disciples.
Cette période algérienne est sans doute féconde et complexe en ce que la recherche empirique de Bourdieu s’effectuait au cœur de la guerre. Une situation anomique qui a revigoré la sociologie par ses faits dramatiques, la transformation accélérée de la société colonisée et de ses valeurs, la bureaucratie centralisée de l’administration coloniale qui décidait de tout, les retombées sur les dominés qui en pâtissaient, sans oublier le rôle décisionnaire de l’armée comme interface entre le sujet connaissant et les populations. C’est pourtant cette époque, et le rôle qu’y ont joué Pierre Bourdieu, alors jeune normalien, ainsi que son assistant Abdelmalek Sayad, qu’Amín Pérez a choisi de reconstituer dans son ouvrage Combattre en sociologues. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans une guerre de libération (Algérie, 1958-1964) paru aux éditions Agone en 2022, avec le soutien du musée national de l’Histoire de l’immigration. Une reconstitution à base d’archives personnelles et de la participation de l’auteur au fonds Pierre Bourdieu à l’Humathèque du Campus Condorcet, dans laquelle l’auteur revient, dans une perspective sociohistorique, sur les différentes enquêtes menées par les deux sociologues : sur Travail et travailleurs, étude effectuée avec les statisticiens de l’Insee (Alain Darbel, Jean-Claude Seibel et Jean-Paul Rivet) et sur Le déracinement, une enquête menée par Bourdieu et Sayad, épaulés par une dizaine d’étudiants formés sur le tas [2].

Le livre de Pérez est en fait la version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue en 2015 à l’EHESS sous la direction de Gérard Noiriel – Rendre le social plus politique : guerre coloniale, immigration et pratiques sociologiques d’Abdelmalek Sayad et de Pierre Bourdieu. Il prend comme point de départ une amitié féconde, hors du commun, décrite dans des termes presque romantiques tant elle était improbable, entre Sayad et Bourdieu, qui donne lieu à une sociologie du sensible et de « l’émancipation ». L’auteur écrit à ce propos :

Les parcours de Sayad et Bourdieu, si éloignés au départ, ont progressivement convergé. Les relations amicales et intellectuelles qu’ils nouent à partir de 1958 sont le produit des proximités de leurs trajectoires en contexte de guerre coloniale, des impasses qu’ils vivent dans leurs milieux respectifs alors qu’ils sont habités par la nécessité de se sentir utiles à ceux qui subissent une inégalité de condition décuplée par la violence des affrontements. Ce qui les amène à modifier leurs carrières académiques en gardant leurs distances avec le scientisme conservateur et en résistance aux mirages révolutionnaires (p. 84-85).

Centrée sur la période 1958-1964, cette étude s’appuie sur les échanges de lettres entre Bourdieu et sa famille, sur les correspondances entre les deux jeunes sociologues et sur la reconstitution d’une série de rencontres fécondes avec des libéraux, à l’instar de Mouloud Feraoun (1913-1962) et de Mouloud Mammeri (1917-1989), tous deux grandement inquiétés pendant la guerre.
Servi par une écriture sans ambages et attentive à l’historicisation, le livre retient l’attention du lecteur en ce qu’il donne à voir comment un Européen provincial d’origine modeste rencontre un Kabyle colonisé presque de la même position sociale et de retracer leurs jeunesses et leurs entrées et engagements en sociologie.
Étalé sur près de 300 pages, l’ouvrage comporte deux parties d’une densité certaine qui ne peut que tenir le lecteur en haleine. Les passionnés des incertitudes et espoirs de la décolonisation y trouveront un éclairage “romancé” de ce que la guerre fait aux individus – à la condition que le chercheur se donne les moyens de procéder rigoureusement à la contextualisation de son objet. Fallait-il le proclamer : toute enquête sociologique est semée d’embûches, y compris en temps “normaux”. Elle l’est encore plus en période de troubles où la suspicion règne en maître. Voyons le décor de l’époque, côté colonisés et colons.
Côté colonisés par exemple, que l’on se réfère au Journal de Mouloud Feraoun pour se convaincre du climat de terreur et de tension qui régnait dans les villes et les campagnes d’Algérie. Feraoun, instituteur puis inspecteur des centres sociaux, fut assassiné par l’OAS en 1962 dans l’exercice de ses fonctions. C’est dire que la résistance à l’ordre colonial, même en mode minimal, comportait des risques dans un environnement molesté autant par le FLN que par l’armée française. Pour avoir milité clandestinement, Mouloud Mammeri a vu sa maison plastiquée et l’écrivain, éditorialiste au Journal L’espoir Algérie, recherché par les paras, a dû fuir pour sauver sa vie. C’est dire que tout “engagement” réel [ou supposé] se paie au prix fort.
Côté colons, dans le cadre du plan de Constantine, des chercheurs de l’Insee sont sollicités pour mener des enquêtes en Algérie et demandent à bénéficier de l’aide d’un sociologue. Les deux seuls chercheurs intéressés par l’actualité de l’Algérie étaient Germaine Tillion et Pierre Bourdieu. C’est ce dernier qui se rapprochera des statisticiens et qui, après réflexion, s’engagera à mener des enquêtes sur le terrain dans un cadre officiel.
À cette aune, comment imaginer que l’on puisse mener des enquêtes dans les camps de regroupement (tenus secrets pendant plus de quatre ans) sous les projecteurs de soldats alors que le groupe d’enquêteurs est constitué de plus de douze personnes et qu’il était escorté et surveillé nuit et jour tout au long de l’investigation ?

