Liderança ou cacique : figures d’autorité et dynamiques de pouvoir dans la région de Belo Monte (Amazonie brésilienne)

Résumé

La construction de l’usine hydroélectrique de Belo Monte en Amazonie brésilienne a provoqué un désastre social et environnemental dès 2017. Après avoir situé cette infrastructure dans l’histoire régionale récente, présenté les contraintes posées aux populations pour accéder aux programmes de compensation et décrit les effets concrets de la mise en service du barrage, l’article s’intéresse au décalage entre les représentations militantes urbaines et les représentations locales rurales de la « résistance ». La situation ethnographique sur laquelle s’appuie la réflexion est une île située à deux heures et demi de bateau de la ville d’Altamira où vit une femme non indigène reconnue par les « mouvements sociaux » urbains comme une liderança, c’est-à-dire comme quelqu’un qui s’efforce inlassablement de tisser du collectif et travaille au bien commun. Toutefois, dona Dulce définit aussi sa position à l’aide d’un tout autre terme – celui de cacique –, en insistant sur la dimension hiérarchique qu’il suppose vis-à-vis de ceux qu’elle affirme représenter. Son usage de ce vocable semble prendre acte d’une communauté de destin qu’elle estime partager avec certains de ses voisins : des indiens dits desaldeados qui, vivant hors des Terres indigènes, ne bénéficient pas plus qu’elle de mesures de compensation mises en place par l’entreprise gérant le barrage. Mais il puise aussi au modèle non indigène du cacique en tant que patron dont les ordres sont censés être suivis par des dépendants. Cette situation met ainsi en évidence les multiples références des terminologies de l’autorité ainsi que les glissements et superpositions qui passent le plus souvent inaperçus. Elle incite en outre à avancer que la perception des inégalités territoriales dans le déploiement des programmes de compensation contribue à la persistance des préjugés envers les indiens des Terres indigènes et à l’adhésion aux thèses de l’extrême droite, ce qui se traduit parfois par le basculement de l’univers de la liderança à celui du cacique.
mots-clés : Amazonie, Belo Monte, inégalités territoriales, mobilisations sociales, représentation politique

Abstract

Liderança or cacique : figures of authority and dynamics of power in the Belo Monte area (Brazilian Amazon)

The construction of the Belo Monte hydroelectric dam in the Brazilian Amazon caused a social and environmental disaster in 2017. After situating this infrastructure in the recent history of the region, describing the constraints imposed on the population’s access to compensation programmes, and describing the concrete effects of the dam’s commissioning, the article looks at the gap between urban militant representations and local rural representations of ’resistance’. The ethnographic situation on which the reflection is based is an island two and a half hours by boat from the city of Altamira, home to a non-indigenous woman who is recognised by the urban ’social movements’ as a liderança, someone who tirelessly strives to weave together the collective and work for the common good. However, dona Dulce also defines her position using a very different term - cacique - and insists on the hierarchical dimension it implies in relation to those she claims to represent. Her use of this term seems to acknowledge the common destiny she feels she shares with some of her neighbours : the so-called desaldeados Indians who, living outside indigenous lands, benefit no more than she does from the compensation measures put in place by the company managing the dam. But it also draws on the non-indigenous model of the cacique as boss, whose orders must be obeyed by his followers. This situation highlights the multiple references in the terminology of authority, as well as shifts and overlaps that often go unnoticed. It also suggests that the perception of territorial inequalities in the implementation of compensation programmes contributes to the perpetuation of prejudices against the Indians of the Indigenous lands and to their adherence to extreme right-wing ideas, sometimes leading to a shift from the world of the liderança to that of the cacique.
keywords : Amazonia, Belo Monte, political representation, social mobilizations, territoral inequalities

Sommaire

Après la construction du barrage hydroélectrique de Belo Monte : comment « résister » aux multiples désordres socio-environnementaux ?

La vaste bibliographie traitant des effets concrets et symboliques de la construction de grandes infrastructures (par exemple Anand, Gupta & Appel 2018) s’intéresse souvent aux formes des mobilisations sociales qui s’y opposent ainsi qu’aux demandes de justice socio-environnementale qu’elles exigent [1]. Dans le cadre du programme ANR CONTER portant sur les conflits fonciers dans la région de l’Ouest du Pará, en Amazonie brésilienne, j’effectue depuis 2022 des enquêtes ethnographiques dans la région d’Altamira, très affectée par la réalisation successive de plusieurs ouvrages. Projetée dans les années 1970 pendant la dictature militaire, l’ouverture de la route transamazonienne sous le gouvernement militaire a tout d’abord accru les flux migratoires en provenance du Sud et du nordeste du pays, bouleversant les modes de vie et de production des populations locales. La consolidation de ce front pionnier a ouvert la voie à des activités axées sur la déforestation et l’élevage, intensifiant la pression foncière, la transformation de la terre en marchandise et son appropriation illégale [2]. Peu après, le gouvernement militaire élabore un Plan d’utilisation énergétique du bassin du Xingu prévoyant la construction de cinq barrages sur le fleuve, qui génère une opposition de plus en plus médiatisée à mesure de l’intervention sur la scène locale de nouveaux acteurs (scientifiques, organisations de l’Église catholique, ONG, journalistes, militants écologiques, célébrités). Ces appuis nationaux et internationaux favorisent la constitution régionale d’une vaste alliance des « Peuples de la forêt » (incluant populations indiennes et non-indigènes) contre le Plan, qui pousse la Banque mondiale à s’en désolidariser et l’État brésilien à y renoncer.

Cependant, au début des années 2000, le Parti des travailleurs qui accède aux responsabilités reprend, dans le cadre du Programme d’accélération de croissance (PAC), un projet analogue mais de moindre ampleur puisqu’il se borne à la construction d’une seule usine hydroélectrique. Les mobilisations reprennent et les scientifiques apportent leur contribution [3], mais l’adhésion d’un parti de gauche à une vision développementiste pour l’Amazonie provoque, à Altamira, une brutale implosion de la coalition d’acteurs que l’on appelait « mouvement social », entre ceux qui s’y rallient et ceux qui la contestent. L’expression s’accorde donc désormais au pluriel et chaque organisation tend à se spécialiser dans une catégorie de population [4].

Au début des années 2010, et après maintes interruptions du chantier sur décision de justice, l’entreprise Norte Energia qui a remporté l’appel d’offres finit par aménager l’usine hydroélectrique de Belo Monte, la seconde du Brésil par sa puissance, laquelle est progressivement mise en service entre 2016 et 2019. La construction de cette infrastructure a plongé les populations locales dans le chaos. Aux conséquences de l’afflux d’environ 40 000 ouvriers pour une agglomération qui ne comptait pas 100 000 habitants, ce qui a valu à Altamira en 2017 le titre peu enviable de ville la plus violente du pays (Francesco 2021 : 119), se sont ajoutées l’expulsion des habitants de zones rurales et urbaines qui devaient en principe être inondées (toutes ne l’ont finalement pas été) et l’explosion des prix du foncier et de l’alimentation qui les fragilisent encore plus [5].

