« En vous parlant, je résume en quelque sorte
mes cinquante années passées à l’hippodrome »
Introduction. Récits autobiographiques
Cet article [1] se concentre sur l’analyse de récits autobiographiques de turfistes, jeunes à l’époque du communisme, période durant laquelle, en dehors de divers types de loteries, les paris hippiques étaient la seule forme légale de jeu d’argent (Bossak-Herbst 2020). « En vous parlant, je résume en quelque sorte mes cinquante années passées à l’hippodrome », reconnaît Adam, un homme interrogé qui parie régulièrement à l’hippodrome de Varsovie depuis cinq décennies. En outre, j’évoquerai la manière dont les turfistes varsoviens présentent les éléments de leur biographie en lien avec les courses hippiques pour expliquer leur engagement à long terme dans ce milieu.
Les transformations politiques, sociales et économiques d’après 1989 ont également entraîné des changements dans l’organisation des courses hippiques, leurs images dans la société, et la façon dont les spectateurs eux-mêmes se représentent leur participation à ces courses.
Depuis les années 1990, l’hippodrome de Służewiec, lieu historique d’une architecture moderniste, excède complètement par sa taille, la demande du public pour les courses hippiques en Pologne.
Depuis 2017, seule la plus petite des trois tribunes est ouverte à un public de moins en moins nombreux. Depuis des années, le nombre de jours de course par an n’a cessé de diminuer. En 2023, la saison des courses n’a duré que 46 jours (sur la plupart des samedis et des dimanches). En ce qui concerne deux autres hippodromes, les courses hippiques ont lieu sur 10 jours à Wrocław et sur 4 jours à Sopot. Je vais donc me concentrer sur Varsovie, qui est la seule ville de Pologne à disposer d’un public régulier et relativement important.
L’hippodrome de Służewiec est envahi de spectateurs trois fois par an (pour le début de la saison, lors du Derby et lors de la Wielka Warszawska, la grande course varsovienne), mais la plupart des jours de course, à l’exception des propriétaires de chevaux, de leurs familles et du personnel, moins de 1 000 spectateurs s’y rendent. Si d’une part l’organisme d’État monopolistique qui organise les courses hippiques et les jeux d’argent, Totalizator Sportowy [2], investit largement dans le marketing afin d’attirer un grand nombre de personnes les jours de grandes courses, il maintient d’autre part, depuis plus d’une décennie, les gains à des montants inchangés et peu élevés pour les propriétaires et les entraîneurs. Par ailleurs, l’organisme ne rénove ni les écuries historiques, ni les logements destinés aux employés des écuries qui sont situés à l’arrière de la piste.
Lorsque les conditions météo sont mauvaises, le public présent varie de moins de 100 personnes à 300. Près de la moitié de ces personnes sont des propriétaires de chevaux, d’anciens employés d’écuries ou, par exemple, d’anciens journalistes spécialisés dans les courses hippiques à l’époque de leur apogée. Depuis des années, la catégorie des joueurs réguliers décline, c’est pourquoi j’aimerais me focaliser sur eux. Je montrerai que la séparation spatiale et temporelle entre le jeu d’argent et la vie quotidienne ‑ comme c’était le cas pour les courses hippiques polonaises jusqu’en 2019, lorsque les paris en ligne et les transmissions depuis l’hippodrome de Służewiec ont été lancés – n’amoindrit en rien l’importance des décennies passées à Służewiec dans la formation du récit biographique et de la perception de soi des joueurs.
Pour une approche ethnographique des courses hippiques
Les principales approches ethnographiques des paris hippiques font référence aux concepts classiques de l’action et de l’engagement d’Ervin Goffman (1969). Toutefois, des chercheurs tels que John Rosecrance (1986), Robert Prus (2004), et Thomas Raymen & Oliver Smith (2017), les examinent plus largement dans un contexte anglo-saxon et dans le cadre de l’histoire longue du capitalisme. À ce jour, les paris hippiques n’ont pas été étudiés dans des pays dont l’histoire économique a connu des ruptures importantes, dans lesquels le public d’une génération donnée a évolué dans des contextes sociaux, économiques et politiques dramatiquement différents. Mes recherches viennent combler cette lacune et se concentrent en outre sur une question qui, jusqu’à présent, n’a pas été traitée en détail : la perception qu’ont les joueurs eux-mêmes du basculement possible vers le jeu pathologique, et la façon d’en sortir (Samuelsson, Sundqvist & Binde 2018) puisque le jeu, dans le cas de mes interlocuteurs, n’est pas considéré comme une « pathologie », comme je l’expliquerai plus loin.
Dans la littérature classique, les joueurs sont perçus comme adoptant des identités et des personnalités temporaires, liées au jeu, distinctes de leur vie quotidienne (Caillois 2001 ; Goffman 1969). Inscrits dans un espace et une temporalité spécifique, cela restait vrai pour l’hippodrome de Służewiec à Varsovie, lorsque j’ai mené mes recherches [3] en 2015-2017, alors que les paris en ligne ont été introduits en 2019. Une ancienne génération de parieurs polonais a passé toute sa vie d’adulte à parier, assistant en direct aux courses hippiques qui se déroulaient à Varsovie les week-ends d’avril à novembre (pendant notre terrain et jusqu’en 2019, il n’était pas possible de parier en ligne sur les courses hippiques polonaises). Tant à l’époque communiste qu’après 1989, les activités des joueurs étaient limitées aux lieux de pari : l’hippodrome le week-end et les guichets d’encaissement de gains en ville, n’étaient ni très nombreux, ni très populaires. Comment alors, ce type de pratiques régulières, séparées de la vie quotidienne, mais menées tout au long de la vie d’adulte, influence-t-il la perception que l’on a de soi ?