La description d’Amín Pérez laisse croire que le sociologue a la latitude nécessaire et suffisante pour mener des enquêtes « interdites », au plus près de ses enquêtés, en bravant autant de contraintes. Démêler le scientifique du politique n’est pas chose aisée, pour peu qu’ils soient démêlables. En revanche, il est admis que le chercheur puisse porter un regard sociologique sur un objet sans projeter sur lui une quelconque velléité transformatrice. Il peut le faire avec la rigueur que lui confère la science sociale en risquant des hypothèses sur le devenir humain. Sur cette période algérienne, Bourdieu se voulait explicite à cet égard :

 J’avais également en tête d’autres problèmes plus politiques. La question politique qui préoccupait les intellectuels révolutionnaires de l’époque était celle du choix entre la voie chinoise et la voie soviétique de développement. Autrement dit, il fallait répondre à la question de savoir qui, de la paysannerie ou du prolétariat, est la classe révolutionnaire. J’ai essayé de traduire ces questions presque métaphysiques en termes scientifiques. Pour cela, j’organisai mon enquête selon les canons de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), avec échantillonnage, questionnaire statistique, destiné à mesurer la faculté de calculer, d’anticiper, d’épargner, de contrôler les naissances, etc. Ces paramètres étaient corrélés dans la même enquête avec la capacité d’entreprendre des projets révolutionnaires cohérents. C’est là que j’observai que le sous-prolétariat oscillait entre une grande volonté de changement et une résignation fataliste au monde tel qu’il est. Cette contradiction du sous-prolétariat me paraissait extrêmement importante car elle m’avait conduit à une vision plutôt réservée sur les rêves révolutionnaires des dirigeants de l’époque. Ce qui, malheureusement, s’est vérifié par la suite. L’Algérie telle que je la voyais, et qui était bien loin de l’image « révolutionnaire » qu’en donnaient la littérature militante et les ouvrages de combat, était faite d’une vaste paysannerie sous-prolétarisée, mais non urbanisée, d’un sous-prolétariat immense et ambivalent, d’un prolétariat essentiellement installé en France, d’une petite-bourgeoisie peu au fait des réalités profondes de la société et d’une intelligentsia dont la particularité était de ne rien comprendre aux choses ambiguës et complexes. Car les paysans algériens comme les paysans chinois étaient loin d’être tels que se les imaginaient les intellectuels de l’époque. Ils étaient révolutionnaires mais en même temps ils voulaient le maintien des structures traditionnelles car elles les prémunissaient contre l’inconnu (2000).