Les désordres socio-environnementaux sont considérables. L’assèchement d’une partie du cours principal du fleuve Xingu pour créer un réservoir artificiel bordé par deux barrages a entraîné une perte drastique en biodiversité qui a eu des incidences directes sur les moyens de subsistance des populations locales qui, pour la plupart, vivaient jusque-là de la pêche. L’usine de Belo Monte, comme la Transamazonienne d’ailleurs, confirme la justesse des analyses de Lygia Sigaud à propos de deux autres barrages aménagés dans les États de Bahia et du Rio Grande do Sul au cours des années 1970-1990 : « en intervenant sur l’espace physique pour former le lac, l’État a violemment atteint l’espace social, provoquant une déstructuration des relations sociales qui s’étaient constituées à partir de lui » (1986 : 53). [6]

Pour « compenser » ou « mitiger » les effets négatifs du barrage, la Norte Energia a eu pour obligation légale de mettre en place des Plans basiques environnementaux (Plano básico ambiental-PBA). Toutefois, cela s’est fait dans une opacité totale : non seulement leur gestion a été confiée à des entreprises sous-traitantes, mais les critères d’inclusion n’ont jamais été véritablement expliqués. Ainsi, ces programmes ne concernent pas toutes les populations de l’espace régional et ils ne s’appliquent pas de la même façon selon leur qualité ethno-territoriale. Celles qui vivent dans des Terres indigènes (TIs) officiellement démarquées par la Fondation nationale des peuples indigènes (Fundação Nacional dos Povos Indígenas-FUNAI) ont été incluses dans le PBA-Composant indigène, indépendamment de leur distance par rapport au barrage (et très certainement en raison des projecteurs médiatiques braqués sur elles dans les années 1980) (Souza 2021). Il n’en va pas de même pour les indiens qui résident en ville, pour ceux d’entre eux qui vivent en milieu rural mais hors des TIs (ils sont dits desaldeados [7]) ainsi que pour les occupants non indigènes qui apparaissent dans les discours et documents publics sous une appellation qui n’est pas celle qu’ils utilisent (ribeirinhos au lieu de beradeiros). Dans leur cas, les compensations prévues impliquent toujours une rupture avec l’environnement fluvial auquel ils étaient habitués : une réinstallation dans des zones de « terre ferme » ou dans des lotissements populaires urbains créées pour l’occasion – où ils sont relogés sans jamais tenir compte des liens de sociabilité préalables –, une indemnisation excessivement basse de leurs biens perdus lors de leur expulsion (environ 2 250 euros) ou des points d’appui de pêche trop éloignés de leur nouvelle résidence pour qu’ils puissent s’y rendre par leurs propres moyens. Nombreux sont en outre ceux qui n’ont pas même pu bénéficier de telles mesures parce que l’entreprise considérait qu’ils se trouvaient hors du périmètre « impacté », celui-ci étant restreint à la partie du fleuve à proximité du barrage appelée Volta Grande do Xingu [8].

Fig. 1. Carte situant la ville d’Altamira, le barrage principal et l’usine de Belo Monte (en orange) et l’île de dona Dulce (triangle violet)
Institut national de géographie et de statistiques (IGBE) et indications de l’autrice

L’imposition sans concertation ni explications de nouvelles règles et paysages a certainement contribué un peu plus au désarroi de populations qui se trouvent dans l’obligation de faire avec un cadre administratif souvent incompréhensible et toujours autoritaire et leur donnent le sentiment d’un monde social plus fragmenté que jamais. En fonction de la labellisation reçue et/ou demandée, il faut apprendre à se repérer dans un dédale d’institutions et d’organismes pour identifier les interlocuteurs qui sont susceptibles d’octroyer des droits et/ou de « défendre » : FUNAI ou Colonie de pêche, Conseil indigéniste missionnaire (CIMI) ou Conseil ribeirinho, entreprises sous-traitantes référentes, sections précises du Ministère public fédéral et Défenseur public (Defensoria pública), fédéral ou de l’État, et ONG venant en aide à certaines catégories de populations.

Ce détour un peu long pour présenter la situation générale de la région de Belo Monte et celle des mouvements sociaux visait à donner un cadre pour rendre compréhensible la proposition de l’article dont le point de départ est un constat : la littérature, qui insiste systématiquement sur les spoliations et l’abandon des populations par l’État et l’entreprise, souligne également toujours leur capacité de « résistance ». Le titre du livre d’Ana Alves de Francesco (Terror e Resistencia no Xingu 2021) comme le sous-titre de la thèse d’Estella Libardi De Souza (“Tem que mover uma ação” : mobilização, participação e resistência indígena 2021) en témoignent. Dans les écrits, la mention de la notion de « résistance » est en outre indissociable d’une référence auxdits « mouvements sociaux » qui fournissent un appui logistique et humain. Or, si ces derniers et nombre de populations locales partagent ce mot d’ordre, et s’ils s’accordent de plus sur le fait que l’union fait la force, il me semble percevoir un décalage entre les représentations militantes développées en milieu urbain où se trouve le siège des mouvements sociaux et les représentations en vigueur parmi les habitants ruraux des berges du fleuve de ce qui constituerait la base de la « résistance ».

D’une façon générale, les mouvements sociaux, comme les ONG et les syndicats, affirment privilégier l’élaboration de stratégies communes pour réaliser un projet de transformation de la société et ils incitent à se détourner des solutions purement individuelles. Pour être efficace, la « lutte », autre nom de la résistance, devrait s’appuyer sur la formation de collectifs localisés, parfois nommés « communautés » : ceux-ci sont censés être égalitaires, leurs membres participant tous aux processus de prises de décision, ils sont présumés sensibles à d’autres causes que la leur, et donc inclusifs. La solidarité éprouvée s’ancre ici dans la reconnaissance d’une commune vulnérabilité (énoncée comme « souffrance », sofrimento) et les militants espèrent que tous ceux qui sont confrontés à l’« injustice » et à l’« oppression » constituent de tels collectifs, en d’autres lieux à l’identique. Dans ce cadre, sont appelés lideranças ceux qui conseillent et fédèrent, transmettent les demandes locales aux autorités, tissent des alliances avec d’autres villages par le biais des mouvements sociaux, clarifient les informations venues de l’extérieur et s’insèrent dans de vastes réseaux. En d’autres termes, il s’agirait de personnes altruistes se mettant sans compter au service de la collectivité.

Cette vision n’est peut-être pas exactement celle des populations locales rurales. Ce que celles-ci cherchent avant tout est de tisser des liens avec une organisation implantée en milieu urbain qui soit susceptible de leur servir de relais auprès des institutions et, par ce biais, obliger ces dernières à les prendre en compte. La référence spatiale est avant tout centrée sur leur lieu de vie, les problèmes considérés sont avant tout les leurs et la redistribution des biens ou services éventuellement obtenus devrait s’opèrer dans la sphère de la parenté ou du voisinage immédiat. Les malentendus qui apparaissent parfois à l’occasion des réunions de mobilisation conduites par les mouvements sociaux indiquent les points de tension entre ces deux grilles de lecture. Ainsi en a-t-il été lors d’une discussion visant à « faire exister un territoire » dans les documents officiels en lui choisissant un nom : alors que le propriétaire de la maison qui nous recevait proposa comme une évidence que ce soit le sien, la militante venue d’Altamira lui objecta non sans délicatesse qu’il fallait se référer non pas à une personne prééminente mais à un élément saillant du paysage par rapport auquel tous seraient sur un pied d’égalité, ce qui fut finalement fait.

Pour réfléchir aux modèles dont les populations vulnérabilisées se saisissent pour penser et organiser leur « résistance », je m’attacherai à une situation ethnographique qui me semble permettre de déconstruire l’image romantique de la « lutte », comme l’a fait Doris Buu-Sao (2023) pour l’Amazonie péruvienne. Dona Dulce [9] m’a été indiquée par le Mouvement Xingu Vivo Para Sempre (mouvement du Xingu vivant pour toujours), lequel a été de toutes les luttes sociales depuis sa fondation dans le sillage des communautés de base de l’Église catholique à la fin des années 1980 et a développé un large réseau de contacts dans la région [10]. Selon les militants, cette femme de 57 ans est la liderança indiscutée d’une île du Moyen Xingu à quelque 50 kilomètres à vol d’oiseau de la ville d’Altamira, où elle vit avec son mari, une fille d’un premier lit et l’époux de celle-ci. Or, au fil de notre discussion, dona Dulce en est venue à définir sa position à l’aide de toutes autres notions, qui n’appartiennent pas au vocabulaire de cette organisation : celle de cacique, qui est généralement entendue comme figure d’autorité non coercitive propre aux mondes indigènes (le Xingu Vivo ne travaille pas avec les indiens), et celle de chef que les militants urbains rejettent en raison de sa proximité avec le modèle du « patron » dont les ordres doivent être suivis par ses dépendants. En postulant une interchangeabilité entre les trois termes, dona Dulce en gomme les discontinuités et construit sa prééminence sur le groupe qu’elle cherche à constituer. En s’intéressant au paradoxe d’une femme qui se déclare attachée au « bien commun », mais qui finalement ne néglige pas ses intérêts personnels, l’article se propose de mettre en évidence les glissements sémantiques et superpositions dans les registres du politique.