Les études sociales sur les jeux d’argent sont dominées par les théories de la déviance et les approchent comme un problème social (Rosecrance 1990). L’actualité de cette question s’est accrue avec la prolifération des jeux d’argent en ligne et le nouveau type de données qu’ils génèrent (Gariban, Kingma & Zborowska 2013). Bien que dans de nombreux pays « (…) les jeux d’argent aient réussi à s’intégrer culturellement dans des formes normalisées et légitimées de loisirs, telles que l’économie de la vie nocturne, les supporters sportifs et les forums de socialisation en ligne » [4] (Raymen & Smith 2017 : 381) ; dans les études contemporaines, les jeux d’argent sont avant tout dépeints par les scientifiques comme relevant d’une pratique individuelle (Prus 2004 ; Volberg 2007), et d’une activité qui passe « d’un cadre moral à un cadre médical qui, dans un environnement de jeu légalisé, trace un continuum allant de la pratique non problématique du jeu d’argent (divertissement, excitation, sensations fortes, etc.) jusqu’au “jeu pathologique” » (Cosgrave 2008 : 88).
Robert Herman (1967) a analysé les paris hippiques en mettant l’accent sur la relation entre jeux d’argent et vie professionnelle – ceux-ci offrant aux individus la possibilité de prendre des décisions ayant des conséquences réelles, ce qui leur est souvent refusé dans le cadre de leur travail. En ce qui concerne la présentation de soi, le jeu d’argent peut être considéré comme une occasion de mettre en avant l’identité de quelqu’un qui peut prendre et qui prend des décisions inéluctables, et plus important encore, comme quelqu’un qui peut le faire avec assurance, compétence et détermination (Herman 1967 : 83). Identifier les motifs qui poussent les individus à jouer est l’un des enjeux importants de la recherche en sciences sociales dans ce domaine. Mais cette tâche s’avère également périlleuse (Shalin 2016 : 29), surtout si les chercheurs enferment les joueurs dans des modèles de motivations qui ne tiennent pas compte des dynamiques de leur vie. Dans le cas des parieurs polonais, leur entrée dans le milieu du jeu coïncide avec l’époque communiste et une économie planifiée, et dans la suite de leur vie, avec des contextes démocratiques et capitalistes.
Bref aperçu de l’histoire des courses hippiques en Pologne
En 1918, lorsque la Pologne a retrouvé son indépendance et que Varsovie est redevenue une capitale, l’hippodrome a dû quitter le centre-ville. La Société d’encouragement à l’élevage du cheval (Society for the Encouragement of Horse Breeding) achète une propriété dans ce qui est alors la banlieue de Varsovie. La société y crée un grand hippodrome moderne avec un centre d’entraînement ouvert toute l’année. L’ouverture de l’hippodrome de Służewiec a lieu en juin 1939. Près de trois mois plus tard, la Seconde Guerre mondiale éclate.
Après-guerre, les chevaux, les domaines fonciers des propriétaires de courses et les hippodromes appartenant à des associations ont été nationalisés, et finalement seuls trois d’entre eux ont échappé à la liquidation, grâce à l’intervention des militaires, plus précisément de quelques généraux issus de la cavalerie et des sports hippiques. Un seul – à Varsovie – organisait des courses régulières les week-ends et les mercredis d’avril à novembre. Jusqu’en 1993, l’organisation des courses hippiques, les entraînements et les paris étaient gérés par une société de courses d’État, sous l’égide de laquelle les écuries de courses situées dans les limites du domaine historique à l’arrière de l’hippodrome de Varsovie entraînaient des chevaux provenant des haras nationalisés.
Sous le régime communiste, les courses étaient remarquablement populaires et l’hippodrome était un lieu de rencontre pour des dizaines de milliers de personnes. Les paris hippiques étaient la seule forme de jeu d’argent autorisée en République populaire de Pologne, à l’exception des jeux de hasard. La presse faisait régulièrement état qu’environ 15 000 spectateurs se rendaient à l’hippodrome. Ce nombre doublait les jours de courses importantes (Bossak-Herbst 2020).
Après la transformation politique de 1989, les règles formelles de l’organisation des courses et du jeu n’ont cessé de varier au cours des deux décennies suivantes. Finalement, seule la propriété des chevaux a été privatisée (depuis 1994), tandis que l’hippodrome historique et le centre d’entraînement de Varsovie restent la propriété inaliénable de l’État, et que l’organisation des courses et des paris revient à l’organisme public, Totalizator Sportowy.
À propos du projet de recherche
La question centrale de mon projet de recherche concernait les fonctions sociales, économiques et symboliques du lieu, les perceptions et les pratiques de ses différents acteurs, particuliers et institutionnels. Les données évoquées ici font donc partie d’une étude plus vaste dont l’objectif principal était de mener une enquête ethnographique sur le monde social des courses hippiques à Varsovie (Bossak-Herbst 2020). Les recherches ont été menées entre 2015 et 2018 à un moment charnière. La crise organisationnelle et financière des courses hippiques en Pologne s’est accompagnée d’un exode du public et des propriétaires de chevaux.
Elles ont consisté en l’analyse de documents produits par les institutions organisatrices des courses hippiques ultérieurement et à l’heure actuelle, mais également en l’analyse de matériel de presse et des observations ethnographiques menées dans le centre de formation, situé à l’arrière de l’hippodrome. Quatre-vingt-dix-huit entretiens ont été conduits avec des entraîneurs, des jockeys, des propriétaires de chevaux, les autorités de l’hippodrome de Służewiec et des habitués des courses. Au cours de nos recherches, j’ai notamment recueilli avec mes collègues vingt entretiens semi-directifs avec des turfistes de longue date.