Les enquêtes sont menées dans le cadre le plus officiel qui soit, avec l’apport essentiel des cadres de l’Insee impliqués pour effectuer leur travail de fonctionnaires français et non pour émanciper les Algériens. Par un raccourci, c’est pourtant ce que le chercheur laisse entendre, dans un État quadrillé par l’armée en état de siège où l’on arrêtait, tuait, guillotinait au point que toute empathie avec les populations autochtones était suspecte. Une page de l’histoire manque sans doute à ce livre et le lecteur pourrait être amené à en déduire que Bourdieu, à peine libéré de ses obligations militaires, pouvait mettre en question la politique menée par ses anciens supérieurs sans encourir la prison pour trahison et atteinte à la sécurité de l’État et pouvait ainsi s’autoriser à produire un savoir « émancipateur », alors qu’il venait à peine de quitter le gouvernement général.
Par ailleurs et au cours de cette même période, Bourdieu, au niveau de la méthode, professait la neutralité praxéologique. Notons au passage qu’il était au début de sa carrière de sociologue et n’avait aucun statut dans le champ académique français pour s’autoriser une telle liberté de pensée et d’action.
Cette première partie, « La sociologie comme émancipation », semble donc un peu hors sol lorsque Pérez y retrace avec beaucoup de certitude le parcours de la prime socialisation politique au « militantisme résistant » des deux hommes au regard de la réalité du terrain algérien de l’époque et des conditions de vie en ces temps de guerre.
S’ils viennent tous deux d’un milieu modeste, ils appartiennent à deux sociétés différentes, dont l’une domine l’autre. Issu d’un milieu modeste, Bourdieu, fils de facteur ayant fait le collège et le lycée à Pau, ville bourgeoise de province, a connu des conditions très différentes de celles de son assistant « colonisé ». Ce dernier, fils d’un employé de mairie dont les parents ont été appauvris par la colonisation et la guerre, et aîné d’une famille nombreuse qu’il devra nourrir, a été très tôt confronté au racisme le plus abject, à la discrimination et surtout, depuis 1954, à un tiraillement entre la répression policière française et le FLN qui éliminait tout Algérien suspect de relation avec un Européen militaire ou civil. Être « indigène », même scolarisé, est une position sociale inférieure, même si l’on détient un statut important. Dans l’armée par exemple, les indigènes ne pouvaient avoir une mobilité vers le statut d’officier comme le rapporte Malek Ouary (2000). Toutes choses qui s’avèrent incontournables pour comprendre la naissance de la sociologie de Bourdieu.
Il n’en reste pas moins que l’ouvrage nous livre une frise biographique passionnante. Cheminement scientifique d’autant plus intéressant que nous y avons pris goût avec la sortie, un an auparavant de la socio-analyse de Rose-Marie Lagrave (2021). Et, Combattre en sociologues nous donne ici à voir le destin croisé et suivre le parcours de deux transfuges qui deviennent en quelque sorte sociologues dans et contre la colonisation, pointant ainsi aussi la question de l’altérité versus la fraternité anticolonialiste.
L’auteur insiste sur la sociologie de l’ordre colonial qui permet à Bourdieu et à ses collaborateurs d’entrevoir les ravages du capitalisme importé dans le cadre de la colonisation.
À cet égard, l’ouvrage a eu également le mérite réparateur de réhabiliter le sociologue Abdelmalek Sayad longtemps considéré comme un simple collaborateur de Pierre Bourdieu. Comme l’attestent les correspondances entre les deux sociologues, la division du travail entre maître et disciple n’excluait pas l’affinité intellectuelle entre les deux hommes. Bien plus, Sayad apparaît comme doté d’une lucidité à toute épreuve durant le processus de recherche. Tantôt ouvreur de pistes, tantôt éclaireur de pointe, Sayad était de toutes les aspérités du terrain.
Dans un entretien pour NonFiction (21 septembre 2022), Amín Pérez souligne d’ailleurs l’apport de ces deux chercheurs à sa propre formation : « Si j’ai découvert la sociologie en lisant Bourdieu, disons que j’ai fait mes premiers pas de sociologue en lisant Sayad ».