De la ville d’Altamira à l’île du Prego : les effets de Belo Monte dans le Moyen Xingu

À mon message WhatsApp lui témoignant de mon souhait de connaître les effets de Belo Monte à distance de l’infrastructure elle-même et auxquels les chercheurs ne s’intéressent guère, dona Dulce répond par une invitation à venir la voir dès le lendemain et elle informe que le bateau faisant quotidiennement le trajet jusqu’à sa résidence part à 6 h 40 d’un quai non loin de l’hôtel.

Ayant suivi à la lettre les indications reçues, mon collègue Roberto Araújo et moi-même sommes les premiers à prendre place dans la voadeira, un type de bateau à moteur à fond plat propre à la navigation sur les fleuves amazoniens. Quelques autres personnes s’installent à leur tour. Vers 8 heures, le pilote se déplace plus loin sur le front de fleuve pour embarquer d’autres passagers ainsi que des paquets qu’on lui confie. À l’arrêt suivant, nous ne cachons pas notre étonnement quand, de la rive, une femme nous hèle en se présentant : dona Dulce. Elle nous explique être venue à Altamira avec son embarcation personnelle pour pouvoir ramener des matériaux de construction. Elle ne nous invite cependant pas à la rejoindre car l’embarcation est déjà très lourde mais, précise-t-elle, ses enfants nous attendent et elle-même ne saurait tarder. À 9 heures, avec à son bord 17 adultes, 6 enfants, la navette fluviale quitte enfin la ville pour s’élancer en direction du Moyen Xingu.

Après avoir dépassé, à peu de distance du rivage, le système d’approvisionnement en eau de la ville, puis des dragues récupérant du sable pour le bâtiment, nous croisons le bac emmenant les personnes et les véhicules vers la région connue comme Assurini, en face d’Altamira. Nous remontons ensuite le fleuve pendant près de deux heures et demi en contournant les innombrables îles qu’il abrite et en croisant maintes autres voadeiras, certaines appartenant à des particuliers, d’autres à des institutions. À la demande des passagers, le pilote accoste sur les berges la plupart du temps bordées de plages de sable : des maisons en hauteur qu’un œil non exercé peine à repérer, descendent aussitôt des proches pour aider à porter semences, provisions et paquets. À certains moments, la forêt s’efface pour laisser apparaître la terre brute attestant de la désolation de la déforestation et de la monoculture. À d’autres moments, l’attention se porte sur les nombreux récifs affleurants et l’on doit à la dextérité du pilote de préserver la coque du bateau. En cette période de saison sèche, l’approche de la maison de dona Dulce, en face de laquelle se trouve une passe particulièrement difficile, lui demandera ainsi dix bonnes minutes. Après nous être acquittés du prix du trajet (60 reais par personne, environ 11 euros), nous montons à notre tour bagages et vivres en haut de la berge.

Deux habitations reliées par un sentier s’offrent à nos yeux. De celle de droite, une petite maison palafitte blanche et rouge, un homme nous invite de loin à le rejoindre et se présente : Francisco, gendre de dona Dulce. Il nous invite à prendre place sur les chaises et bancs se trouvant dans la pièce du bas dont les limites sont marquées par un muret bas, et d’où l’on peut suivre le passage des nombreux bateaux. Sa femme Fernanda, presque à terme de sa grossesse, nous rejoint en descendant lourdement le raide escalier qui conduit à leur chambre. En hôtesse attentionnée, elle nous propose de prendre une douche pour nous rafraîchir du voyage, ce que nous déclinons, mais aussi, notre arrivée coïncidant avec l’heure du déjeuner, de nous préparer quelques œufs qu’elle précise avoir pris le matin même dans le poulailler, ce que nous acceptons avec reconnaissance. Après une discussion à bâtons rompus sur la vie sur l’île (leurs quelques arbres fruitiers et leur petit potager suspendu autour de l’habitation, l’installation des plaques solaires alimentant le climatiseur dans la pièce du haut), ainsi que sur leur conversion à l’évangélisme, le couple nous avertit de l’arrivée de dona Dulce.

Nous nous dirigeons ensuite vers la grande maison en bois au toit de tuiles en fibrociment (brasilit), à environ 400 mètres de là. La résidence de dona Dulce comporte également un étage, où elle se retire la nuit avec son mari dont le surnom Prego [11] (clou) a été donné par extension à l’île où ils vivent. Dans la partie basse, entièrement tendue d’une toile moustiquaire verte, se trouvent la cuisine, construite par leurs soins, ainsi qu’une table et des chaises en plastique, et c’est là que les invités tendent leurs hamacs pour la nuit. Une douche et des toilettes fermés par un rideau rendent la pièce assez confortable.

Après nous avoir invité à nous servir un café dans le thermos posé sur la table, dona Dulce nous apprend être la fille d’une « indigène avec un noir » (indígena com negro) : sa grand-mère maternelle, une indienne « légitime », dit-elle sans cependant préciser l’ethnie, aurait quitté avec ses proches l’État voisin du Tocantins à cause de la construction d’autres barrages dans les années 1970 ; ses grands-parents paternels sont pour leur part venus de São Paulo lors de l’ouverture de la Transamazonienne à la même époque. Concernant son mari, elle nous apprend que toute sa famille est née dans les îles proches et qu’il est donc un riverain d’indigène (ribeirinho de indígena), seu Prego préférant se définir en tant que natif (nativo).

Dona Dulce est ce qu’on appelle une figura, un personnage : très volubile et très active, elle a le verbe haut et d’innombrables histoires à raconter, ce qui la conduit probablement à broder un peu. Elle nous parlera ainsi longuement de toutes ses « vies » avant son existence actuelle dans l’île : celle de sa fuite, alors qu’elle est enfant, avec son père, ami de Quintino (une sorte de Robin des bois amazonien abattu par la police militaire en 1984) et « bourreau » de sa mère qu’il attachait ; celle d’orpailleuse avec son premier mari qui lui rapporte beaucoup d’or et lui permet d’acheter une demeure à peine moins belle que celle du maire d’Itaituba ; celle d’agent de l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles (Instituto Brasileiro do Meio Ambiente e dos Recursos Naturais/IBAMA) qui lui donne l’occasion de se déplacer en voadeira et hélicoptère et dont elle retire une opinion arrêtée sur les indiens (voir infra). À chaque fois, la trame de son récit est celle d’une réussite suivie d’une chute brutale.

Revenant sur l’histoire récente, le couple raconte qu’au début des années 2010 l’arrivée de fazendeiros et leur utilisation de fortes doses de pesticides pour leurs monocultures les ont contraints, comme de nombreuses autres familles, à quitter les berges du fleuve où ils vivaient pour se réfugier dans les îles. Le couple affirme pourtant garder un souvenir heureux de cette période où ils habitaient dans des baraques de paille, pêchant et ouvrant un champ (roça). En 2014, ils décident d’aller vivre à Altamira d’où ils reviendront en 2017.