Ces derniers n’avaient jamais été en contact avec des chercheurs auparavant. Notre souhait de les faire parler d’eux – plutôt que des meilleurs chevaux, jockeys et entraîneurs – a semblé incompréhensible à beaucoup d’entre eux. Néanmoins, à leurs yeux, notre travail d’enquête pour nos recherches justifiait le désir d’évoquer le passé, de parler du présent et de la vision de l’avenir des courses hippiques.
Il n’a pratiquement jamais été possible de réaliser des entretiens les jours de courses, car les interlocuteurs potentiels étaient évidemment occupés. Mais, ils étaient également peu enclins à des échanges en lien avec les courses hippiques en dehors de l’hippodrome. La séparation entre leur vie à sur les champs de courses et leur vie quotidienne se reflète bien dans l’une des devises des courses hippiques : « Ce qui se passe à l’hippodrome reste à l’hippodrome. »
Les entretiens créent une situation sociale inédite : il n’arrive pas souvent qu’une personne se retrouve en situation de parler de sa propre vie – en particulier une vie qui peut être perçue de manière négative – à un étranger. Nos interlocuteurs ont eu le temps de se préparer aux entretiens. Certains, qui avaient initialement accepté de rencontrer l’un d’entre nous, ont finalement décliné l’offre. Les personnes qui ont accepté d’être interrogées ont perçu cette situation comme une occasion non seulement de présenter, mais aussi d’interpréter les événements de leur vie, de les résumer et de leur donner une valeur positive.
Comme l’affirme McMillen (2007), les jeux d’argent sont tout aussi significatifs pour les initiés qu’ils sont dénués de sens pour les non-initiés. En Pologne, la publicité pour les courses hippiques est toujours interdite, comme c’était le cas à l’époque communiste. Dans le débat public, les paris hippiques, lorsqu’ils sont évoqués, sont presque toujours présentés comme étant une activité moralement douteuse ou une addiction. Ils sont également perçus négativement par la société comme le montrent les sondages d’opinion (CBOS 2011). Nos interlocuteurs en étaient bien conscients puisqu’ils ont été confrontés à des attitudes négatives à l’égard de leur activité dans diverses situations et différents cercles sociaux.
L’analyse des entretiens m’a permis de mettre l’accent sur ce que Holtgraves appelle « une vision du pari basée sur la présentation de soi » (1988 : 78), non pas dans le cadre du monde social des joueurs, mais plutôt lors de l’interaction avec un chercheur. Il ne fait aucun doute qu’une rencontre avec un ce dernier est un exemple frappant de ce type d’opportunité. Malgré l’anonymisation, l’entretien est, par sa nature même, une action importante consistant à fournir des informations et des opinions qu’un travail de recherche transformera en une image généralisée et publique du monde social ou de la catégorie sociale dont fait partie la personne interrogée.
Pour résumer ces réflexions méthodologiques, notre stratégie d’entretien avec les turfistes n’était pas fondée sur les notions d’objectivité et de détachement ni sur une intimité amicale. Ces entretiens n’ont pas non plus pris la forme de dialogues (Oakley 2015), car nous n’avions pas d’expérience similaire à celles de nos interlocuteurs. Nous pourrions dire que la situation de l’entretien que nous avons créée (dans cette partie de l’étude) était tout à fait artificielle. Mais c’est précisément pour cette raison qu’elle a offert à nos interlocuteurs un espace de liberté qui ne peut être atteint dans les situations sociales qui leur sont familières [5].
Public des courses et transmission de la mémoire
Les anciens habitués des courses sont des hommes et qui font état d’une expérience de plusieurs dizaines d’années dans le milieu des courses, remontant aux années 1950, 1960 ou 1970. Ils sont issus de différents milieux sociaux : de la classe ouvrière à l’intelligentsia comme des ingénieurs, des professeurs d’université ou des journalistes. Certains vivent à proximité et ont travaillé dans les usines situées aux alentours de l’hippodrome. La plupart ont déclaré qu’ils ne voyaient pas leurs amis de Służewiec en dehors de l’hippodrome.
Malgré le petit nombre de spectateurs réguliers des courses hippiques, qui s’élève actuellement à moins d’une centaine de personnes, les turfistes se comportent encore comme dans les foules d’antan et beaucoup passent la plupart ou une partie de leur temps seuls. Toutefois, ils ne sont pas pour autant des anonymes les uns pour les autres. Ils se connaissent tous de vue, mais aussi par leur nom, leur surnom, leur état civil, leur profession et l’histoire de leur présence à l’hippodrome de Służewiec : leur style de jeu, leurs amitiés, ceux qui ont des amis jockeys, ceux qui ont remporté des victoires spectaculaires, ceux qui ont déjà arrêté de fréquenter les courses par le passé.
Deux types de questions ont été posés au cours des entretiens : la première concernait les liens biographiques des turfistes avec l’hippodrome, et la seconde visait à comparer divers aspects du fonctionnement actuel de l’hippodrome avec la façon dont les choses se passaient « avant », sans spécifier un moment historique particulier, afin de voir quelles périodes seraient évoquées en premier lieu.