La deuxième partie – « La libération par la connaissance » – fait grand cas du rôle du sociologue et de la place de l’intellectuel dans la guerre. Faire de la sociologie dangereusement, c’était donc côtoyer la mort à tous les instants : cette dernière pouvait frapper à tour de rôle des camarades enrôlés dans l’enquête, dans des assassinats ciblés, sans oublier la terreur psychologique exercée sur des populations entières. La violence de la guerre ne frappait pas seulement les camarades des frères [3], mais le commun de la population, et s’abattait aussi sur des femmes de ménage, fauchées par des bombes, des éboueurs ou de simples enfants bergers courant derrière leurs bêtes comme le montrent si bien de nombreux documentaires [4].
Combattre en sociologues est sans doute une métaphore ou un clin d’œil à ce documentaire réalisé en 2001 par un proche de Bourdieu, Pierre Carles – La sociologie est un sport de combat. À chacun ses armes et celle dont disposaient ces jeunes hommes en colère, c’était ce terrain formateur et transformateur, ce savoir « libérateur » : mener un travail d’enquêtes en profondeur pour faire le diagnostic le plus proche de la société algérienne dominée, se conduire en écrivains publics « sur les réalités voilées par la guerre, dans les bidonvilles et les zones rurales » (p. 134).
Pour ce faire, les enquêteurs du contexte de la guerre formaient une sociabilité de camaraderie comme en attestent de nombreuses photographies (on les retrouve étalées sur les huit pages qui suivent l’épilogue du livre, un peu comme les photos de classe qui disent une époque) où l’on voit l’esprit sociologique empirique s’incarner dans des figures jeunes et déterminées, vêtues des habits de l’époque.
L’effort d’historicisation consenti par l’auteur pour analyser l’univers social généré par la guerre, en propulsant le lecteur dans cet âge d’or de la sociologie de la domination, préfigurant ce que moult études récentes, originellement dans le contexte nord-américain, ont identifié en termes de racialisation ou d’ethnicisation, est digne d’intérêt.
Combattre en sociologues c’est « faire de la politique autrement » (p. 105).
Nous pourrions également soulever, dans le même ordre d’idée, l’acte fondateur de cette sociologie de Pierre Bourdieu dans l’extension du « militantisme scientifique » de l’action transformatrice – que l’on retrouvera plus tard chez l’auteur de La misère du monde et ses équipes, notamment dans le cadre du Centre de sociologie européenne et de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, que ce soit la sociologie de l’éducation et des inégalités qui le sous-tendent, ou de manière plus saillante, ce que la vulgate néolibérale fait aux sociétés, comme le rôle des médias dans la manipulation des masses ou encore celui des sondages d’opinion dans la légitimation du contrôle des individus.
Parce que l’ouvrage porte sur une période contemporaine de l’histoire, nous ne manquerons pas cependant de soulever quelques travers et introduire les débats sur au moins deux directions.
La première étant la posture empathique de la recherche que le récit socio-historique autorise. Elle n’est pas en soi, nous semble-t-il, une limite du travail de l’auteur. À bien des égards, le lecteur est entraîné dans l’héroïsation de l’intellectuel engagé, de ses intentions, de ses évolutions, de ses doutes et de sa détermination : minorer la place des uns, majorer l’engagement des autres est sans doute un exercice périlleux, quand on sait que tout travail sociologique d’ampleur ne peut être mené sans tous ces soldats de l’ombre. Là, le livre d’Amín Pérez peut être lu à la lueur de cette stratification, arbitraire en dernière analyse.
La seconde se rapporte aux coulisses de la recherche empirique menée par Bourdieu et ses équipes. Disons-le crûment : les rôles de l’armée et de l’administration coloniale dans l’octroi des autorisations et la facilitation du travail d’investigation sont sans doute un impensé empirique que certains rappelaient à satiété en minorant l’importance de cette sociologie originelle au seul prétexte que le « mauvais esprit sociologique » côtoyait la « grande muette » en situation de guerre de surcroît.
Tout terrain sociologique est un terrain miné, a fortiori en période de guerre : que faire pour des jeunes sociologues qui se retrouvent malgré eux engagés à faire leurs classes dans une Algérie ravagée par la guerre et marquée par une cohabitation difficile entre différentes communautés – qui étaient, malgré tout, déterminés à rendre compte de la souffrance de leurs semblables ? La recherche de terrain est une négociation de tous les instants et jamais un sociologue (d’origine européenne), revendiquant clairement ce rôle de l’écrivain public, ne sollicite d’être introduit ou escorté pour conquérir son terrain ; bref il n’était pas du genre à s’attendre à ce qu’un tapis rouge lui soit gracieusement étendu pour « sonder » la vie paysanne, le rapport au travail, à la terre et au déracinement (de leur condition). La sociologie serait alors une sympathique balade de santé et non un sport de combat. Ramener la sociologie de Bourdieu lors de cette période précise à la façon avec laquelle il a sillonné son terrain avec bien d’autres enquêteurs, les statisticiens, cadres engagés par l’État et travaillant pour lui, pour légitime qu’il soit, est sans doute réducteur. Le sociologue est bien plus souvent astreint à pactiser avec les forces en présence, pour faire son travail en conscience et conformément à l’idéal qu’il s’est fixé, loin de l’indignation morale si en vogue à l’époque.