Selon dona Dulce, tout s’est réellement détérioré avec la mise en service partielle du barrage (« c’est devenu un enfer quand la Norte Energia a planté son dragon ») en 2016 et surtout l’année suivante quand les conséquences des impératifs de la production énergétique sur l’environnement ont commencé à se faire sentir. Elle explique qu’auparavant l’augmentation habituelle des précipitations hivernales était compensée par un écoulement des eaux vers l’embouchure du fleuve. Mais, depuis cinq ans que l’usine a été entièrement mise en fonctionnement, ce phénomène naturel est empêché : la fermeture des vannes, selon un calendrier difficilement accessible aux populations locales, provoque à présent une concentration d’eau qui submerge pendant trois mois les îles et seules sont épargnées celles qui ont des proéminences. Outre le fait que le caractère artificiel des crues a perturbé le cycle de reproduction des poissons en altérant les emplacements de frai et rendu la pêche sans objet, il ne permet pas non plus aux pêcheurs d’envisager de se reconvertir en agriculteurs ou éleveurs, puisque plantations et animaux sont noyés. Pollution de l’eau, épisodes de faim [12] et maladies diverses sont désormais le lot quotidien des habitants qui, pour la plupart, ne disposent que de canots en bois, ce qui rend la ville inaccessible pour chercher de la nourriture et des médicaments :

Vous ne voulez même pas imaginer ce qui s’est passé ici. Tout est fini. La faim a frappé, il n’y avait plus d’eau potable [...] Ça a commencé à tuer ce qu’on peut manger [a comida]. Il n’y avait plus de nourriture, il ne restait plus rien, les poissons ont disparu d’une année à l’autre, des tonnes de poissons qui mouraient […] Et puis la destruction a commencé [...] Et quand l’inondation est arrivée, la situation a empiré. La crue a tout emporté, alors c’était le désespoir. Sans embarcation. Leur embarcation n’était pas une voadeira. Maintenant qu’il y a des voadeiras, c’était des petits canots en bois […] Alors elle est morte. Cette fille a commencé à tomber malade et cette fille, cette dame, notre voisine, une ribeirinha native, est morte. Alors nous sommes entrés dans le désespoir.

Tout en écoutant attentivement ce récit dramatique qui ressemble à tant d’autres que l’on entend dans la région, mon collègue et moi-même nous prenons à penser que, par comparaison avec d’autres endroits où nous sommes allés, la vie paraît ici plutôt moins difficile qu’ailleurs. Le couple dispose d’une voadeira reçue à titre de compensation, il a une grande maison assez confortable équipée de plaques solaires obtenues d’un entrepreneur de la ville et a creusé un puits artésien qui leur donne accès à une eau de bonne qualité. Leurs 10 alqueires (environ 48 hectares) de terre leur ont en outre permis d’accueillir fille et gendre. Les services collectifs semblent également relativement bien organisés : outre la navette quotidienne vers la ville, dona Dulce mentionne la présence à proximité d’une école. Elle est de plus très fière du poste de santé dont sa fille est responsable en tant qu’agente de santé rémunérée par la mairie d’Altamira : non seulement il existe, mais il est équipé en matériel et médicaments et de nombreux habitants des rives (beiradeiros), mais aussi de la terre ferme (colonos) s’y rendent en cas de besoin. Nous avons donc le sentiment qu’aujourd’hui les choses se passent quand même plutôt bien pour les habitants des îles proches, jusqu’à ce que cette discussion soit subitement interrompue par des cris en provenance du poste de santé.

Une liderança dévouée et combative

Habituée à faire face aux « problèmes » les plus divers, dona Dulce saisit aussitôt son téléphone et nous conseille de faire de même pour pouvoir filmer la scène qui nous attend. Elle nous entraîne à sa suite pour constater par nous-mêmes des difficultés que connaissent les quelque 300 familles vivant dans les îles avoisinantes. Sous les yeux de son mari un peu en retrait, Fernanda se trouve avec une femme d’une soixantaine d’années accompagnée de son fils, de sa belle-fille et de leurs enfants en bas âge. Tandis que l’homme, abattu, est assis sur le muret entourant le modeste bâtiment d’une seule pièce abritant le poste de santé, c’est sa compagne, une femme d’une trentaine d’années parlant très vite d’une voix aigüe, qui expose la situation : son beau-père a fait un épisode (surto) [13] psychotique, il s’est levé de son hamac, a ôté son tee-shirt, s’est saisi d’une faux en menaçant de tuer tout le monde avant de s’enfuir dans la forêt. Fernanda invite la femme âgée, mutique et prostrée qui n’a rien mangé de la journée à s’allonger sur la table de consultation.

Dona Dulce prend alors la direction des opérations dans l’intention de faire venir le plus rapidement possible les pompiers, qui savent suivre les traces dans la forêt, pour localiser l’homme qui a perdu ses esprits, l’emmener à Altamira dans leur voadeira et l’hospitaliser — comme les deux ou trois fois précédentes. Son premier appel est pour la fondatrice du Mouvement Xingu Vivo, une référence d’autant plus incontournable qu’elle ne refuse jamais d’appuyer les demandes des populations rurales auprès des autorités, en la priant de faire jouer sa « grande influence » auprès de tous ceux qu’elle se prépare à solliciter. L’île étant hors de la couverture du réseau téléphonique mais disposant d’un point d’accès Wifi, c’est par WhatsApp que dona Dulce joint notamment le secrétaire municipal de la santé, le coordinateur de la surveillance de la santé et la coordinatrice sportive d’Altamira en répétant à chacun que l’homme hors de contrôle met en danger plus de cinquante personnes. Ses interlocuteurs lui répondent systématiquement ne rien pouvoir faire : ils se contentent de lui conseiller de déposer un rapport d’incident au commissariat de la ville, mais refusent de se déplacer eux-mêmes au prétexte que la démarche doit être effectuée par quelqu’un de la famille. Or, rappelons-le, l’île du Prego se situe à deux heures et demie de voyage d’Altamira. Au poste de santé, la discussion porte par conséquent à présent sur l’identification d’un « parent » qui serait actuellement en ville (na rua) et accepterait de se rendre au commissariat en donnant son nom et son lien de parenté, ce qui semble difficile pour des personnes se méfiant de la police [14]. Par ailleurs, la fondatrice du Mouvement Xingu Vivo ayant suggéré de confectionner une vidéo expliquant le problème, Fernanda s’emploie à filmer la très brève déclaration faite par la femme alitée, que le gendre de dona Dulce évalue d’un « vous avez peu et bien parlé ». Nous ne saurons pas exactement sur quels supports elle a été diffusée, mais l’on peut supposer que c’est sur l’un des nombreux groupes WhatsApp de pêcheurs où circulent les informations les plus diverses.

Pendant et après la crise, dona Dulce tient à nous donner des précisions sur la famille concernée par l’incident. Il s’agit d’indiens dits desaldeados, c’est-à-dire qu’ils sont bien reconnus comme indiens par la FUNAI, mais ne vivent pas sur une Terre indigène (TI) et ne sont donc pas inclus dans les programmes de compensation destinés aux populations indigènes. La jeune femme confirme ses propos en soulignant que sa mère a la « carte » (carteira) émise par la FUNAI indiquant qu’elle est Xipaia et que d’autres membres de leur famille sont Curuaia ou Arara da Volta Grande do Xingu (tous des groupes de contact très ancien) [15]. Elle ajoute que les associations basées en ville qui sont censées les représenter et les épauler ne font rien alors même que des cotisations leur ont longtemps été versées. Reflet de ce sentiment de ne pas compter pour l’administration qui a en charge les populations indigènes, l’idée d’appeler la FUNAI est oubliée à peine formulée.