Tous se souviennent avec nostalgie des foules qui venaient à l’hippodrome de Varsovie avant 1989 :
À l’époque, des centaines, voire des milliers de personnes se rendaient à l’hippodrome. Je ne sais pas, peut-être des dizaines de milliers. Trois tribunes étaient remplies de personnes… C’était très impressionnant – ce qui s’y passait et le nombre de personnes qui s’y rendaient. On se serait cru dans une ruche ! C’était un spectacle en soi. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de ce spectacle. Aujourd’hui, peu de gens viennent à l’hippodrome… (Kris)
L’hippodrome de Varsovie était considéré comme un espace public permettant une véritable rencontre avec “l’autre” :
L’hippodrome attirait de nombreuses célébrités : acteurs, chanteurs et artistes, mais les pauvres y étaient également présents. On pouvait les apercevoir au guichet, essayant de rassembler l’argent nécessaire pour acheter un ou deux billets. C’était un échantillon représentatif de la société ! (Martin)
L’hippodrome offrait un divertissement attractif accessible à tous, indépendamment du statut social ou économique, de la profession, de l’âge ou de la situation familiale. Pour certains, l’hippodrome est apparu comme un espace de pluralisme social pour d’autres, c’est ce monde des élites d’avant-guerre qui les a attirés :
J’ai toujours ressenti une certaine nostalgie pour la période de l’entre-deux-guerres et j’ai toujours associé les courses à cette meilleure Pologne, celle d’avant la Seconde Guerre mondiale. Évidemment, sous le régime communiste, l’apparence de l’hippodrome était plus modeste qu’avant la guerre, mais il était très beau, comme il l’est aujourd’hui. Parmi les personnes présentes, il y avait celles qui se souvenaient de la période de l’entre-deux-guerres, on pourrait dire les anciens turfistes, les officiers militaires polonais, l’ancienne intelligentsia — les personnes qui aimaient et élevaient des chevaux avant la guerre… (Jan)
Certains parieurs ont dépeint l’image passée du public des courses hippiques comme un monde fascinant, presque magique :
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il [l’hippodrome] avait l’air fascinant. C’était comme un conte de fées. Imaginez un peu. Il y a ces deux énormes tribunes. La troisième est fermée, mais avant, elle était ouverte, avec vingt ou trente mille personnes serrées comme des sardines, l’endroit était bondé, vous savez, l’atmosphère était phénoménale. C’était formidable. C’était indescriptible. Enfant, je me suis laissé emporter par ces émotions et ces impressions.... Tout me revient quand je ferme les yeux. C’était quelque chose d’incroyable, vous savez [6]. (Karol)
Au cours des entretiens, lorsque l’attention s’est déplacée d’une description générale vers les détails du fonctionnement de la course dans l’espace, et de la manière dont les gens y « naviguaient », il est devenu évident que le sentiment de communauté était, et est peut-être encore, une projection idéalisée du passé plutôt qu’une description précise de l’état réel des choses. Pourtant, il s’agit d’un souvenir profondément authentique.
Les origines des relations des turfistes au jeu
Chaque entretien débutait par une question sur la manière dont nos interlocuteurs ont découvert les courses hippiques. Chacun avait une longue histoire à raconter sur la façon dont il avait commencé à parier sur les chevaux et sur la raison pour laquelle il continue aujourd’hui. Ces deux éléments – le premier contact et la justification de la continuité de leur présence à l’hippodrome de Służewiec – sont apparus dans tous les récits et semblaient toujours liés.
Les traditions familiales, le travail des parents aux courses et la proximité géographique de l’hippodrome – du lieu de vie ou du travail – font que la présence aux courses est décrite comme découlant de circonstances co-déterminantes. Cependant, ces raisons n’ont jamais été considérées comme pouvant expliquer leur passion pour la course. Certains récits étaient accompagnés du souvenir d’un ami qui était venu aux courses pour la première fois avec un interlocuteur, mais qui « ne s’est pas impliqué ». Peu d’entretiens ont débuté avec un récit d’enfance, ce qui entraîne un sentiment d’« éternité » dans leurs expériences de parieurs, et place ces événements au-delà du temps et de leur propre contrôle. Les turfistes issus de familles ayant eu un lien avec les chevaux avant la Seconde Guerre mondiale, en tant qu’éleveurs, propriétaires ou soldats de cavalerie sont particulièrement reconnus.
La plupart des turfistes ont leur propre mythe des origines, dans lequel apparaît au moins l’un des éléments suivants : la personne qui les a introduits dans le milieu, la première victoire, généralement inattendue, ou un événement qui montre comment, dès le début, l’hippodrome de Służewiec est apparu à l’interlocuteur comme un lieu unique, ou du moins différent de celui de la vie quotidienne.
Dans quelques cas, la personne de référence qui les a initiés était un grand-père ou un père, qui donnait par exemple les noms des chevaux qui avaient gagné le Derby à ses chiens. Ceux qui n’avaient pas ces racines mettaient plutôt en avant leur mythe initiatique : une victoire ou un événement anecdotique ayant marqué leur première visite à l’hippodrome :
Ma famille n’avait aucune expérience des courses de chevaux, mais il y avait des échos, pour ainsi dire, du passé de la petite noblesse foncière. À 10 ans, j’ai persuadé ma mère de m’emmener à Służewiec, parce que j’avais lu dans le quotidien Express Wieczorny qu’il y avait le Derby. Nous y sommes arrivés un peu en retard, parce que lorsque nous marchions le long de la route vers l’hippodrome, nous avons assisté à cette scène : un vieil homme courait vers l’hippodrome – « au fouet », comme disent les turfistes. De l’autre côté, près de la piste, il y avait un homme au visage sombre et le vieil homme lui a demandé « Qu’est-ce qu’il y a ?! Qu’est-ce qui se passe ? » L’autre a répondu : « Mister of the Track » et, comme c’est le cas dans l’un des romans de Boulgakov, il a été offensé pour des raisons obscures. Je me suis souvenu de Mister of the Track comme du nom du cheval, et puis, en grandissant, j’ai vérifié quelle année on était, et Mister of the Track a gagné le Derby en 1959 ! (Max)
Le cheval vainqueur du « premier Derby » est apparu plusieurs fois dans les interviews. Son nom relie les expériences personnelles à la grande histoire du monde des courses hippiques et permet aux initiés d’identifier l’année de leur initiation aux courses.