La portée de l’étude réalisée par Bourdieu et ses équipes est sans commune mesure avec la profondeur des analyses produites à cet égard. Nous sommes à la fin des années 1950 et le début des années 1960, soit la période de toutes les transitions : “ l’effervescence révolutionnaire” prégnante d’alors impose un autre regard sur l’enquête sociologique et les aspérités du terrain. Cette sociologie est celle des sociétés en transition vers le système de production capitaliste dont la variante aujourd’hui mondialisée s’appelle le néolibéralisme. Bourdieu, cohérent dans sa vision et conscient de la centralité de l’enjeu des rapports de production et de la cupidité de leurs corollaires, ne s’est jamais éloigné de cet horizon sociologique. Et c’est d’ailleurs, aussi, un des objectifs de cet ouvrage : contribuer à répondre à des enjeux de notre époque. Comme l’évoque Amín Pérez dans un entretien pour NonFiction (21 septembre 2022) : « La sociologie de l’ordre colonial mise en œuvre par Bourdieu et Sayad offre une clé indispensable pour comprendre et combattre les ressorts du néolibéralisme ».
Le lecteur peut regretter quelques avatars dans cet ouvrage. Les deux citations de Bourdieu, placées en exergue de cette note critique, contredisent à coup sûr l’affirmation de l’auteur de cette volonté déterminée dès le départ (en descendant du bateau en 1956 !) à œuvrer en politique en faveur de l’Algérie. Bourdieu a débarqué contre son gré en Algérie, pour y effectuer son service militaire en étant détaché au gouvernement général ; il a été assigné à rédiger des rapports pour la haute administration coloniale dans sa période la plus sombre de la guerre. Le jeune attaché Bourdieu était donc dans l’impossibilité de s’exprimer sur la société algérienne si ce n’est dans le sens de la politique officielle. Il était astreint à une double contrariété : appelé au service militaire et détaché au gouvernement général.
Toute enquête doit nécessairement passer par l’État (colonial) et répondre à ses besoins et à plus forte raison celle sur le déracinement, tenue secrète à laquelle participera Sayad. À cette période, des centaines d’investigations sont lancées dans le cadre du Plan de Constantine. Le logement et le travail étaient alors une préoccupation majeure pour le pouvoir à cause des déplacements de populations à l’origine d’une déstructuration de la société rurale en particulier causée par l’armée. À la demande des statisticiens et de l’État en Algérie, Bourdieu a accepté cette offre en adéquation avec son habitus scientifique (dirait-il) loin de toute projection politique militante ou de compromission avec l’État colonial mais l’idée d’accepter « de le faire plutôt que de ne pas le faire » est dictée par un devoir de vérité et par un engagement envers la science sans connexion aucune avec les idéaux de la révolution montante ni de ses soutiens, les intellectuels français de gauche comme Sartre, Fanon ou Vidal Naquet (Bourdieu 2000).
Cette question mérite d’être développée car elle enrichit le débat autour de l’engagement qui, en réalité n’a plus sa raison d’être en 2023, si ce n’est pour conforter une thèse sans hypothèses car Bourdieu n’est pas rentré dans les annales de la sociologie pour son engagement politique (il était inconnu dans les années 1960) mais bien pour son apport à la science sociale en France et surtout pour ses travaux postérieurs à cette période, comme Les héritiers, écrit avec Jean-Claude Passeron en 1964.
Sur l’immigration, thématique qui nous mobilise depuis des décennies, nous pourrions nous étonner de la rapidité avec laquelle Pérez surfe sur des situations très critiques comme l’encadré dressé à la hâte de la Kabylie sans se pencher sur l’autre face de la médaille de ce phénomène : l’émigration, ses structures, son histoire et ses dynamiques sociales et politiques depuis la fin du XIXe siècle (cf. p. 239-241, note comprise).
D’origine dominicaine et officiant au Canada (à l’UQAM depuis 2019), Amín Pérez a pour lui d’être à mille lieues de la tumultueuse question du passif du colonialisme et de ne pas être partie prenante de la rivalité « actuelle » des mémoires issues de la guerre d’Algérie. Toutes choses qui pourraient le qualifier à en discuter sans avoir à endosser l’éternel grief d’édulcorer les faits. Nonobstant, une proximité cognitive est bel et bien revendiquée par Amín Pérez, celle avec la tradition sociologique incarnée par Bourdieu comme il le souligne lui-même :