Cette situation révulse dona Dulce : « il est indien, la mère est indienne, ils sont tous indiens […] C’est un peuple dont ne se soucie pas la FUNAI. Les gens s’en fichent ». Elle déroule ensuite une longue liste de reproches où se mêlent des problèmes se posant spécifiquement aux indiens desaldeados et d’autres concernant les beiradeiros : le ministère public fédéral (MPF) ne protège que les peuples des Terres indigènes ; Norte Energia ne leur fait pas bénéficier des mesures de compensation bien qu’ils se trouvent plus près de l’usine que certaines TIs ; l’IBAMA leur impose des normes environnementales trop contraignantes au vu de leurs faibles ressources ; et le Conseil ribeirinho, pourtant mis en place en 2016 pour défendre les intérêts des populations riveraines, ne les soutient pas parce qu’ils résident dans le Moyen Xingu et non dans la Volta Grande où a été construit le barrage. En quelque sorte, ces ribeirinhos seraient être trop loin de l’infrastructure pour en souffrir les effets néfastes et il leur manquerait la preuve d’indianité constituée par un territoire officiellement démarqué pour que la distance ne soit plus un critère pénalisant. Et dona Dulce pointe la preuve la plus évidente d’une désaffection de tous à leur égard : les voadeiras de la FUNAI et de la Norte Energia chargées de marchandises qui passent devant sa maison en remontant le fleuve vers les Terres indigènes situées plus haut [16]. Pour toutes ces raisons, elle considère que les indiens non territorialisés sont aussi « humiliés » et « abandonnés » que les populations non indigènes de la région, beiradeiros et desaldeados partageant dès lors un même destin fait d’exclusion et d’injustice.

Même le Mouvement Xingu Vivo serait selon elle aujourd’hui plus en retrait (il est vrai que les sollicitations reçues par celui-ci sont très nombreuses alors qu’il a moins de dix membres). C’est pourquoi dona Dulce se déclare « prête à aider » (pronta para ajudar) elle-même et ne compte que sur ses propres forces. De retour dans sa maison et sans cesser de passer des appels pour s’informer de l’évolution de la situation de l’homme malade, elle nous fait part de son souhait de créer un institut indépendant qu’elle pense nommer Vida do Xingu (Vie du Xingu). Tout en ayant conscience des obstacles bureaucratiques qui se dressent, elle estime que disposer d’une structure légale permettra aux habitants des îles d’acquérir de la visibilité auprès du « peuple de l’extérieur » (povo de fora). L’expression désigne tous ceux qui ne vivent pas du fleuve et elle englobe aussi bien des ONG nationales ayant un bureau à Altamira que les administrations ou encore des particuliers (notamment des commerçants ou des hommes politiques), tous étant susceptibles de devenir des donateurs. Elle dit avoir été encouragée à se lancer dans cette entreprise par l’un de ces acteurs et compte sur lui pour monter des « projets », notamment obtenir, par voie de justice s’il le faut, la venue d’un médecin deux fois par mois.

Son engagement, raconte-elle, a pris forme en 2017 quand elle revient vivre avec son mari dans les îles et est touchée par l’extrême dégradation des conditions de vie de leurs habitants. Avec sa voadeira, elle fait des allers et retours pour descendre les malades et remonter vivres et médicaments de la ville. Lors d’un de ces voyages, elle discute avec un employé de l’entreprise sous-traitante chargée des ribeirinhos « impactés par le barrage » (Equilíbrio). Celui-ci accepte de transmettre ses demandes à la compagnie Norte Energia à une condition : qu’elle lui montre (amostra) ce « peuple riverain ». Le prenant au mot, elle organise en 2018 la venue à Altamira de tous les beiradeiros proches d’elle afin que « la ville reconnaisse leur existence ». L’équipée virera au désastre, les familles ne trouvant aucune structure d’accueil ni alimentation à leur arrivée :

J’y suis allée pour raconter l’histoire du peuple riverain, parce qu’il voulait savoir qui ils étaient vraiment [...] Nous sommes descendus dans tout, canoë, « poque poque » [onomatopée imitant un type de moteur peu rapide], en demandant aux bateaux qui passaient de nous prendre (carona). Quand les gens nous ont vus : « qui est ce peuple ? Où était-il ? » [...] Quand nous sommes arrivés, nous avons descendu la rue et sommes allés directement au bureau. [Ils] ont fermé le bureau [...] Alors [le responsable] nous a laissé affamés... Nous sommes descendus [en ville] parce que nous étions désespérés [...] et à ce moment-là, il nous a trompés. Tous ces gens, des enfants allongés par terre, des enfants qui vomissaient, qui chiaient, la fièvre, des maux de tête, tout. [...] Alors il a regardé comme ça : « Je ne savais pas qu’il y avait autant de monde, Dulce. Je ne veux pas que vous disiez à Norte Energia que c’est nous qui vous avons fait descendre ». Alors j’ai dit : « il n’y a pas moyen de ne pas le dire » [...] La trahison d’Equilíbrio a été lourde [...] J’y ai cru et je les ai emmenés là-bas croyant en moi [...] C’est à cette époque que le Xingu Vivo est apparu, [nous] a emmenés à l’université, [...] alors ils nous ont apporté à manger.

Ce que dona Dulce dénonce comme une « trahison » de l’entreprise Equilíbrio est bien sûr de n’avoir pas respecté sa promesse. Mais il s’agit aussi d’une histoire personnelle car, en relayant cette promesse auprès des villageois, c’est sa propre parole qu’elle a engagée, et n’a pu tenir. Comme elle le relate dans l’extrait cité, ils doivent au Mouvement Xingu Vivo d’être sortis de ce mauvais pas. Celui-ci les abrite à l’université et les introduit auprès d’un juge qui obtient de Norte Energia qu’elle fournisse le combustible nécessaire pour rentrer chez eux. La rencontre de ce nouvel allié a sans nul doute permis à dona Dulce de diversifier un peu plus les contacts dont elle joue pour sortir les populations de l’île du Prego de la « suffocation » (sufoco).

Sa faconde, sa forte personnalité et son intelligence pour intéresser des acteurs extérieurs à leur cause, mais aussi les épreuves personnelles qu’elle a su surmonter ainsi que sa foi évangélique en un dieu qui l’aurait préparée à devenir liderança, sont autant d’éléments qui en font un personnage remarquable. Sa détermination, quand elle prévient par téléphone qu’elle arrive en ville avec une liste précise de revendications, impressionnerait jusqu’aux autorités. Une telle visibilité l’exposerait et, à plusieurs reprises, elle dit « risquer à tout moment de mourir » et même qu’« on est venu plusieurs fois pour la tuer ». Les dangers seraient nombreux, venant autant des fazendeiros qui convoitent ses terres et celles des personnes qu’elle entend représenter que de la Norte Energia et des institutions qui refusent de prendre en compte leurs demandes.

Les actes de dona Dulce lui valent donc d’être reconnue comme une liderança qui résiste, tant par les mouvements sociaux urbains que par ses voisins beiradeiros : elle a fait que nul en ville ne doute plus de leur existence et a en outre réussi à obtenir le si précieux poste de santé. Cette facette de femme engagée auprès des plus vulnérables et tenace face aux autorités s’articule néanmoins avec une autre, que nous verrons maintenant, où elle apparaît comme une cheffe à laquelle les ribeirinhos sont liés par une relation hiérarchique. Sa dénonciation d’une autre menace pesant sur le collectif qu’elle s’efforce inlassablement de construire révèle en effet que ceux qui sont présentés comme des égaux qu’elle guide sont aussi tenus pour des dépendants qui lui doivent obéissance : les tentatives d’« acheter pour presque rien » certains beiradeiros voisins et même des « gens de la communauté » pour les retourner contre elle reviendraient à mettre en cause localement son ascendant.