La première victoire est une motivation commune pour jouer aux courses depuis de nombreuses années. Ce thème est souvent présenté dans les biographies de différents joueurs comme étant particulièrement significatif. Généralement, tous ceux qui ont gagné lors de leur première visite aux courses se souviennent de tous les détails : type de course, mise, type de pari, nom du cheval et même le montant exact des gains : « J’ai touché le tiercé… C’était les années 1960. J’ai misé vingt zlotys, et je me souviens encore de la somme de 4 936 zlotys que j’ai gagnée » (Mark). L’une des personnes interrogées se souvient qu’à l’âge de 7 ans, il était venu aux courses avec son père, qui lui avait demandé de choisir le cheval gagnant. L’animal a gagné, il en a gardé le souvenir de l’argent perçu, mais surtout de l’image d’un père et de son collègue euphoriques :
Ils se sont serrés dans les bras, mon père et son ami, et ils ont sauté sur place, et ils étaient heureux. Il m’a donné quatre-vingts zlotys… Quand nous sommes rentrés à la maison, nous avons pris un taxi et nous avons acheté pleins de bonnes choses, des biscuits, tout ce qu’il y avait à l’épicerie. C’est ainsi que j’ai commencé à aller aux courses. Comment aurais-je pu ne pas attraper le virus ? (David)
Un autre type de mythe initiatique est celui du lien aux chevaux, bien qu’il n’exclue pas d’autres motifs, comme l’a déclaré Antoni : « Je crois que je suis né avec l’amour des chevaux ». Dans son cas, il s’agissait d’un cadre interprétatif réfléchi et mentalement bien ancré. Max a apporté des photos à l’entretien pour justifier cette fascination d’enfant pour les chevaux, présentée comme innée. Quelques-uns ont aussi participé à des séances de dressage dans leur jeunesse.
Le sentiment de liberté apparaît également dans le récit original aux racines de la passion pour les courses hippiques, incarné par l’histoire individuelle de l’emprisonnement et de la libération :
Ce qui est très caractéristique dans mon cas, c’est la raison pour laquelle je me suis, pour ainsi dire, perdu dans ces courses. C’était en 1968 ; après 1967, j’ai été jeté en prison, dans un quartier pénitentiaire à Białołęka, le 15 mars. J’ai été accidentellement arrêté, accusé d’avoir frappé un policier [pendant les manifestations politiques des étudiants]… Mes parents ont payé ma caution, ils ne m’ont jamais dit combien ils avaient payé, mais ça a dû être une sacrée somme. Deux mois plus tard, vers le 11 mai, je suis sorti, c’était probablement un samedi, je suis rentré chez moi avec mon père, et dans l’après-midi, je suis allé à l’hippodrome ; c’était l’ouverture de la saison. Cet événement attire beaucoup de monde, c’est la tradition… C’est tout simplement incroyable ! Le matin, j’étais encore enfermé, et l’après-midi, je me retrouvais dehors, j’étais libéré… Je crois que c’est à ce moment-là que je suis devenu un habitué des courses, pratiquement un habitué ; je venais toujours à l’hippodrome, et je ne manquais jamais une course ! C’est ce contraste entre l’espace limité, la pièce confinée – la prison de Białołęka – et le bel espace ouvert de Służewiec qui m’a tant attiré. Et je pense, après ces cinquante années, que si j’ai gâché ma vie à cause des courses, c’est la faute de mes parents, parce qu’ils m’ont sorti de prison. (Adam)
L’histoire est si importante et si ancrée dans les pensées de l’homme qu’il la répète quatre fois au cours de l’entretien. Il s’agit d’un raisonnement émotionnel, qui sert à chaque fois le même objectif : justifier l’attachement de longue date d’Adam aux courses hippiques. Il a donc préparé une histoire qui montre le caractère unique de sa biographie, tout en mettant en avant une valeur importante pour les autres : le sentiment de liberté.
En décrivant la manière dont les parieurs polonais de longue date présentent leur biographie de turfistes au cours de l’entretien, il convient d’expliquer comment les mythes liés à l’initiation sont imprégnés d’un sentiment de singularité. Le mécanisme enraciné de maintien dans la pratique du jeu (Rosecrance 1986) lie les routines actuelles à une origine spécifique. Le fait de s’engager dans des paris hippiques à l’hippodrome de Służewiec est présenté comme n’étant pas un acte entièrement volontaire, mais dépendant du « destin » ou d’une « fatalité » à laquelle une personne se contente de se remettre. En même temps, c’est précisément ce qui rend leur vie particulière et originale par rapport à la vie de la majeure partie des membres de la société.
Les émotions au cœur du jeu
Le thème des émotions est apparu spontanément et constamment au cours des entretiens : « Malheureusement, c’est risqué… Mais les émotions les plus fortes sont apparues lorsque j’étais encore célibataire, alors que l’argent était important et que les émotions l’étaient aussi ! » (Edward)
Elles font partie intégrante des souvenirs : les personnes interrogées ont souligné qu’elles se souvenaient non seulement des événements ou des victoires, mais aussi des émotions qui les accompagnaient, qui leur manquaient par la suite et qu’elles aspiraient à revivre. Tous ont souligné que l’état émotionnel qui reste gravé dans la mémoire à vie, le sentiment euphorique de fierté, est d’avoir pu prédire le résultat de la course. Les émotions évoquées peuvent être divisées en trois catégories en lien avec : le pari, l’ambiance de l’hippodrome et le partage de passions communes et le sentiment de liberté.