La sociologie de Bourdieu s’apparentait pour moi à un prolongement idéal du combat politique dans lequel je baignais depuis l’enfance : celui qu’a mené mon père contre l’impérialisme et la dictature dans les Caraïbes, avec la volonté de combiner connaissance et action dans ses activités militantes (p. 257).

Gageons que ce combat si nécessaire fera encore plus d’émules et jettera toute la lumière sur cette période trouble et sur le processus d’un engagement possible des sociologues sur le terrain.

add_to_photos Notes

[1Ces travaux sont légion ; parmi eux, nous citerons Tassadit Yacine 2003 ; Enrique Martin-Criado 2008 ; Maxime Quijoux 2015 ; Brahim Labari et Sylvie Chiousse 2022. Certains de ces travaux sur Bourdieu sont pourtant absents de la bibliographie de Pérez, comme il en manque de nombreux autres sur Abdelmalek Sayad, à l’instar de Yves Jammet, 2013, différents travaux réalisés au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle d’Oran (CRASC), ou encore des contributions de chercheurs proches de Sayad.

[2Bourdieu a eu recours à l’outil photographique pour montrer aussi le travail des apprentis sociologues d’alors sur des recherches de haute volée ; formant dans ce sillage une génération d’étudiants aux prérequis et aux attendus du travail de terrain.

[3C’est-à-dire les trotskistes et libertaires engagés dans la guerre d’Algérie étudiés par Sylvain Pattieu 2002.

[4Voir Thierry Vincent de Lestrade et Sylvie Gilman, 2019.

library_books Bibliographie

BOURDIEU Pierre, 2000. « Entre amis », Revue Awal, 21.

DE LESTRADE Thierry et GILMAN Sylvie (réal.), 2019. QUEMENEUR, Tramor, Algérie, la guerre des appelés – Le Bourbier – L’Héritage, 129’.

JAMMET Yves, 2013. Abdelmalek Sayad. La découverte de la sociologie en temps de guerre. Nantes, Éditions Cécile Défaut.

LABARI Brahim et CHIOUSSE Sylvie (dir.), 2022. « Ce que parler de Bourdieu en 2022 veut dire. Les résistances des savoirs critiques », Esprit Critique, 32 (2).

LAGRAVE Rose-Marie, 2021. Se ressaisir : enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe. Paris, La Découverte.

MARTIN-CRIADO Enrique, 2008. Les deux Algéries de Pierre Bourdieu. Paris, Le Croquant.

OUARY Malek, 2000. La montagne aux chacals, Paris, Bouchène.

PATTIEU Sylvain, 2002. Les camarades des frères. Trotskistes et libertaires dans la guerre d’Algérie. Paris, Syllepse.

QUIJOUX Maxime, 2015. Bourdieu et le travail. Rennes, Presses universitaires de Rennes.

YACINE Tassadit, 2003. Pierre Bourdieu, esquisses algériennes, Paris, Seuil, (Liber).

Pour citer cet article :

Brahim Labari, Sylvie Chiousse, 2024. « PÉREZ Amin, 2022. Combattre en sociologues. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans une guerre de libération (Algérie, 1958-1964) ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2024/perez-amin-2022-combattre-en-sociologues-pierre-bourdieu-et-abdelmalek-sayad - consulté le 15.10.2024)
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