De la liderança qui coordonne à la cacique qui ordonne

Peut-être pour en partie justifier son importance locale, dona Dulce revient maintes fois sur sa perception de différences entre elle-même (elle associe parfois son mari) et les habitants des îles. Elle insiste ainsi sur l’extrême dénuement de ribeirinhos qui ont « honte » (vergonha) de prendre la parole en public, se méfient des étrangers, maîtrisent mal les codes citadins et la complexité du paysage institutionnel. Par contraste, elle fait valoir sa bonne connaissance du monde urbain et de ses personnages saillants. Elle parviendrait à convaincre les entrepreneurs, mais également les politiciens assez naïfs pour lui donner quelque chose en échange de promesses de votes, et les administrations ne lui font pas plus peur. Aussi, considère-t-elle non seulement être « prête à aider », mais qu’en outre seuls elle et son mari sont à même de faire quelque chose pour « eux ».

Dès lors, le rôle de liderança acquiert une autre tonalité, se définissant moins dans le dialogue et la concertation (ainsi que le conçoivent les mouvements sociaux d’Altamira comme le Xingu Vivo) que dans une négociation supposant une tractation. D’une part, elle aurait offert ses services aux habitants des îles en se présentant comme la seule issue à leur situation difficile (« je suis votre espérance »). D’autre part, ceux-là auraient reçu favorablement sa proposition, acceptant ce faisant son leadership. À l’en croire, l’accord initialement donné par quelques personnes, très certainement des chefs de famille que son mari originaire des lieux connaissait depuis son enfance, se serait transformé en un consensus plus général et elle dit aujourd’hui organiser des réunions où comparaissent jusqu’à cinq cents personnes. Sa stature politique locale sortant renforcée de la multiplication des interlocutions, les consentements personnels sont désormais présentés sous l’angle d’une adhésion inconditionnelle à sa personne :

Ils vivaient dans les affres du barrage [...] Puis je suis arrivée [en 2017] et j’ai dit : « Regardez, je suis votre espoir ». Lors d’une petite réunion, j’ai dit : « Regardez, je vais être votre liderança, je vais être votre cacique. Et ils m’ont crue. Je pense qu’ils m’ont crue et c’est tout [...] Aujourd’hui, je suis une liderança ici, choisie par eux [...] Cacique veut dire que tu es l’un des chefs, qui ordonne (manda) en tout. Si tu vois que ça c’est bien, tu peux le faire [...] Et je ne fais que ce qui est bien [...] Je n’ai pas peur de le faire, je les rassemble. J’envoie des annonces par la radio [par] WhatsApp : « Regardez, réunion tel jour. Je vous veux ici, prévenez [les autres] » Alors ils viennent, alors je dis : « Regardez, ceci, ceci, ceci est en train de se produire et j’aimerais savoir comment cela se passe ». Je les réunis parce que je le veux vraiment. Vous prenez une décision, c’est pris ! Tout ce que je fais, ils le soutiennent [Combien de personnes viennent ?] 400, 500. Quand il n’y a rien, rien, 300 personnes [...] Je fixe un horaire très tôt [...]. Ensuite, je dis ce que j’ai à de dire et je n’ai pas besoin de micro, non [...] De la même manière que je suis ici, je suis en ville.

Dans l’extrait cité, la notion de liderança est mise en équivalence avec d’autres termes du registre politique : chef et cacique. L’emploi de ce dernier vocable par dona Dulce paraît tout d’abord prendre acte de son environnement immédiat : elle est entourée d’indiens desaldeados et les indiens sont censés parler de cacique. Mais ces familles ne font pas partie de « peuples ethniquement différenciés » (Zucarelli et al. 2022) clairement identifiés : elles se caractérisent par un « mélange » (mistura) sans cesse retravaillé (Boyer 2022) et ne parlent que le portugais, ce qui explique leur usage de ce mot générique plutôt que d’un terme relevant d’une langue indienne. Il ne serait pas pour autant simplement nominal car, en creux d’une anecdote où elle se plaint de l’exigence qui lui est faite d’apporter sans cesse des preuves de « dévouement » et d’efficacité, apparaît une dimension classique de la définition du cacique indien : la mise sous tension constante des rapports d’autorité et donc l’instabilité de la position prééminente acquise par certaines personnes (surtout des hommes) dans les mondes indigènes (Figueiredo 2006).

Sa façon d’opposer, à cette conception d’un rôle qui engage et oblige celui qui l’accepte, un état de « dépendance » des familles vis-à-vis d’elle incite à suggérer que, pour sa part, le modèle est autre : « ils pensent que parce que je suis liderança, j’ai pour obligation de… Mais ce n’est pas comme ça [...] et ils dépendent tous de moi ». Dona Dulce ne se définissant pas comme indienne, il est en effet possible qu’elle privilégie l’acception que cacique assume en contexte non indien, où il désigne des chefs politiques locaux capables de réunir de nombreux électeurs [17]. Et, de ce point de vue, la connotation péjorative qu’il peut prendre quand est mis en avant leur caractère autoritaire et clientéliste s’efface devant l’idée de puissance qu’ils incarnent.

Dans ce sens, le récit qu’elle donne de sa trajectoire dessine l’image d’une personne qui s’est façonnée pour guider de plus fragiles et a su s’entourer de proches parents pour qu’ils l’épaulent dans cette tâche. Elle aurait ainsi emmené ses filles étudier à Altamira afin qu’elles puissent ensuite occuper les emplois locaux enviés d’agent de santé et d’institutrice pour « transmettre les connaissances [acquises] aux gens d’ici » [18]. Et si elle admet volontiers faire preuve d’une certaine fermeté, comme lorsqu’elle préconise de localiser, attacher et « jeter » l’homme malade dans la voadeira pour l’emmener à Altamira, il ne faudrait pas y voir un abus de pouvoir mais une façon de régler les « problèmes » : « c’est pour ça que les gens disent que je suis dure. Mais je ne le suis pas. Il faut avoir de la poigne. Si tu n‘as pas de poigne, alors tu ne résous rien ».

Bien qu’elle n’utilise pas explicitement ce terme, cette liderança semble alors se référer à la figure d’une « petite patronne », mieux connue au masculin dans la littérature américaniste (notamment Gow 1991, chap. 3). Certes, dona Dulce ne contrôle pas les circuits de vente, la force de travail et le système de crédit, ne serait-ce que parce que la pêche s’est effondrée depuis la mise en service de l’usine de Belo Monte. Mais, dans la situation dramatique où se trouvent tous les habitants du Xingu, elle s’est constituée comme une pourvoyeuse de biens de première nécessité qu’elle distribue à ses proches en tenant compte, dit-elle, des besoins de chacun. L’autonomie que lui confère sa voadeira personnelle [19], dont nous avons vu l’importance, l’impose comme une intermédiaire incontournable et elle estime que l’usage qu’elle en fait créerait une sorte de dette morale des beiradeiros à son égard.

Cela ne signifie pas que l’indianité n’intervienne pas comme un critère important dans sa mise en ordre du monde. Ainsi, à la différence sociale mentionnée plus haut s’ajouterait une différence culturelle et dona Dulce considère que les familles indiennes ne sont pas tout à fait comme les autres, non indigènes. Après avoir attribué dans un premier temps l’état psychologique de l’homme malade à l’insécurité territoriale que subissent tous les habitants du fleuve, elle souligne aussi un certain atavisme indigène. Lorsque le fils mentionne que son père hurlait comme un loup, elle s’exclame : « oh, mon Dieu, c’est vraiment sa descendance (sic). Il est de la race des villages, de sa tribu, tout le passé sur ses épaules ». Et quand la bru dit que son beau-père a recommencé à boire, elle commente dans le même sens : « mais aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’il boit trop, non. Il y a l’esprit des ancêtres sur lui […] C’est la culture ».

Il n’en reste pas moins que, du point de vue de ses ambitions et de son ancrage dans l’île du Prego, la « culture » ou la « race » importe moins que le statut territorial. Elle établit en effet une nette distinction entre les indiens desaldeados côtoyés quotidiennement, qui forment l’une de ses bases et partagent un même espace de vie (et parfois les mêmes maisons) avec les ribeirinhos, et ceux qui habitent dans les Terres indigènes (TIs) plus haut sur le fleuve et n’ont aucun besoin d’elle car ils reçoivent les compensations prévues par le Plan basique environnemental-composant indigène de Belo Monte.