Certains, en évoquant le jeu à l’époque du régime communiste, indépendamment de leur niveau d’éducation ou de leur profession, ont attiré l’attention sur le fort sentiment d’autonomie qu’il procurait. L’obtention d’informations, les prévisions et les calculs correspondants, ainsi que la nécessité de prendre des décisions, procuraient un sentiment d’autonomie qui faisait défaut dans la vie quotidienne. Les paris hippiques sont généralement décrits comme un concours intellectuel qui suscite de grandes émotions :
Pour moi, le plus grand miracle est que je ne sois pas devenu idiot pendant ces 48 ans ! Je suis limité, mais je crois que grâce aux courses de chevaux, je ne suis pas devenu stupide. [Le pari] est aussi bon pour l’esprit, pour le cerveau. Même après 50 ans, je le vis de façon assez intense, car dans mon cas, il s’agit d’une amitié très intense avec les courses de chevaux, et malgré tout, je ne suis pas devenu stupide. Aux courses, vous jouez avec une grande quantité d’informations, vous devez traiter ces informations, faire des recherches, les analyser, les synthétiser, les collecter, etc. Et tout cela est fait par les vieux turfistes habitués. (Adam)
La conviction évoquée ci-dessus concernant la valeur de l’engagement dans les paris renvoie non seulement à sa valeur intellectuelle, mais aussi émotionnelle, voire morale, et elle a été citée par de nombreuses personnes interrogées. Parler de compétences analytiques est également souvent présenté comme une source de fierté. Certains parieurs ont déclaré que leurs années de paris les avaient préparés à la vie dans une économie de marché libre qui a commencé à émerger en Pologne à la fin des années 1980. Tout le monde a évoqué – ou abordé en détail – le fait que les paris hippiques ne sont pas des jeux d’argent comme les autres, et quelques-uns les ont comparés à la bourse :
Le jeu en lui-même est assez difficile, car il faut prendre en compte beaucoup de facteurs, ce n’est pas accessible à quelqu’un qui vient de la rue… Cependant, l’analyse est un peu comme l’analyse des cours de la Bourse. » (Michael)
Certains parieurs ont développé un cadre interprétatif spécifique au cours des décennies passées à l’hippodrome ; cadre qui s’est développé à partir des événements ou des motivations initiales. La liberté est inextricablement liée à la possibilité de prendre des décisions de façon autonome :
Au lycée, à l’âge de 16 ans, cela avait déjà commencé de manière plus sérieuse. C’était au milieu des années 1980, une époque vraiment misérable, juste après la fin de la loi martiale. Une période morose, décourageante et sans perspectives, du moins c’est ce qu’il semblait à l’époque. Służewiec était une oasis de liberté. Si quelqu’un avait la moindre veine commerciale, il venait ici et s’il avait une intuition, il pariait. S’il avait tort, il perdait ; s’il avait raison, il gagnait ! (John)
Outre le discours sur les émotions exceptionnelles, la plupart des joueurs sollicités ont utilisé une stratégie narrative s’appuyant sur une référence à leur professionnalisme. Lorsqu’ils évoquent leur passé, la plupart d’entre eux se décrivent soit comme des professionnels qui prennent les paris au sérieux et gagnent régulièrement de l’argent (Rosecrance 1990), soit comme des amateurs inoffensifs qui n’ont jamais sérieusement investi de l’argent dans les paris, mais qui apprécient les émotions qu’ils suscitent. Seules deux personnes ont déclaré qu’elles avaient parfois du mal à analyser leurs données et leurs pertes. Il convient toutefois de souligner qu’aucun des interlocuteurs n’a semblé être désespéré, ou en difficultés dans sa vie quotidienne.
Les personnes interrogées ont donc présenté les paris non pas comme une addiction, mais comme un travail permanent, stimulant sur le plan intellectuel et émotionnel, qui peut être effectué de manière professionnelle et qui permet d’acquérir des compétences utiles et même d’aider les turfistes à rester alertes intellectuellement. Dans la République populaire de Pologne, où de nombreux aspects de la vie individuelle étaient soumis à la planification et au contrôle de l’État, il s’agissait d’une expérience rare. Comme l’écrit Keith Hart : « Les paris introduisent une personne au milieu de l’argent et des marchés en tant qu’agent qui prend et fait des paris en même temps. Il y a une certaine satisfaction à cela, indépendamment des profits et des pertes. » (Hart 2013 : 38). Cela semble encore plus vrai pour les personnes vivant sous un régime communiste.
Au XXIe siècle, dans la réalité capitaliste actuelle, l’hippodrome Służewiec de Varsovie (à l’exception des grands jours de courses) attire un public beaucoup moins nombreux qu’à l’époque communiste. La plupart d’entre eux l’expliquent par le fait que le monde actuel offre beaucoup plus de formes de divertissement et de possibilités de gagner de l’argent. De nos jours, les turfistes consacrent à l’hippodrome de Varsovie une partie bien planifiée de leur pension, ainsi que les gains réalisés lors de paris antérieurs. Le faible taux de participation se traduit par de petites cagnottes et les gains ne sont donc jamais aussi spectaculaires que par le passé. Par conséquent, même les parieurs « actifs » les plus accomplis ne peuvent pas considérer les courses de chevaux comme une source de revenus importante, ni même comme un afflux accidentel de grosses sommes d’argent ; les motivations qui sous-tendent donc leur activité ne peuvent pas être interprétées dans une perspective économique (Rosecrance 1990 : 348-349). Ainsi, conserver une habitude de visites régulières et de paris en direct est une question personnelle de choix et de détermination à agir, indépendamment des contextes socio-économiques, dans le but de ressentir des émotions d’agentivité similaires à celles d’autrefois.