Cela vaut aux indiens des TIs d’apparaître comme des privilégiés aux beiradeiros et desaldeados regroupés autour de dona Dulce, et ce d’autant plus que la disparition du poisson dans la partie du Xingu où ils vivent les contraint en outre à passer des accords avec eux pour accéder à leurs zones de pêche. Cette dépendance en quelque sorte inversée par rapport ce que cette liderança juge acceptable (celle des desaldeados envers elle) crée un fort ressentiment chez elle. La description de ses incursions en amont du fleuve tourne ainsi rapidement à une litanie de préjugés réifiant l’indien au singulier :

Mais c’est dangereux (à cause des cascades ?) À cause des Indiens ! [...] C’est comme ça : les Indiens, on ne peut pas faire confiance aux Indiens. L’indien est perfide [...] Je sais, je travaille avec eux. Ce sont des escrocs. Ils peuvent être ton ami, le jour où tu pêches, que tu attrapes du poisson, ils y vont et veulent leur part. Et si tu ne donnes pas leur part, ils te laissent rouler sur les rochers. Et ils prennent tout. On a beau dire, ils sont faux. Ne viens pas dire que l’indien est un ami, parce que l’indien n’est ami avec personne. [...] Ils sont là avec toi parce que tu leur fais plaisir [en leur donnant] quelque chose. Ils sont faux.

La manifestation d’une telle détestation des indiens des TIs venant d’une femme reconnue par des mouvements sociaux comme une liderança interroge. Alors que l’on pouvait supposer que leur commune adhésion au mot d’ordre de la défense des plus vulnérables les conduise à défendre les mêmes combats, on constate que là où les premiers cherchent à créer une alliance résistante des « peuples de la forêt », la seconde fractionne le tissu humain et catalogue ses composantes. Comme je l’ai indiqué en introduction, l’un des éléments de compréhension réside peut-être dans l’échelle à laquelle chacun se situe pour évaluer les situations et déterminer l’horizon des possibles. Forts de leur expérience personnelle, de leur connaissance d’autres configurations et de leur formation militante, les membres des mouvements sociaux ont une vision d’ensemble des rapports de force, de leur structuration et diverses expressions. Parvenant ainsi à se projeter dans un moyen terme et au niveau régional, ils s’efforcent de combattre les stéréotypes et de faire abstraction des divisions locales pour réaliser leur objectif. L’interprétation de dona Dulce et certainement d’autres qui lui ressemblent, en revanche, se déploie avant toute chose en contemplant leur cas particulier avec ses urgences quotidiennes et les crises à répétition. Même les circulations entre la ville et les lieux de vie visent davantage à les résoudre qu’à se solidariser avec d’autres qui connaissent des difficultés semblables. C’est donc à partir de cette perspective locale que sont désignés les alliés et les ennemis.

Les disparités dans le traitement réservé par les institutions et l’entreprise du barrage aux indiens des TIs et à toutes les autres populations comptent sans nul doute beaucoup dans l’adoption d’une clé de lecture de l’inégalité non pas ethnique, mais territoriale. Concentrée sur la construction de son propre groupe, dona Dulce en vient à abolir toute distinction entre des acteurs dominants, parfois armés, qui cherchent à expulser les populations riveraines, et les peuples indigènes tout autant menacés qu’elle et ses proches. Tout ce qu’elle perçoit désormais, c’est qu’ils sont encerclés (encurralados) par les fazendeiros du côté de la terre ferme, par les indiens territorialisés plus haut sur le fleuve et par Belo Monte vers le bas. L’action de Norte Energia et l’inaction des pouvoirs publics contribuent de la sorte à créer des clivages que les mouvements sociaux cherchent à dépasser. Et cela amène aussi parfois à basculer du dialogue et de la concertation à l’injonction et aux jugements sommaires, c’est-à-dire de l’univers de la liderança à celui du chef.

Si cacique, chef, liderança et patron n’ont pas exactement le même sens et s’ils sont généralement associés à des contextes différents, ce que l’on a tenté d’indiquer, il est difficile dans l’état actuel de la recherche d’aller au-delà du constat d’une fluidité et de glissements entre ces catégories. Ce que l’on peut toutefois affirmer est qu’à la place d’institutions que l’on pourrait associer à des chefferie ou au système historique de « petits patrons » structurant le tissu social, opèrent diverses lideranças cherchant à consolider leur position en mobilisant différents modèles d’autorité de façon situationnelle.

Conclusions provisoires

La situation ethnographique examinée attire l’attention sur la multiplicité et la fluctuation des catégories du politique selon les contextes d’énonciation et leurs enjeux. Face aux mouvements sociaux urbains, et certainement également face aux administrations, une femme qui ne revendique aucune identité amérindienne ne peut que se présenter comme liderança, sous peine de laisser penser qu’elle usurpe une position d’autorité, voire qu’elle se comporte en réalité à la manière d’un petit patron qui ordonne. En revanche, dans un environnement rural où elle côtoie quotidiennement des personnes qui se pensent indiennes, ce rôle s’entremêle avec celui de cacique. Les propos où elle affirme son désir d’entraîner sans imposer, de parler au nom de tous sans décider seule, se teintent dans ce cadre d’une volonté de commander en vertu de qualités qu’elle serait la seule à posséder : les compétences acquises en milieu urbain et les contacts qui y ont été noués y apparaissent comme les attributs du pouvoir. Le consentement à la représentation ne va cependant pas sans une obligation de résultats et l’exigence d’une redistribution des biens obtenus par ceux qu’elle voit comme des dépendants, exerce une pression dont elle se plaint.

Mais il convient de se demander, et des enquêtes ultérieures devront le déterminer, si cette ambivalence est propre à des situations comme celle-ci où cohabitent indiens et non indigènes ou si on peut également la repérer ailleurs, quand l’ascendant ne se formule a priori qu’en termes de liderança. Il est de fait vraisemblable que la double dénomination présentée ici rende explicite une tension constitutive entre un versant interne et un autre externe dans la construction d’une position d’autorité. Ainsi, l’utilisation de deux termes permet de discerner des nuances qui passent le plus souvent inaperçues : la légitimité d’une liderança se forge par la capacité à affirmer un statut de porte-voix d’un groupe résidentiel dans des arènes plus vastes tandis que celle d’un « cacique » se consolide plutôt par l’aptitude à faire venir des biens de l’extérieur pour en faire bénéficier ceux qui le reconnaîtront localement comme une personne importante. Bien qu’intimement liées et intrinsèquement dépendantes l’une de l’autre, ces deux dimensions gagnent à être analytiquement distinguées pour comprendre les conflits qui ne manquent pas de surgir au sein des groupes locaux ou encore dans des instances entre lideranças pour revendiquer telle ou telle représentation. Les uns et les autres attestent de fait de la prégnance de la figure du chef prééminent dont la parole compte un peu plus que celle des autres, au sein d’assemblées qui se veulent égalitaires. Et peut-être est-ce même la source de certains malentendus avec les militants des mouvements sociaux, comme dans l’exemple cité dans l’introduction ?

Ces quelques réflexions sont amenées à être complexifiées en tenant compte du succès dans la région de l’expression « défenseur des droits humains », plus en adéquation avec le langage du droit international et national, et qui permet d’accéder à des programmes de protection pour les personnes menacées. Or l’expression est en décalage avec les vocables liderança mais aussi cacique en vigueur jusque-là. Car, dès lors que l’on considère que les défenseurs servent la cause des droits humains en général, il n’est pas nécessaire de savoir de quelle base ils estiment tirer très concrètement leur mandat. Ce processus d’abstraction des contextes semble moraliser l’exercice de l’autorité et oblitérer ses difficultés, mais il rompt avec la rhétorique de l’ancrage local des lideranças, et reste à savoir comment celles-ci vont se l’approprier.

D’ores et déjà, on peut dire que l’incompréhension du deux poids, deux mesures des politiques de compensation et de réparation, l’opacité des règles pour y accéder, la complexité de l’architecture institutionnelle et la lenteur de la justice, donne une nouvelle vigueur aux vieilles idées de l’a-humanité des indiens très ancrés dans la société d’Altamira, et sûrement dans tout le Brésil. La dissociation opérée par la liderança cacique entre les indiens desaldeados voisins et ceux plus lointains des Terres Indigènes s’inscrit en effet dans le prolongement de l’ancienne distinction entre les « bons » indiens, ceux qui acceptent de travailler dans des plantations de caoutchouc pour des patrons non indigènes, et les « mauvais » indiens qui organisent des raids contre eux. On aura déjà deviné que cela a de sérieux effets puisque ce constat fait le lit de l’extrême droite. Ribeirinhos et desaldeados se montrent ainsi particulièrement réceptifs aux fake news diffusées sur les groupes WhatsApp par des partisans de l’ancien président Jair Bolsonaro pour exacerber l’animosité contre les indiens des Terres Indigènes (les étrangers et/ou le gouvernement fédéral « voulant prendre leurs terres pour les donner aux indiens », « indiens qui ont trop de droits »).

add_to_photos Notes

[1Je remercie vivement Ângela Camana et Eduardo Ferreira pour leurs encouragements au cours de la rédaction de cet article, les membres du programme ANR CONTER pour leur écoute lors d’une présentation orale ainsi que les évaluateurs pour leurs critiques très constructives.

[2Sur les transformations socio-territoriales induites par la construction de la Transamazonienne, voir Oliveira Neto (2021).

[3La publication de l’ouvrage Painel de especialistas (Magalhães & Hernandez 2009) et celle, par la Société brésilienne pour le progrès de la science (SBPC), de A expulsão de ribeirinhos em Belo Monte (Magalhães & Cunha 2017) attestent de la volonté de mobiliser autant les sciences sociales que les sciences de la nature pour mettre en garde contre les dangers socio-environnementaux de la construction de l’usine.

[4De façon quelque peu schématique, on peut dire que le Mouvement des personnes atteintes par des barrages (Movimento dos Atingidos por Barragens/MAB) se consacre plutôt à des actions de niveau national tandis que la Fondation vivre préserver produire (Fundação Viver Preservar Produzir) se concentre sur des formations techniques pour les agriculteurs, l’Institut Socioambiental à des actions d’appui aux populations indigènes et le Mouvement Xingu Vivo sur les non indigènes.

[5Pour un historique des mobilisations et de leurs imbrications, voir Fleury (2013).

[6Ajoutons que se profile à présent dans cette partie du Xingu, face à la ville d’Altamira, une nouvelle menace : l’exploitation d’une mine à ciel ouvert fiancée par des capitaux canadiens, qui entend profiter de l’énergie générée par le barrage pour ses activités (Chaves 2020).

[7Comme l’écrivent Eneida Assis, Luis Forline et Helena dos Santos, « au contraire des groupes aldeados [traduction libre : officiellement territorialisés] où il existe la possibilité d’accompagnement par l’institution qui leur prête assistance, les desaldeados sont dans une espèce de limbe institutionnel et, pourquoi ne pas le dire, académique (2001 : 42).

[8Environ 320 familles non indigènes du milieu rural sont officiellement reconnues comme « impactées » par l’entreprise Norte Energia et ce chiffre sert de base à la proposition de création de Territoires ribeirinhos par la SBPC. Mais ce nombre est très certainement bien plus important, peut-être même au-delà de celui de 20 000 personnes déplacées que certains avancent. Quoi qu’il en soit, ces chiffres faisant l’objet de dispute, ils doivent être pris avec précaution.

[9Tous les noms, de personnes comme de lieux ont été anonymisés.

[10Soutenu par des scientifiques et des ONG internationales comme Amazon Watch et international Rivers (Morgado 2014), le Xingu Vivo para Sempre se distingue des autres organisations non gouvernementales par le fait que ses militants sont tous nés en Amazonie et que certains ont eux-mêmes été « déplacés » à cause du barrage. Sur l’histoire du Xingu Vivo, voir Morgado 2014. Si son opposition au barrage voulu par le Parti des travailleurs l’a quelque peu isolé sur la scène locale par rapport aux organisations qui en ont pris leur parti, cette décision lui a également donné une réputation d’intégrité qui lui vaut la confiance des populations rurales.

[11L’attribution de surnoms est extrêmement fréquente en Amazonie.

[12Nul ne pouvant désormais compter sur la pêche pour nourrir des visiteurs de passage, le mari de dona Dulce nous demandera d’amener un « mélange » (mistura), les aliments que nous voulons consommer.

[13Les maladies psychiques ont considérablement augmenté depuis la construction de l’usine de Belo Monte sans qu’ils soient pris en charge par les services publics comme on le sait défaillants (Katz & Dunker 2019).

[14La réputation de corruption de la police, le traitement méprisant que ses fonctionnaires réservent aux populations vulnérabilisées et la crainte qu’un nom donné puisse servir à l’établissement d’une amende font partie des motifs de cet évitement.

[15Sur l’histoire des Curuaia et des Xipaia, voir notamment Patrício (2000) et Parente (2016). Pour les Arara de la Volte Grande du Xingu, voir Ferreira (2024).

[16Les auteurs du Rapport d’inspection interinstitutionnelle (Relatório de Vistoria Interinstitucional) font état d’un constat semblable pour la Volta Grande do Xingu, qui en principe aurait dû être l’une des priorités de Norte Energia : « Les habitants de cette région, qui est proche des Terres indigènes visitées, ont exprimé un sentiment de complet abandon en ce qui concerne la réparation des impacts causés par l’infrastructure. Cette perception est renforcée par contraste avec les réparations et compensations offertes aux indigènes, du point de vue de ces riverains » (2019 : 104). La situation était inchangée lors d’une enquête ethnographique en octobre 2022.

[17Sur la progressive dissociation entre cacique et indianité, voir Monaghan, Joyce & Spores (2003). En dépit des évidentes différences entre les contextes mexicain et brésilien, les resémantisations de ce vocable désignant de façon générique les personnes influentes dans l’aire brésilienne me paraissent relever de processus analogues à ceux que décrivent ces historiens.

[18La consolidation d’une position sociale reste cependant toujours très incertaine et, dans son cas, le maire s’est opposé à la nomination à l’école de sa fille aînée, puis il a supprimé le poste de technicienne de santé qu’occupait l’autre, Fernanda.

[19Elle affirme que l’entreprise Equilíbrio n’en a donné qu’aux seules lideranças et y voit une stratégie délibérée pour semer la discorde, ce qui est possible. Mais, selon la chronologie suggérée par son récit, elle l’a déjà reçue quand elle retourne à l’île du Prego, c’est-à-dire avant d’être reconnue comme liderança par les habitants de ce lieu. S’il est impossible de déterminer si elle en a été dotée pour s’être présentée en tant que telle en anticipant les événements ou pour une autre raison (au titre de pêcheuse ou ribeirinha, par exemple), il est certain que la possession d’un moyen de transport a été fondamentale dans son acquisition d’une position prééminente.

library_books Bibliographie

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Pour citer cet article :

Véronique Boyer, 2025. « Liderança ou cacique : figures d’autorité et dynamiques de pouvoir dans la région de Belo Monte (Amazonie brésilienne) ». ethnographiques.org, Numéro 48 - juin 2025 Espaces, temporalités, contextes sociaux des jeux d’argent [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2025/Boyer - consulté le 18.11.2025)