La deuxième source d’émotions est l’ambiance unique de l’hippodrome de Służewiec. Elle découle avant tout de la rencontre d’individus qui partagent une même passion. Pour certains, la possibilité de rencontrer des personnes extraordinaires et remarquables est liée au sentiment de liberté :
Vous savez, quand j’étais jeune, j’ai découvert pour la première fois ce monde coloré et particulier, le monde de la liberté, d’ailleurs, j’ai toujours été un fou de liberté, de ce monde des stars du cinéma et de la littérature, je savais que [l’hippodrome de Służewiec] était l’endroit idéal pour moi. Et j’y vais assez régulièrement. (Max)
En évoquant les émotions particulières suscitées par une connaissance unique et pointue des chevaux et de leur élevage, certains turfistes ont souligné l’importance d’être compris par d’autres partageant les mêmes intérêts qu’eux. Ils ont souligné que leurs familles ne comprenaient pas que l’on puisse parler pendant des heures de courses hippiques. Dans les deux types de récits, les courses de chevaux forment un univers offrant des opportunités sociales uniques que l’on ne trouve nulle part ailleurs.
De nombreuses personnes ont souligné le sentiment unique d’« être chez soi » à l’hippodrome. L’une des déclarations les plus éloquentes est la suivante :
J’y ai laissé tant d’heures, tant de travail, tant d’émotions, tant de relations, il y a un sentiment si fort, un tel attachement… Au début, je ne faisais que passer ; et maintenant, regardez ces tribunes presque vides, tous mes amis y étaient. Après tant d’années, c’est vraiment devenu une seconde maison, une maison toujours associée aux chevaux. (Matthew)
Ainsi, plus ou moins directement, les joueurs ont déclaré que les courses hippiques étaient extrêmement importantes, car, au fil du temps, elles ont fini par faire partie de leur vie. La prise de conscience du temps passé aux courses est apparue dans de nombreuses déclarations. Ce point est évoqué avec une forte émotion :
Elles [les courses de chevaux] représentent beaucoup pour moi parce qu’elles font partie de ma vie. Lorsque vous y avez passé une grande partie de votre vie [à l’hippodrome], vous l’associez à un moment agréable dont vous vous souvenez avec tendresse… Pour moi, c’est important en raison des bons moments que j’y ai passés. J’aime les chevaux, j’aime les courses de chevaux, et je le sais, je connais bien les courses de chevaux. (Henry)
Le mot « liberté » revient dans les récits sur les émotions comme le terme qui décrit l’affect associé aux paris hippiques et au fait de côtoyer d’autres parieurs. Ressentir toutes ces émotions positives fortes, avec un sentiment de liberté qui prédomine, a été largement présenté comme la justification d’une longue expérience de jeu. La juxtaposition du sentiment d’asservissement éprouvé sous le régime communiste et du sentiment de liberté éprouvé à l’hippodrome a été évoquée à plusieurs reprises :
Après la guerre, vous savez, la vie sous le régime communiste était très morose. Vous n’aviez pratiquement pas le droit de faire quoi que ce soit. Et puis, je suppose qu’avec la permission des autorités et grâce à leur bon sens, tout d’un coup, vous vous retrouviez dans un espace où vous pouviez faire n’importe quoi. La liberté à Służewiec était vraiment totale. Totale. On pouvait y crier, y boire et beaucoup de gens en profitaient volontiers – à l’automne, chaque jour de course, il y avait trois ou quatre personnes allongées sous chaque arbre.... Il y avait donc la liberté, mais il y avait aussi quelque chose d’autre : vous pouviez prendre votre vie en main.... À l’époque, personne ne pensait qu’un jour Big Brother disparaîtrait et que nous ferions à nouveau partie de l’Europe. C’était donc une excellente opportunité de se sentir vraiment libre et, en même temps, de gagner un peu d’argent.... (Wiktor)
Dans ce récit, l’hippodrome apparaît comme une sphère de liberté et d’autonomie unique à deux égards. Tout d’abord, il s’agit d’un lieu où les visiteurs peuvent exprimer librement leurs émotions et faire des choses qui, ailleurs, ne seraient pas socialement acceptables. S’enivrer à l’hippodrome n’avait pas de conséquences négatives, que ce soit sur le plan juridique ou social. Et si s’enivrer dans un lieu public n’est pas la manifestation la plus éloquente de la liberté, cependant, pour la personne interrogée, cet exemple est la preuve manifeste que les règles en vigueur à l’hippodrome diffèrent de celles en vigueur ailleurs en République populaire de Pologne. Dans le même temps, l’hippodrome était une oasis de paix et de sécurité.
Un discours minimisé sur l’addiction
Il y a eu très peu de descriptions d’émotions, telles que la déception, le sentiment d’échec ou la colère. Il est probable que les joueurs dominés par de telles émotions aient déjà renoncé aux paris hippiques ou peut-être certains ont décidé d’omettre d’en parler. Aucune personne interrogée n’a déclaré regretter le temps passé aux courses.
Seuls trois interlocuteurs ont décidé d’évoquer la dépendance. Theodor l’a fait en parlant de la manière dont sa femme réagit à sa passion :
Ma femme dit : « Tu es un joueur ! » Je pense que je ne suis pas un joueur, parce qu’un joueur, selon ma définition du jeu, c’est d’abord celui qui joue au-delà de ses capacités, c’est-à-dire, par exemple, qui prend un prêt et qui perd l’argent de ce prêt, ce qui signifie qu’il joue au-delà de ses capacités. C’est ça, un joueur. De plus, le joueur ne peut pas résister au jeu. Quand il est aux courses, il ne peut pas faire autrement que de jouer. Je suis allé à Las Vegas et je me suis promené dans ces différentes salles de roulette et machines à sous et j’ai regardé… J’avais de l’argent, mais je n’ai pas joué une seule fois. (Theodor)
Tout d’abord, l’interlocuteur avait sa propre définition du jeu d’argent dont il s’excluait lui-même. Il a également insisté sur ses capacités d’analyse et sur le fait que les paris hippiques se distinguent des autres jeux d’argent. Dans ses propos, on peut noter l’accent mis sur le sentiment d’être incompris par les autres ; cette question est également apparue dans d’autres récits.
Deux autres personnes ont parlé ouvertement de leur dépendance au jeu. Leurs récits étaient dominés par le futile espoir de gagner de l’argent :
L’argent, c’était l’espoir ; c’était plus que l’espoir, c’était l’espoir de gagner ! C’était très addictif. On ne peut pas dire que c’est risqué, car dans les courses de chevaux, c’est vraiment difficile de perdre, mais c’est une passion et c’est clairement une addiction. C’est une sorte d’addiction, et c’est une addiction importante. Cette addiction a certainement un impact sur la personne, et cela a probablement souvent une incidence négative. J’ai beaucoup de chance que cette addiction ait un effet positif sur moi. D’une certaine manière, je suis heureux d’être dépendant aux courses de chevaux. (Adam)
Adam justifie sa dépendance en se situant parmi les professionnels qui profitent généralement de l’ignorance du public non habitué. Au cours de l’entretien, il a souvent utilisé une stratégie de renversement des discours dominants dans la société polonaise sur les courses hippiques. Il a évoqué les aspects positifs de l’analyse des données et des paris à plusieurs reprises au cours de l’entretien en plaçant trois éléments au premier plan : la stimulation intellectuelle, le sentiment de liberté, et le sentiment de bonheur que lui procure cette activité. Par conséquent, lorsqu’il se définit comme dépendant, il en change la définition, ce qui souligne encore davantage le caractère unique de l’univers social des courses de chevaux.
En revanche, un seul joueur a intériorisé l’opinion populaire sur les paris hippiques, et a parlé davantage de pertes financières que d’émotions positives :
J’avais l’habitude de venir ici en tant que turfiste. Après cette première victoire, les choses ont changé. Bien, mais je viens… Depuis combien d’années ? Quarante-six ans que je viens à l’hippodrome, je n’ai gagné que trois saisons, c’est tout. Des échecs en permanence. Je suis allé à New York. Là-bas, je suis aussi allé à l’hippodrome. J’ai eu la malchance de trouver un centre de paris près de chez moi, et comme je finissais le travail plus tôt, en rentrant chez moi… Au lieu de rapporter quelques milliers de dollars à la maison – c’était les années 1990 – j’en rapportais beaucoup moins. Chassez le naturel, il revient au galop. (Vincent)
Il n’a pas utilisé d’expressions telles que jeu ou addiction au cours de l’entretien, mais il sait bien qu’il ne peut pas résister au jeu, même s’il gagne très rarement et qu’il a perdu beaucoup en pariant sur des courses hippiques. Ce qu’il en dit montre à la fois une résignation et une réconciliation avec ses propres faiblesses. Cependant, il justifie également son engagement dans les courses hippiques par son amour pour les chevaux, puisqu’il est aussi éleveur.
Conclusions. L’engagement dans les courses comme élément significatif de l’autobiographie
Dans les entretiens avec les parieurs réguliers, le fil biographique – l’histoire de vie d’une personne – constituait une partie très importante du récit, voire prépondérante, bien que la plupart des questions fassent référence aux contextes sociaux et historiques des courses hippiques en Pologne. Les environnements narratifs sont essentiels pour comprendre les enjeux d’une analyse différente et alternative, orientée à la fois vers l’organisation interne et surtout externe des récits (Gubrium & Holstein 2009). Je suis consciente que les récits biographiques des joueurs que nous avons recueillis représentent une image idéalisée d’eux-mêmes qui peut être difficile à défendre lorsqu’ils sont confrontés à des personnes qui les connaissent bien ou qui sont défavorablement disposées envers leur attachement aux courses de chevaux.
Les joueurs décrivent cet attachement comme une activité holistique liée aux courses de chevaux, dont les aspects les plus importants sont les connaissances spécifiques et la participation à un univers social, dont les objectifs sont très différents de ceux de la vie professionnelle et personnelle des turfistes. Bien que leur activité de jeu soit séparée de leur vie quotidienne à la fois physiquement et socialement, les turfistes ne se décrivent pas comme des joueurs temporaires. Dans leurs récits, la persistance du jeu découle des origines de leur intérêt pour l’univers des courses hippiques.
Pour tous les parieurs interrogés, la passion a commencé au début de leur vie professionnelle dans un pays communiste et se poursuit encore aujourd’hui, en tant que retraités vivant dans un régime capitaliste. Les débuts de leur intérêt dans leurs récits se transforment en mythes initiatiques individuels autour des origines de la passion possédant des propriétés de « déterminisme défensif » (Goffman 1967 : 179), ce qui est important pour justifier leur présence continue dans les tribunes de l’hippodrome de Służewiec.
Cette étude révèle que les émotions font partie de ces récits au même titre que les souvenirs : les personnes interrogées insistent sur le fait qu’elles se souviennent non seulement des événements, mais aussi des émotions qui les ont accompagnés. Le premier type d’émotions qui justifie l’attachement aux courses de chevaux est lié aux tirages et aux paris. Cela a été décrit comme une passion intellectuelle qui suscite des émotions fortes. La deuxième source d’émotions est l’ambiance unique qui règne à l’hippodrome de Służewiec et qui résulte des interactions avec des personnes qui partagent une même passion. Le troisième type d’émotion peut être qualifié de fondamental : il s’agit de l’expression d’expériences liées à un profond sentiment de liberté, qui découlent avant tout de l’accomplissement d’actions décisives dans le domaine du jeu et de la rencontre de personnes qui partagent cette pulsion. Les joueurs se décrivent comme des personnes originales, avec leur propre mode de vie, distinct et inhabituel, difficile à comprendre pour la majorité. Leurs efforts pour souligner l’importance des émotions peuvent être interprétés comme un outil de protection contre un éventuel jugement négatif résultant de l’omniprésence du discours sur l’addiction aux jeux d’argent.



